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3 - La mort d’Ulysse
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Article publié le 24 juin 2005. oOo UNA - Mais enfin, Monos, en quoi consiste votre philosophie ? Je vous connais depuis assez longtemps pour savoir que l’apparent désordre de vos pensées ni l’abondance des hypothèses contradictoires ne constituent chez vous un paravent de la misère intellectuelle. Ce n’est pas seulement par amour que je m’interdis le soupçon ; mon expérience de notre conversation m’enseigne tous les jours la plus grande attention à l’égard de vos... propos. Vous abondez dans ce qu’il convient je crois d’appeler le chantier, et toutes vos allégations sont autant de pierres apportées à un édifice qui n’est pas la forme qu’on attend d’abord du penseur, ni surtout ce fond indiscutable ou difficilement aporétique que les inventeurs de tous crins proposent à l’esprit dès les prolégomènes. Il semble que vous enrichissiez votre laboratoire à tel point qu’on ne s’y retrouve pas sans s’y perdre vraiment. Vous invitez à la réflexion uniquement dans votre jardin. Je ne vous ai jamais vu ailleurs quand il s’agit de se mettre à l’ouvrage. MONOS - Vous voulez dire : quand il est temps de le faire. Après, on ne peut plus rien envisager de franchement fertile ("arable", dit Saint-John Perse). Mes fruits et votre bouche, ma douce Una (douce à ma pensée) sont la parabole de mon destin. Je ne suis ni ne possède ni l’un ni l’autre. J’assiste en spectateur médusé à une rencontre que mon désir a préparé tout en reconnaissant que je ne m’y attendais plus. Je cultive les fruits, j’en entretiens les saisons et vous êtes l’approche de ce qui leur convient le mieux : le plaisir de les mordre, d’en savourer la chair et de savoir que c’est encore possible. UNA - La philosophie a connu deux rencontres décisives : la chose, avec Descartes, et l’homme, avec Nietszche. Il fallait que l’homme s’imposât à Dieu pour que la chose prît tout son sens. Mais vous ne prenez pas la chose. Vous attendez l’évènement. ce pouvait être autre chose que ma bouche et si ce n’était pas moi, ce serait une autre. Qui est cette autre, Monos ? En quoi reconnaissez-vous que ce n’est pas moi ? UNA - Je sais toujours que c’est vous sinon je ne suis plus sûr de rien, ni même s’il s’agit de quelqu’un ou du produit de mon imagination. Cette autre dont vous parlez avec une pointe de jalousie qui me flatte, mon Una, n’existe que parce que vous existez. Vous la rendez possible comme la persistance des fruits que j’offre à votre attente en dépit sans doute des saisons. UNA - Vous ne répondez pas à ma question, Monos. Qui est-ce ? MONOS - C’est une autre question. Qui est-ce si ce n’est pas vous ? me suggérez-vous. L’autre serait cette personne que je distingue parfaitement, ou du moins clairement, de moi-même et de ce que vous êtes pour moi. Je ne l’invite pas alors que je vous attendais. UNA - Elle entre dans le jardin. Vous la voyez m’observer. Elle s’enrichit en même temps que votre pensée... MONOS - ...pensée est ici pris dans son acception la plus large... UNA - Est-ce le premier personnage ? MONOS -Comment voulez-vous l’être si elle arrive en second ? UNA - Elle se distingue nettement. Elle ne m’imite pas. À quoi la destinez-vous ? MONOS - Mais je n’en suis pas le maître ! Vous en parlez comme si je la connaissais depuis longtemps. UNA - Elle existait avant moi, je le sais... MONOS - Vous ne savez rien ! Avant vous... UNA - ...les fruits existaient... MONOS - J’existais moi aussi. Je suppose que vous existiez. On me prendrait pour un fou si j’affirmais le contraire. UNA - Et elle ? MONOS - Je ne la vois pas. Non ! J’ai beau tenter de me souvenir... UNA - Mais qui vous parle de la mémoire ? MONOS - Les Muses... UNA - Les Muses ? Ces femmes qui n’en sont pas ? Il y a bien un moment où elle n’est plus la seule... MONOS - ...parce que vous vous mettez à exister dans la même proximité. J’ignore à quoi on doit les hasards de la vie ni même si on les doit... UNA - Nous avons exclu le bon Dieu et augmenté la chose ! MONOS - Il est inutile de me le rappeler. Mais maintenant, sans Dieu pour chapeauter et avec cette chose qui a pris des proportions... UNA - ...inimaginables. MONOS - Je les imagine très bien ! Je veux dire que j’en imagine la portée. UNA - Mais pas les limites qu’il faudrait calculer et qu’aucun raisonnement, si parfait soit-il, ne réussit à représenter un tant soit peu... visiblement. MONOS - Comme vous y allez ! Nous avons déjà dit qu’en la matière nous manquons des ressources de la comparaison. Comme si... UNA - ...elle était la première et que le désir ne pouvait arriver que par moi. Dans ce jardin, vous n’avez jamais été seul, ce qui explique votre passion. MONOS - Ma passion ? UNA - Vos fruits ! Vos saisons ! Ma bouche ! MONOS - Je n’oublie pas ! UNA - Vous entrez cependant à une date certaine mais sans le moindre souvenir d’avoir frappé à la porte. MONOS - La myélinisation a fait une oeuvre dont j’aurais tort de me plaindre ! UNA - Vous vous... comparez à la médiocrité !... Effet de contraste plutôt facile. MONOS - Facile et momentané. je cloue ainsi le bec à mes doutes... redondants. UNA - Ceux que vous n’avez pas choisi d’exercer sur les tenants de la chose. MONOS - Et sur ses aboutissants. La chose implique l’existence, donc l’évènement. C’est trop simple ! Un peu comme cette constatation que l’être vivant est cerveau, digestion et appréhension ; autrement dit : tête, tronc et membres. La chose existe, donc le temps est histoire. La chose inspire la possession donc le temps c’est de l’argent ! Que de conclusions que je ne tire pas de ma propre activité cogitative, mais de ce que l’on convient d’appeler la lecture. Je ne lis plus. UNA - Vous ne pouvez pas ne pas lire ! Tout est prétexte à déchiffrement. La moindre babiole que la nature... MONOS - ...la chose. Le monde ne peut être à la fois centrifuge et centripète. J’ai songé à l’immobilité comme clinique de la complexité. UNA - Je m’en souviens : vous parliez alors de tranquillité. Vos vers... MONOS - Des essais de jeunesse ! Prenons-les pour ce qu’ils sont : des essais d’existence quand c’était l’être qui me réclamait tout entier. UNA - Vous croyiez... donc. MONOS - Je tentais de voir plus loin que les fruits que je devais au hasard. Comment imaginer alors que je les devais à l’Histoire ? Moi qui n’héritais de rien... UNA - Vos livres témoignent du contraire. MONOS - Ceux que j’ai écrits, oui. UNA - Vous les avez écrits sans moi. MONOS - J’ai écrit le premier quand j’ai commencé à vous voir. UNA - Elle me surveillait. MONOS - Qui voulez-vous que ce fût ? UNA - Je ne veux rien. La place était déjà prise. Je me sentais comme une comédienne... MONOS - Vous m’emmenez au théâtre maintenant ! UNA - C’en est un, pour le spectateur. MONOS - Qui est-il ? UNA - N’importe qui ? MONOS - Vous créez le nombre. UNA - Si vous y tenez.... Nous allons y venir, car il nous faut achever notre conversation d’hier, avant... MONOS - Oh ! Oui, celui-là ! UNA - Vous ne pouvez pas l’oublier. Ce matin, vous marchiez dans ses pas. MONOS - Vous m’en attribuez, des personnages ! Elle, lui... eux ! UNA - J’essaie de comprendre. Ce n’est pas si facile. Avec un... MONOS - Oh ! Avec moi... UNA - Sans vous, je suis une autre. J’imagine les autres autres. MONOS - Vos peuplements vous éloignent de moi. UNA - Mais pas de votre jardin. Vous êtes ce que vous êtes dans le jardin. Ailleurs... MONOS - ...je ne suis pas chez moi, je sais !
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