|
Navigation | ||
[E-mail]
Article publié le 7 juillet 2019. oOo Dire est le pont
Dire le pont Est le plus difficile
On flotte entre deux rives Qui, s’ignorant, ignorent Qu’elles s’ignorent
Dès lors jamais tête de pont ne fut plus éloignée d’être bâtie Entre deux rives pas même rivales
De cette folie douce qui anime la parole du fleuve N’attends rien de bon en ce monde Qui préfère ériger des murs Sur les terres arides ou prospères
Le poème vif-argent est la seule issue Jeter le au sol, il se fragmente Reste poème en fragments N’était la pesanteur terrestre Nous y verrions de minuscules sphères parfaites En suspension
Courir en imagination sur le pont A mesure que la raison en interdit la conception Ne laisse pas d’interroger sur notre capacité A entrer en résonance Avec le propre de toutes choses Via quelque langage
Ainsi se prend-on à rêver d’une langue sacrée Qui émanerait du cœur des choses C’est pure illusion
D’autres optent pour le réalisme le plus crû Flirte avec l’abjection et l’obscène En pure perte
Dans le langage, On ne rencontre jamais que le langage Sauf si, s’interrompant, l’on écoute Ce qu’autrui a à dire Poème dialogique Qui fait la part belle aux silences Elliptique en diable Célanien En un mot
Mais une solitude terrible habitait le poète Attaché à la langue de ses bourreaux
Le tout anglais, langue des vainqueurs, Ou bien le français, ou bien encore le russe, Rien n’y faisait Celan fut un grand traducteur
Rares, si rares les êtres Auxquels confier un peu de soi Parler vivement de ce qui enthousiasme Aller au risque d’une parole aiguë Amicale toujours
Une vieille défiance veille Mais trêve de sensiblerie Poème n’attend pas Il a toujours soif de ma salive Il ne faut jamais dételer, Me confia un jour Paul van Melle dans l’intimité de son bureau Il avait alors quatre-vingt-deux ans Sage conseil pour moi Arrivé à mon tour au seuil de la vieillesse Dont il me restera à explorer les confins Dans un corps usé, peut-être malade Mais aussi les battements d’aile de l’imbécillité
Les silences Le sourire des eaux Qui baigne dans les frênes Le long des rivières de mon pays Seront pour moi tant que je vivrai
Les bulles de savon éclatent dans l’air Les bulles d’air viennent mourir à la surface de l’eau Comme elles, je me dissoudrai dans l’air ambiant Le moment venu
Et qu’on ne me parle pas de Grand Tout, De Dieu ou de Mère Nature Je n’aime pas les calculs et les computs de mon temps Pas plus que je ne révère une quelconque époque révolue Et j’ai en horreur les Terres Saintes et leurs écritures
Depuis quelque temps, l’angoisse est si vive Quelques êtres folâtrent un temps, un temps seulement Puis migrent vers d’autres cieux Plus cléments Mes tambours assourdissent Seules quelques mésanges bleues ne s’effarouchent A l’approche de leur tonnerre Fifres et harpes enchantent roseaux et lys d’eau Je fis parfois dans ma vie cette expérience des plus troublantes : Je ne reconnaissais pas mes propres écrits Repris, cités ou traduits par quelques-unes Je m’étonnais d’en avoir été l’auteur Ceci aussi : mes écrits désespérèrent quelques êtres A mon corps défendant
Les écrits ne restent jamais en place bien longtemps Ils circulent puis disparaissent Ce sont des bêtes fauves Que le temps met en pièces et dévore Ou alors ils s’essaiment et se perdent Dans le langage commun Ce sont tout autant des cénotaphes auquel le temps expose A qui veut en sonder le vide sépulcral Qui toujours déçoit
Il ne reste à la fin que la nudité de paroles libres Jetées à la gueule de l’éphémère aux mille visages Libres, si libres qu’on se sent libre de les oublier Jamais, au grand jamais, je ne me ferai l’encyclopédiste de mes écrits Ni piété ni pitié Rien qu’un silence obstiné Au seuil du néant
J’ai connu de grands bonheurs Qu’il me suffise d’y penser Pour effacer jusqu’au souvenir qu’il m’en reste Mais toujours, ils reviennent me hanter Non sous la forme qu’il m’arriva de leur prêter jadis et naguère Mais sous le masque protéiforme d’une quête d’absolu Qui m’anime depuis qu’enfant il m’arriva de converser avec l’indicible Dans le grand jardin, une bêche à la main
Le repos n’est pas de mise J’ai l’ouïe bien trop fine Ne chantent à mes oreilles Que quelques rares musiques enivrantes Les nommer importe peu Il faut les entendre Chanter et se répondre d’une rive à l’autre En terre promise
Jean-Michel Guyot 19 juin 2019
|
Revue d'Art et de Littérature, Musique - Espaces d'auteurs | [Contact e-mail] |