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De la citation : dérives et perspectives
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 Article publié le 10 septembre 2023.

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La préoccupation d’être suivi ou de n’être pas suivi n’a jamais retenu les meilleurs.

André Gide, Préface à son Anthologie de la poésie française.

Ce n’est pas assez ; le vers français ne se traîne plus dans la boue, mais j’aurais voulu qu’il pût s’élever assez haut dans l’air libre pour ne plus rencontrer ni barrières ni obstacles pour ses ailes. J’aurais voulu que le poëte, délivré de toutes les conventions empiriques, n’eût d’autre maître que son oreille délicate, subtilisée par les plus douces caresses de la Musique.

Théodore de Banville, Le Petit Traité de poésie française

… cette magie qui consiste à éveiller des sensations à l’aide d’une combinaison de sons… cette sorcellerie grâce à laquelle des idées nous sont nécessairement communiquées, d’une manière certaine, par des mots qui cependant ne les expriment pas.

Théodore de Banville, Introduction à Ronsard in Poètes français, cité par André Gide dans son anthologie de la poésie française parue en Pléiade en 1949

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Citer un vénérable auteur de l’Antiquité grecque ou romaine donne de l’assise à un propos qui se doit d’être rigoureux, pleinement à la hauteur de l’illustre devancier, terme quelque peu outrecuidant par ailleurs !

J’aime citer des auteurs enfouis sous une épaisse couche de cendre ; un Théophile Gautier, un Théodore de Banville sont pour ainsi dire grillés. Ils se sont évanouis dans l’histoire littéraire, ce sont de quasi-fantômes qu’il est doux d’éveiller à la vie de leurs œuvres ; trop formalistes, d’habiles rhéteurs à la française qui n’auraient rien compris à la poésie, contemporains et amis de Charles Baudelaire dont la postérité est mieux assurée - pour combien de temps encore ? – on les juges désuets, vaguement charmants tout au plus, mais à les lire de près on perçoit de singulières fulgurances sans doute passées inaperçues du temps de leur vivant. Les citations ci-dessus de Banville l’attestent amplement.

Vague après vague… en Littérature, les vagues se succèdent mais ne se ressemblent pas ou très peu. Un Rimbaud est désormais célébré pour une « révolution poétique » qui a largement vécu. Quant est-il de la branche mallarméenne qui semble, elle aussi, quelque peu desséchée ?

Les diverses citations mises en exergue, par la force des choses sorties de leur contexte, ne prennent tout leur sens que replacées dans l’ensemble des textes à l’économie générale desquels elles contribuent grandement. Lues isolément, sortes d’iles flottantes, elles peuvent provoquer un petit choc, éveiller au moins la curiosité du lecteur frappé par leur perfection formelle et qui sent bien qu’elles sont enchâssées dans un texte de grande ampleur qui exige une lecture attentive.

Celui qui connaît le texte entier a plaisir à retrouver ces éclats et le lecteur qui ignore les textes dont ils sont tirés peut éprouver le désir de « creuser la question » en se plongeant dans le texte entier.

Une citation placée en exergue a une grande puissance d’attrait ; pour l’auteur de la citation (ah étrange formule presque oxymorique !), elle ne résume rien, elle atteste qu’une lecture passionnée a eu lieu qui a changé sa vision des choses, qui a stimulé sa réflexion ou sa création, ce faisant elle n’étale pas une culture mais en concentre quelques rayons empruntés à la pensée de celle ou de celui que l’auteur salue amicalement en lui témoignant toute son admiration.

Char, en son temps, inventa la belle formule d’alliés substantiels pour désigner ceux que Baudelaire, pour sa part, appelait des « phares », à cette différence près que nombre d’alliés substantiels élus par Char étaient les contemporains du poète, parfois des amis proches, peintres et poètes.

Moins des modèles à suivre ou des figures éminentes admirées que des amis à l’œuvre desquelles cette part de nous-mêmes capable de s’arracher à soi communique-dialogue avec l’élan créateur dont les fruits nous ont enthousiasmés.

La réciprocité n’est pas toujours au rendez-vous : l’admiration à sens unique est certes ingrate mais pour ainsi dire inévitable entre personnes de générations différentes.

Il ne s’agit pas non plus de se chercher un maître, inutile d’en dire plus ! 

On se cherche tous des alliés par affinité élective ; ne parlons pas de « paires » car il ne s’agit nullement de s’apparier au sein d’une confrérie, d’un cercle magique fermé, d’un cénacle d’initiés. A la poubelle les sectes ésotériques ! Elles puent la religion. Faux, vrais ou francs-maçons, non merci ! Du balai !

Le maître-mot de tout littérateur est communication. Pas pour se sentir moins seul, la solitude étant aussi infrangible que nécessaire, mais pour jeter des ponts entre divers esprits, pour peu qu’ils le désirent, faciliter la circulation des idées et des conceptions, enrichir le débat culturel qui peut profiter à des tiers.

Comme on frotte deux silex de belle taille l’un contre l’autre pour qu’il en jaillisse des étincelles.

Enfant, l’odeur de deux silex frappés m’enivrait, je les portais à mon nez, je les renfilais avec délice, j’en oubliais les étincelles et il n’était pas même question d’allumer de la sorte un quelconque feu. Frappe ou friction, joie des yeux, des mains et des narines, odeur entêtante du silex encore chaud dans les mains !

Un ami me dit un jour : Ne relâche pas ton effort, tu vas y arriver ! Arriver à quoi ? à publier. Ecrivant quoi que ce fût, j’étais d’emblée dans l’œil du cyclone. Kafka évoque quelque part ce bonheur lié à la perfection d’une simple phrase couchée sur le papier.

Qu’une œuvre consonne avec son époque, en fasse vibrer quelques harmoniques au moins à défaut d’en faire vibrer la fréquence propre - ce qui ne détruirait pas l’époque, évidemment, mais l’œuvre à coup sûr - engage sur le chemin étroit de la mimésis que tout l’art du vingtième siècle a mis en cause, la sommant de s’expliquer sur ses buts et ses raisons.

Rencontrer le succès est assurément chose gratifiante. Un petit jeune dirait peut-être : C’est cool ou c’est frais ! Jeune, très jeune même, j’appartenais déjà à la vieille école par mes lectures d’auteurs devenus classiques. Fraîchement classiques, encore mal vus par une certaine bourgeoisie mais consacrés par la critique universitaire.

A quinze ans, on admire sans restriction et sans se poser trop de questions. Les querelles littéraires opposant des Parnassiens à des vers-libristes symbolistes, des romantiques à des néo-classiques - club de Voltaire de l’Ecole Normale Supérieure, excusez du peu ! - ou à l’école réaliste initiée par Champfleury, etc…, etc…, on s’en fiche pas mal !

Y a-t-il de nos jours des querelles littéraires ? Je serais bien en peine de répondre à cette question ! Je constate un consensus mou autour de l’idée de roman ; le roman a pris toute la place. On juge les romanciers à l’aune de leur imagination formelle : de belles histoires coulées dans des structures complexes avec des jeux d’ombres et de lumières : narrateur omniscient, narrateur témoin, etc… Il ne faut pas que la langue soit trop châtiée, cela ferait fuir les braves gens, lecteurs à leurs heures perdues. Une langue archaïsante ou trop riche fait fuir ; on la qualifiera invariablement de pédante. L’oralité, elle aussi, a fait son temps.

Les nouvelles, brèves par définition, ont leurs adeptes mais restent tout de même marginales, ce gros plein de soupe de roman ne lui laissant guère de place dans le cœur des lecteurs qui veulent de l’action et de la psychologie dans une langue pas trop compliquée. Autant dire que la plupart des romans me tombent des mains au bout d’une ou deux pages…

Ah mais Breton dans le premier Manifeste m’avait bien prévenu ! Avant même de les connaître, mon peu de goût pour le roman m’avait déjà tenu éloignée de beaucoup de choses. J’ai tout de même fait un petit effort, et maintenant je lis quelques œuvres mais toujours avec un petit sourire amusé.

Anatole France, une personne respectable mais à l’esprit quelque peu étroit, qualifia le Petit traité de versification de Banville de « métaphysique de rossignol ». Belle formule assassine qui en dit long à mon avis sur l’état de la Littérature à la fin du dix-neuvième siècle : les années 1880-90 sont un point de bascule : l’inflation romantique - ah l’albatros avec ses ailes de géant ! - aboutit progressivement, à l’ère de la grande presse écrite, à une désaffection du public pour la poésie ; le public réclame des histoires, c’est la grande époque des feuilletons qu’on aurait bien tort de mépriser. Personne n’y coupe, Balzac compris.

Finie la pose poétique ! Vive la prose poétique, dans le meilleur des cas, et encore est-elle chose fort rare !

Les poètes s’obscurcissent à mesure que les feuilletonnistes et les romanciers leur font de l’ombre. Relégués dans les marges de l’édition, encore tolérés, ils font figure de roitelets déchus qui s’accrochent à leurs privilèges d’un autre âge : jadis rois incontestés de la forme, les voilà surclassés par d’habiles fabulateurs qui inventent des formes romanesques inédites ou non, peu importe, mais qui parlent à tout le monde. Le public lettré subsiste, mais le grand nombre aspire à autre chose que des formes poétiques savantes. Pour Anatole France, Banville ne fait plus autorité, il est en passe de tomber dans l’oubli. Le même Banville raille les premiers poèmes que Rimbaud lui a fait parvenir, écorchant son patronyme au passage. Ah il ne fallait pas bon venir de sa province à l’époque ! mais, depuis lors, rien n’a vraiment changé de ce côté-là, non ? 

Les efforts pathétiques des suiveurs et épigones de Banville, symbolistes et Parnassiens, ennemis jurés, communiant dans la même vénération pour le maitre incontesté du vers français, ne changent rien à la donne. Il faut Mallarmé pour balayer et France et la valetaille parnassienne et symboliste ! Mais cela, désormais, se passera dans l’ombre ; les recueils de poëmes devenus poèmes se feront de plus en plus rares (il faudrait quantifier, vaste travail, pour le prouver, je sais bien). Les revues prennent leur essor, en revanche, plus nombreuses que jamais, et ce jusqu’à nos jours où la poésie végète sur papier ou en ligne avec pour toute perspective un assez maigre lectorat.

Ainsi va…

C’est comme ça, mon bon Monsieur, on n’y peut rien ! Tout fout le camp ! C’est le progrès ! C’est dans l’air du Temps !

Choisissez la formule qui vous tente le plus !

Les romanciers me font souvent l’effet d’être des grenouilles qui veulent se faire plus grosses que le bœuf ; ayant chassé à leur profit les poètes de la scène littéraire, les voilà qui prennent la grosse tête !

Avec la complicité d’un public de plus en plus enclin à n’aimer que de bonnes histoires bien ficelées qui en disent long sur la société dans laquelle ils vivent : apparemment la lecture des journaux et des magazines, les journaux télé et les chaîne d’info en continu ne leur suffisent pas ! Mais on me dira : vous mélangez tout, vous confondez des publics très différents ! et moi de répondre : Pas du tout, c’est l’époque-zapping qui mélange tout !

Poète ronflant qui se prend pour un démiurge à prétention métaphysique - grand penseur lettré à la Sully Prud’homme ! - ou bien romancier en vogue qui vend beaucoup et qui, à l’américaine, pense que le succès le consacre ou bien encore romancier bricoleur de formes alambiquées qui ne touche pas beaucoup de lecteurs, quelle différence ? Tous des poseurs à l’exception de quelques rudes travailleurs, comme on en trouve dans la Ral,m.

La postérité est bien trop capricieuse pour qu’on lui accorde quelque crédit ; l’histoire littéraire, plus objective, « sauve » de l’oubli de grands auteurs mais aussi des auteurs considérés comme mineurs par les universitaires eux-mêmes, mineurs mais ayant tout de même une importance historique (les polémiques littéraires dans lesquelles ils ont trempé font les délices des historiens). L’école est en passe d’abdiquer. On n’enseigne plus « les grands auteurs », quelle horreur ! et puis, le talent, Monsieur, enfin, ça n’existe pas, ce n’est qu’un heureux concours de circonstance dont trop de gens sont injustement privés !

Toute cette agitation pour rien ! Tout ça pour ça ! Quelle futilité ! On ne peut s’empêcher de penser cela à la lecture d’articles d’histoire littéraire, bien que leurs auteurs fassent tout leur possible pour contextualiser les polémiques et mettre les termes du débat en perspective, afin d’en dégager sinon des « formules » utiles pour l’avenir (des Lettres) du moins dans le louable souci d’en atténuer la charge polémique initiale dans le but d’en faire mieux ressortir les saillies et le saillants, les fulgurances aussi qui valent la peine d’être méditées encore de nos jours.

A qui se fier ? vers qui se tourner ? ma foi, on ne peut faire confiance qu’à son goût. Mais le goût, comment s’est-il forgé ? Vaste question !

Phénomène de dilution et de dissolution ! A force de mettre de l’eau dans son vin, l’on finit par ne boire qu’une eau légèrement teintée de rose… qui n’a ni force ni saveur, or c’est d’un cordial que nous avons besoin !

Chose amusante, les romanciers qui ont supplanté les poètes chez les lettrés se voient eux-mêmes supplantés par des scénaristes sous-payés qui pondent à la chaîne des scénarii pour l’industrie du cinéma en pleine crise, les cinéastes étant de plus en plus concurrencés par les séries télé de Netflix et compagnie.

Encore une fois, de quel public parlons-nous au juste ? Qui peut se prétendre lettré de nos jours et qu’est-ce que « le grand public » au juste ? J’ignore si des sociologues s’intéressent aux questions de réception des œuvres littéraires dans la France d’aujourd’hui… Il y a des sujets jugés plus brûlants… et « la culture » (c’est désormais un gros mot pour une très petite chose insignifiante) ne fait pas recette : on lui préfère la grande recycleuse de mythes qui lave plus blanc, la « pop culture », un terme en vogue plus « sympa », plus « cool » que le péjoratif « culture de masse ».

A quand un Chat GPT qui remplace avantageusement nos meilleurs romanciers et scénaristes ? A ce propos, je ne résiste pas au plaisir de citer assez longuement Pascal Leray qui a la dent dure comme j’aime :

La littérature se fait si rare, de nos jours ! Il semble que la plupart de nos auteurs vivants, parmi le monde éditorial classé, aient le même fantasme en partage, celui d’une littérature « ChatGPT ». Patience, mes amis ! Elle est presque déjà opérationnelle et fera sans doute mieux que tout ce qui a été publié - au moins hors du Chasseur abstrait - ces vingt ou trente dernières années.

Avoir la dent dure… Avoir les dents longues… remarquez ce saut vers un pluriel si incisif ! A moins que de nos jours, suprême élégance, il ne faille se faire vampire pour seulement exister un peu mais alors la nuit seulement, comme il se doit !

Vampiriser ce qui se fait de mieux ?

Mais c’est précisément le spectacle auquel nous assistons de série en série ! ce à quoi s’adonne tous nos créateurs stipendiés pas l’industrie télévisuelle ! Recyclage permanent et rémanence lassante des mêmes vieilles histoires stéréotypées - the same old story, a war you can’t lose in glory ! comme le chante Jimi Hendrix dans Highway Child ! - sans aucun recul critique-humoristique, ressassement ad nauseam des vieilles lunes sexistes par Hollywood qui semble ne jamais pouvoir-vouloir se dégager du goût dominant : il faut vendre et pour vendre il faut plaire, et pour avoir des chances de plaire, il faut servir au public la soupe narcissique qu’il réclame !

Etrange narcissisme, soit dit en passant, qui se complaît dans une « réalité fantasmée » : réalisme cru et débonnaire de la culture du viol mise à la portée de tous : plus qu’à passer à l’acte, en somme, pour toucher de la queue le maigre Graal de l’orgasme !

Que des réalisateurs, en 2023, se servent de leur prestige et de leur art pour agresser, violenter et humilier des femmes sur un plateau, dans une chambre d’hôtel ou dans une voiture me sidère. C’est donc ça le 7ème Art, le monde du cinéma ?

De « l’art » au service du regard masculin (male gaze) !

Le cinéma, c’est finalement bien peu de chose en regard des œuvres littéraires. Un reflet de nos sociétés soi-disant libérées sexuellement (on peut tout montrer, et quand c’est franchement dégueulasse, c’est encore mieux) - qui se veut miroir d’une réalité.

Jamais art et technique n’ont autant été dissociés que dans le cinéma. Aucune émancipation à l’horizon, rien que la servitude volontaire.

Qui ne dit mot consent… C’est fini, ça. On ne consent pas et on dit son mot. Merde !

Contradiction dans les termes ! L’orgasme n’est que pour la femme qui, disent les masculinistes de service, dit oui en disant non, comme le criaient récemment ces abrutis d’étudiants américains, ce qui est recherché par les hommes étant plutôt le contrôle sur le corps des femmes, c’est-à-dire le pouvoir, rien que le pouvoir.

Hollywood- Daesh et consorts, même combat de ce point de vue !

Faire jouir en contraignant à l’acte sexuel… fantasme de soudard…

Maigre pouvoir, somme toute, mais ô combien destructeur, hélas. 94% des actrices hollywoodiennes ont déclaré avoir été victimes de viols ou de harcèlement sexuel…

Mais la poésie dans tout ça, où est-elle ?

De poèmes en romans, de romans en films, de films en séries télé, le fil s’est rompu, semble-t-il.

Ariane à Naxos, trahie par Thésée, ne peut même plus compter sur Dionysos…

 

Jean-Michel Guyot

5 septembre 2023

 

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