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 Article publié le 12 février 2023.

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Il y a tant de choses que leur usage quotidien nous dissimule qu’il leur faut disparaître pour que nous en percevions le manque devenu subitement criant.

Parmi tout ce qui nous entoure, le plus strident, ce sont bien sûr les outils techniques d’usage quotidien, eux-mêmes dépendant de systèmes complexes existants mais imperceptibles : les satellites (GPS, communication, météorologie), l’intelligence artificielle, les outils numériques domestiques et professionnels.

Plus d’eau courante, plus d’électricité, et c’est panique à bord. Comment vais-je faire sans ? Pourvu que ça revienne vite !

Les arts, eux, ne jouissent d’aucune évidence : on s’interroge toujours sur leur raison d’être : quelles fonctions leur attribuer dans la vie de la Cité ?

Une vision muséale de la culture inspire nos réactionnaires bon teint ; ils n’ont que faire de l’art vivant auquel ils ne comprennent rien.

L’avant-garde musicale a vécu ; ce terme guerrier sonne désagréablement à nos modernes oreilles. Le temps fera son œuvre, mais pourquoi ferions-nous aveuglément confiance à une postérité qui sera toujours juge et partie ?

*

Je ne veux pas savoir comment c’est arrivé ; la seule chose qui compte, c’est le résultat ! Ainsi pourrait parler celui qui ne veut pas se poser pas de question.

L’énigme que renferme toute œuvre d’art reste irrésolue : comment a-t-elle surgi ? La cause efficiente, qui préside à l’existence d’œuvres d’art célébrées comme telles, s’appellera talent ou génie, la cause formelle, elle, sera une pure question de technique.

Y a-t-il quelque chose comme de l’art en deçà des techniques que les artistes mettent en œuvre à des fins d’art ?

Il n’y a œuvre d’art qu’une fois sa réalisation achevée, mais cet achèvement suppose la préexistence de quelque chose comme une volonté d’art qui s’est actualisée dans une œuvre singulière.

Un schéma temporel illusoire se dessine : art-artiste-œuvre d’art. Il est fort douteux qu’une volonté d’art, au sens où nous l’entendons, ait présidé à la réalisation des peintures rupestres de Lascaux que nous considérons comme des œuvres d’art parmi les plus anciennes de l’humanité.

Les séries de Warhol donnent à penser que tout peut être objet d’art, même les objets les plus banals, les plus usuels, ce qui implique qu’une pensée s’immisce dans les pratiques sociales pour en faire le miroir d’un mode de vie critiqué ou célébré, c’est selon.

Le matériau - symbolique, mythique ou trivial - semble être déterminant en matière d’art, à la condition expresse que soit établie une distance critique à l’égard de ce matériau, critique ne signifiant nullement que ce matériau symbolique, mythique ou trivial soit entré en crise au point d’être rejeté. Il est plutôt sauvegardé tout en subissant des transformations formelles.

*

Comment faire le tour d’une question informulable qui nous cerne de toutes parts ?

En écrivant, ce qui revient à tourner autour d’un axe imaginaire ; le vertige que procure la production de textes toujours plus nombreux est pareil à celui qui nous prend, lorsque nous suivons des yeux une nuée de grives qui zigzaguent de-ci de-là dans la grisaille d’un ciel d’automne apparemment sans raison précise.

Je connais un poète qui s’est noyé dans sa tour qui n’était pas en ivoire. Il lui fallait se faire oublier à Tübingen en raison de son engagement révolutionnaire. Ses ongles longs cliquetaient des heures sur l’épinette mise à sa disposition, ce qui avait le don d’énerver ses hôtes.

Hölderlintürme, möwenumschwirrt,

Paul Celan, lui, se noya dans la Seine, après avoir échoué à Paris.

*

…Car je ne veux pas qu’on meure autour de moi-même si c’est un effort terrible pour ne pas voir, ne pas reconnaître que les gestes, les regards, les corps s’effacent et que d’une certaine manière rien ne bouge : on assiste au trépas même si le mouvement de l’écriture nous laisse croire qu’il existerait un lieu hors lieu où les morts seraient des présences proches et ceux qui ne sont pas nés comme des apparitions sur le seuil d’une seule porte. Pourtant, plus on écrit et plus on s’isole avec cette voix muette en soi, avec leur goût à mère qui ne nous quitte pas.

Jean-Paul Gavard-Perret, Quand le bas fouille, 2023

La question de l’origine engendre un flot de réponses qui emporte la question toujours plus loin de la source présumée, alors qu’il suffirait de suivre le cours d’eau ne serait-ce quelque temps pour s’apercevoir sous une pluie battante, sans déconvenue aucune, qu’il tire son existence du ciel.

Ainsi des mots qui ruissellent, lentement s’insinuent, creusant ici dolines et là s’étalant en nappes phréatiques invisibles dans le grand corpus d’écriture que tu appelles ton œuvre.

Le destin des eaux n’y est pas tout tracé. Les cycles sont multiples, ils se contrecarrent, s’emmêlent parfois. Contre vents et marées, la terre humide.

Ce goût à mère qui ne te quitte pas, il est si aisé de t’en défaire, guenilles jetées au vent impudique, mamelons d’azur par où la terre gourmande tète le miel des jours.

*

Il est de petits rituels tout personnels qui ne se partagent avec personne, et je ne vise pas spécialement la douche quotidienne ni tout ce qui se rapporte aux menus soins du corps mais plutôt des pratiques plus personnelles comme celle qui consiste, en ce qui me concerne, à curer ma pipe, à la bourrer puis à l’allumer. 

Ayant une vie sociale fort réduite, je suis ravi de ne pas participer à des rituels collectifs. Le collectif, ce maître-mot de tous les régimes autoritaires qui entendent brimer la liberté d’agir et de penser des « moins que citoyens », les fameux « sans dents » de Hollande, à des fins de domination et d’exploitation (main d’œuvre et parfois chair à canon).

Le rituel qui m’est le plus cher est celui qui consiste à ouvrir mon ordinateur pour écrire.

Cette parenthèse heureuse, durant laquelle j’oublie le temps humain, se voit provisoirement refermée dès lors que, content de moi, je peux passer à autre chose, tâches ménagères, courses diverses et variées, jardin, promenades.

Ce petit bonheur tout simple renferme une sagesse non moins simple : c’est en étant content de soi que l’on peut affronter tout ce qu’il y a d’ingrat dans une vie sociale faite de convenances et de contraintes diverses.

L’estime de soi, renforcée par l’acte d’écrire que j’appelle dans mon jargon la contemplaction, est la clef de voûte d’un certain bien-être intérieur qui rayonne sur autrui que je suis toujours enclin à ménager, et même à chérir. Je me sens si proche de Levinas…

Faire dépendre son bien-être d’autrui me semble une évidence, pour peu qu’il s’agisse de dialoguer avec des personnes absentes, c’est-à-dire à travers des œuvres littéraires ou musicales ; en revanche, je refuse catégoriquement de confier mon bien-être à une personne physique censée me pourvoir en tendresse, câlins et autres sucreries.

Pas de nurse ni de bobonne à l’horizon ! Que des femmes fortes et libres !

 

Jean-Michel Guyot

6 février 2023

 

 

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