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 Article publié le 29 octobre 2023.

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Il se fit jour dans la nuit même - en attendant un meilleur sort qui ne viendrait jamais, connaissance qu’il ne put à l’évidence acquérir que dans l’après-coup de son expérience - une faille mortelle composée d’une multitude d’anfractuosités au sein de son être même, ce corps adjoint au réel, ce coup de dé, ce fruit du hasard le plus vif qui soit, celui-là même qui passe encore maintenant entre chaque mot et chaque tournure de phrases qui lui viennent à l’esprit des heures durant, le matin surtout.

Saisir le hasard en pleine copulation avec le réel, voilà ce qu’il vivait sereinement la plupart du temps, l’angoisse au ventre aussi bien. Que le hasard tourne en destin, il était prêt à l’admettre - une fois mis au monde, il fallait bien se colleter avec lui - mais dans le compagnonnage avec les mots, c’était une autre paire de manche.

Sans ambages, sans prendre non plus de grands airs de saints en convalescence, il soignait l’attrait qu’exerçait sur tous les membres de sa famille le doux parfum de lavande de sa voix haut perchée. Cette voix, c’était comme un voyage immobile au pays de Persée. Il était tout à tour Andromède et le Kraken, le roi Eurysthée caché sous les traits de Polydectès, et il se voyait vivre et prospérer avec les yeux de Méduse plantés à l’arrière de son crâne d’enfant. Sa voix, monde défunt dans un monde bien vivant, appelait de ses vœux des plaintes et des gémissements que lui seul pouvait entendre.

Dès son plus jeune âge, il était la porosité même, dans le même temps si léger, si allègre dans sa gravité même qu’il se sentait comme une pierre ponce flottant sur l’eau de son bain quotidien.

Enfant, il devait avoir sept ou huit ans tout au plus, il s’amusait déjà à tordre les expressions courantes qu’il entendait autour de lui. Ainsi, par exemple, Qui trop embrasse mal étreint devenait dans son esprit espiègle Qui trop embrase mal éteint. Ainsi de suite…

Il n’y voyait aucune malice, mais les adultes s’interrogeaient gravement sur les dispositions natives qu’il révélait déjà à un âge si peu avancé. Tout son être allant de l’avant, jour après jour ; allait-il en définitive choisir la porte de sortie d’une enfance éternellement joueuse et rieuse ou bien allait-il enfin se décider à faire montre de capacités retentissantes propre à l’âge adulte qui était déjà le sien, lorsqu’il n’avait que six ans ? Ces questions flottaient dans l’air de la maison familiale, informulées mais toujours présentes dans les moindres recoins de la vaste demeure.

Plus tard, vers ses quinze ans, chaque mot était devenu un œuf sur lequel marcher avec d’infinies précautions, lesquelles le contraignaient à longuement marcher en silence de peur d’en écraser ne serait-ce qu’un seul. Ce lui fut une épreuve douloureuse mais infiniment profitable. Entre temps, bien sûr, une quantité effroyable de poussins étaient sortis de leur coquille, ce qui n’avait rien de rassurant.

C’est bien simple : il lui semblait toujours passer à côté de l’essentiel au moment même où le frôlement de l’indicible se métamorphosait en mots, et on le lui avait assez répété : les gens n’aiment rien tant que les histoires émouvantes bien ficelées, toutes choses auxquelles il se sentait parfaitement étranger, familier qu’il était de modes de pensée qui allaient bien au-delà des soucis quotidiens, les siens et ceux d’autrui. De là à penser que toute pensée d’envergure se doit de planer à mille coudées au-dessus des préoccupations matérielles de ses contemporains qui étaient parfois de ses amis proches, il n’y avait qu’un pas qu’il n’avait jamais franchi, l’eût-il franchi qu’il se serait immédiatement aperçu que franchir un pas de plus dans cette direction ne l’aurait en rien élevé au-dessus des gens ordinaires.

Ce faisant, il était devenu reine que pour lui-même ce gros insecte velu et pansu enfermé dans sa carapace dorée que personne ne voyait à par lui, sorte de monstre invisible destiné à être le seul à pouvoir discerner sa propre monstruosité ; la mollesse de ses chairs, à peine des chairs, plutôt un ramassis organique de veinules et de liquides visqueux, ne parvenait jamais à percer sa carapace dure comme l’acier qu’il avait trempé dans l’enfance des mots empruntés à ces drôles d’adultes souriants qui avaient tous vu en lui un être chair et de sang appelé à un brillant avenir.

Pour les uns, il serait un grand médecin, un prestigieux chirurgien aux doigts de fée, pour les autres un brillant philosophe doublé d’une fine plume encline à la poésie.

Rentré en lui-même, il ne lui restait plus qu’à rentraire les deux parties de son être que les partisans de l’une ou de l’autre thèse se disputait après qu’ils l’eurent déchiré en deux parties inégales. Il ne leur suffisait donc pas de tirer la couverture à eux, ils la voulaient pour eux seuls, quitte à la déchirer comme ils l’avaient fait sans vergogne et à n’en emporter qu’une partie seulement. Il fallait évidemment échapper à cette destinée toute tracée ; hors de question d’être cet être déchiré que les autres s’étaient résignés à voir en lui.

Il regardait ses mains durant de longues minutes ; c’était comme si elles hésitaient à exister, tantôt translucides, presque de verre dans lequel veines et artères palpitaient, tantôt lourde comme un pain d’acier qui se cherchait une forme, celle d’un poing levé prêt à s’abattre sur ses ennemis. Il lui fallait inventer une troisième existence pour ces mains auxquelles on voulait faire un destin à la mesure d’ambitions qui n’étaient pas les siennes. Ces mains devaient devenir les siennes, ne jamais servir les desseins absurdes qu’on voulait leur imposer.

Une solution toute trouvée s’imposa à lui très lentement ; progressivement ? ce serait s’illusionner du tout au tout : il n’y avait ni progrès ni progression parce qu’il ne disposait d’aucun plan préétabli. Il n’y avait ni étape ni jalon ni repaires pour accompagner ce qui tantôt ressemblait à une périlleuse ascension vers des sommets indiscernables, tantôt évoquait une sorte de descente aux Enfers dont tout l’enjeu consisterait à en ressortir plus vivant que jamais en s’étant frotté aux morts.

Il le savait d’instinct mais l’instinct ne lui suffisait pas. Il lui fallait dépasser les évidences muettes, les raisonnements grâcieux ou pompeux, les arguties en tous genres, les propos élégants mais futiles et en arriver enfin à formuler d’une manière juste qui ne fût que la sienne ce qui se jouait entre les autres et lui.

L’instinct lui commandait de fuir une vérité qu’il peinait à formuler mais bien présente à son esprit comme à l’esprit de tout le monde : Il avait été mort avant de naître.

Dit comme cela, bien sûr, c’était s’écarter d’emblée, et peut-être pour toujours, des suggestions infinies que recélait cette formulation abrupte. Il ne comprit qu’en cours de route qu’être écrivain consiste à ne pas se contenter de formules brillantes et synthétiques en diable mais à donner la parole à ce qui ne l’a pas, à faire bon accueil à un nombre incalculable de suggestions qui affluent de partout, quitte à se sentir comme perdu dans un magnifique jardin aux dimensions inconnues, couvert des fleurs les plus diverses, aux couleurs éclatantes, des couleurs constituant par leur existence même de fleurs un défi au langage toujours trop étroit mais qui s’élargissait toujours plus - ile le ressentait vivement depuis des années sans jamais se lasser - à mesure qu’il cueillait telle ou telle d’entre elles au petit bonheur la chance. Le jardin était si vaste, les fleurs si variées qu’il eût été bien en peine de justifier ses choix.

Les mots-fleurs dont il faisait des bouquets somptueux d’une discrétion à couper le souffle furent peu à peur, comme il aimait à le dire, sa raison de vivre, son exigence matinale, sa fierté et ce qu’il pouvait offrir de mieux au monde.

Traversant le jardin à l’aube de ses mots, il ne manquait jamais de saluer l’éclat du soleil qui, tout timide, presque un enfant dans sa robe de lin blanc, hésitait à se présenter à lui dans toute sa majesté rayonnante. Il ne craignait pas le soleil, il l’accueillait toujours de bon cœur, et, comme lui, n’avait qu’une idée en tête : n’être que dépense infinie d’énergie sans retour sur investissement, et ainsi n’aître jour après jour en faisant le jour, comme il se plaisait à l’écrire.

Cela se passait la nuit.

 

Jean-Michel Guyot

21 juillet 2023

 

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