Sur une vaste, trop vaste surface poudreuse aux coloris indistincts, miroitants, ternes à en pleurer à certains instants, joyeusement lumineux à d’autres,
En un mot : fausse,
En quelques mots : fausse comme saurait l’être un arc-en-ciel vaporeux qui se pâmerait devant un miroir déformant,
Sur une vaste, trop vaste surface poudreuse pleine de fausseté où la couleur semble fuir la couleur, d’où ce clignotement incessant qui agace les yeux, j’aperçois nettement des échelles blanches par milliers plantées dans le sol poudreux à bonne distance les unes des autres et bien droites, toutes fières, dirigées qu’elles sont vers le ciel,
Des échelles par milliers jusqu’à l’horizon, peut-être au-delà, où que je porte le regard, à l’exception de ce derrière moi d’où je proviens.
Ecœurant spectacle vu de loin, alors qu’est-ce que ce serait de près ? Personne n’ose s’y aventurer, mais peut-être suis-je seul à voir et les échelles rivées vers le ciel et la vaste, trop vaste surface qui miroite, poudroie, chatoie, un peu tout ça, mais alors affublé du signe moins.
Pas envie de savoir de quelle matière elles sont faites, en tous cas certaines paraissent en guimauve, sur le point de ployer sous leur propre poids, d’autres ont la dureté du verre vues de loin, elles ne sont peut-être qu’en sucre d’orge.
J’aimerais que le ciel, là, d’un coup, nettoie tout ça, rince le paysage, noie les échelles sous un déluge, qu’enfin le feu du ciel venu d’en haut nous serve à nous les hommes à revenir à une douce horizontalité absente de nos horizons quotidiens.
Mais non, le ciel reste impassible, les échelles demeurent bien en terre tournées vers le ciel qui s’en fout.
Qui les a plantées là ? à quelles fins ? Trop tôt pour le dire.
Je me figure que chaque barreau représente un niveau de confiance en soi supérieur, les spiritualistes diraient : un niveau de conscience supérieure, comme si le psychisme humain était stratifié. Je laisse nos neurologues en discuter, la question ne m’agite pas.
Un niveau de confiance en soi gagné sur les autres qui restent en bas, ne gravissent pas aussi vite ou assez vite les précieux échelons. Dans une autre vie, j’ai dû être gratte-papier, rond de cuir, fonctionnaire zélé, si j’en crois le dégoût que m’inspire le spectacle de ses échelles d’un blanc éclatant, tantôt pour ainsi dire molles, tantôt raides comme du verre.
Mais où sont les postulants ? Je ne vois personne alentour. Personne n’approche pour se saisir d’une échelle et commencer la grimpette.
Ca vire au cauchemar éveillé, cette métaphore élastique, un brin visqueuse. Voilà donc qu’elle se refuse aux métamorphoses, s’accroche à ses bords, recouvre tout l’horizon bouché qui se soulève de partout, comme si je devenais un bout de barbaque que le boucher emballe prestement, après l’avoir jetée sur la balance pour en augmenter fallacieusement le poids et ainsi rabioter quelques sous. Et hop enlevé, c’est pesé.
Je recule de quelques pas, horrifié, et je sens aussitôt le sol se dérober sous moi. Le sable se craquèle, se désagrège par morceaux d’abord avant de devenir un sable fin, extrêmement fin bon pour un sablier.
Ce faisant, exclu de toute action, j’entends une voix familière qui m’exhorte de ne pas désespérer. Elle vient de ma prime enfance. A l’époque les échelles servaient aux grenouilles et aux gens pour cueillir les cerises. Aux pompiers aussi. On les admirait fort ceux-là. Maintenant, ils font un peu peur, n’inspirent plus toute confiance, comme les flics, je ne vous parle pas des gendarmes. Elle m’a frappé, cette histoire de pompier pyromane qui avait mis le feu aux caves de mon immeuble quand j’étais gamin. Mais bon, quand même, les échelles, dans l’ensemble, on les utilisait à bon escient, alors que maintenant c’est une autre histoire qui commence.
Je recule encore de quelques pas, pas envie d’être absorbé par une espèce de sable mouvant, on ne sait jamais, et chose curieuse, voilà que je vois le sol se craqueler partout sur la vaste, la trop vaste surface, la plaine si vous voulez.
Le sol tremble, pas très rassurant. Je recule encore de quelques pas. Une à une, les échelles s’enfonce dans le sol lentement, à des vitesses variables, peut-être en fonction de leur taille - il en est de gigantesques, d’autres qu’on dirait faites pour des nains -et de leur poids, mais je n’ai aucune envie d’aller vérifier la validité de ma théorie.
Une voix me souffle que là où les échelles de valeur sévissent à des fins de domination l’atmosphère est tellement lourde, tellement pesante que tout tend à s’effacer, à ramper au sol, à se confondre avec lui jusqu’à disparaître sous lui, à cette nuance près qu’en quelques minutes le sol lui-même se dérobe, devient irréel.
Je sais maintenant que les échelles ne sont pas solubles dans l’alcool.
Je vais soigner ma grippe, repasser par-là plus tard et voir où le rêve en est. Je lui ferai une place dans ma tête s’il me plaît.
Entre temps, je compte bien m’être débarrassé de toute nostalgie, car enfin m’est venu très vite à l’esprit que les échelles de valeur, si elles ne sont pas vieilles comme l’humanité, constituent tout de même une des plus vénérables métaphores liées aux pouvoirs en place que des factions rivales, des anciens et des modernes, des sages et des fous se sont de tous temps disputé.
Je les voue tous autant qu’ils sont à la disparition.
Jean-Michel Guyot
30 juin 2016