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In the sky I am walking
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 Article publié le 22 mai 2022.

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A Patrick Cintas

Mais de quel droit ?

Le droit d’entreprendre. Je suis un entrepreneur en prises de parole publique.

Par-là, vous imposez vos goûts, vous favorisez certaines prises de parole au détriment d’autres qui ne vous plaisent pas.

Il faut être une grande gueule ou rien dans ce monde. Il faut être une grande gueule pour penser valoir la peine d’être publié et une super grande gueule pour oser publier de grandes gueules. C’est toujours la super grande gueule qui a le dernier mot, tandis que la grande gueule, elle, n’a que le mot de la fin.

En somme, vous écrémez. Vous faites votre beurre avec la parole des autres.

Nous sommes nombreux à écumer les cerveaux pour en tirer quelques pensées dignes d’intérêts. Vous n’avez pas idée du nombre d’insanités qui s’écrivent. Grâce à nous, vous y échappez. Alors, avant de faire office de crémier, je dirais volontiers que mes amis et moi faisons office de poubelles capables de procéder à un tri avec un seul critère de sélection : l’exigence.

Il est fatal que dans de telles conditions vous ne sentiez pas la rose.

La sainteté n’a jamais été ma tasse de thé. Dans une vie antérieure, j’ai enseigné à de jeunes esprits. Enseigner actuellement a quelque chose de lénifiant, mais c’est une activité nécessaire si l’on veut que les citoyens de demain sachent lire et écrire. C’est nécessaire mais non suffisant.

Vous me rappelez ma fille qui me disait hier : Enseigner, c’est être dans un jeu de miroirs en pleine forêt. 

Ah il y a de cela en effet. On ne sait jamais quel arbre cache la forêt. Les cancres sont légion, ils sont comparables à une vaste jungle, difficile de sortir du lot et d’imposer sa présence dans des conditions pareilles. Il faut viser les cimes et c’est très mal vu de nos jours. Les sommets se trouvent ailleurs, loin des forêts. Un élève qui parvient à s’élever, c’est comme un arbre nomade qui parvient à se déplacer loin du milieu forestier dans lequel on a voulu le voir faire souche pour mieux l’abattre plus tard.

Les chemins de traverse, heureusement, sont nombreux, vous ne pensez pas ?

Heureusement, en effet. Parmi eux, il y a la poésie et la littérature, enfin surtout la poésie qui ne trône pas sur des sommets arides ni ne s’étalent dans les basses plaines marécageuses.

Mais où sont donc situés les poètes de nos jours ?

Parmi nous. Vous en croisez dans votre quartier sans même le savoir.

Comment le savez-vous ?

Eh bien, monsieur, tel que vous me voyez là, je suis poète. J’ose à peine employer ce mot tant il est devenu désuet, pourtant la poésie n’a jamais été aussi vivante que de nos jours.

Apparemment, être poète n’est ni un état ni une fonction.

C’est plutôt une condition.

Une condition ?

Dans la poésie, la condition humaine trouve à se dire en se dépouillant de presque tous ses oripeaux. La poésie ne conserve que l’essentiel.

L’essentiel ?

Oui, ce par quoi le langage s’abstrait de sa misérable condition de serviteur sans pour autant devenir le maître de tout et de tous. Un grand poète revivifie les mots les plus usés, les plus salis. Dans la bouche de beaucoup, le mot amour a quelque chose de répugnant.

La poésie est non-pouvoir.

Non-pouvoir mais pas impuissance. La force qui anime quelques poètes tient tout entière dans une foi en l’humanité toujours incarnée par des femmes et des hommes de chair et de sang.

Et le mal, qu’en faites-vous ?

C’est l’indispensable comburant, l’air qu’on respire, cette part de nous-mêmes que nous projetons constamment sur les autres grâce auquel nous sommes tout feu tout flamme. Le mal est une projection biaisée de désirs mal compris.

Un désir bien compris et bien dit serait poésie ?

C’est tout à fait ça. Non qu’il suffise de raconter des horreurs pour devenir poète, mais disons que l’horreur côtoie la grâce dans toute poésie digne de ce nom.

Il ne s’agit donc pas de s’élever jusque dans des sphères idéales ?

Surtout pas ! L’air y est trop rare. L’art du concept appartient à la philosophie qui respire mal. Il y a des exceptions bien entendu, par exemple Nietzsche, ce grand marcheur et Cioran, et je compte même un La Rochefoucauld et un Chamfort parmi les poètes les plus importants des siècles passés.

Vous ratissez large.

La poésie n’est jamais là où on l’attend. Tout est permis parce que tout est possible pour un désir bien compris.

Je comprends mieux maintenant pourquoi vous vous définissez comme un entrepreneur en prises de parole publique. Il faut beaucoup d’allant, de force et de générosité pour faire ce que vous faites.

Disons que, modestement mais sûrement, je suis à la fois au four et au moulin.

Merci à vous pour ces éclaircissements.

C’est moi qui vous remercie. La poésie, c’est une fulgurance qui s’attarde dans le langage, une fulgurance qui ne touche pas les imbéciles. Qu’ils passent leur chemin est une bonne chose. On ne fournit pas de béquilles.

Ce sont des rebuts de l’humanité ?

Non, de simples sémiophores à traiter comme tels, les symptômes d’un certain état du monde et par conséquent du langage, si vous préférez.

Oui, je préfère. Et comment voyez-vous l’avenir ?

C’est une page blanche. Difficile de discerner qui écrit quoi dessus, je veux dire par là que l’avenir se joue maintenant jour après jour, c’est tout. En tous cas, qu’on ne me parle pas de progrès moral !

Les êtres humains ne sont-ils pas plus respectueux les uns envers les autres qu’à des époques plus reculées ? Je songe aux guerres de religion en Europe.

C’est bien simple : le monde entier est plein de rancœur à l’égard de nous les Européens, et il faut reconnaître que nous avons fait beaucoup de mal, ceci étant dit, nous ne sommes pas les seuls, loin de là. Aucune autre civilisation n’a produit une aussi grande variété culturelle dans tous les domaines artistiques et scientifiques. Toutes les civilisations sont dignes d’admiration, mais reconnaissons, sans vouloir offenser personne, que rien que la musique européenne recèle un répertoire d’une immense variété depuis le chant grégorien en passant par la polyphonie franco-flamande, la musique baroque, la musique classique, la musique romantique et post-romantique jusqu’aux créations de l’Ecole de Vienne et au-delà avec elle, à côté d’elle ou contre elle, peu m’importe. Un jeune compositeur antillais comme Thierry Pécou issu de cette tradition sait s’ouvrir aux musiques extra-européennes, tout comme un Pascal Dusapin avec son RED ROCK ainsi que Karlheinz Stockhausen dans son œuvre IN THE SKY I AM WALKING. Et n’oublions pas Pierre Boulez.

Vous évoquez là des musiques que la plupart des Européens ignorent.

C’est le propre de notre civilisation, je crois, d’être incapable de faire circuler et partager ses trésors à cause de sa taille, des systèmes éducatifs en place et surtout du fait qu’elle évolue très vite. N’oubliez pas que les masses ignorantes d’avant l’école de la République chez nous en France n’avaient accès ni aux savoirs élémentaires ni aux arts et techniques ni aux sciences. On a un peu progressé depuis, c’est vrai, mais bon, soyons réalistes, la plupart des gens sont purement et simplement réactionnaires et passéistes. J’ai connu des professeurs de musique en collège qui avaient au mieux les oreilles d’un musicien du dix-huitième siècle. La plupart ne supportent pas l’atonalité ni la polytonalité. J’en ai connu une qui avait les oreilles vrillées par le chromatisme wagnérien, c’est tout dire.

Tout reste à faire, non ?

Du pain et des jeux pour le plus grand nombre reste la norme. Il faudrait un saut anthropologique majeur que je ne vois pas venir pour sortir du marasme. Et n’oubliez pas que pour bon nombre de gens les « intellos » sont des parasites, des gens compliqués et des branleurs. Un Hitler et un Staline ont eu tôt fait de régler la question à leur manière, et ça continue ailleurs à une moindre échelle. Il y a une gradation dans l’horreur : tout en haut, bien sûr, l’extermination par la faim, les exécutions de masse, le gazage et tout en bas la promotion de la médiocrité, la servitude volontaire, le divertissement et l’abrutissement des masses par la propagande d’état.

Ah oui, le fameux procès en masturbation intellectuelle remonte à loin !

C’est cela. Nous sommes vus comme des gens qui se font plaisir égoïstement sans partager, mais songez que partager est le plus difficile avec des gens sans grande instruction. A cela s’ajoute une pléthore d’idéologies concurrentes, vous voyez où je veux en venir. Inutile d’en dire plus, vous connaissez la situation aussi bien que moi.

Mais vous disiez que les poètes sont partout.

Et pas qu’eux, les artistes de toutes les disciplines aussi, simplement c’est la poésie qui est la plus mal lotie en termes d’audience et d’influence. Je ne crois pas à la poésie pure. Elle est partout où il y a révolte contre un ordre établi injuste. L’injustice est un ferment de révolte essentiel pour nous tous, un ferment de poésie, d’art en général mais pas seulement.

Les poètes sont tout de même bien seuls, vous ne trouvez pas ?

Les écrivains en général, les poètes en particulier, par la force des choses. Le cinéma s’inspire beaucoup de la littérature tout en étant son opposé sur le plan technique parce que c’est un art essentiellement collectif qui a son charme aussi. De même pour la musique. Certes, il y a encore des compositeurs, mais l’essentiel de la musique se fait collectivement de nos jours.

Le schisme esthétique le plus important à mes yeux tient dans la volonté de ne plus jouer uniquement sur le registre des émotions. Le cinéma en joue beaucoup, il ne peut faire autrement, car la vision en soi - le simple fait d’ouvrir les yeux et de voir - est ce qu’il y a de plus banal pour les humains, alors raconter des histoires, donner à voir des scènes exige un quota d’émotions pour soutenir l’intérêt des spectateurs, sinon à quoi bon, autant s’asseoir à une terrasse de café et regarder d’un œil morne ou amusé les passants. Les musiques actuelles les plus hardies privilégient les sensations. Elles peuvent bien sûr susciter des émotions fortes, collectives surtout, et en poésie il y a belle lurette que les émotions ne sont plus une fin en soi.

Je vois une intention de poésie un peu partout de nos jours comme si cet art du langage s’était dilué et avait essaimé dans les autres arts. Je songe à Francis Bacon, par exemple.

Oui, Bacon était un grand lecteur de Bataille et de Michel Leiris, entre autres. Bataille a écrit beaucoup de poèmes magnifiques, tout en nourrissant à l’égard de l’idéalisme des surréalistes une haine farouche. Bataille à lui tout seul est un point de rupture et un point de bascule, l’antiromantique par excellence. Avec lui, tout est devenu possible en art.

En dehors de toute filiation bataillienne, il me semble apercevoir des courants artistiques et musicaux qui transgressent tous les codes de la bienséance, je songe au Hip Hop.

Je suis d’accord avec vous à cent pour cent. J’adore le blues, que ce soit le Delta Blues ou celui de Chicago et toutes ses ramifications jusqu’à nos jours. Un artiste comme Danny Brown représente pour moi, avec quelques autres, la pointe extrême de l’art contemporain en musique.

Son album Atrocity Exhibition est remarquable en effet. On y entend quantité d’autres musiques parfaitement assimilées, le chant d’un John Lydon de PIL, Joy Division bien sûr auquel il emprunte le titre de son opus et bien d’autres.

Le sésame du Hip Hop, c’est l’utilisation géniale du studio d’enregistrement initiée par Jimi Hendrix et Frank Zappa. Ces musiciens Hip Hop possèdent une culture musicale extraordinaire.

Et en Europe, ça bouge aussi, non ?

Ah certes oui ! Vous connaissez sûrement La Société des Timides à la Parade des Oiseaux et le Déficit des Années Antérieures.

Bien sûr, ces deux groupes œuvrent depuis la fin des années 70.

Vous voyez : on peut sortir d’une Ecole d’art et devenir musicien dadaïste ou comme Dany Brown sortir de Détroit, avoir fait de la prison, et devenir un musicien majeur de notre temps.

Ça ne va pas sans peine et sans souffrance, mais oui.

Oui est le mot clef de toute pratique artistique, en particulier en musique et en poésie ; ce qui relie ces deux arts, c’est l’importance majeure accordée à la voix humaine capable de déclamer, de susurrer, de hurler, de geindre, d’appeler, de chanter de mille façons.

Mais ce Oui s’accompagne toujours en filigrane d’un Non puissant.

Non à la servitude, à l’injustice, à la connerie, à la discrimination raciale et au sexisme, non à toutes les saloperies qui polluent notre espace physique et mental. Le creuset historique majeur des musiques à venir, c’est l’Amérique du Nord et les Antilles, là-bas le meilleur de l’Europe s’y métamorphose de manière étonnante-détonante. Toutes les horreurs de ces cinq derniers siècles n’y sont pas oubliées mais intégrées en quelque sorte par les mouvements artistiques que nous venons d’évoquer. Je ne suis pas hégélien, il ne s’agit aucunement de diluer dans une soupe dialectique les souffrances passées ni des les raviver à plaisir soit pour culpabiliser les uns soit pour victimiser les autres. Le mot peut choquer, mais cette histoire, c’est notre terreau commun, qu’on le veuille ou non. Le DDAA, à sa manière, rend hommage à la musique japonaise, la STPO brouille tous les genres musicaux, et on pourrait citer bien d’autres groupes ou collectifs ouverts au monde. Partout dans le monde, il y a des musiques merveilleuses qui n’attendent que nous. Il ne s’agit pas de world music mais de découvertes. Un genre musical traditionnel peut perdurer et nous enchanter comme il peut muter et s’ouvrir à d’autres traditions, tout est possible dans le respect de chacun.

Il y a de quoi faire !

Vous connaissez le vers de Baudelaire : Tu m’as donné ta boue et j’en ai fait de l’or. Eh bien, nous en sommes là, et pour longtemps encore. L’histoire est tragique, c’est un poncif, mais vécu en musique et en poésie, ce poncif n’en est plus un, il devient une vibration. Comment oublier un titre comme Machine Gun ?

Je ne saurais mieux dire.

Jean-Michel Guyot

18 mai 2022

 

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