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Une question de rythmes
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 Article publié le 4 septembre 2022.

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Ciel mélancolique de la poésie moderne. Etoiles de première grandeur.

Pourquoi les choses ont-elles changé ? Grave question que je n’ai pas le temps de vous expliquer ici. Mais vous n’avez même pas songé à vous la poser. Elles ont changé parce qu’elles devaient changer. Votre ami le sieur Villemain vous chuchote à l’oreille le mot : Décadence. C’est un mot bien commode à l’usage des pédagogues ignorants, mot vague derrière lequel s’abrite notre paresse et votre incuriosité de la loi.

Pourquoi donc toujours la joie ? Pour vous divertir peut-être. Pourquoi la tristesse n’aurait-elle pas sa beauté ? Et l’horreur aussi ? Et tout ? Et n’importe quoi ?

Vous êtes un homme heureux. Voilà qui suffit pour vous consoler de toutes erreurs. Vous n’entendez rien à l’architecture des mots, à la plastique de la langue, à la peinture, à la musique, ni à la poésie. Consolez-vous, Balzac et Chateaubriand n’ont jamais pu faire de vers passables. Il est vrai qu’ils savaient reconnaître les bons. 

 

Charles Baudelaire, deuxième projet de lettre à Jules Janin, 1865

*

Un philosophe qui n’écrit pas avec sa vie suscite ma méfiance.

Un poète, lui, n’écrit qu’avec sa vie moins ce qu’il peut en tirer : l’imagination dynamisée par la communication n’est pas son ressort ultime ni sa planche de salut survenue comme par miracle après quelque hypothétique naufrage mais un solide tremplin qui le propulse de poème en poème vers l’énigme toujours renaissante des rythmes qui le visitent. 

Toute scansion fait résonner et vibrer les mots à la recherche de la fréquence propre d’un mur d’inconnu qu’il ne faut surtout pas tenter d’abattre mais écouter inlassablement. L’oreille n’est jamais enfermée dans des sons préétablis ; labyrinthique, elle voyage dans le cercle de sa démarche spiralaire jusqu’au vertige, s’échappe enfin vers l’issue incertaine du poème.

Le poème, dans cette optique, est toujours une construction secondaire qui importe plus que l’incipit sonore indépendant de lui et qui l’a mis en branle, là où le son et le sens promettaient dans la personne du poète d’être fidèles l’un à l’autre comme les deux faces d’une seule et même pièce d’argent sonnante et trébuchante.

L’espèce de son continu émis en sourdine par l’oreille même, sorte d’acouphène induit par le réel augmenté d’une oreille en lutte avec elle-même, est-ce la rumeur du monde avant même toutes distinctions sensibles ou conceptuelles, l’il y a qu’il faut interrompre pour qu’un chant puisse commencer ?

Elle est étrange, cette écoute que suscite la scansion. Jeu d’échos, les rythmes ? Toute scansion précède de quelques secondes le sens qui s’en fait l’écho. Au pas, au trot, au galop, peu importe, le rythme choisi détermine le tempo, emporte l’adhésion de son cavalier-lecteur qui suit les yeux ouverts le chemin sonore proposé par le poème. Comme disait Claudel, l’œil écoute.

Elle est inoubliable cette chevauchée à la nuit tombée, dans la brume, en compagnie du chevalier et de son enfant dans Le roi des aulnes/Der Erlkönig de Goethe. Schubert en dramatise admirablement la scansion dans son célèbre lied.

Le rythme fait sens, la vision et l’audition ne faisant qu’un, les images mentales défilent, lentes, effrénées, heurtées, cahotantes, sinueuses, glissantes…

Le rythme apparie le son et le sens antérieurement à la distinction conceptuelle qu’on en peut faire, l’un et l’autre jaillissent au même instant du même creuset, coulent dans le moule préalablement choisi par le poète-orfèvre de ses sons, architecte de son poème, affineur de ses images.

Architecture sonore qui peut être étudiée à froid, fantasmagorie sonore durant laquelle les sons produisent des images mentales, les images du poème étant portées par une vocalité rythmiquement agencée, voilà le poème, conducteur d’énergie vitale.

La triade sons-rythmes-images, si elle fait toute la saveur du poème, ne serait pas sans la faveur de l’élan initial qui impose à minima le choix d’une forme adéquate au projet encore non dévoilé du sens à lui donner comme on habille une beauté pour mieux ensuite la dévoiler dans l’intimité du poème et qui tire en avant, tandis que le rythme, lui, pousse en avant la charrue des mots appelée à sillonner la page blanche.

Le socle de la charrue est éblouissant ; il se dévoile par instant, tout comme il renverse la terre sur le côté, préparant le temps des semailles. Dans ce travail, labour et semailles se succèdent à un rythme plus ou moins rapide, le poète s’attardant parfois de longs mois voire plusieurs années sur un vers, retouchant un sillon ici, déplaçant une motte de terre là.

A vrai dire, labour, emblavement, épiaison et moisson s’organisent dans un temps qui n’est ni linéaire ni cyclique. Le temps du poème est celui d’une prophétie pythienne à rebours. Un poème réussi, lavis ou huile aux couleurs vives, peut se relire à l’envers.

Une autre métaphore s’impose alors, celle du ruisseau suivi pas à pas de sa source jusqu’à la fontaine et puis remonté de la fontaine à la source vive qui l’alimente. L’eau de la fontaine miroite, les images y ondulent, portent en elles le souvenir encore frais de la force vive qui les entraîna jusqu’au bassin.

Va et vient jouissif du sens !

Une lumière froide, lunaire émane du poème revisité durant sa gestation formelle, une lumière solaire s’en dégage lorsqu’il darde ses rythmes et ses images étroitement mêlés, thyrse frissonnant d’ombres et de lumière.

Rompez les rangs ! voilà bien le seul mot d’ordre en la matière.

C’est la parole qui libère l’oreille de cette brume sonore vertigineuse qui émane du mur d’inconnu. Elle se partage ou n’est rien que du vent mêlé au vents tourbillonnants de l’existence servile.

 

Jean-Michel Guyot

4 août 2022

 

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