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Essais de Pascal Leray
Meschonnic maintenant

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 Article publié le 14 avril 2009.

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Une pluie d’hommages s’abat sur Henri Meschonnic. Vient-il de publier un volume particulièrement significatif ? Vient-il d’ajouter une pierre décisive à l’édifice de sa théorie ? Non : il vient de mourir. Autrement dit, le voici enfin inoffensif. Il ne suscitera plus le rejet craintif dont il faisait l’objet, voici encore quelques semaines. Par contre, l’idolâtrie qui s’est agglomérée autour de son personnage ces dernières années devrait, très logiquement, s’en trouver renforcée. Et, en ces temps critiques de LRU, il ne fait aucun doute qu’une église devrait se remplir de pieux paroissiens : nous l’appellerons, à défaut de mieux, l’église de la poésie universitaire. Henri Meschonnic appartient à l’histoire de la littérature, il marque un temps de cette histoire et il nous apparaît nécessaire, plutôt que de nous mettre au diapason des formules convenues, de poursuivre dans un esprit voisin de celui qu’il promut, à la mort de Roman Jakobson, un questionnement sur la signification de ce parcours peut-être difficile à situer, car la vie littéraire d’aujourd’hui se lit dans ses silences plus que dans ses manifestations positives.

Quatre ou cinq secteurs de la vie intellectuelle peuvent être endeuillées par la disparition de Meschonnic. La lexicographie, d’abord. C’est un domaine où il a excellé, mais qui était bien trop étroit pour le bonhomme. Pourtant, à toutes les étapes de sa carrière, le sens des mots lui fut précieux. Et le sens du sens des mots fut pour lui une arme de poids, qu’on ne saurait négliger. Mais la lexicographie n’a pas su retenir son chérubin qui a préféré étendre son domaine d’action à tout le langage. La linguistique, donc, devrait également porter le deuil de cette figure originale de la pensée contemporaine. Mais Henri Meschonnic ne s’est jamais inscrit, à proprement parler, dans cette discipline dont les procédures ont toujours flirté avec une dimension scientifique dont le poéticien s’est de plus en plus éloigné, avec le temps. La traduction – pardon ! la traductologie - aura également été marquée par ce grand spécialiste de la Bible. Mais si les zélateurs voient en lui l’origine du monde, c’est peut-être en ce secteur que le linguiste aura fait la preuve d’une fermeture d’esprit la plus dommageable. Henri Meschonnic savait qu’on ne retourne qu’exceptionnellement aux sources d’une production quelconque, surtout dans ce pays qui a longtemps cru détenir la langue la plus universelle au monde et où la polyglossie n’a jamais été valorisée comme elle devrait l’être, ce qui devait lui assurer un certain ascendant sur ses lecteurs. Quant à la poésie... Voyons lesquels de nos poètes contemporains écraseront une larme. Rappelons-nous les riches heures qui suivirent le plus-que-polémique Célébration de la poésie, ouvrage qui mérite d’être salué à deux titres : le premier étant qu’il suscita un débat, certes limité mais non point inexistant, ce qui de nos jours est en soi un exploit ; le second étant directement lié au premier, à savoir : ce livre est très-certainement le seul à offrir un panorama général de la poésie du début du XXIe siècle. Panorama certes dégradé et quelque peu bilieux mais qui, selon la formule convenue, a du moins « le mérite d’exister ».

Car nous croyons que le destin poétique d’Henri Meschonnic a été perverti par le contexte peu favorable où il s’est développé. Les crises successives de l’économie du livre et de l’économie tout court ont certainement eu la fâcheuse conséquence de clanifier l’espace littéraire à un point qui n’est pas tellement imaginable, pour un simple lecteur. Henri Meschonnic a d’abord été la victime de cette logique sectaire, avant de lui-même s’y laisser happer. Et quand nous parlons de logiques sectaires ou claniques, nous ne parlons pas tant d’écoles de pensées aux positions affirmées, débattant rageusement les unes contre les autres, que d’univers parallèles qui semblent s’ignorer mutuellement au point de se dire, chacun dans son espace, « la » poésie contemporaine. Au sein de ces espaces, le débat est quasi inexistant. Entre ces espaces, il doit y avoir deux ou trois abîmes car nous n’en trouvons presque jamais l’intersection. Il n’y a rien d’étonnant à ce que nos chapelles soient inaudibles, dans ces conditions.

Reste la poétique. Mais la poétique est-elle une discipline ? Il ne nous appartient guère de répondre à cette question. Mais le fait est que, si la poétique était une discipline, ses représentants devraient rendre un hommage sincère à celui qui porta haut le drapeau de cet enseignement. Et la sincérité de l’hommage ne devrait en rien amenuiser sa portée critique. Car nous voyons, plus encore que pour la traductologie qui a de solides bases théoriques, quelle situation complexe laisse derrière lui l’auteur de Critique du rythme. Ayant abandonné Roman Jakobson à son « cratylisme » et enterré Lotman sous l’odieuse chape de la « sémiotique » (qui, par principe, méconnaîtrait le sujet), Henri Meschonnic aura fourni une théorie du poème qui le définit comme une « sémantique sans sémiotique » et, surtout, des principes relatifs à l’accentuation rythmique qui laissent une large place à l’interprétation individuelle. Où trouvons-nous, dans la littérature, une lecture critique de cette approche ? Nous devons bien reconnaître qu’au jour d’aujourd’hui, nous sommes dans le désert. Soit la méthode est ignorée (ce qui est le cas pour la majorité des linguistes), soit elle est promulguée au rang d’une vérité incompressible qui permettrait de mettre au jour la spécificité d’un langage poétique chaque fois singulier, alors que passé l’accent de groupe (que décrivait fort bien, en son temps, Paul Claudel), il n’est guère d’éléments dont le caractère scientifique soit garanti. Pourquoi ce débat, ce questionnement, cette interrogation sans compromis n’ont-ils pu être produits du vivant de l’auteur ? Nous n’en voyons pas d’explication ailleurs que dans le clanisme qui régit l’espace littéraire français contemporain – mais aussi l’espace de la recherche. Une situation qui autorise toutes les incompétences à avoir voix, dès lors qu’elles sont inféodées aux potentats locaux de l’intellect.

Comme sont vains, dans ce contexte, les débats sur la prétendue « mort de la culture française » ! La seule certitude dont nous disposons, sur ce point, est la suivante : si vous estimez que l’échange d’amabilités entre Bernard-Henri Levy et Michel Houellebecq est représentatif de la vie intellectuelle de ce pays, si vous voyez dans les « coups » éditoriaux de l’industrie du livre d’aujourd’hui le cœur palpitant de la création, il y a de bonnes chances pour que vous ayez plus de bonheur à défricher les champs de la création étrangère, irrigués pour certains par le principe d’une nécessité vitale. Mais vous ferez insulte à ce qui se produit, réellement, sur ce territoire et qui ne saurait avoir voix, puisque ce qui donne aujourd’hui accès à la publicité relève précisément de l’inféodation.

Nous tenons que Henri Meschonnic a été la victime de cette situation. Nous tenons que l’œuvre a été affectée par les clanismes qui l’ont maintenu dans un espace restreint. Nous déplorons que la seule issue qui se soit offerte à ce penseur de premier ordre ait été la reproduction des mêmes mécanismes qui l’ont conduit à cet isolement. Nous en appelons, enfin, au débat, à la critique, à la reconnaissance de l’intelligence de l’autre, seules conditions d’une vie intellectuelle fertile. Et nous prétendons, par là-même, rendre l’hommage le plus honnête et le plus productif qui soit à un homme qui a accompagné notre propre cheminement intellectuel, pour le meilleur et pour le pire.

Pour Charles Hectorne,

Pascal Leray

 

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