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Actualité et nostalgie
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 Article publié le 23 mai 2012.

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Jean-Michel Guyot

Actualité et nostalgie

 

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La présence, il lui arriva un jour d’en parler en ces termes à un ami proche : la présence, celle que désire instamment l’amie, l’amante inquiète qui se fait pressante, elle est comme le sable fin que tu serres dans ta main et qui te file entre les doigts, plus tu serres.

Il en est de la présence amoureuse comme de la présence du monde et de la présence au monde : on ne la goûte jamais mieux que dans l’écart, le manque, le désir, la séparation assumée des corps, avec la parole pour tout lien, l’amour des formes et l’aménité des usages en tous lieux, et cette intimité dégagée - comme on parle d’un air dégagé - qui s’expose à son risque partout où peut et veut s’éprouver et s’affirmer ce qu’il est convenu d’appeler la communauté des amants, radieuse mais solitaire, singulière toujours.

La main-sablier soupèse à nouveaux frais le peu de réalité qu’elle éprouve au moment de se perdre dans sa geste, et ce tout instable et véhément devient récit, souvenir au moins, de ce qui a fut manqué faute de légèreté, faute d’allant à vrai dire, car, à qui s’impose d’abord le souci de conserver le bénéfice de sa prise, il échappera toujours qu’il ne faut rien vouloir retenir, mais qu’il faut se tenir ouvert à la perte, et ainsi, se tenant ouvert, se sentir tenu de ne rien retenir pour mieux sentir cette émotion du passage qui est comme le sel de la vie promise à la mort.

La caresse, légère ou profonde, ne retient rien ; elle glisse, elle va et vient jusqu’à provoquer l’extase qui irradie, tandis qu’il ne reste à la main qui se referme sur le sable que son geste crispé sur l’impossible présent à laquelle la présence se refuse.

Et c’est cette incessante discontinuité du présent - ce discursus qui éclate en discours épars - que vient déloger la douleur qu’elle induit, mais maîtrisée par tout un art qui se veut art de tout pour tous, au premier rang desquels je placerai toujours cet art du temps qu’est la musique qui se connaît musique et qui exhale cette douleur fantomatique mais bien réelle qui vibre dans l’air partagé par tous, douleur encore qui s’entend à dire l’impossible présence du présent.

 

-2-

Le tour de force de l’art magique serait de parvenir à rendre présent l’intégralité de la présence, en d’autres termes de faire d’un étant-modèle l’entier réceptacle de l’être, son parfait substitut mimétique, cet étant-modèle se présentant à l’esprit créateur sous la forme d’un corpus mythique censé être le propre d’un peuple : espace narratif autotélique et autoformateur où se joue la destinée d’un peuple voire du peuple, soit le fantasme de l’art total à visée religieuse telle qu’il fut rêvé par les romantiques et réalisée par Wagner à Bayreuth.

La douleur de l’impossible retour, devenue obsessionnelle, c’est-à-dire réactionnaire, est taraudée par son double qu’est le retour de l’impossible : le retour de l’impossible ne fait que relancer sans cesse la douleur de l’impossible retour jusqu’à les confondre tous deux dans un seul et même sentiment qu’on s’accorde à nommer nostalgie.

Ainsi, l’impossible qui fait retour se retourne contre le possible, soit ce présent en cours d’inachèvement qu’on nomme actualité, mais au profit exclusif d’un autre faisceau de possibles dont la matrice est à rechercher dans la soi-disant pureté des origines dont les peuples ou le peuple seraient les naïfs dépositaires, ceci pour la version romantique de la dite nostalgie, sans préjuger de la très grande force d’attraction qu’exercent des périodes récentes de la musique populaire qui connaissent régulièrement un regain d’intérêt orchestré par l’industrie culturelle en mal de vente.

Il faut être de son temps, dit l’actualité, là seulement, il se passe quelque chose de neuf, voire même quelque chose de nouveau, tandis que la nostalgie pure et simple nous rabat sur l’amour d’un passé sublimé où fut perdu - pour quelle inexplicable raison ? - le propre d’un potentiel, ce foyer des possibles qui aurait dû virer en destin.

Pour le meilleur parfois, nous sommes sous le charme d’une certaine actualité, de celle qui, disant oui au nouveau, fait signe vers le passé qu’elle réinterprète en y puisant force convictions et motifs de refus, mais pour discerner, à l’horizon, cette part d’inconnu, ce frisson nouveau, dont parle Hugo à propos des Fleurs du mal dans sa lettre à Baudelaire.

L’actuel n’a en soi ni valeur ni consistance. Il ne tient rien du passé, le tenant pour rien, et n’augure rien de l’avenir : pur instant qui se répète jusqu’à l’interruption qu’engendre une nouvelle actualité, une nouvelle mode, soit un mode nouveau d’être et de paraître, de sentir et de voir qui s’impose sur la seule foi en la toute puissance du présent en mal de présence.

Cette toute puissance a la générosité d’une ombre portée : elle englobe tout ce que le soleil de la présence éclaire sans jamais le donner, et pour cause : le présent est l’insaisissable même, ce qui ne se présente jamais dans la présence, la négativité au cœur de l’être.

Le néant, soit ce qui n’est pas moi, et que je ne saurais être dans une impossible appropriation : mon contemporain, ami ou ennemi, proche ou lointain, donné-non donné dans la présence qui forme un tout inachevé ouvert sur son autre encore inexistant, tout, par conséquent, qui n’en est pas un, mais à la faveur duquel s’offre à notre goût une saveur unique qu’il n’est possible de goûter qu’en en grappillant les fruits épars dans le çà et là de l’économie générale de l’être aux dimensions connues et inconnues, spéculées ou perçues, envisagées par la pensée en marche ou rétrocédées par le souvenir.

Face à la vacuité de l’actualité imbue d’elle-même, il importe de dire énergiquement non à la facilité de la nostalgie, tout en lui reconnaissant une vertu qui demande à être détournée, comme on détourne un fleuve : la nostalgie irrigue notre perception musicale.

Par nature, elle est impure, mais on ne peut en négliger les effets qu’on sut en tirer de nombreux musiciens.

Qui n’a en tête une chanson, un air qui charrie tout un passé d’émotions ?

On ne doit pas à la nostalgie les plus belles musiques : les plus violemment vivantes dans la forme la plus hautement, la plus délibérément élaborée, qu’elle soit improvisée ou composée, celles qui, au moment même où elles inaugurent une ère nouvelle de la sensibilité, semblent actualiser l’infini dans le fini, ce qui induit cette étrange sensation, en pleine nouveauté, que nous attendions ces musiques comme faites pour nous, parce qu’elles nous expriment mieux que nous ne saurions le faire nous-mêmes, sensation qu’accompagne le sentiment heureux qu’un possible parvient enfin à l’existence à travers nous qui adhérons instinctivement à cet appel des profondeurs.

La vie est belle alors, et pleine d’amis inconnus qu’il faut chercher en partageant avec qui veut cet inconnu sans ami qui nous attendait.

Et la forme dans ce jeu, c’est la pensée qui se cherche dans cet autre qu’elle-même qu’elle seule peut nommer, mais comme on nomme un dieu absent sommé d’apparaître dans le temple trouble et troublant de la haute présence qui se refuse.

On lui doit des moments d’émotion où pulse l’impossible retour qui vire en retour de l’impossible : l’âme et le corps butent sur le passé qui ne revient pas, n’a pour toute assise dans le présent que ces photographies d’un autre âge et ces musiques d’un autre temps.

 

-3-

Toute musique charrie avec elle le temps qui l’a vue naître et dont nous fûmes les contemporains médusés ou indifférents ou dont nous ne sommes que les impossibles témoins, nous les tard venus.

Elle renferme aussi les émotions et les projets qui l’ont portée jusqu’à l’existence au travers d’une pensée en acte vouée au culte de l’imaginaire en qui se cherche le sens de l’être.

Emotions et projets informés par une pensée de l’art que l’historien s’empresse de mettre en perspective tant il a raison de penser que l’état de la musique a quelque chose à nous dire sur notre histoire et nos représentations identitaires.

Le sentiment identitaire est bien réel, quand l’identité, elle, n’est que postulée et déduite des substituts mythiques de la grande présence totale qui échappe à toute prise, totalité d’ailleurs dont la musique s’entend à faire sentir l’immensité murmurante en donnant à entendre la variation personnelle, intime et cinglante mais aussi nationale ou ethnique voire raciale, c’est-à-dire raciste.

Grande histoire et histoire personnelle s’y mêlent et s’emmêlent pour former cette butte-témoin qui nous dit qui nous fûmes, ce que nous avons tant désiré, appelé de nos vœux, craint ou obstinément refusé, appuyés que nous sommes tous et toutes sur un fond historique censé nous définir, quand ce n’est pas sur une nature d’airain qui parlerait à travers nous.

C’est que tout oui implique un non vigoureux adressé à ce que le oui, pour s’affirmer, a dû négliger souverainement. On entend dans toute grande musique ce qu’elle a écarté, négligé, refusé, annihilé.

Offenbach refuse la nostalgie, se moque de notre rapport médusé au passé qui prête à rire et sourire dans la joie et la bonne humeur d’une musique enlevée, ce qui offusque le mythologue Wagner pétri de sérieux et pénétré de l’importance de sa mission.

Se pose alors, dans le rapport qu’entretient la musique avec le passé mythique, le problème de la pureté originelle, cette vaste fumisterie romantique qui a démarré sa triste carrière avec le premier folkloriste, j’ai nommé Herder.

L’âme des peuples se ferait entendre dans ses chants, mots et musique confondus.

Voilà la base solide d’une redécouverte et d’une prise en compte admirative des traditions et des folklores, censés receler l’âme des peuples ou du peuple et permettant de revenir à ce temps supposé béni d’avant la chute dans la culture savante qui relégua les musiques populaires au second rang dans l’ordre de la sensibilité et dans la hiérarchie des formes musicales.

Une base solide, et généreuse aussi, en apparence seulement, car il s’agissait d’emblée d’enfermer les peuples dans le déterminisme d’un ethos, conception qui a trouvé sa première formulation théorique d’ampleur dans le racialisme à la sauce Gobineau et qui muta en racisme actif et destructeur dans le nazisme éhonté, mutation préparée par mille et unes publications tout au long du dix-neuvième siècle diffusées par des folliculaires, des penseurs de second ordre, mais aussi, hélas, par de grands esprits en France, en Allemagne et en Angleterre.

L’accent mis sur la singularité de l’ethos vire facilement en exaltation de la différence et le culte de la différence ne peut aboutir qu’à la hiérarchisation des différences.

A contrario, si « tout se vaut », alors en effet, les différences s’annulent : voilà la solution paresseuse inventée par le nihilisme de notre temps, par ce démocratisme agressif qui voue aux gémonies ceux qui pensent que « rien ne s’équivaut ».

Wagner ne fut pas en reste qui donna libre cours à son antisémitisme virulent, informé par les humiliations de son premier séjour parisien, dans son opuscule Du judaïsme dans la musique, texte malsain où la haine lui fait dire qu’un Juif ne saurait être un authentique créateur. Discours repris par D’Indy et consorts en France, et qui connaîtra son apogée sous Vichy.

Avec Wagner, on tient le prototype même de l’artiste soi-disant indépendant, quasi entrepreneur de son œuvre, mais qui en est réduit à quémander des subsides auprès des puissants, et qui, en dépit de cette criante dépendance, clame haut et fort sa religion de l’art en publiant articles et livres dans lesquels ils fustigent les faux créateurs et dans lesquels il s’intronise penseur de pacotille de son temps.

 

-4-

L’actuel a son charme, la nostalgie aussi.

Que faire alors ?

Supprimez nostalgie et actualité - qui constituent les deux extrémités de l’arc de notre sensibilité - et il ne reste rien.

Il faut ne pas tomber dans l’excès identitaire, tout en cultivant les musiques proches ou lointaines dans le temps et dans l’espace et que nous aimons parce qu’elles nous transportent, nous exaltent ou nous apaisent pour mille et une raisons qu’il nous appartient de passer au crible de la critique pour ne retenir à la fin que le meilleur des hommes qui s’exprime si bien dans la formule de Pascal : L’homme passe infiniment l’homme.

Si nous les aimons uniquement pour le gain d’autorité qu’elle nous donne en nous tendant le simple miroir grossissant de nous-mêmes, alors il ne faut pas s’étonner que le jeu identitaire continue, avec les cloisonnements et la haine ou le mépris de l’autre qu’il implique.

Je n’aurai jamais ressenti la moindre fibre nationale, a fortiori nationaliste, dans les musiques que j’aime, sans pour autant nier leur ancrage historique et géographique, mais c’est, et je m’en excuse, l’universel singulier que j’y ai toujours trouvé, aussi bien chez Wagner, Debussy, Stravinsky, Schönberg ou Boulez que chez Hendrix, Wire, Joy Division, Clair Obscur ou bien encore Siouxsie and the Banshees.

 

Jean-Michel Guyot

15 mai 2012

 

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