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Prière d'insérer
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 Article publié le 14 janvier 2009.

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Prière d’insérer
Robert Vitton
Il y a quelque chose de plus triste que de vieillir, c’est de rester enfant. - Cesare PAVESE

« - Je suis né… Je suis né avec la crépine.

- Coiffé, quoi !

- Une vie heureuse.

- C’est ce qu’on dit.

- L’après-guerre… C’est toujours l’après-guerre. Les guerres font couler le sang, les après-guerres, l’huile de reins1, avant de faire couler de l’encre.

- Le portrait tout craché du grand-père.

- De quel côté ?

- Des deux.

- D’eux, un chapeau mou, un paille, une casquette, un canif, une musette, des bésicles, une bouffarde, un briquet-tempête, un rasoir… On a leur figure. Les grands-mères, elles, ont vécu. La polenta, les raviolis, la pissaladière…

- Mangia !

- La petite école, l’école, la grande école. J’apprends à lire, à écrire… L’alphabet !

- Epèle !

- Les lettres dans la soupe, le quotidien communiste, l’almanach Vermot, la Vie du Rail…

- Combien de doigts ?

- Mes bûchettes ! Pour m’endormir, je comptais les wagons. Tam-tam, tam-tam, tam-tam… Je lis, j’écris, je compte. La veillée, l’arbre, le repas, la bûche, les sucreries… Des blagues, des pétards dans les papillotes. Le hotteur à barbe blanche. Les souliers cirés, les cadeaux… Un train ! Des paysages, un grand huit, une gare, un poste d’aiguillage, un sifflet… Pour les vieux, l’eau de Cologne et les pantoufles.

- Fallait pas. Non, fallait pas. A notre âge, les fripouilles, on a plus besoin de rien.

- Ma grammaire… Les pleins et les déliés… Ma sergent-major ! Des violettes ! L’hiver près de la cuisinière à charbon, dans le noir, ma mère et moi attendions les pétarades d’un vélomoteur. Tout s’illuminait, on passait à table avec la famille Duraton. Faire petit, vivre chichement, c’était éviter le moindre gaspillage. Le pain dur finissait dans la poêle, en chapelure, en pâtée… Les journaux torchaient le gras des fritures, gémissaient sur les vitres éplorées, se mettaient en quatre sur la poitrine des motards et des cyclistes dans le froid… Et les coquilles d’huitre dans la bouilloire pour attraper le calcaire… Et les coquilles d’huitre pilées dans la gamelle des poules pour fortifier les œufs.

- N’avale pas le santon.

- J’ai encore la fève.

 

Comme la fève m’a fait roi

Dans mes riches châteaux de cartes

Je reçois Debussy Descartes

Richepin Vinci Delacroix

Et tous les porteurs de pancartes

 

La limonade, le mousseux, les sirops, les marrons, les crêpes…

 

N’t’en vas pas Mardi gras

J’en f’rai sauter des crêpes

N’t’en vas pas Mardi gras

Des crêp’s dis t’en auras

 

J’ai fait mes devoirs, j’ai appris mes leçons.

 

La raison du plus fort est toujours la meilleure :

Nous l’allons montrer tout à l’heure.

 

- Ar-ti-cu-le ! Tes tables ? A l’endroit et à l’envers. Le fleuve le plus court ? Le pays le moins peuplé ? Les continents ? Les batailles…

- Le soir, c’est la soupe.

- Passée ou avec les morceaux ?

- La brique dans les draps. N’éteins pas.

- Çà a sonné !

- Le bol, les tartines, le beurre, la confiture…

- Frotte bien ton museau. Un coup de peigne ! Ton cartable ! Ton quatre-heures !

- Une laborieuse procession de fourmis traversait la classe pour gagner le garde-manger de mon pupitre. Les vestiges des goûters. Je me souviens avoir soufflé dans l’encrier. Des violettes ! L’odeur de ces violettes m’a grisé, me grise encore. Demain, c’est jeudi ?

- Toute la journée.

- Et vendredi ?

- Aussi ! Tu n’es plus un gosse, à présent. Tu prendras le trolleybus.

- Que de trottes, une enclume sur l’esquigne2, pour empocher le prix des voyages. J’ai les sous pour le cinéma !

- Tes pantalons courts, c’est pour ton cousin.

- Je jouais à m’ennuyer, à être triste, à être seul, à mourir sur le chemin des écoliers ; je m’ennuie, je suis triste, je suis seul, je meurs sur les chemins qui mènent d’une rime à l’autre, l’indignation et la révolte en plus. Je me souviens de Moumousse et de Tonnerre, la mère et le fils. Des ratiers. Je me souviens du passage du 110 au 220 volts. Je me souviens… Je me souviens de la matelassière, de l’étameur, de l’aiguiseur, des tondeurs de chiens, du rebouteux… La corne du marchand de glaces. Je me souviens…

- Tu penses à un métier ? Le bois, le fer, le cuivre, les fils… Le port, les chemins de fer, l’administration ?

- Au juste, l’ajustage c’est quoi ?

- L’ajustage… Fais ton stage !

- Des tonnes de limaille. La lime mordait, je chantais…

 

Au village, sans prétention,

J’ai mauvaise réputation.

Qu’je m’démène ou qu’je reste coi

Je pass’ pour un je-ne-sais-quoi !

Je ne fait pourtant de tort à personne

En suivant mon ch’min de petit bonhomme.

Mais les brav’s gens n’aiment pas que

L’on suive une autre route qu’eux,

Non les brav’s gens n’aiment pas que

L’on suive une autre route qu’eux,

Tout le monde médit de moi,

Sauf les muets, ça va de soi…

 

Papoum, papoum, papoum… Les machines-outils se déglinguaient, je chantais !

 

La digue du cul en revenant de Nantes…

La digue du cul en revenant de Nantes…

De Nantes à Montaigu,

La digue, la digue…

De Nantes à Montaigu,

La digue du cul…

 

On m’incendiait, je chantais…

 

Au temps des roses rouges,

Sur mon ami Pleyel,

Je mettrai au pluriel

La complainte du crime.

Au temps des roses rouges

Car ils paieront la dîme

Les seigneurs sans appel

Notés sur mon Lebel…

 

Je chantais ! Je chantais ! Je chantais ! Les ateliers… La sanguine et le suif. Des cahiers, des carnets noircis, bleuis. Des mots ! Des mots ! Des mots ! Des vers… Je me forme sur le tas. J’ai toujours dans mes rayons les deux volumes en lambeaux de ce fils de charron et de cabaretière, de ce semeur à tout vent condamné par le Saint-Office. Pierrot ! Pierre Larousse. Vingt piges ! Tu piges ?. C’est le moment ou jamais… Je gribouillais, j’écris ! Mes juvenilia ! L’apprentissage. Plus de quarante ans d’apprentissage dans les chantiers des poètes. Mes habits sont noirs. Mes deux frangines portent chacune un joli nom, Poésie et Anarchie. Je provoque, je me provoque. L’anar chie sur la raie publique !

 

Quand tes Mariann’s et tes Mad’lons

Nous serv’nt des fonds d’bouteille à boire

Qu’tes Marseillais’s nous suc’nt la poire

Qu’ell’s piss’nt des os dans tes violons

J’déglingu’ tes claqu’s j’astiqu’ tes cliques

Ré-publique

 

Tes troup’s fum’nt plus du caporal

Peut-êtr’ des mauv’s à la prochaine

Qu’tes troncs qu’tes glands qu’tes feuill’s de chêne

Gard’nt leur morale et leur moral

Tes gross’s légum’s fil’nt la colique

Ré-publique

 

Quand t’as d’la gueul’ du chic du chien

Du gros bleu du p’tit blanc du rouge

Sous la cocard’ la pensée bouge

Et cause à ton bonnet phrygien

Et chaqu’ fois les aminch’s rappliquent

Ré-publique

 

En revenant à leurs matons

Les cop’s d’la neuill’ dépav’nt l’Averne

Ils t’en dis’nt long pour ta gouverne

Et vid’nt des brocs avec Platon

Leurs barricad’s s’donn’nt la réplique

Ré-publique

 

T’as du jaja et d’la java

Tes accordéons font du gringue

Aux gringalets dans tes bastringues

Mais quand tu t’crois faite en diva

Tu n’engendr’s pas l’mélancolique

Ré-publique

 

T’as des cachots t’as des prisons

T’as des sentenc’s t’as des tortures

Tu t’habill’s pas d’littérature

Pour fair’ l’ménag’ dans ta raison

T’es même un tantet bordélique

Ré-publique

 

Quand tu joues cell’s qui n’y touch’nt pas

Qu’t’as tes flueurs qu’t’as tes histoires

Tu nous relègu’s au purgatoire

Et cent drapeaux couvr’nt tes appas

Certains en f’raient bien des reliques

Ré-publique

 

Des cadavr’s exquis sur les bras

Des fauss’s couch’s des mauvais’s grossesses

Tu t’pomponn’s aux frais d’la princesse

La rue t’entonn’ ses ça ira

Pour qu’un’ fois pour tout’s tu t’expliques

Ré-publique

 

Je tape sur les systèmes. L’Anarchie a horreur du désordre. Le désordre établi, rétabli. La Banque, l’Armée, la Police… Le pouvoir ne doit pas être conquis, il doit être détruit. Bakou, Bakou, Bakounine. Bakou, Bakou, Bakou… L’anarchisme est d’abord une éthique. C’est Cartier-Bresson qui l’affirme. Ce n’est pas une miette de pain, c’est la moisson du monde entier qu’il faut à la race humaine, sans exploiteur et sans exploité. Ô Louise ! Ô mes murs ! Mes murs ! Mil neuf cent soixante-huit, le temps des cerises sur mes barricades ! Les chansons de Brassens et de Ferré. Et puis Malherbe vint avec sa muse réglée comme du papier à musique. La Poésie a ses menstrues ! Puis vinrent Rutebeuf, Apollinaire, Ronsard, Corbière, Verlaine, Aragon, Prévert, Villon, Mallarmé… Et tant d’autres. Tant d’autres ! Ma muse muse, ma muse m’use, ma muse démuselée… J’avais poussé entre les chansons de Brassens, de Ferré, de Ferrat, de Béart, de Brel… Les Fréhel, les Damia, les Claveau et les tutti quanti !

 

Etoile des neiges

Mon cœur amoureux

S’est pris au piège

De tes grands yeux…

 

Les chants des trouveurs les moins fréquentables me vouèrent définitivement à la versification. Ecrire ! J’avais lu, quelque part, cette formule de Jean Genet : Ecrire c’est lever toutes les censures. Cela m’allait. J’écris pour être lu et relu, mais aussi pour être illisible, me plaisais-je à dire. Tu m’as lu ? M’as-tu lu ?

- Lanturlu, hurluberlu ! D’abord, t’écris quoi ?

- J’écris, c’est tout.

- Ça te passera.

- Je me suis tripoté jusqu’à ce que mort s’en suive.

- Quatre pater, saligaud !

- J’ai tété la fille de la crémière.

- Deux avé !

- Putain, merde, con…

- Pas de jaloux… Trois Pater noster et trois Avé Maria.

- Et pour le beurre au troufignard ? Et pour le doigt sur les babines ? Et pour le sel sur la queue ? Et pour la langue au chat ?

- T’es baptisé ?

- Il faut croire.

- La communion ?

- Briffe, c’est mon corps ! Sirote, c’est mon sang ! Anthropophage et vampire.

- L’extrême-onction ?

- A moins d’être complètement gâteux…

- Sans foi ni loi…

- Ni dieu ni maître ! Un dieu pour quoi faire ? Tu me vois avec un poseur de bornes ? S’il en existe un de tout puissant, le pauvre hère, crois-tu… Prodiguerait-il un vertigineux talent à ses âpres détracteurs ? Un maître ? Tous ceux qui m’ont initié me demandent d’écrire contre eux. Je fleuris des concessions à perpétuité. La vraie reconnaissance.

 

Avec vos dieux avec vos maîtres

Vous en faites des kilomètres

Allez Allez vous faire mettre…

 

Oui, ça me prend souvent ! De plus en plus souvent ! Vous m’entendez, ça et là, répondre avec agacement, avec enjouement à des questions. Vous me voyez, ça et là, feindre d’être sourd à ces interventions. Ce sont des voix qui m’interrompent, qui m’interpellent, qui me tiennent sur le gril, qui m’encouragent… Comment vous dire ? Ces voix me viennent de mon enfance, de ma jeunesse, de mille saisons, du fond des abîmes, des abysses…

- Mangia !

- J’ai réparé le vélo.

- J’ai une balle !

- Raconte !

Des voix usées, des voix traînantes, des voix entraînantes, des voix rauques, des voix baroques, des voix dans le rogomme, des voix style rocaille… Tu vois ? Ma voix même m’interroge, me tance, me gratifie… Mystère et boule de gomme ! Souvent des voix m’assaillent. Un brouhaha ! On m’enfonce une poire en caoutchouc dans la gorge. Je me réveille en sursaut. Dans l’aile de mon ange gardienne, je pique une plume pour dire les merveilles des crépuscules, pour chanter les délices et les supplices des jardins, pour fagoter des anecdotes qui remontent au déluge, à la nuit des temps, à hier après le midi, à la dernière sieste, à la dernière diète… Un jour, je soupire des récits d’une seule venue, un autre, je patauge .aux quatre coins et au milieu d’un poème, un autre encore, je m’emmure. Je touche, je retouche. Je vais, je viens. Je ne suis pas toujours à ma disposition avec mes rêves gigognes. Des gens sont amassés le long de la voie ferrée. On a tiré l’alarme. Le convoi de soldats s’est immobilisé. La paix en Algérie ! La paix en Algérie ! Ces images m’apparaissent comme des photographies en noir et blanc, parfois muettes.

- T’as une sacrée tignasse

- C’est ma traîne de corbeaux, d’arondes, de pies, de piafs… C’est ma crinière de jais ! C’est ma voile de deuil. C’est ma loque loquace dans le vent frisquet, mon flot à tous crins…

- Toc, toc, toc !

- Qui est là ?

- La Poésie.

- Qui ça ?

- La Poésie !

- La Poésie ?

- La Poésie !

- Entre ! Elle s’est assise au bord de mon plume, au bord de ma plume. Plus de quarante berges que ça dure, cette tragi-comédie. Je n’ai pas fait de bail.

- Tu t’es fringuée aux présentoirs des kiosques en feuilles de chou ? Les invendus ? C’est ça ? Des tonnes sur les trottoirs en paquets et en vrac. La Mistoufle lèche les vitrines des grands magazines. Toute cette guimauve, toutes ces senteurs, tous ces bijoux de pacotille !

- Toc, toc, toc !

- Qui est là ?

- L’Anarchie.

- Qui ça ?

- L’Anarchie !

- L’Anarchie ?

- L’Anarchie !

- Entre ! Dépave-toi. Si le cœur vous en dit, nous irons au mont Parnasse. Une futaine entre une chiffe imprimée et une simarre. Entre elles, je suis comme un pot à deux anses. Un pot de fer ! Un rouge ou un noir ? Un ballon ou une tasse ?

- Tu penses à la mort de Louise Michel ?

- J’y pense. Je pense à Pottier et à Degeyter. La lutte finale… T’es rien, terrien ! Nous ne sommes rien, soyons tout !

- Tu penses aux guetteurs de Montfaucon ?

- J’y pense. Je pense à la mort du petit cheval de Paul Fort. Je pense à l’œil mort de Rutebeuf. Ô ma Poésie ! Ô mon Anarchie ! Je leur paie des toiles dans les champs élysées. Nous avons toujours quelque chose à démêler au snack barbare, nous trois. Leurs griffes donnent de la façon à tout ce qu’elles effleurent, leurs mirettes à tout ce qu’elles reluquent. Paris ! Je suis le marin de Paris. La mer, la Seine…

 

La mer…

 

La mer est la mère

De tous les marins

La mer est amère

Je compte ses grains

De sel ses chagrins

La mer est la mère

De tous les marins

Ses longs chants sommaires

Ses cris ses crincrins

Sondent coeurs et reins

La mer est la mère

De tous les marins

Je sais sa grammaire

Ses alexandrins

Ses âpres refrains

La mer est la mère

De tous les marins

Dans les pas d’Homère

Sur le sable empreints

La mort je ne crains

La mer est la mère

De tous les marins

Repus de chimères

Mille pèlerins

M’ouvrent ses écrins

La mer est la mère

De tous les marins

Amants éphémères

Sur la dune étreints

Quand tonne l’airain

La mer est la mère

De tous les marins

 

La mer…

 

J’enfile ma vareuse. Mataf au creux de la vague, au creux de la vogue, j’ai mon foc et mon fanal.

 

La Seine…

 

On ne partage pas la Seine

Otez-vous gens de ma Douleur

Adieu adieu le quai aux Fleurs

Je passe passe avec ma Seine

 

Je ne partage pas ma Peine

Suis-je ou ne suis-je de saison

Je ne partage pas ma Haine

Passez passez dans ma Chanson

 

Je ne partage pas ma Veine

Suis-je ou ne suis-je de saison

Je ne partage pas ma Seine

Otez-vous gens de ma Chanson

 

Otez-vous gens de ma Chanson

 

La Seine…

 

Du Midi à quatorze heures à Paname l’insomniaque, de la rade de Toulon aux rades de Pantruche, du Pastis au Campari, de la Sardine au Fluctuat nec mergitur, d’un trois pièces à treize mètres carrés… Des revues, des anthologies, des livres, des rencontres…

 

- Tu es là ?

- Non !

 

Elle est venue ton écuyère

Chiper ton mal et tes trente ans

Tu l’attendais triste Tristan

Avec des brassées de bruyère

Elle est venue ton écuyère

La froide Faucheuse d’Armor

 

Te faire l’Amour et la Mort…

 

Te faire l’Amour et la Mort ! Morlaix, 1845. Saint-Brieuc, Nantes, Roscoff… Poète aux semelles terraquées, autochtone et étranger en tous lieux. Tristan Corbière tire des mots, des formes de l’onde, de la poussière, de la cendre… Il fréquente indifféremment tous les langages, exploite l’enfantin, le populaire, le cru, l’argotique… Ses audaces offrent à sa poésie et à la Poésie une respiration et une démarche nouvelles. Elle est grosse jusqu’au menton/Ta Muse du pays breton. Ta Muse du pays breton. Morlaix, 1875. En 1976, j’ai écrit Tristan pour marquer d’un galet blanc le cent unième anniversaire de la mort de ce mathurin d’eau douce, des quais, des rues, des tavernes… Naples, Capri… Evêque tenant en laisse un porc au carnaval de Rome. femme, quémand, forçat… Ce flâneur squelettique et disloqué, terriblement surnommé An Ankou, s’amuse de son ennui…

- An Ankou ?

- Spectre de la Mort, dans le parler de sa région. Marcelle et la Mer. Marcelle et l’Amour, Marcelle et la Mort. Marcelle, une actrice, son actrice, sa muse italienne… Le Gad, un ami aubergiste. Paris, 1874. L’hôpital Dubois. Mère, je suis à Dubois… du bois dont on fait les cercueils. Sainte-Anne, ayez pitié de nous ! Morlaix, 1845. Morlaix, 1875. La presse est muette. De l’œuvre pas un mot ! Fais de toi ton œuvre posthume. Verlaine brise le silence. Les Amours jaunes ! L’unique recueil de Corbière ne me quitte jamais.

 

Ton bout de cierge est sous la lame

Buona notte dors Tristan

Avec ta terre entre les dents

Va dors avec ta vague à l’âme.

 

- Es-tu là ?

- Non, mais entre !

- Je dérange ?

- Rideau ! Rideau ! Ah ! les acteurs ! Je suis un useur de socques et de cothurnes qui ne sait plus une broquille de son canevas. Je suis un cabot qui ronge les répliques, un harangueur qui se gargarise dans les tirades, un grime grimacier qui suce des galets de jade, un histrion qui s’engave de farce, un pitre qui refile sa voix et sa langue au chapitre des chapeaux, une doublure qui ne manque pas d’étoffe, un videur de pots à déboire3 au bout de son rôlet… Je porte un visage d’écorces, de cuir, de métal, de papier bouilli… Que de binettes à la graisse, au jaune d’œuf, à la sépia, à la gouache, à l’aquarelle, à la farine, au plâtre, à la suie… Je suis un théâtre ambulant, un théâtre de marionnettes, un théâtre d’opérations… Pour la troupe, je ne suis qu’un gros morceau de bois rompu, qu’un antique manche sans scrupule ni pitié qui perd son temps et sa peine : un brigadier ! Brigadier ! Les trois coups ! Les trois coups ! Frappez les trois fameux coups, que le rideau se lève une fois pour toutes sur les spectateurs impatients de vivre et de revivre leurs vies, leurs histoires ! J’y vais, j’y vas, le public s’impatiente. Pas une âme qui vive ou qui meure.

 

Je chausse tour à tour le socque et le cothurne

Jouez masques de chair visages de carton

Le brigadier frappe un deux trois coups de bâton

La mer sous mes tréteaux pianote des nocturnes.

 

Je ris d’un quinquet, je pleure de l’autre. Sur les planches, je ne joue plus. Souffleur ! Souffleur !

 

Qui suis-je ?

 

Mes vieux habits montrent la corde

Mes féroces ribouis les dents

Nous sommes tous miséricorde

De la côte du père Adam…

 

De mon temps, on ne supporte plus la Misère, du moins le spectacle dérangeant qu’elle impose. On préfère la pétrifier dans les neiges d’antan, l’agenouiller derrière des palissades qui affichent le bien-être, qui vantent les mérites de l’opulence, qui crient toutes les formules du bonheur aux gobeurs consommés.

- T’as faim ?

- J’épluche ma main ! Ni fric ni frac, on vous bat ventre et dos. On préfère l’entourer de murailles. Qui ça, la Misère ? La séquestrer, la banlieusariser, la mettre hors de la vue d’une autre Miss, une Miss ampoulée, proprette, logée au large, vêtue des derniers cris… Miss Mistouflette, faites taire vos gueusailles égueulées, vos gigantesques orgues de Barberi, vos imposants moulins à coudre le vieux avec le neuf, vos bric-à-brac, vos safres rebecs, vos scieurs de longues romances à trois sols l’heure, vos fous-rires homériques… On n’entend plus nos Marseillaises sanguinaires et sanguinolentes, nos Mariannes potelées et empotées, nos Madelons délurées, effrontées, nos fanfares fanfiolées, nos réclames criardes, nos trompettes renommées, nos angélus, nos prières apprises… On n’entend plus les vivats, les hou-hou, les hourras des stades, le charivari de nos magnats, de nos manitous, de nos margoulins… Faites taire les voix publiques, les voiries urbaines, le carreau, la dalle, les parvis !… Faites taire ce Richepin, Jean de son prénom, ce poète anachronique ! Jetez-le aux oubliettes !

 

Plus rien ni chants dans les mémoires

Ni lavande dans les armoires

Pauvre Richepin

Mortes les Muses et les Moires

A quai la Nave Les copains

 

Jean ! Jean ! Jean, attends-moi ! Allons boire un coup, j’ai du sable à l’amygdale ! Jean ! Des revues, des anthologies, des livres, des rencontres…

 

Mon pays… La Provence. La Gueuse parfumée ! J’y suis attaché. Un pieu…

- Un piquet ou un hamac ?

- Le pieu a été planté un douze mars.

- Le mois des foutraques, des fadolis, des dérangés de la cafetière ? Des dingues ?

- Je suis à l‘attache…

- A la tâche ? Pistache !

- En pointe au bout de ma longe, je trace un cercle parfait.

- C’est l’O du Giotto !

- Le fil à la patte, je tisse ma toile d’aragne. Je tire sur la corde ombilicale, sur le cordon bleu frotté d’ail. Je romps les amarres. Les horizons…

- Le pieu est fiché dans ta caboche. Et ce vent incendiaire, dis ?

- C’est un coup de Mistral !

- Destrùssi4 ! Destrùssi4 !

- Les boules des platanes…

 

D’Oppède-le-Vieux à Gardane

Tantôt moqués tantôt moqueurs

Les pétanqueurs les pétanqueurs

Comme des chiffonniers se tannent

 

Les pétanqueurs les pétanqueurs

Ne sont pas des enfants de choeur

 

Que de pulpeuses charlatanes

Virevoltent sous les platanes

Les pétanqueurs les pétanqueurs

Flanqués de leurs crânes claqueurs

Du coup perdent la tramontane

 

Les pétanqueurs les pétanqueurs

Sont tous de la même tartane

 

Sous les platanes tout n’est qu’heur

Et malheur dit le chroniqueur

 

De Cucuron à Barbentane

Tantôt vaincus tantôt vainqueurs

Les pétanqueurs les pétanqueurs

Jurent d’endosser la soutane

 

Les pétanqueurs les pétanqueurs

Ne sont pas des enfants de choeur

 

Que des guitareries gitanes

Se répondent sous les platanes

Les pétanqueurs les pétanqueurs

Coquin de sort se font croqueurs

D’étamine et de tarlatane

 

Les pétanqueurs les pétanqueurs

Sont tous de la même tartane

 

Sous les platanes tout n’est qu’heur

Et malheur dit le chroniqueur

 

Casquette paille ou bonnet d’âne

Mauvaise tête mais bon coeur

Les pétanqueurs les pétanqueurs

Comme des forcenés se damnent

 

Les pétanqueurs les pétanqueurs

Ne sont pas des enfants de choeur

 

- T’envoies le bouchon un peu loin, Dottore ! Il court dans la rigole. Pointe…

- Je suis ma boule…

- A toi Pantalone !

- Je suis au mitan.

- Frappe, Matamore !

- La commedia dell’arte ! Nous, nous étions les zani, la claque espiègle, volubile, insupportable…. Pulcinella, Arlecchino, Pedrolino…

 

J’en rêvais nuit et jour Je n’y

Croyais plus Ma douce me tance

Mais cela n’a pas d’importance

J’embrasse le cul de Fanny

 

Ô bonne Mère tant que

Sans gémir joueront mes ressorts

J’aurai - le joli sort -

La bagatelle et la pétanque

 

Les noyaux … Les olives et les jujubes. La figue ! Et ce Pagnol Marcel ! La pièce était si mauvaise que les acteurs eux-mêmes partaient avant la fin. Et ce Giono Jean ! La Provence dissimule ses mystères derrière leur évidence. Et ce Nouveau Germain 

 

Ni tout noirs, ni tout verts, couleur

D’espérances jamais en fleur,

Les ifs balancent des colombes,

Et cela réjouit les tombes….

 

Et ce Puget…Le roi peut facilement trouver des généraux parmi le grand nombre d’excellents officiers qu’il a dans ses troupes ; mais il sait bien qu’il n’y a pas en France plusieurs Puget. Ne vous étonnez donc pas, monsieur, de me voir exiger un traitement égal à celui d’un général d’armée.

 

Je dormais sur un sac auprès de mon étoile

A la proue de ma ville où s’usent les amants

Que le mistral m’emporte au diable si je mens

Vos Atlantes portaient le poids de mes tourments

Votre prénom vous va comme un sarrau de toile

Monsieur PUGET

Monsieur Pierre PUGET

 

Je suis d’ici. Je suis fait des mots d’ici. Des patois ronchons, des latins grassouillets, des argots insolents, des bribes des Italies, des mixtures à la provençale, des manquements de la parole et du geste… Je suis fait des mots, des mets, des morts, des miracles de ma terre natale. Je suis fait de ses brusqueries, de ses longueries. Je n’y mets plus les arpions. Trop de cadavres. Plus une chaise où m’asseoir, plus un pliant pour prendre le frais. Toujours le trimard, l’âpre et le doux trimard. Histoire de penser les phrasés et les discordances de mes temps et de mes lieux, je passe et repasse mes chants et mes chantiers. Des revues, des anthologies, des livres, des rencontres…

 

Les rues… Ma rue… Au bout de ma rue, des orgues, des tambours, des trompes, des violons, des guitares… Tout ça sort dans la sorgue, dans ma sorgue. Des voix flûtées trouvent le temps longuet. Un accordéon patraque essouffle de la rengaine, de la valse-musette, de la grosse java… J’entre dans des farandoles de bedoles5 bedonnantes, de cagoles en ravanilles6, en talons aiguilles, de fifres et de sous-fifres, de caramentrans7, de sept félibres… Frédéric et sa bande. Patronne ! Ô Estelle, je tangue et tu te dégaines à Châteauneuf-de-Gadagne, à Clichy-la-Garenne, à Montfermeil, à deux pas de mon garni parnassien… Des histoires sur de fringants chevaux, sur trois roues, à pattes, à pétoire déboulent de mes buttes, je trempe mon calame dans le caniveau. Au bout de ma rue, l’aventure ! Sac au dos, j’y cours le monde entier tandis que ma fidèle voiture rêve de refaire le tour du quartier. Au bout de ma rue, la Dèche rabâche des Avé et des Pater. Que de sébiles, que de mains en conque, que de jattes, que de troncs ! La Rumeur, toujours dans les jambes des reporters, brode des rosaires sur les papiers des pythonisses et des sibylles. Au bout de ma rue, joue mon enfance, joue, avec tes griffures, avec tes écorchures, avec tes bleus, avec tes pièces au cul, avec tes crimes, avec tes mirages fabuleux… Ô mon vire-vire8 avec tes guimbardes rutilantes, avec tes carcans de bois ! Ô mon petit navire ô gué ! Ô mon petit navire qui n’a ja ja jamais navigué. Ohé ! Guignol. Ohé ! Au bout de ma rue, c’est l’Amérique avec ses chercheurs d’or, avec ses Colomb… Des Angles obtus se tapent de mes combinaisons métriques. Et tous ces cocardeaux, ces cocardiers qui coqueriquent sans poudre ni plomb. Au bout de ma rue, les élus et la piétaille… Au bout de ma rue, mes frelotes vident les bourges et les soldats. Des angelotes se déblue-jeanent pour une rose, pour un réséda. Le langage des fleurs. Au bout de ma rue, aminches…

 

Aminches nous avons les mêmes barricades

Et les mêmes maquis et les mêmes buissons

Et les mêmes semis et les mêmes moissons

Et les mêmes tourments et les mêmes brancades

Et les mêmes bouquins et les mêmes chansons

 

Aminches nous avons la même envie de vivre

Malgré les soifs les faims malgré les chauds les froids

Malgré les échafauds et malgré les effrois

Nos soleils ont raison de la neige du givre

Et nos mots des charrois des beaux arrois des rois

 

Aminches nous chantons nos amoureux martyres

Nos fantasques tourments nos fers nos doux enfers

Nos mille morts nos jougs joue contre joue soufferts

Jusqu’à ce que le flou le vague se retirent

Que de corps de décors à la mitraille offerts

 

AU bout de ma rue, aminches, couaquent des fanfares couardes, des chorus municipaux, des klaxons, des gyrophares… Que de cymbales ! Que d’appeaux ! Au bout de ma rue, j’ai toutes les guerres, les guerres de trois jours, les guerres de mille ans, les guerres de jadis, les guerres de naguère, les guerres d’hui… Je les traverse les bras ballants. Au bout de ma rue, je force des barrages, je cisaille des barbelés, je renverse des miradors… J’attends les enfants de la mère Courage, ô soleils de mes thermidors ! Au bout de ma rue, sur les vendanges, sur les moissons, sur les barricades, sur les banderoles, dans les chansons, le rouge et le noir prennent la parole. Au bout de ma rue, ma jeunesse s’attife à mort chez les fripiers. Je décroche. Des peaux tannées et retannées me reconnaissent. A ton âge… J’enfume ces ballets de guêpières. Des guêpiers ! Au bout de ma rue, sur mes tréteaux, je donne la réplique à Jean-Baptiste, à tous les autres. Comme les savantas, les grammatistes, les artistes, mon fieu, je crève trop tard, je crève trop tôt. Au bout de ma rue, j’ai mes trouvailles, mes trafics, mes travaux… Des moulons9 d’idées ! Au bout de ma rue, gisent la barcasse, la lanterne, les rames du père Caron. Quand plus rien ne va, vois-tu, je me tire, je me casse. A la revisto10 ! Ça me coûte une rouillarde11, une blague de gris, un roman rose… Au bout de ma rue, je camboule12 mes muses. Au bout de ma rue, ma mère se fait du mouron. Au bout… Au bout… Des revues, des anthologies, des livres, des rencontres… Des séparations. »

Robert VITTON, 2008

 

Notes

1 - Huile de reins  : sperme. 2 - Esquigne  : Dos, échine. 3 - Pot à déboire  : pot de chambre. 4 – Destrùssi : destructeur. 5 – Bedole : personne diminuée par l’âge, niais, imbécile… 6 - Cagole en ravanilles  : fille vulgaire vêtue de loques. 7 – Caramentran : personnage noyé ou brûlé au point final des carnavals provenceaux. Au figuré, individu laid, mal habillé, débauché… 8 – Vire-vire : manège. 9 - Moulon : tas. 10A la revisto : Au revoir. 11 – Rouillarde : bouteille de vin rouge. 12 - Cambouler : Transporter une personne sur un deux-roues.

 

 

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