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![]() oOo J’ai la nage dans les eaux tièdes en horreur. Il me faut le courant rapide, l’écume de l’eau vive qui se brise sur les rochers. Fétu de paille habillé de chair vive, je ne lutte pas contre le courant. Et que le torrent m’emporte ! Çà et là, un calme survient. Les eaux, sans être insupportablement étales, s’apaisent, se recueillent dans des vasques, piscines naturelles propices à une paresse circonstancielle. Il ne saurait être question de repos. Le courant appelle, les eaux courent sans relâche. Mais libre à toi de remonter le courant ! A pied, à la nage, selon tes forces, suivant la force de l’eau, au gré de la profondeur du torrent qui, l’été, se voit accordé par la saison sèche un temps propice à la contempl-action des lieux. A suivre ainsi le torrent à l’envers, on a l’impression que le torrent recueille le paysage millénaire qui l’a vu naître et creuser, forer et courir inlassablement. Rien de sacré dans ce fait tout simple, mais une ferveur de tous les instants, sans fébrilité aucune. L’air vibre, le paysage se fait vibrant, le moindre bruit fait sursauter le marcheur concentré sur ses pas. Quand il nage, il n’entend que le battement de ses bras et de ses jambes, il sent le sang pulser à ses tempes. C’est bien en remontant le courant que la sensation nous vient que le cours des eaux est irrésistible. Toute distance est abolie entre les éléments qui composent un site unique,seule la conscience humaine se plaît à composer avec les lieux, discernant et reliant dans le même temps ce qui, dans la perception ordinaire, est nettement dissocié. C’est comme si nous contemplions le paysage avec les yeux du fleuve ou du torrent. La marche heureuse ne laisse pas de traces. Plus tard viendra le temps d’écrire, de revivre en pensée le vécu. Le torrent nous appelle. La fatalité des eaux pluviales assure son existence. Nous y prenons un bain d’innocence. L’innocence des eaux, leur fatalité, leur pur exister, voilà bien ce qui manque à la vie humaine. Y plonger résolument, y marcher, y nager revigore, détend l’atmosphère d’une conscience harassée. Nous cessons de projeter sur les lieux des soucis dont le torrent n’a cure. La fatigue, alors, est heureuse, pure dépense d’une force vitale qui ne compte plus que sur elle-même. La force des eaux rudoie le nageur, muscle sa perception. Les eaux et les lieux ne se confondent pas, un monde apparaît sous un jour neuf, un petit monde, un site où êtres vivants et choses coexistent. Le marcheurvigilant ouvre les yeux sur un espace quiet qui le rabat sur un cosmos, le rude infini en moins, la certitude d’être là au bon endroit, au bon moment en plus. On voit ainsi la vie sous d’autres couleurs, on accepte de gaîté de cœur le destin des eaux que l’aval avale toujours. L’amont est aussi un pur bonheur que la source dispense, ce lieu indécis où les eaux pluviales se retrouvent pour se jeter inlassablement dans le cours de l’existence. La verticalité mesquine du ciel n’a plus lieu d’être. L’horizon se limite sagement à la poursuite indéfinie d’un laisser-aller salutaire qui s’étend, se ramifie, à l’image des vies qui y puisent nutriments, fraîcheur et raison d’être dans une douce ferveur, une tendresse millénaire pour tout ce qui est ou survient, s’efface ou laisse des traces, dessine un destin voué au pur apparoir. Jean-Michel Guyot 4 février 2015 |
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Commentaires :
Ce texte est un hymne au torrent, un éloge du mouvement perpétuel, une méditation aquatique où la pensée se laisse emporter par le flot, tantôt tumultueux, tantôt apaisé. L’écriture épouse le rythme du courant : elle bondit, s’effile, se calme dans des vasques d’introspection, avant de reprendre sa course effrénée vers l’aval.
Le paradoxe est fascinant : ce n’est pas dans la nage paisible que l’expérience se cristallise, mais dans l’effort d’une remontée contraire, comme si l’on ne comprenait la fatalité des eaux qu’en tentant de leur résister. Il y a quelque chose d’archaïque dans cette confrontation douce entre l’humain et le fluide, une réminiscence d’une force vitale oubliée, une forme d’initiation physique et sensorielle.
L’eau devient ici une entité autonome, indifférente aux préoccupations humaines, un théâtre mouvant où le nageur, le marcheur, n’ont d’autre choix que de s’accorder au jeu du courant. Ce n’est pas une fusion mystique, mais une cohabitation respectueuse, un dialogue muet où l’humain apprend à ne pas s’imposer. La marche heureuse qui “ne laisse pas de traces” évoque la sagesse d’une empreinte éphémère, d’un passage qui ne cherche pas à s’ancrer, mais à comprendre en mouvement.
La poésie du texte naît de cette oscillation entre le tangible et le métaphysique, entre l’expérience brute et une réflexion qui ne fige jamais son objet, mais l’accompagne, le suit comme une vague qui ne se brise pas tout à fait. L’eau est ce qui est, ce qui survient et s’efface, ce qui trace et emporte – une fatalité douce, mais irrévocable.
Et peut-être que, dans cette soumission joyeuse aux eaux qui ne retiennent rien, se joue une leçon plus grande encore : celle d’un consentement au passage du temps, au devenir insaisissable, où la vie elle-même, comme le torrent, se contente d’apparaître.