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Axolotl et autres petites bêtes cavernicoles
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 Article publié le 10 septembre 2023.

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Le ciel se couvre de jolis nuages plus joufflus que l’anatomie des cerises. Un arbre abattu fait un bruit de tonnerre derrière les haies. Tous les amoureux sont amoureux des haies défaisant leur ceinture. Une vache passe dans son champ de vision dès qu’il regarde autour de son pivot. Son pivot est la chaise mariée à la table où il écrit souvent à son envie d’écrire.

Gilbert Bourson, Etat et lieux d’Eros, février 2020

 

Préambule

Jusqu’à mes quarante environ, j’ai aimé vivre entouré d’amis ; j’aimais être le centre d’un petit monde qui ne se serait jamais réuni si je n’avais pas été sa raison d’être, son axe, son pivot, sa colonne vertébrale.

Cette présence me distrayait et m’apaisait, mais à cette époque je n’écrivais guère que quelques lignes de loin en loin, mon métier (mon job ?) d’enseignant me prenant trop de temps et d’énergie, une énergie mise au service de jeunes esprits.

Ce furent de belles et bonnes années où j’avais l’impression de servir à quelque chose en plantant de petites graines que, certes, je ne verrais jamais pousser, puis vinrent, hélas, des temps plus difficiles à la fin des années 90 durant lesquelles le climat scolaire et politique se dégrada au point d’en devenir presque étouffant : de plus en plus de jeunes petits fachos mâles et femelles dans les classes, de plus en plus d’indiscipline aussi, or, force est de l’admettre, moi qui ne pouvais donner toute ma mesure que devant un parterre d’élèves bienveillants, attentifs et réceptifs, je me trouvai de plus en plus confrontés à des esprits incultes et fiers de l’être, rebelles à tout effort intellectuel et, pour tout dire, foncièrement malsains. 

Il se produisit alors une rupture avec mon milieu professionnel qui culmina à la mort de ma mère survenue en octobre 2003, point d’orgue d’une existence durant laquelle, contraint et forcé, j’avais mis poésie et musique en sourdine, rupture tout d’abord quasiment invisible et inaudible qui me vit me tourner résolument vers l’écriture : j’avais suffisamment perdu de temps comme ça, il était temps de prendre les choses en main sans plus attendre que la mort vienne me cueillir à mon tour. Il en résulta quelques années d’intense activité littéraire dans le plus complet isolement et aussi une remise en cause de mon mode de vie d’alors : je me repliai sur moi-même, enseignement a minima, finies les réunions entre amis, finie aussi la vie conjugale. Désormais ne devaient plus compter que le bonheur de ma fille et l’écriture (je ne dis pas la littérature). Vinrent ensuite les temps troublés de la vieillesse naissante et des pathologies diverses et variées qui me confortent aujourd’hui encore dans la nécessité de faire face en écrivant.

Soyons justes ! Je ne me retire jamais tout à fait, je choisis seulement parfois de me rétracter à la manière rapide d’un mollusque dans sa coquille. Cette palinodie quant au simple fait de dire et d’écrire est le fruit d’une lassitude qui ne dure jamais bien longtemps.

Si les effets de cette rétractation rejaillissaient sur toi, lecteur, ma solitude serait alors complète. A supposer que tu le désires - et ça, c’est ton affaire, pas la mienne ! - il te faudrait venir voir de très près ce qu’il en est de moi, chose inconcevable à l’éventualité de laquelle je pare en lançant un écran de mots comme une sèche lance son encre pour brouiller la vue de son prédateur.

Une écriture vraiment profonde va de pair, selon moi, avec une extrême pudeur. Pudeur de l’extrême, veuve de ce qui en fut l’époux dans des temps immémoriaux, de ce qui, tout proche mais si lointain, nullement inaudible mais intangible et intouchable, appelle tous les noms, sans qu’aucune, jamais, n’ait le dernier mot.

Noli me tangere !

Digressions autour d’un centre imaginaire

Cette capacité à se mettre à la place de tout ce qui est et de tout ce qui vit, universelle empathie ! N’est-elle pas ce qui survit et même s’amplifie chez poètes et poétesses et meurt ou du moins s’atrophie chez celles et ceux - ah qu’ils sont nombreux ! - chez qui et pour qui l’image vive reste lettre morte, ce qui ne les empêche nullement de recourir d’abondance à des métaphores éculées, sans même qu’ils s’en rendent compte.

Rendre compte est travail poétique, et ce de prime abord : le poète tâte, tripote, malaxe, triture les mots et expressions, en laisse passer en lui la logique sous-jacente avant que de prendre son élan puis son envol, et ne me parlez pas de mouettes, de goélands ou d’albatros !

Jaillir, ah jaillir ! Que j’aime ce verbe gaulois ! Une biche a jailli d’un buisson. L’ennemi aussi.

Arbre jamais ne jaillit si bien de la terre que lorsqu’il a plongé de profondes racines en elle !

La métaphore de l’enracinement ? J’y suis complètement étranger : les hommes et les femmes ont deux jambes et deux pieds jusqu’à preuve du contraire et non des racines.

Plus tu tentes de coller au réel, moins ce que tu peux en dire est intéressant. Myopie du réalisme.

Toutes les métaphores ne se valent pas, tant s’en faut, particulièrement lorsqu’elles servent à dénigrer certains groupes humains assimilés à des rats ou de la vermine…

Je m’étonne toujours qu’un aussi gros cerveau que le cerveau humain, célébré comme une merveille de complexité encore largement inexplorée dans ses modes de fonctionnement mais aussi ses potentialités, puisse non seulement produire autant d’inepties mais aussi ourdir et perpétrer tant de crimes… et ce au nom, très souvent, d’un noble idéal, quand ce n’est pas pour des raisons strictement crapuleuses.

La pègre et les fascistes s’entendent comme larrons en foire. Les transfuges sont nombreux.

La vision est le grand paradigme invisible, alors qu’il faut d’abord écouter.

Les métaphores sonores sont particulièrement nombreuses chez un auteur comme Guy de Maupassant ; je m’en suis convaincu à la lecture des Contes de la bécasse, jouissifs oh combien ! pour une oreille sensible comme la mienne.

La vision campe lieux et personnages, leur donne un cadre d’action, tandis que le mystère - et non l’énigme - émane des impressions sonores que l’auteur disperse discrètement dans son texte.

L’énigme est pour l’homme, est la question que l’homme pose à soi-même, question énigmatique, l’homme étant la seule espèce qui interroge sa place dans ce qu’il appelle peut-être à tort l’univers.

Pourquoi ce « moi » ? qui suis-je donc ? et qui suis-je pour poser une telle question ? et pourquoi cette capacité à questionner indéfiniment, pour ainsi dire infiniment, s’il n’y a aucune réponse à en attendre ? La littérature est tout entière dans cet imbroglio dont elle se fait l’enjeu et l’espace de jeu.

Parfois, le langage dans une nouvelle se fait si familier voire ordurier qu’il devient cette masse sonore qui nous plonge dans un bain d’humanité répugnant. C’est alors comme s’il nous fallait nager dans les eaux polluées d’un réseau d’égouts à ciel ouvert, mots-épaves, mots-rats morts, mots-étrons nous soulèvent le cœur mais nous poursuivons malgré cela notre nage dans l’intention de comprendre ce qui peut bien animer cette humanité-là à laquelle nous sommes si étrangers. L’altérité est rarement souriante…

Les bois et les bosquets mais aussi des forêts entières bruissent constamment dans leur pénombre. Et la mer n’est jamais loin…

Un cadre familier ou exotique, peu importe, une époque reculée ou bien une uchronie voire une dystopie qu’importe, mais un cadre fermement établi, ne serait-ce que par quelques données ou allusions architecturales, géographiques, topographiques, techniques, etc… mais aussi et surtout un mystère qui plane, le premier d’entre eux étant l’incertitude quant à l’avenir, c’est-à-dire l’impossibilité de devenir l’épilogue qui nous dira « le fin mot de l’affaire » et l’auteur qui se dédouble en narrateur omniscient ou en narrateur témoin à charge ou à décharge, toutes les possibilités ayant depuis longtemps été explorées et amplement exploitées, voilà bien un champ libre mille fois labouré toujours renouvelé !

L’inaudible varie d’une culture à l’autre, d’un individu à l’autre.

Je m’étonnerai toujours des œillères invisibles que portent la plupart de mes contemporains. Je ne me sens proche que de celles et ceux qui recherchent l’inouï. Xenakis était de ceux-là.

Jamais le primat de la vision n’est mieux exprimé que par cette expression : Il a des œillères.

Ente le visible et l’invisible se joue un débat feutré entre le dicible et l’indicible. Pour notre bonheur, indicible et invisible ne coïncident pas. Affirmation poétique sans autre preuve que la fréquentation des arcanes du langage exposé à la lumière du monde, à ses nuits boréales, à ses gouffres et ses dolines, à tout ce qui germe, pousse et grandit.

Ce que je dis, puis dire, emporté que je suis par un langage qui se figure être par mon truchement le nec plus ultra de mon humanité déchue, malade d’elle-même…

L’invisible ? objet permanent de projections fantasmatiques. Le visible ? tout ce qui, touchant aux cinq sens, s’avère indispensable à une prise de pouvoir partielle ou totale, prédation.

Le tiers-inclus qu’est le langage appartient tout autant au réel qu’il permet de s’en abstraire. Notre situation est inextricable.

Poisson solubled’André Breton (un texte qui mettait mal à l’aise son auteur…), plus près de nous Phrases et Etat et lieux d’Eros de Gilbert Bourson qui, lui, doit s’en porter très bien (Salut à lui !) : voilà des textes d’ampleur où la machine infernale appelée métaphore tourne à plein régime et dévore tout l’espace narratif, autophagie prodigieuse, à tel point qu’entraînant tout le texte ainsi machiné, les images, qui s’y enchaînent-déchaînent à une vitesse extraordinaire, fatiguent la vue sans l’exténuer, ainsi décillent les yeux du lecteur éberlué qui s’en remet promptement aux bons soins de son oreille en pratiquant une jubilatoire lecture à haute voix de ces textes qui semblent donner raison à Paul Claudel, lorsque celui-ci affirme que l’œil écoute.

Bruissements incessants dans Thomas l’obscur.

Les sombres échos que nous renvoient la bouche d’ombre, au seuil de laquelle nous nous tenons, sont autant de sésame, ouvre-toi ! lancés à ce qui n’a pas de visages, les emprunte tous, soit la lumière en qui se prépare et se renouvelle sans cesse les plus belles irisations qu’alors - cet alors poétique qui échappe au temps des horloges - nous avons tout loisir de moduler phonétiquement à notre guise.

Images en rafale fatiguent la vue, fécondent l’imagination ; remonter le fil des métaphores, nager à contre-courant, certes oui, mais à condition, dans un premier élan, de se laisser aller au charme des images comme si elles venaient de nous.

Le temps de lire, je suis le poème. Au double sens de ce verbe… Être en suivant le fil par lequel se trame l’amitié.

Une grande lecture soulève la poitrine ; l’esprit reprend son souffle.

Lire, lire à perdre haleine ; je suis littéralement soufflé par tant de faconde.

Au temps de l’autre, l’autre temps, peut-être l’autre du temps, opposer sans résistance aucune le souffle adjacent.

Montagnes de papier grisonnent à l’horizon du poème. Bientôt s’enflamment. Aurore.

Boréale langueur dans ta mise et ton langage. Plus que vif le froid, vivifiant.

Marcher de longues heures dans le froid vivifie.

Intenses ramifications, rhizomes en dentelles de terre et d’humus, affleurent les signes dans la sylve.

Magique présence du Gour de Conche, tuffière bleutée, lichens débordant d’aise pendent aux fragiles branches de quelques noisetiers, ail des ours couvrent de leurs fleurs le sol frémissant. La Conche gaiement se jette dans le vide. En avril, nous sautions de roche plate en roche plate, remontant le cours du Gour. C’était quelques mois avant que tu nous quittes pour toujours.

J’aurais voulu dans ce simple bouquet te dire tous les caprices du jardin, l’élan de mes mains, l’infini de mon amour. Je reviens toujours à cet été 1962. Je n’avais que quatre ans alors.

Cueillir un sourire mais désormais laisser les fleurs en paix. Ich ging so für mich hin, und nichts zu suchen, das war mein Sinn…

Le poème remonte le cours du temps. Nage à contre-courant. Poisson soluble.

Vive la truite fario dans le ruisseau, tu te souviens ? Ne t’avise de l’en extraire !

Temps se découvre souvenirs, petites capsules de bonheur enfermées là dans les fibres du cœur. Plis nombreux déroulent les images, frémissements.

Chape de plomb parfois, montgolfière tantôt, tes grappes de mots. Lever les bras au ciel et remercier.

Ce poème me donne la chair de poule. Il n’est pas même de moi ni même à moi maintenant que je l’ai lu et relu de si nombreuses fois. Il fait partie de moi qui suis parti à sa rencontre et n’en suis jamais vraiment revenu.

Ce faisant, je suis devenu l’autre et l’hôte du poème. L’aubergiste veille on ne sait trop sur quoi, Anna va et vient, noue des nœuds et la servante écoute à la porte, bientôt happée par cette vie obscure qui s’y joue.

Tu n’as que les mots pour y croire ; encore n’est-ce que d’instant en instant, dans un clignotement incessant, que tu y parviens difficilement, péniblement, de phrase en silence, de silence en redite, de redite en silence, et ainsi de suite, ainsi de fuite…

Ce petit « y », c’est l’abîme sans fond dans laquelle tu aimerais plonger sans jamais y parvenir, le jaillissement incessant des mots provenant du fin fond de l’abîme étant cette force incoercible qui te projette sans cesse en arrière, t’éloignant et de l’abîme et du jaillissement même dont tu subis la pluie fine au sein de laquelle apparaît çà et là et de temps à autre quelque voluptueux arc-en-ciel parfaitement impalpable.

Errance immobile qui te livre à cette espèce d’espace ouvert-fermé dans lequel sourdent à plaisir des bruits inquiétants qui n’émanent que de toi. 

Anne :

Il y avait toujours dans sa personne quelque chose d’insouciant qui ne pouvait s’évanouir au milieu des épreuves et qui résonnait comme un souvenir de liberté.

La servante :

Ainsi il était visible qu’elle commettait une faute dont sa modeste situation pouvait beaucoup souffrir, et cependant on eût dit qu’elle était là dans une intention pleine de grandeur pour percer un mystère qu’elle seule était capable de regarder en face.

Anne fait des nœuds sur le loquet de la porte, sous les regards de l’aubergiste qui bientôt disparaît de la narration.

L’aubergiste :

On eût dit qu’il constituait sur le chemin un obstacle absolument passif, qui semblait infranchissable, encore qu’on fût frappé de son inconsistance et de sa faiblesse.

Anne éclipse l’aubergiste, puis Anne est à son tour éclipsée par la servante happée par la vie monstrueuse qui enfle derrière la porte de la chambre.

Sur le seuil nulle question.

Anne :

Il y avait un peu d’étonnement dans ce regard, comme si elle avait compris qu’il y avait une question à poser, une question qu’étant donné sa situation actuelle, à l’extérieur des événements, elle ne pouvait qu’ignorer qu’elle méconnaissait même au point de paraître condamnée à toujours la laisser de côté, dans une ignorance fabuleuse, invraisemblable, qu’on lui pardonnait.

Peu de livres peuvent être lu dans tous les sens.

L’aubergiste ? une force tranquille, l’être, l’il y a ?

Anne que le mystère interroge, Anne qui ne pose pas de questions mais en fait se poser beaucoup.

La servante, « jeune prolétaire » ? en qui tous les espoirs sont permis ? mais rattrapée par la vie dans/de l’auberge, dirigée par l’aubergiste…

Qui est ce mystérieux hôte dans la chambre close ?

 

Jean-Michel Guyot

7 août 2023

 

 

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