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Chanson d’Ochoa 1 - [in "Cancionero español"]
Chant huit et dernier du Jour - Don Alfonso Galvez Hoffman est médecin

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 Article publié le 22 avril 2004.

oOo

Chant huit et dernier du Jour

Don Alfonso Galvez Hoffman est médecin

Le salon d’attente du docteur Alfonso Galvez Hoffman ressemble
À un coin d’église. Priez pour ce médecin solitaire qui ne cherche plus
Son âme sœur. Don Alfonso se nourrit d’une autre attente.

La tête du renard, il leur a bien expliqué qu’il était inutile
De l’envoyer à Madrid. Il leur a montré la carte sur Internet
Et ils ont aussi voulu voir la structure du virus. Ils l’ont cru.

Maintenant il rangeait les petits verres sur le potager, en ligne
Les petits verres de l’amitié, comme des soldats à la parade,
Les petits verres qu’il offre sous prétexte d’amitié mais il sait bien

Ce qu’il faut penser de l’amitié quand on n’a pas connu l’amour.
À dix ans, il regardait jalousement le monde à travers la biconvexité
Des petits verres que sa baronne de mère alignait dans l’évier

En pleurant. Il y a un monde entre le monde et soi et si l’on n’est pas
Poète, on court le risque des approches approximatives de la science.
Il négligeait plutôt son devoir de chrétien et aimait se souvenir

Que son ancêtre le plus ancien était un Arabe d’Afrique, beau noir
Hérité de la beauté originelle peut-être avant le grand voyage
Vers le Nord. Voici le Nord sur la carte du monde, Nord blanc

Des pôles. Il ne buvait jamais comme on bêche son jardin. Le jardin
Avait connu les légumes de la guerre et les fleurs des Colonies.
Il buvait en apnée, n’avançant jamais sans la possession de l’instant,

Et touchant à des vérités impossibles à partager avec des amis
Qui avaient épousé les plus belles femmes de leur génération.
Sur un autel profane, il y avait des revues de mode et des magazines

Scientifiques. Aux murs, des estampes pour illustrer le bonheur
De l’instant. La tapisserie jouait avec les graphes d’une plante
Envahissante. Le dimanche, don Alfonso regardait la boniche

Avec envie. Elle revenait de la messe. Son petit chapeau gris
Était cloué au mur. La mantille bougeait dans l’air des fenêtres.
Elle suivait un trajet défini depuis longtemps. Son corps fatigué

Ennuyait don Alfonso mais il le regardait avec envie. Elle s’approchait
Pour vider le cendrier puis s’éloignait pour s’adonner aux travaux
Des surfaces horizontales. Les mouches l’accompagnaient. Don Alfonso

N’attendait pas. Il allait d’un bout à l’autre de ce qui ne pouvait plus
Être de l’attente. C’était un fragment d’autre chose que le temps passé
À attendre ou à recommencer. Ce n’était même pas du temps, ce n’était

Rien. Le corps se fatiguait et il n’attendait rien du désir.
Elle changeait les fleurs coupées, effaçait les miroirs,
Vissait et dévissait des ampoules, contrôlait les connexions.

Ce matin, à peine débarrassée de son petit chapeau gris et de sa mantille
Noire, elle dit qu’elle avait entendu parler du renard.
Elle avait croisé les hommes dans l’escalier. La poussière commença

À concrétiser la lumière oblique. La tête du renard saignait
Dans un linge. Ils s’étaient lavé les mains avec du savon
Et une solution d’ammonium. Elle vida les bassins dans l’évier

Et compta les petits verres sans avoir l’air de les compter. Femme,
Dit-il, je mangerai au restaurant aujourd’hui. - Qui vous a invité ?
Fit-elle comme si elle ne disait rien d’important. Il dit :

- Nous nous réunissons autour de doña Pilar, à son invitation,
Ajouta-t-il comme si c’était nécessaire. Doña Pilar avait pris Ochoa
Sous son aile, expliquait la boniche, une certaine Esmeralda,

Voisine de Polopos, sur le chemin des moulins. - Je vous souhaite
De vous amuser, dit Esmeralda sans ironie. Son corps laissait
Une odeur de fruits confits. Il buvait un ou deux petits verres

Avant d’aller déjeuner chez les autres, le dimanche après-midi.
À une heure, il sortit. Le soleil pénétra dans le verre fumé
De ses lunettes avant de s’installer sur ses épaules. Il marcha

En pensant à la faim. La table de doña Pilar réunissait de vieilles
Connaissances. Il vit le vagabond dans le patio. Il regardait les fleurs
Sous les dattiers. Christ. Pilar avait peut-être raison. Il aimait

Cette femme. Il soignait les défauts de vieillesse de ce corps
D’un autre temps, un corps exemplaire du point de vue de la résistance
Qu’une femme peut opposer aux photographies témoignant de sa beauté.

Il monta. L’escalier était rafraîchi par l’arrosage constant des pelouses.
En se souvenant de la tête nue d’Ochoa, il pensa à des rayonnements
Compliqués d’une chimie non moins explicable. Doña Pilar interrompait

Toujours une réflexion et n’avait pas les moyens intellectuels de mesurer
L’intensité de cette activité purement cérébrale. Don Alfonso réagissait
Aux signes de bonheur par des absences spectaculaires. Elle lui offrit

Son bras et il se laissa conduire dans la salle à manger. Nous
Sommes seuls, précisa doña Pilar. Il s’étonna à peine. Un petit verre
Atteignit ses lèvres, brûlant comme un tison de mangeur de feu.

On frappa à la porte. C’était la jeune Raïssa qui apportait des fruits.
- Voyez comme il se précipite sur elle ! dit doña Pilar en pinçant le coude
De don Alfonso. - Je ne sais pas, dit le médecin. Ochoa recevait les fruits

Dans un autre panier. - Il l’attendait, dit doña Pilar. - Nous ne sommes
Plus seuls, dit don Alfonso. Doña Pilar descendit. Don Alfonso se servit
Un autre petit verre. Des cristaux de sucre scintillaient. Il n’entendait pas

Les voix. "Je leur ai dit que c’était inutile. Ils exigeaient
Des explications. Comment simplifier à ce point la complexité ?
Le renard ne portait aucune meurtrissure. Je leur ai promis

D’analyser le sang. Ont-ils seulement idée de ce qu’est une analyse ?"
- Vous la soignez, non ? demanda-t-elle en revenant. Ochoa la suivait.
- Il avait l’air d’un pauvre type qui entre dans un palais.

Les mets étaient rassemblés sur une table à l’abri du soleil.
Deux fenêtres adjacentes formaient une ombre rectangulaire.
Un tapis était roulé contre le mur, peau du dallage encore humide.

Raïssa apparut en domestique, cheveux dans un peigne et les bras nus.
Ochoa la suivit dans la cuisine, portant les paniers de fruits.
Mangeons, dit doña Pilar. L’invité toisa son hôtesse. Elle s’assit.

Vous devriez vous reposer dans votre maison des Alpujarras, dit le médecin.
Là-haut ? fit-elle en jetant un regard inquiet vers le corridor
Qu’Ochoa venait de traverser. - Elle ne lui tirera pas les vers du nez,

Confia-t-elle à don Alfonso. Il huma le vin dans un verre. Il avait
Des habitudes culinaires. L’hôtesse avait tout prévu, même le pain
Aillé. Il appliquait des incisives expertes dans la chair des olives.

Que croyez-vous qu’il est venu chercher parmi nous ? demanda-t-elle
Enfin. - Chercher ? fit don Alfonso Galvez Hoffman. Il luttait
Contre des incohérences trompeuses. Nous ne cherchons plus,

Dit-il et il parut satisfait de sa réponse. Ils ouvrirent des tomates.
- Soleil ! s’exclama le médecin en posant ses lèvres sur la chair
Fendue. Doña Pilar usait d’un petit couteau à manche d’ivoire.

Je ne sais pas, dit-il. Elle remplissait le verre, répandant le vin
Sur la nappe. Soleil ? Avait-elle parlé avec les autres femmes ?
- Je n’ai pas eu l’impression d’un être différent, dit don Alfonso.

Christ. Sous la table, elle caressait les perles d’un chapelet.
Vous l’auriez vu ! dit-elle. Mais il voyait rarement les autres
Au moment important de leur apparition. Son esprit se nourrissait

De reflets. Planches anatomiques. Il traduisait le monde dans la langue
Des descriptions. Elle préférait l’instant où le texte se déplace.
Ochoa revint avec des fruits. Il refusa encore de partager le repas.

Une larme rejoignit la lèvre supérieure de doña Pilar. Elle avait
Toujours eu cette bouche éloquente. Le nez offrait une arête droite.
Ochoa transportait sa couverture dans son chapeau. Préférait-il

La chemise ? Il avait refusé de se chausser. C’est l’été. Les habitants
Des hameaux vont pieds nus aux travaux, dit don Alfonso qui reconnaissait
Cette courbure de l’échine, l’étroitesse des épaules, les mains carrées.

- Mais, dit doña Pilar, ce regard ? La tranquillité ? La lenteur
D’un point à un autre de nos habitudes ? Cette différence indiscutable ?
- Il ne parle pas, constata le médecin. Mais, selon son opinion,

Il ne pouvait s’agir d’un étranger à la terre comme le soutenait
Don Felix. S’il parlait, il parlerait notre langue. Observez sa démarche.
C’est celle d’un travailleur. Il connaît la terre, notre terre.

Croix. Elle se leva pour lui offrir un verre de vin et il le but.
- Vous voyez ces cheveux ? continua don Alfonso. C’est la cendre
Et le romarin qui les rendent si soyeux. Et non pas la divinité,

Voulait-il dire. Doña Pilar caressa la joue du vagabond. Rasé de frais,
Constata le médecin. Couteau. Affûtage précis de nos couteaux
Sur la pierre formée à cet usage patient du minéral. Divin enfant

De l’imagination et non pas de l’écriture. Relisez. Il connaissait
L’anthropologie de ces habitants parallèles. Le vin. La femme naissante.
Ces érections de pasteur. - Vous êtes sûr pour le renard ?

Raïssa entra avec la viande cuite. Elle avait séparé la sauce de la chair.
Don Alfonso contempla ce monument de plaisir. - Que veut un homme
À qui la vie n’a pas pardonné sa connaissance de la nature humaine ?

Il se sentait persécuté. Il caressa le bras de la jeune fille.
- Si nous prenions le contre-pied des religions, dit-il, nous constaterions
Pour commencer que la multiplication est une erreur de jugement.

N’avez-vous jamais été interrogée par cette opération ? Pure addition
D’infini, quelle absurdité ! - Je suis sûre qu’il me comprend, dit doña Pilar.
- Même langue, mêmes usages, même facilité de communiquer au lieu

De révéler. C’est le fils d’une forcenée de la reproduction. Il vient
Chercher la différence, un accroissement sensible de sa fortune d’ouvrier.
Ses frères lui ressemblent et ses sœurs promettent le bonheur.

Voici le vin de mon obscurité. Mes répliques sont l’écho de mes répliques
Et non pas ce que je dois à mon interlocutrice. Travail des mots
Et non pas du sens. Je crois à des héritages et non pas à la découverte.

Elle se décoiffait lentement. Il conservait cette assurance que le mutisme
Confère aux inconnus. Don Alfonso craignit qu’elle se mît à lui laver
Les pieds. Un bassin d’émail blanc côtoyait le vagabond. Don Alfonso

Vida son verre et laissa Raïssa le remplir à nouveau. Elle souriait
Elle aussi, belles dents blanches de l’innocence prise au piège du désir.
Il la soignait pour ce qu’il croyait être la maladie de Dupré.

Albeñiz avait-il conscience de ce défaut de l’esprit quand il rencontra
Son maître à Paris ? Solutions imaginaires ou produits de la chair ?
Ochoa ramassa le peigne tombé à proximité de ses pieds.

Rien de plus. Don Alfonso Galvez Hoffman rentra chez lui. Il était
Huit heures. On avait sorti les chaises sur les trottoirs et on
S’instruisait mutuellement. Les petits verres voyageaient.

Don Alfonso ne se hâta pas. Il revisita le Jardin des Plantes
Que certains appellent le Jardin Colonial et d’autres le Paradis
Perdu. Il aimait les araucarias, le Chili, l’approche du bout du monde.

La jeunesse ne le fascinait pas autant que la possibilité de prendre
Plaisir au contact, physique ou purement intellectuel, des objets
Environnants. Il connaissait la multiplicité des formes bien qu’il

Se gardât d’en tirer des conclusions spirituelles. Les enfants
Envahissaient les lieux. Mères grotesques de l’avenir. Les boutiques
S’éclairaient. Il traversa les terrasses des cafés et des casinos.

Le pistou au mouton remontait. La langue subissait l’acidité du piment
Et l’indéfinissable souvenir des olives cuites. Le vin était oublié.
Il jeta un œil distrait sur les genoux des fillettes criardes.

Les fenêtres donnaient maintenant sur l’obscurité des intérieurs.
Rideaux ouverts et immobiles. Les seuils se remplissaient d’êtres
Accroupis. Des miroirs luttaient contre l’absence. Plafonds tranquilles.

Il fit le tour par les champs de canne à sucre, se limitant à les contourner.
Des ouvriers revenaient d’on ne savait quelle souffrance secrète,
Silencieux comme des animaux, lents comme un ciel d’étoiles.

Un peu de lyrisme, don Alfonso Galvez Hoffman ! Des octosyllabes le hantaient.
Un, deux, trois, quatre, un, deux, trois, quatre, un, deux, un, deux,
Trois, quatre, cinq, six ! Des oiseaux rentraient eux aussi chez elles.

Eux. Elles. Il nota la rencontre dans le petit carnet. Tout le monde
Connaissait ce talent. Il composait des satires sur les temps présents
Et savait évoquer ce qu’on n’avait plus aucune chance de retrouver

Intact. Miroir de l’instant et préservoir de la durée. On ne demandait
Pas plus aux mots. Il pianotait en chantant, laissant la guitare
À des chants plus profondément fidèles. - Donnez-nous des nouvelles

De notre éparpillement, don Alfonso ! Les laisses s’étiraient d’une image
Surprise au seuil de la réalité jusqu’à ce point presque indicible
Où la réalité explore elle-même ce que l’imagination vient de mettre à jour.

Refrains du quotidien et de l’éternité. Appauvrissement de la musique.
Micros de l’intimité. Il griffonnait à même les touches avec un crayon
Gras que doña Pilar, pianiste elle-même, mais virtuose, lui reprochait.

Il avait à peine approché Ochoa, évitant même de croiser son regard.
Il avait observé des mains peut-être un peu moins rudes que celles
Qu’on imagine nourrir les habitants des hameaux, des mains héritées

De la résignation, mains aux doigts exercés à l’arrachement et non pas
À la finition. L’échine était celle d’un fils comme il faut que soit
Un fils destiné aux creusements plus qu’à l’extraction du nécessaire.

Déception de doña Pilar. Elle avait accéléré la croissance d’un menu
Fait tout exprès pour satisfaire son hôte. Il s’était mis à boire plus vite,
Moins facilement, prenant le risque de dénaturer le ravissement.

Ochoa avait accepté de tremper un pied dans la bassine. S’était-elle
Décoiffée ? Il l’imaginait mal en putain repentie. Raïssa servait en silence.
À quel moment avait-il été invité à vider les lieux ? Le visage

De doña Pilar se durcissait progressivement. Elle l’accompagna
Jusque dans la rue. N’oubliez pas le renard. Elle enfonça le béret
Sur une tête instable. - J’avais ma canne en arrivant, dit-il.

Il ne l’avait plus. On ne chercha pas la canne. Il vit Raïssa glisser
Dans la fin du jour comme une feuille morte à la surface des eaux.
Ochoa s’était figé dans le patio, incapable d’aller plus loin.

Christ. Il se rafraîchit au jet vertical d’une fontaine. Sans ma canne,
Avait-il prévenu, je divague ! - On n’a pas besoin de canne à votre âge !
- Question prestance, je reviendrai ! Et il avait commencé par s’égarer

À cause d’une nette diminution de l’éclairage. Les cris des enfants
Eurent vite fait de l’éveiller. Ce besoin d’autre chose ! s’étonna-t-il
En pensant aux agenouillements de doña Pilar. - De quoi la soignez-vous ?

Avait-elle demandé au début du ravissement. Elle surveillait l’entrée
Du cabinet si la lumière était favorable. - Je ne suis pas compétent
En la matière, avait-il avoué à son hôtesse déjà déçue par sa prestation

De convive. - L’esprit est infini, expliqua doña Pilar, raison pour laquelle
Nous finissons par ne plus savoir. Mais elle insistait pour connaître
Mieux la petite vipère qui s’était glissée dans son sein, selon l’expression

Consacrée. - Je ne comprends pas qu’il refuse de nous accompagner.
Dit-elle doucement. J’ai peut-être eu tort de m’en remettre à vous.
Je n’ai pas l’habitude de l’anomal. - Où diable avait-elle péché

Ce vocable inattendu dans la bouche d’une personne aussi indifférente
Aux mœurs des oiseaux de nos places publiques ? Que dis-je ? Je n’ai
Rien dit. C’est la nuit qui tombe sur mon silence. Le ravissement

N’est plus que le souvenir d’avoir été un moment proche de la vérité.

 

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