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7 - Minuit six (Jules) & Lorenzo (Pierre)
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 Article publié le 21 avril 2024.

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Jules parlePierre écrit

Minuit six

Jules

 

Mandale prit un taxi. Traversa aire de yourtes. Le chauffeur parlait allemand. Lisait Galsan Tschinag. Mandale connaissait pas et avoua cette tare. Première fois en Mongolie. Oui. Mais connaissait Vladivostok. Avait épousé une japonaise poilue. Morte en couche. Enfant mort aussi. Seul. Le chauffeur frémit. Son volant était enrobé d’une fourrure. Bat Bat plus loin. Des Weiteren. Tsetseg famille moi. Hasard, oui. Heureux ? fit Mandale. Le chauffeur surveillait un camion qui voguait droit devant. Du gravier voletait. Il ralentit et jura. Prit la tangente. Parebrise cher. Mercédès. Route maintenant étroite et poussiéreuse. Voisine des chèvres. Des chevaux qui ont l’air de jouets. Ruines d’une station service. Encore des yourtes. Des cheminées. Des gosses excités. Un cahot et le crâne de Mandale, tondu, heurte le plafond dépourvu de tapisserie. Blong ! Impossible filmer. Le chauffeur accepte ralentir. Mais il connaît l’heure à laquelle il faut se pointer chez Bat Bat si on veut manger chaud. Du isst ? Mandale fait non de la tête. Pas manger. Faim, oui. Repas avion, beurk ! Chauffeur rit. Il caresse la fourrure, la tapote. La route devient chemin, puis le chemin sente, trace des animaux, puis la verdure des collines de chaque côté. Le chauffeur fait des signes. Mandale comprend que c’est ici qu’il vient tirer à l’arc. Avec son fils. Sohn. Lui champion. Bekannt.

— Moi pas connu plus que ça, dit Mandale.

— Moi connu moins que ça ! dit le chauffeur en riant.

Ça : son ongle du pouce. Bon Dieu ! pense Mandale. Qu’est-ce que ça veut dire ? L’après-midi touche à sa fin. L’horizon se densifie dans les ors rouges. Le chauffeur, ébloui, ralentit. L’herbe est grasse comme du Whitman. Bientôt, la yourte flamboyante de Bat Bat apparaît à flanc de colline. Un mur descend puis contourne l’installation familiale. La cheminée fume. Une moto rutile dans la lumière. Deux gosses arrivent en courant. Criant : Mandale ! Mandale !

— Vous connu ici, constate le chauffeur.

Le sol est mou. Mandale y pose un pied prudent. Il n’aime pas la campagne. Encore moins ces endroits paumés. Le chauffeur coupe le moteur et descend à son tour. Bat Bat reçoit Mandale dans ses bras.

— On s’est connu à Paris, explique-t-il au chauffeur, son cousin.

Jules (moi) et Myriam sur le seuil, bras dessus, bras dessous. Souriant.

— T’as oublié ta caméra ?

Mandale exhibe sa Sony.

— Qu’est-ce qu’on est bien ici ! lâche-t-il.

Tsetseg agite une cuillère.

— C’est tes gosses ? demande Mandale.

— La fille. Le garçon est au voisin. Mais Tsetseg attend un fils.

— En octobre, précise-t-elle.

Puis elle désigne Myriam :

— Elle aussi attend.

¡No me digas ! rugit Mandale. (il me toise) Un petit bonhomme comme toi, papa !

Il embrasse Myriam. Bat Bat s’impatiente. Le repas est chaud.

— On part demain, dit-il à Mandale.

— Il a plus le side, complète le gosse.

Bat Bat le calotte affectueusement et le gosse entre devant nous. Il a faim. Il sera là demain matin à l’aube si on le laisse dormir ici. Ok. Il envoie un message à son papa.

— J’aime la vie, dit Bat Bat. Toujours quelque chose à faire. Mais j’ai jamais écrit de bouquin, bien sûr.

— T’en écrirais un si tu savais écrire, dit Tsetseg.

— Tout le monde n’a pas la chance d’avoir étudié en Allemagne.

Le cousin tique. Le Passé. Ce Temps que ma grand-mère haïssait à la place de son moi. J’ai écrit un tas de choses sur le sujet. Mandale rompt le pain. Froment importé. Ce qui reste d’une civilisation. Ce qui demeure d’un peuple. Mais je suis pas venu pour ça. A & B. Incapable de les distinguer pour l’instant.

— S’il avait le side, dit le gosse, il m’aurait amené et je me serais poussé pour laisser de la place à la chèvre. (regarde Bat Bat) Je me répète pas puisque ton ami n’était pas là…

— Achève ton morceau et va te coucher.

— Je dormirai pas cette nuit.

— Alors tu t’endormiras à l’aube et tu n’entendras pas le bruit du moteur.

— Un 350 deux cylindres !

Jubile puis disparaît dans un amas de couettes. Mandale filme. Il a posé la caméra sur un coffre qui reçoit aussi son tabac et sa pipe.

— Jules a le sens du récit, dit-il. Le scénario se construit au fur et à mesure. En ce moment, il écrit sur son enfance. Moi je prends un crayon, j’encadre, je déplace, je relie (relier), et je sais ce qui va arriver dans l’objectif. Comme ça. (il montre)

— Parlez plus bas, messieurs. Les enfants ont besoin de dormir.

— Nous de boire !

Le chauffeur nous a quittés peu après le repas. Il avait des doutes sur la validité de ma tentative d’élucidation. D’après lui, je risquais de perdre mon temps. Un temps dont mon écriture avait besoin. Il ne connaissait pas mes écrits, mais il savait que le temps ne pardonne pas à l’égaré. Il partit dans la nuit.

— Il t’a traité d’égaré, chuchota Myriam sous la couette. Et tu n’as rien dit ! D’habitude…

— Il s’en allait. Et puis c’est le cousin de Bat Bat. Et puis ce n’est qu’un chauffeur de taxi.

— Qu’est-ce que t’en sais s’il n’est que cela ?

Un des gosses gémissait. L’un ou l’autre. Impossible de savoir lequel. Ça m’angoissait. Myriam dormait profondément. Est-ce que le gosse dormait ? Cette histoire de side devait le turlupiner plus que moi l’avenir que me réservaient A et B. J’ai jamais eu de chance avec les gosses. Même enfant. Je les comprenais pas.

 

*

*  *

Ya pas d’histoire. Les hist, c’est bon pour le ci. Les gens s’assoient et regardent. Si tu leur racontes pas une histoire, ya plus de film.

On fumait dehors, Mandale et moi. Yavait pas de place pour lui sur la moto. Et pas question de monter en bagnole. À pied c’est des jours. Un et demi au moins, avec de l’entraînement. Il avait du sang japonais, mais quand même ! Et puis ça remontait à loin. En Amérique. Et puis quelles têtes ils feraient A et B si trois types s’amenaient dans leur zone, un Mongol, qu’ils connaissaient au moins de vue, et deux occidentaux dont un qu’ils pouvaient pas ne pas reconnaître alors que j’étais incapable de les distinguer du commun asiatique. J’avais même pas idée de la gueule qu’elle avait, cette femme. Et même si Mandale louait une moto, il arriverait pas à temps pour filmer les premiers moments de cette rencontre qui promettait de l’inconnu.

— T’es vraiment sûr de leur poser des questions ? dit Mandale soudain inquiet.

— Je connais pas d’autres moyens de me renseigner.

— Mais t’as vraiment besoin d’en savoir plus ?

— Tu veux le faire, ton film, oui ou non ?

— Mais puisque je serais pas là à temps ! T’y as pensé, à ce détail qui va me coûter un premier plan qui n’existera que si on explique.

— J’écrirai si c’est ce qu’il faut.

— Tu les vois, toi, les spectateurs à qui on demande d’écouter sans voir ? Et dans ton style d’écriture qui n’est pas franchement cinématographique.

— J’écrirai pas. Je parlerai. Ils m’écouteront. À Paris. À New York. Moscou. Dubaï.

— Je sais pas si je monte… Sans la première séquence, ça va faire manchot. Et peut-être même cul-de-jatte. Je serai venu pour des prunes. C’est pas ici que je vais trouver de quoi refaire ma vie conjugale.

— Si jamais je redescends pas, occupe-toi de Myriam.

— Ah ! si yavait pas la nécessité de cette première séquence ! Tu me comprends, Juju ? Je peux pas commencer un film par la deuxième, surtout si t’es mort à la première. Il en pense quoi, Bat Bat ?

— Il m’a pas tout dit. Il me cache des choses. Les omoplates. Paris. Cette amitié qui n’en est pas une. On arrivera pas discrètement, c’est sûr. T’as entendu le bruit qu’elle fait, cette moto ? Ils nous attendront en embuscade. Bat Bat a une kalash. C’est mieux qu’une caméra. Je préfère que tu sois vivant si je dois mourir.

— Raconte pas de conneries !

Si j’avais été un type intelligent, j’aurais commencé par enquêter sur Bat Bat, histoire d’éclairer ma lanterne sur ses véritables intentions. Mais il avait décidé de pas m’en laisser le temps. Sinon j’aurais pas eu besoin de plus de deux ou trois jours pour en savoir plus. En tout cas suffisamment. J’allais monter là-haut dans moins de trois heures et je savais rien de Bat Bat et de son sacré projet. Je devais me résoudre à reconnaître qu’il se fichait du mien. Mais alors, à quoi je servais s’il s’était jusque-là interdit de monter ? Pas le temps d’en discuter. Mandale voyait ça d’un mauvais œil lui aussi.

— T’as plus le choix, dit-il. Faut que tu te pètes quelque chose. Quelque chose qui t’empêche de monter sur la moto. Et t’auras une convalescence pour en savoir plus. T’aurais dû te renseigner avant, mec. Mais j’suis pas plus professionnel que toi. J’ai les jetons maintenant. Sauf que j’ai pas besoin de me mutiler. J’ai une excuse.

— J’me suis jamais mutilé et c’est pas maintenant que je vais commencer !

 

Lorenzo

Pierre

 

Le remplaçant arriva tard dans la soirée. Il pleuvait et il avait marché sous la pluie depuis la gare.

— Qui êtes-vous ? dit Pierre en ouvrant la porte au bout du long couloir qu’il vient de parcourir en prenant soin de poser la pointe de ses pieds sur le sommet des chevrons.

Le jeune homme sourit. Son imperméable est pendu à un fer en boucle de la cage d’ascenseur. Pierre attend la voix de son père. Il n’attend pas son père en personne et c’est pourtant ce qui arrive. Ce qui n’arrive pas, c’est l’explication.

— Nous n’avons jamais eu de remplaçant, dit sa mère, mais le docteur Vincent n’est plus.

Le jeune homme dit qu’il comprend. Il dit en baisant la main de la femme du docteur quelque chose comme Lorenzo de Gador j’ai cru que vous n’arriveriez jamais dit le docteur derrière Pierre qui regarde l’imperméable l’imperméable dégouline lamentablement sur les marches qui descendent les marches descendent une à une sur le plan brisé en angles droits du tapis vert émeraude dont on ne voit pas d’en haut les barres de cuivre parfaitement astiquées astiquées jusqu’à cette perfection qu’on voit d’en bas d’en bas le parallélisme des barres de cuivre dont le plan étrangement vertical lui donne chaque fois la nausée il ne faut pas. Il ne faut pas lever la tête pour regarder la voûte de verre qui prend au ciel sa lumière et à la nuit son mystère. Une fois il est tombé à la renverse en plein milieu de l’escalier qu’il a redescendu sur le dos la tête la première jusqu’au palier du rez-de-chaussée essuyez vos pieds sur le paillasson.

Le paillasson sentait la boue des villes on pense moins aux chaussures des gens à la campagne. Lorenzo lui caressa la joue.

— J’ai appris pour le docteur Vincent, dit-il en entrant, c’est un malheur.

Il arrivait trop tard le père de Pierre avait hérité la clientèle du docteur Vincent. Lorenzo rit.

— C’est une petite ville, dit-il sachant que c’est le meilleur moyen de blesser le cœur fragile du docteur dont la vie il le sait ne tient qu’à un fil.

L’imperméable prendra la nuit pour sécher personne ne demandera à qui il appartient on ne parlera même pas de la flaque qui aura disparu sous le tapis dont la fibre ne se souvient de rien.

— Vous vous installerez dans la chambre, dit sa mère mais s’il vous manque quelque chose n’hésitez pas vous le trouverez dans notre appartement Pierre vit chez la grand-mère.

La grand-mère de qui ? Il connaît l’histoire du noyer. Pour lui ce n’est pas une histoire. Pierre demande pourquoi. Pourquoi pas une histoire ? Quoi d’autre ? Lorenzo ne répond pas. Il ne répond pas aux questions des enfants.

— Il y a beaucoup d’enfants, dit le docteur, des croissances capricieuses, des inclinations dangereuses, le début de la fin.

— Vous avez mangé, dit sa mère.

Elle aurait pu demander : Vous avez mangé ? Comme elle n’a posé aucune question, Lorenzo la contredit avec prudence : je n’ai pas mangé ce soir mais je n’ai pas fin (faim). Il aurait pu dire : je mangerai demain ce qui aurait vexé à coup sûr la femme du docteur.

— J’irai chez ma cousine Agnès, dit-elle.

— Je ne pensais pas être seul, dit Lorenzo.

Il a l’air un peu désespéré.

— Je ne serai pas bien loin, dit-elle sans y penser.

Pierre pense au lendemain. Ils partiront tous en fin d’après-midi, sauf Pierre et la grand-mère qui resteront à la ferme en attendant le retour des autres. Les autres. C’est à dire moins le docteur qui voyage avec sa maîtresse (Lucile peut-être mais dans ce cas Jean ne reviendra pas il en manquera quatre) et encore moins la femme du docteur qui séjournera chez sa cousine Agnès, ce qui n’enchante pas le docteur mais il ne dit pas pourquoi. Vous mangerez en bas. Ce n’était pas prévu. C’était une question d’argent. Le restaurant, ça finit par coûter cher. Lorenzo ne mange pas tous les jours.

— J’ai connu ça, dit le docteur.

Ce n’était pas vrai. Il n’avait jamais jeûné, sauf entre le réveil du dimanche matin et la grand’messe où il communiait rarement parce que la veille il n’avait pas eu le temps de se confesser. Il disait en plaisantant que sa femme pouvait aussi bien se confesser pour lui puisqu’il n’avait rien à lui cacher. Mentait-il cette fois ? Lorenzo s’empourpra (autre explication) à cause du verre de gnôle. Il passerait la nuit sur le sofa du salon. Il n’aurait qu’une couverture mais le feu tenait bon, il n’avait pas de souci à se faire. Pierre avait seulement proposé de dormir dans le sofa à la place de Lorenzo. La couverture serait au repassage du linge. Elle portait des traces de fer. Ces ombres en pointe avaient peut-être intrigué Lorenzo. Il ne pouvait pas deviner.

— Je vous en prie, avait dit la femme du docteur en lui montrant la chambre de Pierre, ne vous servez pas de son secrétaire et pour justifier sa prière elle ouvrit le secrétaire ou plutôt elle l’entrouvrit de peur de ne plus pouvoir le refermer.

Lorenzo comprenait. Il n’ouvrirait rien, sauf la porte. Les chats ne le dérangeraient pas, sauf le soir à la veillée, s’il veillait. Il consacrait plutôt ses soirées à la lecture.

— La lecture des livres ou des femmes ? plaisanta le docteur.

Pierre faillit éclater de rire.

Les hommes deviennent fous à cause des femmes, les femmes perdent la tête à cause des enfants, et les enfants sombrent dans la démence parce qu’ils ne sont pas des animaux.

Pierre récitait cette leçon avec une exactitude qui pour l’heure étonna Lorenzo qui était habitué à la discrétion des enfants, à leur soumission. Où donc avait-il contracté cette habitude ? Chez lui ? En sortant de chez lui ? En n’y revenant pas ? Plus ? Jamais ?

— Je m’étonne, dit Lorenzo (il fallait bien qu’il le dît), qu’un enfant qui cède sa chambre aussi facilement, ce qui prouve sa générosité, soit aussi le sujet de telles hallucinations.

Les fous, les enfants, les animaux. À la place des hommes créés, des femmes nécessaires et de l’écriture épistolaire.

— Ne l’écoutez pas, dit la femme du docteur.

— Nous le soignerons, dit le docteur en passant sa main dans les cheveux de Pierre.

Lorenzo ne lui reprochait plus rien. Il avait au moins reconnu son interminable générosité. On ne le soignerait pas en tout cas pour son défaut. Il ne recevrait aucune leçon et tous les soins. Il prit place sur l’accoudoir du fauteuil où Lorenzo était assis. Lorenzo aimait les enfants. Ou plus exactement il préférait la chair des enfants. Un loup dans la tanière, avait dit la femme du docteur quelques jours avant l’arrivée de Lorenzo. Il eût donné sa préférence aux femmes… avait commencé le docteur mais il n’acheva pas de blesser sa femme en présence de l’enfant qui n’avait aucune chance de toucher le cerveau ou le cœur de Lorenzo.

— Il ira à la ferme, dit-il.

— Dans ce cas, dit sa femme, j’irai chez Agnès.

Pendant ces quelques jours, on pensa à la solitude de Lorenzo. Il aurait bien quelques visites. Il pouvait compter sur un nombre raisonnable d’urgences. On chercherait peu à satisfaire sa curiosité mais si cela arrivait, on n’amènerait pas les enfants.

— On raconte des choses, avait dit le docteur.

— Vous le connaissez donc si peu ? s’était inquiété sa femme.

Il avait rallumé sa pipe tranquillement.

— Un excellent élève, avait-il déclaré, prenant le temps de s’expliquer, un diagnostic, une expérience, et peut-être même un cœur. Autrement dit, un médecin.

Pierre avait écouté jusqu’au bout. Il n’avait pratiquement rien compris à ce qui démontrait l’infaillibilité de Lorenzo. Il comprenait mieux l’expérience. Ses fragments révélaient d’autres parcelles de vérité que le docteur prétendait partager avec Lorenzo. La question du cœur n’était pas soulevée comme le docteur avait l’habitude de changer le sens des questions qu’il posait à brûle-pourpoint. Le cœur de Lorenzo pouvait demeurer une énigme. Qui se prononcerait définitivement ? Le docteur Vincent était un grand médecin, dit Lorenzo. Pourquoi ? se demande Pierre. Non pas pourquoi grand, corrige-t-il aussitôt dans le silence réducteur de sa pensée, pourquoi poser cette question maintenant, le docteur doit répondre quelque chose s’il ne veut pas perdre mon estime. Le docteur en effet préparait une réponse.

— Nous le sommes tous, dit Pierre sans lui en laisser le temps.

— Tous ? fait le docteur un peu étonné qu’on ne le laisse pas aller au bout de son idée.

De quoi se mêle cet enfant ? semble réfléchir Lorenzo.

— Oui, oui, intervient la femme du docteur.

Que voulait-elle dire, elle ?

— Il est mort dans de bien tristes circonstances, dit quelqu’un. Rien n’a pu le sauver. Il laisse une enfant malheureuse. Mais est-ce bien sa fille, ce sang ? Vous me comprenez ? Va te coucher, toi !

Mais Pierre ne bouge pas. Il est comme pétrifié. Cela lui arrive chaque fois qu’il tente d’entrer dans une conversation qui n’est pas, comme dit sa mère, de son niveau. Le docteur hausse les épaules. Sa main s’approche de l’œil de Pierre et en écarte les paupières. Je suis à l’intérieur, pense Pierre confusément.

— Il est bien, dit le docteur, plus que bien. Vous n’avez jamais voyagé ? demande-t-il à Lorenzo en regagnant son fauteuil.

— Nous avons eu de beaux séjours, dit la femme du docteur (ma mère, pense Pierre).

Lorenzo semble réfléchir. Ou il essaie seulement de traverser l’attente immobile que lui imposent les autres.

— Je suis venu jusqu’ici, finit-il par dire presque en riant.

— Fameuse aventure en effet ! s’écrie le docteur.

Nous n’avions pas encore prononcé le mot aventure, pense Pierre. Je n’y avais pas pensé moi-même. Nous ne racontions jamais les aventures. Nous les avons pourtant vécues. Qu’est-ce qui nous empêchera de les vivre encore ?

— Le docteur Vincent a exercé sous les Tropiques, dit Lorenzo.

— Mon Dieu ! dit la femme du docteur.

Elle savait. Cette invocation ne voulait pas dire qu’elle ne savait pas. Mais la moindre allusion à cette aventure lui arrache toujours un cri destiné à faire voler en éclat une torpeur commençante. Lorenzo est désolé. Il a été amoureux de Lucile autrefois.

— Je sais, dit le docteur. Vous étiez tous amoureux d’elle.

Lorenzo soupire. La femme du docteur n’a jamais été amoureuse. Elle l’écrivit une fois dans une lettre. Elle séjournait quelque part, sans avoir voyagé, et ne cherchait pas l’aventure. Le docteur avait lu la lettre qui ne lui était pas destinée. Pierre en était le témoin. Il y pensait souvent. Le docteur avait soigneusement refermé la lettre et l’avait posée sur la table du salon, sous le compotier, et il était parti. A qui écrivait-elle ? Pierre pensa qu’il ne pouvait pas être le destinataire de ces confidences. Un œil sur l’enveloppe le renseignerait. Un autre personnage. Une aventure peut-être. Où donc le docteur avait-il déniché cette lettre ? Comment comptait-il s’en servir ? Pierre entra dans le salon. Il prit un fruit et le frotta longuement contre sa manche. Sa mère n’eût pas aimé ce geste qui n’était qu’une imitation d’ailleurs. Maintenant qu’il aimait les séjours à la ferme, maintenant qu’il ne s’y ennuyait plus, qu’il n’y connaissait plus la peur, il se surprenait plus d’une fois à en retrouver les petites manies, catalyse de l’instant. L’enveloppe était tournée du côté où sa mère avait calligraphié l’adresse de son séjour. Chez Agnès. Elle n’était donc pas allée bien loin. Elle était encore accessible. Non pas qu’il éprouvât le besoin de s’y référer. Il pouvait l’oublier. Elle ne lui écrivait pas. Elle téléphonait au docteur. Il détestait cette sonnerie du soir. Il se montrait impatient, laissait échapper un mot de trop, ne revenait pas sur ce qu’il avait dit puisque c’était dit, concluait-il. Il avait changé de parfum à cause d’une femme. Ou grâce à elle. Et elle partait en séjour. Ce n’est pas si loin, disait-elle à Pierre. Ils étaient sur le trottoir. Le taxi arrivait alors qu’ils ne l’attendaient plus. Mais il arrivait et elle partait. Il avait cru qu’elle avait renoncé à le laisser seul avec le docteur. Il l’avait presque convaincue. Ensuite le taxi arrivait et elle lui mordait la joue en lui répétant qu’il était sa seule possession. Elle ne disait pas sa seule richesse. Il revenait dans la maison en pensant à cette différence. Je suis riche de toi. Un homme pouvait le dire à une femme. Mais une mère peut-elle croire qu’elle possède son enfant ? Ou penser qu’il la croira si elle le lui dit. Mais elle n’était pas amoureuse et ne l’avait jamais été. En tout cas celui ou celle à qui elle écrivait devait la croire, s’en convaincre, en souffrir peut-être. Tiens-toi tranquille, lui avait-elle dit à la portière du taxi. Elle l’abandonnait à sa révolte. Et il ne possédait pas de quoi payer le prix de cette tranquillité. Le taxi s’était arrêté au bout de la rue. Il attendit encore. Il n’avait rien promis mais cette fois il ne se sentait plus libre. Il ferma la fenêtre. Il était presque midi. Il n’avait encore rien mangé ce matin. Il avait pensé toute la nuit à cette nouvelle séparation. Il s’était raconté toutes les histoires, y compris celle où il apparaissait en indifférent. Il ne l’avait pas terminée tandis que toutes les autres s’achevaient par sa défaite. Que peut-il arriver à l’indifférence ? On devient peu à peu le personnage de son attente. Il le sait maintenant. Mais qu’en savait-il au moment de la croisée des chemins ? Qu’imaginait-il pour survivre, pallier l’anéantissement, revenir au même endroit et recommencer ? Mais tout était fini. Il ne restait plus qu’à accepter les faits. Comment agir dans ces conditions ? Les premières hallucinations conscientes eurent lieu cette même fin de semaine, le soir même du départ de sa mère pour un séjour inconnu, du moins n’en avait-il pas retenu les lieux. Le soir arriva par la fenêtre, un premier pas dans la nuit, entre le vert et le rouge, un jaune instable, saturé de violet au-dessus des toits, les fenêtres de l’autre côté de la rue couvraient entièrement une façade noire aux angles parfaitement découpés dans le blanc de la lumière. Le trottoir montait lentement, un escalier descendant le brisait en mille morceaux d’une pierre qui n’était peut-être que l’agglomérat des vitres tombées, il avait entendu ce fracas incohérent mais n’avait pas assisté à cette vision en cascade de matières entraînées par le courant d’un fleuve de sens jouissant de toutes les perspectives. Sa mère lui avait recommandé de ne pas demeurer seul dans une pièce, sa chambre ou le salon (elle n’avait pas pensé au couloir qu’il arpentait maintenant), et son éclairage. Il avait ouvert la porte d’entrée dans un geste de désespoir. Personne n’avait entendu son cri ou personne n’avait voulu l’entendre. La lumière, comme l’appelait sa mère, venait de la cage d’ascenseur, porteuse d’ombres explicables, au ras du sol. L’hallucination occupait l’autre bout du couloir. Elle était entrée par la fenêtre du salon (je suis fou, avait-il pensé), elle était peut-être dans le salon et il ne se passait plus rien dehors (ils avaient cessé d’exister) et maintenant elle s’épanchait lentement sur les murs, le plafond et le plancher du couloir où il attendait presque impatiemment qu’il se passât quelque chose. Cela se terminerait, pensait-il, s’il trouvait la force d’atteindre le palier où il ne se passait rien comme d’habitude. On se demanderait peut-être ce qu’il y attendait. Il aurait même fermé la porte d’entrée. Le docteur n’est pas là ? Répondre à la question par un signe de tête facile à interpréter. De toute façon, la porte est bel et bien fermée. Et tu n’as pas la clé ? On sonne. Vainement. Je ne veux aller chez personne ! Mais… je suis quelqu’un. Comment expliquer cette peur ? Pourquoi ai-je reculé devant l’évidence ? L’enfant a voulu me mordre ! La voix du docteur : mais ce n’était pas une raison pour le gifler ! La voisine de palier : si vous appelez ça une gifle ! Le docteur : un chat est un chat. Divers bruits, de portes, de pas, de voix encore, la grille de l’ascenseur, les anneaux du rideau sur la tringle, l’eau du robinet, le cataplasme, la douceur, l’endormissement lent, glissant, non pas menaçant, mais inquiétant, une dernière goutte de bruit, l’oubli. Au réveil il entendit la voix du docteur qui parlait au téléphone. La voisine s’est plainte de son attitude moins d’une heure après qu’elle eût giflé l’enfant et la femme du docteur lui a assuré qu’elle était elle-même scandalisée par les mots incroyables du docteur. Il n’a pas eu besoin de les concevoir, ironisa la voisine. Je lui présenterai des excuses, dit le docteur au téléphone. Il voit l’enfant éveillé. Il ne lui dit pas : c’est votre mère, il se met à parler bas et la conversation ne dure pas assez longtemps pour que le cerveau de l’enfant pénètre cette recherche du silence.

C’est fini. Le docteur ne parle plus. L’œil de l’enfant est ouvert. Il se contente de le regarder à distance. Il demande si tu vas bien. Si tu te souviens. Si tu vas recommencer. Il ne demande pas qui a commencé.

— Tu as dormi comme un hérisson, dit-il.

Il ne demande pas si tu as continué de voir. Le lait est chaud. Il est même descendu à la boulangerie.

— C’était votre mère, dit-il enfin. Cette idiote (il parle de la voisine) lui a raconté des histoires. Votre mère adore ces exagérations. Elle s’en nourrirait presque. Je lui ai dit que sa présence n’était pas nécessaire.

Il te demande de penser, pense l’enfant. Penser à elle, ne pas désirer sa présence, peut-être jusqu’au terme prévu de son séjour, elle reviendra. Il te demande de fixer le terme de cette existence sur le fil de ces éloignements, il exigera la cohérence de l’étirement de la pensée entre les deux points de ton importance, elle et toi. Pauvre funambule ! se dit l’enfant. Il boit le lait, la chaleur du lait, sa blancheur sucrée, l’écœurement des algues de crème, les ivoires de leurs nœuds. Il n’a rien dit. Ni au sujet du hérisson, ni de la promesse que son père attend de lui, rien. Naguère, ils auraient au moins parlé des petites douleurs en évitant soigneusement d’éviter les grandes, celles qui tendent à la pudeur. Mais ces conversations n’étaient provoquées que par ce qu’il convenait d’appeler des bobos. Il n’y en avait pas d’autres.

— Vous comprenez pourquoi nous ne pouvons pas vous le confier, dit la femme du docteur au remplaçant. Que comprend-il ?

Elle est aux prises avec la perversité notoire de cette doublure qui ne sera jamais un maître. Mais pourquoi jouer la démence d’un enfant contre la dissolution d’un clerc ? L’enfant ne joue pas.

— Je comprends, dit Lorenzo, mais il a peut-être honte qu’on en parle devant lui.

L’enfant a envie de dire : Je vais beaucoup mieux depuis que… mais à quel événement précis se référer maintenant ? Il a rougi. Lorenzo sait mesurer l’importance de la honte. Il est seulement pervers. Tout le reste de son être fonctionne normalement. Il y a cette perversité, ce goût étrange et inacceptable, ces corps d’enfants, le dialogue.

Pierre frémit. Sa mère sait sans doute beaucoup de choses au sujet de ces frémissements. Perles de sueur à la place des gouttes, imprécises et inévitables.

— Vous ne languirez pas, assure la femme du docteur, il languira, ou bien il y aura la mort en l’air, celle d’un enfant par exemple, et il enfoncera la tête de l’ennui dans l’eau de sa mélancolie. Vous aurez une épouse, dit la femme du docteur. Mais je n’en ai pas. Et des enfants… Un seul me comblerait.

— C’était étrange ou fascinant ce dialogue, dit Pierre. Ou je m’en souviens mal. Elle luttait. Il s’abandonnait. Le docteur était entré en transes à cause de l’eau-de-vie. Il se souvient de tout, pensa Pierre sans croire à cette infaillibilité. Les aromates du verre l’envahissaient maintenant. Il avait souhaité ce funambulisme à la place du docteur. Que feras-tu si tu es un jour sur le fil ? Entre la femme et l’enfant. Entre celle qui existe et celui qui promet d’exister. Lorenzo n’épouserait jamais personne. Il finirait peut-être sa vie dans un cachot à l’abri des tentations. C’était tout l’avenir que lui souhaitait la femme du docteur. Une douleur nue. Mais gare à l’imagination ! lui avait dit le docteur en riant cette après-midi même. Avait-il commencé à pleuvoir ? Je jouissais dans la chaleur moite, pense Pierre maintenant. La vie était un objet comme les autres. Je ne m’ennuyais pas. Ce n’était pas le temps que je voyais passer. Passage des Tristes qu’on force à changer de vie. Forçats du bonheur des autres. Ou au moins de leur tranquillité. Paix des commerçants et des jouisseurs naïfs d’une existence mesurée en jours.

Un matin, Lorenzo était monté sur le toit de l’appentis pour décrocher un nid d’hirondelle. Il en expliqua longuement la structure, l’utilité, le destin, l’énigme. Ils étaient au fond de la cour. Le docteur lavait à grande eau le pare-brise de la voiture. Sa mère allait et venait avec les paniers. Des paniers à la place des bagages ! Elle aperçut le nid entre les mains de Lorenzo. Elle était scandalisée mais ne dit rien. L’hirondelle n’était pas revenue cette année-là. Elle parlait des mouettes de son enfance en le regardant. La mer couleur du ciel, la profondeur du ciel retrouvée dans le plancton phosphorescent des bains de minuit, les visions benthiques au bord de l’eau en conversation avec soi-même, les deux ou trois noyés de la saison, leur passage et leur disparition, leur étrangeté de revenants, les amours d’une sirène abandonnée finalement à son destin de poisson dans l’eau. Et ne pas se sentir lésée dans sa part d’héritage. Elle suivait le vent au fil de l’écume, toute nue et poursuivie. Le sable provoquait des ralentissements qui la mettaient à la portée du chasseur qui la désirait autant qu’elle voulait lui échapper toujours. Dans les dunes, sous les pins, elle était seule. Des mouettes étaient suspendues dans le ciel. Elle croyait voir les fils de ces marionnettes. Les feuillages finissaient par tomber comme un rideau et elle avait soudain peur d’être surprise en flagrant délit de nudité. La chemise était restée accrochée aux branches d’un tamaris. Revenir à elle était impudique. Elle s’habillait de sable et d’eau. Autre marionnette. Mais qui était le montreur ?

Pierre savait peu de choses de ce côté de la famille. La femme du docteur était une étrangère. Ou presque. Son enfance se rappelait aussi les hirondelles. On se baignait dans la rivière. Les filles étaient animales et l’homme trahissait son passé. L’hirondelle passait en diagonale. Le ciel était vu à travers les feuillages. Le bord de l’eau avait perdu sa géométrie. Elle haïssait ces sensations, les brins d’herbe et les petits cailloux sur sa peau, l’algue et le galet, le fil de l’eau, imprévisible et menaçant, la proximité de la berge, trompeuse, finalement angoissante, et surtout le regard porté sur le ruissellement dorsal du fleuve qui n’en finissait pas, porteur de barques tranquilles, robes blanches ouvertes comme des fleurs, les rames comme des couteaux et les lignes étrangement verticales malgré le ruissellement incessant. C’était à peu près tout ce que savait Pierre. Les photographies n’avaient pas encore jauni. On reconnaissait les regards, les sourires, même le corps pouvait avoir peu changé. L’album s’intitulait : Souvenirs de l’année… C’était l’album des oiseaux. Celui d’un inconnu qui pouvait être son père, stercoraire de la mémoire ; et celui de son père salangane du désir dont le nid est un délice inexplicable autrement. Son propre oiseau chantait rarement et toujours en présence des autres.

C’était cela, la solitude, rien d’autre, pas de mots pour la décrire ou la donner à comprendre, silence de l’oiseau, porte ouverte sur le néant de l’amour, question de soi à la place des autres. Avec eux, le secret du chant était bien gardé. Il ne caressait pas l’oiseau. Ce couac l’eût dérouté définitivement. Or, il se croyait sur le chemin de la femme. Un chemin pavé d’anatomies. Ornières des promesses. Ombres transversales des arbres d’angoisse. Intervalles du feu. Proie facile. A l’horizon, continuons l’allégorie du personnage que je ne suis plus, tout et rien. Un plan en un espace, le plan vertical est une fin en soi, le plan horizontal annonce d’autres espaces, on ne traverse pas le plan, glissements, tournoiements, diagonales et spirales, pourquoi s’étonnait-on qu’il fût si précis à l’heure de dessiner ce qui lui venait à l’esprit ? N’exigeait-on pas de lui qu’il se montrât fidèle à sa première question ? Jusqu’où irait-on s’il en trahissait la néguentropie ? Quelle douleur remplacerait l’absence de sensation ? D’autres photos le montraient nu, innocent, ou dépouillé, purifié, il ne savait plus.

Sur le sable, sa mère riait en lui frottant les fesses. L’ombre du photographe lui servait de marque. Il pleurait peut-être. Il pleure souvent sur les photos. Ou il est indifférent, ou ailleurs, ou ennemi de cet instant, cruel sans exercer la cruauté, rebelle et tranquille, on ne sait jamais. Il haïssait les exhibitions de son corps. Mais la vague avait failli l’emporter. Elle l’avait plaqué contre le fond, puis il y avait eu le glissement du sable aux rochers et des rochers à la forêt d’algues rouges et vertes. La suffocation. Le désir. Il n’avait pas vu la mort. Il n’avait pas pensé à la voir. Mais en cela, différait-il des autres qui avaient été dans la même situation de menace ? La mort est venue après, en habit de scène, dans la peau des personnages, parfaitement à l’aise dans la peau du personnage de la mort-personnage. Ils riaient. L’oiseau chantait. Le sel pénétrait encore dans sa langue. Les yeux se trompaient à propos de la mer. Elle ne prenait pas toute la place. Elle était seulement à sa place. L’oiseau continuait de chanter. Intarissable, l’oiseau. Dans le ton. A fleur de l’air qui ne lui appartenait plus.

— Je ne suis plus le même, dit-il à Lorenzo et il tourne la page.

— Ce n’était pas toi, dit Lorenzo. Je ne t’ai pas reconnu, tu t’imagines des choses.

Il remet l’album sur le rayon de la bibliothèque où les albums s’insèrent entre les trophées. Peut-être, dit Pierre, mais nous nous ressemblons. Lorenzo ne dit rien. Il regarde par la fenêtre. Que voit-il ? pense Pierre sans s’approcher, il voit les toitures des maisons d’en face et le ciel blanc qui disparaît dans les franges de la cantonnière. Le nid était posé sur la dentelle de la table. Le baluchon pendait au dossier d’une chaise.

— Qu’est-ce que tu mets là-dedans ? demande Lorenzo.

— Le nid, par exemple. Le cadavre d’un animal. Un livre. Des feuilles d’automne. Une leçon mal comprise.

— Je crois que tu peux redescendre, dit Lorenzo.

Le moteur tournait.

— Dépêchons-nous ! dit le docteur.

Il parlait du temps perdu avant de le perdre encore. Ce détour par Castelpu l’agaçait. La route est mauvaise.

— Agnès veut embrasser l’enfant.

Il se souvient d’Agnès, la rudesse, l’inattendu, le définitif. Il frémit. Ce baiser laissera des traces.

— Je vais perdre la matinée, dit le docteur.

Lorenzo referme la porte cochère puis il réapparaît dans la porte, tenant d’une main le ventail qu’il vient d’ouvrir. Il ne salue pas en direction de la voiture qui s’éloigne. Il rapetisse dans la lunette.

— Qu’est-ce que tu regardes ? demande la femme du docteur.

Pierre ne répond pas : c’est toi qu’il regarde, il sent sa bouche former des mots d’excuse et il entend le docteur lui dire : cesse donc de t’excuser à tout bout de chant ! Ou de champ. C’était le matin, très tôt, du jour où Léopoldine s’est noyée dans la rivière au bord de laquelle ils étaient tous allés piqueniquer sans lui parce qu’il était malade. La nuit, il s’était levé pour aller voir dormir Lorenzo sur le sofa du salon. Il dormait tout nu dans la couverture. Un bras pendait du sofa et la main était posée à plat sur le tapis. Qu’est-ce que je regardais ? Qu’est-ce qui m’arrivait ? Il pose ces questions maintenant. Il ne se souvient pas de les avoir déjà posées. Le même album était ouvert sur la table basse. Il descendit encore. La dernière marche tournait à angle droit. Il maîtrisait toujours son animalité. C’était plutôt son humanité qui lui jouait des tours. Le nom de l’animal lui échappait mais il était dans sa peau et elle glissait parfaitement sur le marbre de la contremarche, tournant autour de la potiche aux aromates labyrinthiques, les dents dehors, griffant l’air comme dans une pantomime et sur le point d’être pris en flagrant outrage de l’intimité de l’autre dont l’oiseau explorait le même air saturé de nuit et d’inexplicable. Ressemblance frappante, se dit Pierre presque heureux de le constater. Deux gouttes d’eau, l’envers et l’endroit du miroir, le lit et sa rivière, le livre et son auteur.

Il se mit à chanter lui aussi, l’oiseau qu’il était à la place de l’oiseau. Oiseau-bec de l’écriture-nid. Une perle de nacre descendait lentement. Extrême onction et la femme ainsi ointe se donne pour ne plus se donner aux autres. Il remonta. Il suait. Il avait laissé la porte de la chambre ouverte. Le chat était entré. Il aimait le lit. Les mêmes plis à explorer en rêvant. Il se recoucha, le chat dans les pieds. L’oiseau n’était pas un oiseau. Il chercha une autre métaphore. Les mots paraissaient effrayés comme des oiseaux à l’approche du sens. Envols à couper le souffle. Il ne retenait rien. Chasseur abstrait. Il ne pouvait pas fermer les yeux et le plafond se peuplait jusqu’à l’indéchiffrable. Même le sang des yeux frottés contre les poings n’y pouvait rien. Pas de rouge pour éclairer cette profondeur désertée par la couleur. En plein jour, il eût invoqué d’autres rites. La présence des filles l’eût inspiré. Elles étaient les prêtresses du chemin à suivre pour les atteindre au cœur de leur facilité. Mais là, seul dans la nuit, au bout du voyage peut-être, avec le chat, les oiseaux, les tours, les fleuves, les mâts, etc., il n’existait que par le fil qui le retenait pour l’empêcher de ressembler à la marionnette qui menaçait encore de le doubler s’il faillait à son personnage.

Trouver le sommeil est une question de chance. Il faut beaucoup jouer pour gagner. Il faut jouer infiniment. Il y avait des traces de jour sur les persiennes. Trop tard, pensa-t-il. Il attendit que sa mère fût levée pour se rendre lui-même à la cuisine. Elle passerait par le salon. L’oiseau lui donnerait le vertige. Elle entrerait dans la cage. Elle se plaisait dans le rôle de la captive. Lorenzo ferait un geôlier convaincant. Elle verrait l’oiseau à travers le verre déformant des petits carreaux de la porte du salon qu’elle hésiterait à ouvrir. Elle ne l’ouvrirait peut-être pas. Elle attendrait que l’oiseau s’envole. Le docteur finirait par perdre patience. L’oiseau serait effrayé. Il n’y avait pas d’autres raisons pour expliquer sa disparition.

Quand il descendit, Lorenzo était habillé et la couverture pliée sur le sofa où il était maintenant assis, un bol de café fumant dans une main et une tartine de pain beurrée dans l’autre. Le docteur et son épouse étaient dans la cuisine. Ils se chamaillaient. Par discrétion, Lorenzo était revenu dans le salon, emportant son petit-déjeuner. Il prenait un soin extrême à ne pas en répandre les miettes. Pierre le surprit à la recherche d’une de ces miettes. Il la découvrit dans la fine moustache de Lorenzo. Curieuse recherche, cette discrétion. Il répondait à la moue amusée de l’enfant par un étirement d’une pointe de la moustache. La fossette apparut. Son père l’appela. En même temps un bol heurtait le bord de l’évier et se brisait en ces mille morceaux dont le dernier ne sera découvert qu’à la prochaine propreté, peut-être à l’automne si nous sommes en été. Il entra dans la cuisine. La baie vitrée était grande ouverte sur la terrasse où fleurissaient des rosiers en pot. Il ne pouvait pas voir le ciel, seulement la façade de l’autre côté de la rue.

— J’ai dormi comme un pion, dit le docteur qui allumait la première pipe de la journée.

Madame toussota.

— Comment as-tu dormi toi ?

Pierre réfléchit. Il fallait dire comme. Et tout dire ensuite. Provoquer le plaisir aigu et muet de l’épigramme.

— Tu devrais le savoir, dit le docteur.

Le visage de Pierre s’illumina.

— Comme une miette, dit-il.

Il triomphait. Le docteur grimaça. Le bec de la pipe longeait une ride frontale.

— C’est amusant, dit-il.

Sa main voleta au-dessus de la table à la recherche d’une miette capable de l’aider à comprendre. Il n’aimait pas les énigmes. Il préférait les solutions et se vantait de les connaître toutes. Mais il n’aurait pas cru à un défi de la part de son propre fils. La pulpe d’un doigt recueillit la miette et l’œil l’examina.

— On ne mange pas les miettes, dit-il enfin.

Le regard de Pierre ne s’étonna même pas. L’énigme du matin était résolue. Miette qui dort peut dormir. Lorenzo les observait. Il ne voyait pas la femme du docteur. Il haïssait ce désir. Le bord de l’évier était ébréché en plusieurs endroits. Il rassembla les miettes sur la table basse et posa le bol vide à côté. Pierre revint dans le salon. La miette avait migré vers le milieu de la moustache. Une autre fossette était apparue de l’autre côté de la bouche. Il demandait comment il avait dormi et s’empressa d’ajouter ni pion ni miette il faut ni bois ni souche, ni balai ni bien ni mal. Lorenzo eut un vertige. Ni nu ni en pyjama ni sous la couverture ni avec ou sans la lumière. Le jeu était nouveau. Le docteur s’était penché sur la table pour les voir. Ses mains exploraient la surface d’un bol. Lorenzo vit pour la première fois les bagues, l’or, les pierres. Le pion, la miette, le désir.

— Comme un bol, dit-il.

L’enfant exulta.

— Bol qui dort la nuit au matin est brisé par les mains du désir.

— Brisé par quoi ? demande Lorenzo.

— Par une grenouille, répéta l’enfant. Elle a dormi sur un nénuphar !

Il riait. Le docteur riait aussi. Sa femme apparut, poussant un peu la porte pour se montrer tout entière.

— C’est un jeu, précisa-t-elle. Vous avez eu tort de dire n’importe quoi.

— Mais nous n’avons plus le temps de jouer, dit le docteur en se levant.

Il ouvrit la porte toute grande.

— Ce sera pour une prochaine fois, dit-il en passant entre Pierre et Lorenzo, si le jeu en vaut la chandelle.

La chandelle ? demandait Pierre en le suivant dans l’escalier. La femme du docteur trouva encore un morceau de faïence sur la table. L’éclat d’émail était bleu. Son bol préféré. Ses livres du matin. Son appétit. Elle se baissa pour pousser les miettes de Lorenzo dans le bol où il avait laissé la trace de ses propres lèvres. Le corps était athlétique. Il l’avait crue laide. La désirer pouvait changer sa vision. Elle retourna dans la cuisine et dit sans se montrer :

— Nous avons une domestique de toute beauté.

Elle arrivait à dix heures. Il avait le temps. Elle lui demanderait des nouvelles de Paris.

— Elle y a vécu, précisa la femme du docteur.

— Qui donc ? dit le docteur en descendant.

Pierre n’écouta pas la réponse. Il sortit dans la cour. Son père lui avait confié le trousseau de clés de la voiture. Il ouvrit la malle. Qu’est-ce qu’il oubliait ?

— Raisonnez-vous ! avait dit la femme du docteur au docteur qui n’avait pas répondu à cette nouvelle offense.

Il lui avait blessé le poignet avec la pointe du couteau. Ensuite le couteau avait tranché le pain et il lui avait dit : personne ne vous croira. Et il l’avait priée de se taire. Elle s’était assise et avait formé le signe de croix sur l’envers du pain mutilé d’un quignon.

— Demain j’en saurai plus sur les hallucinations enfantines, dit le docteur.

Il buvait du café et ne trempait pas sa tartine. Sa pipe était prête, à portée de la main. Quand elle s’était approchée de Lorenzo, il lui avait saisi le poignet et l’avait légèrement tourné pour qu’elle se rendît compte qu’elle s’était blessée en brisant le bol.

— Je n’ai rien brisé, dit-elle.

Le poignet glissa entre ses doigts. Elle ne saignait plus.

— Vous avez terminé ? demanda-t-elle.

Il restait un fond de lait dans le bol.

— Je suis désolé, dit-elle en constatant qu’il s’agissait de la crème.

— Ce n’est rien, expliqua-t-il. Un écœurement du fond de l’enfance.

Ce qui expliquait aussi le bol ensommeillé du jeu.

— J’étais troublé, avoua-t-il.

Elle se donnait pour qu’il ne possédât pas l’enfant à sa place. Cette pensée le foudroya. Il vit l’enfant ouvrir la malle de la voiture au fond de la cour. Quand ils arrivèrent chez Agnès, au bout d’une heure de chemin (le docteur avait confondu la croix de Saint-Antoine avec celle qui lui ressemblait, qui en était peut-être la réplique, mais dont l’usage était privé, sans consécration, évident à cause de l’abondance des fleurs). Pierre demanda si Lorenzo était un homme. La question ne sembla pas prendre le docteur au dépourvu.

— Qui est Lorenzo ? fit Agnès.

— Le docteur sera absent pour la durée du séminaire, dit la femme du docteur en entrant dans la maison.

Elle avait vu l’affiche dans le hall d’entrée du dispensaire. Agnès embrassa le front de l’enfant. Elle lui reprocha encore cette incessante sueur et se tourna vers le docteur. Mais l’explication était la même. Il se contenta de lui dire qu’il en saurait plus à son retour. Ils remontèrent dans la voiture.

— A tout à l’heure, dit la femme du docteur.

Agnès ne répondit pas. Elle avait toujours l’air de demander pourquoi. Pierre répondait dans sa tête à toutes ces questions mais toutes les réponses ne le satisfaisaient pas. Tout le monde posait des questions mais Agnès était le seul personnage de son histoire à toujours demander pourquoi. Il n’avait jamais été le témoin d’une seule variation de la nature de ses questions. Quant à leur contenu, il semblait infini ou inépuisable. L’infini supposait une perspective, l’inépuisable une profondeur. Pierre regardait passer les arbres, défiler le fossé, surgir des bornes, des croisements, des ouvertures. Les personnages étaient tous des poseurs de question. Ils y répondaient d’ailleurs assez exactement, ou avec lucidité, posant quelquefois d’autres questions, mais toujours par impuissance à ne pas les poser. Il assistait rarement à l’imprévu. Il préférait penser que sa propre présence était inexacte, ou infidèle, peut-être légèrement fausse, ou innocente. Ils arrivèrent à la ferme à l’heure prévue. Personne ne dormait à l’ombre du noyer. L’aïeule veillait à la fenêtre, coiffée d’un capuchon et grignotant des fleurs d’acacia dont le bouquet tremblait dans l’une de ses mains. Les filles étaient assises sur le perron, blanches et noires.

— Ne regarde personne avant de t’en être suffisamment approché, lui avait conseillé le docteur.

Même le chien pouvait changer à distance. Tout le monde était prévenu. Ne pas bouger s’il vous regarde de loin. Ces immobilités finissaient par le dérouter et il perdait connaissance sans avoir à traverser le tunnel ahurissant d’une hallucination qui laissait des traces, des traces ineffaçables, des traces retrouvées, fidèles, exactes et surtout secrètes. Il s’approcha des filles. Il approchait ses joues et elles les embrassaient en lui demandant des nouvelles de sa collection de papillons.

 

 

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