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A l'improviste
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 Article publié le 24 septembre 2023.

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France Musique, 29 mai 2023

 

J’ai l’impression que l’improvisation, c’est comme une grande composition qui se déploie au fil de la vie en fait ; … c’est comme un questionnement sur le matériau lui-même, et sur les différentes dimensions à l’intérieur que ça fait résonner, moi, j’ai du mal à décrire.

Lionel Garcin au micro de France Musique à l’occasion de la session live de l’émission A l’improviste

Peu importe où se situe l’improvisation et l’écriture car l’improvisation est souvent une écriture spontanée dont l’impulsion serait l’écoute profonde dans l’instant.

Anne Montaron

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Les musiciens ne sont pas toujours les mieux placés pour parler de leur musique, avant tout, c’est leur musique qui parle pour eux à travers eux.

Le fait d’avoir choisi ce mode d’expression, ou plus exactement le fait d’avoir choisi de travailler pendant de longues années d’étude et de formation ce mode d’expression jusqu’à atteindre l’excellence a pour conséquence « pratique » qu’une prise de parole, pour utile qu’elle soit - elle explicite et ainsi clarifie ses intentions et ses choix esthétiques - n’est pas des plus aisées.

Pour un musicien, ce qui compte, c’est la pratique musicale, pas le discours qui peut l’accompagner en décrivant voire en analysant le processus créatif à l’œuvre, qu’il soit d’écriture ou d’improvisation ou bien un mixte des deux.

Descriptions et analyses sont possibles et même légitimes pour, je dirais, asseoir la réputation de grandeur d’une œuvre, en en montrant et démontant les aspects manifestes et latents, les tours et les détours, les subtilités et les profondeurs techniques qui renvoient à un métier chèrement acquis qui s’est nourri de tout une tradition parfois multiséculaire transmise par de grands pédagogues ou de grands musiciens.

Mais tous les musiciens ne sont pas des taiseux, loin de là ; il faut nuancer.

Entre musiciens, le dialogue est d’abord musical mais il peut être aussi d’ordre technique : on échange sur les techniques de jeu, d’enregistrement ou de spatialisation du son comme le faisait un Johnny Winter avec Jimi Hendrix qui n’étaient pas dans la vie les meilleurs amis du monde.

Un Pierre Boulez a beaucoup écrit mais aussi beaucoup parlé de sa pratique musicale, il a décrit sa démarche créatrice avec un grand sens de la pédagogie - Ecoutez son introduction à sa composition « sur Incises », par exemple, c’est lumineux ! - quoi qu’on pense par ailleurs de ses prises de position souvent cassantes, dans sa jeunesse surtout. La parole de cet homme a évolué avec l’homme, reconnaissons-lui au moins cette qualité, à défaut d’adhérer à cent pour cent à ses analyses par ailleurs fort éclairantes.

C’est Richard Wagner, je crois bien, qui le premier s’est abondamment exprimé par écrit sur la musique en général et la sienne musique en particulier. Son antisémitisme lui aura valu l’admiration de personnages plus que douteux. Passons ! La chose est bien connue et n’est ni à l’avantage ni à l’honneur de Wagner.

Hector Berlioz, en France, a fait plus et mieux pour la critique musicale de son temps que les propos désastreux et pompeux d’un Wagner ; c’était un remarquable styliste doublé d’un compositeur hors pair qui, par exemple, a décrit mieux que personne le prélude de Lohengrin de… Richard Wagner !

Et n’oublions pas les écrits de Baudelaire sur le Wagner d’avant la Tétralogie, plus lumineux qu’une sèche analyse technique !

Debussy ne fut pas en reste en écrivant sur sa propre musique.

Ecrire ou parler de la/sa musique est donc chose possible de plein de manières différentes mais ce n’est pas indispensable pour bon nombre de musiciens : en la matière, chacun fait comme il l’entend !

D’aucuns s’y entendent à décrire leurs œuvres et même à les décortiquer (Boulez encore) ; certains s’expriment de façon plus générale sur leurs intentions avec force intuitions mais sans jamais entrer dans des détails techniques assommants ou même impossibles à expliciter exhaustivement (Jimi Hendrix, Miles Davis, de grands improvisateurs mais aussi tout aussi de grands compositeurs !) et d’autres encore préfèrent se taire !

-2-

Dans une civilisation de l’écrit comme la nôtre, la survalorisation de l’écrit a bien entendu largement contribué à dévaloriser les traditions orales mais aussi les musiques populaires considérées comme inférieures techniquement et esthétiquement.

Que reste-t-il en France des musiques populaires ? Presque rien.

En Amérique du Nord et du Sud, mais aussi en Afrique et en Asie, tout au contraire, les musiques populaires sont plus vivantes que jamais.

Gardons-nous cependant de trop simplifier. Un état général de la création dans le monde est impossible à dresser : pure tradition ou folklore en constante évolution, hybridation féconde ou stérilisante, expérimentations de toutes natures et ferme tradition, tout cela évolue constamment en fonction des politiques publiques ou de leur absence pure et simple, mais aussi essentiellement pour des raisons tristement économiques (marché de la musique, disques, Cds, streaming, concerts, festivals subventionnés ou non…). Créateurs et créatrices sont des enfants de leur temps qui ne leur fait pas de cadeau…

Lente montée en puissance de l’écriture musicale en Europe ; la partition ne s’impose vraiment qu’à l’ère classique, mais Beethoven et plus tard Liszt improvisent encore au début et au milieu du dix-neuvième siècle. Schubert s’inspirent de danses folkloriques, met en musique des airs populaires. Debussy fera de même bien plus tard, etc…

On dira de l’écriture musicale qu’elle corsette la musique.

On dira aussi qu’aucune notation ne peut rendre les subtiles variations qui s’imposent comme une évidence à tout interprète digne de ce nom.

On dira encore que la notation musicale a émancipé progressivement la musique devenue savante (expression malheureuse qui fait penser à un chien du même nom…) en ce qu’elle a permis une réflexion sur l’harmonie et la forme (et ce largement au détriment de la couleur orchestrale : comparer l’orchestration assez terne et convenue d’un Schumann avec celle de Berlioz, ce grand coloriste qui anime ses compositions de couleurs chatoyantes, et quelles couleurs !) Moussorgski, Rimski-Korsakov, Dvorak, Smetana, Debussy, Ravel et tant d’autres s’inscriront dans cette « ligne coloriste » qui nous séduit tant de nos jours.

Libération de la réflexion/frein à l’improvisation, et impossibilité de fixer par écrit le flux des idées musicales : ce troisième point vient en quelque sorte pondérer le deuxième corollaire du premier : la notation musicale, c’est qui perd-gagne : on perd en spontanéité ce qu’on gagne en réflexion.

Si improviser consiste au fil du temps à toujours reproduire les mêmes gestes musicaux qui tendent à se figer dans une routine, alors oui, la réflexion pousse en avant, tandis que l’improvisation devenue paresseuse aboutit à une stagnation.

Beaucoup de jazzmen ont depuis longtemps dépassé la dichotomie composition-improvisation en jouant sur les deux tableaux : des parties composées laissent de larges espaces de liberté à l’improvisation. Le matériau écrit entre pour ainsi dire en fusion, lorsque les musiciens improvisent sur la base de ca matériau rendu à sa ductilité originaire.

Une écriture musicale part toujours d’une idée, l’origine de cette idée importe peu, elle peut être purement circonstancielle voire onirique.

Longtemps, en musique classique, les compositeurs ont puisé dans le folklore de leurs pays respectifs ; sans radio ni télévision ni YouTube, la transmission se faisait au hasard d’écoutes fortuites. Le cercle familial jouait aussi un rôle important dans la pratique musicale populaire mais aussi bourgeoise, sans parler des foires, des tavernes et des lieux de fête populaires.

Ce qui a radicalement changé la donne, c’est l’invention de l’enregistrement : nous avons désormais à notre disposition un nombre pharamineux de musiques écrites ou non. Il y en a pour tous les goûts !

L’enregistrement d’œuvres improvisées par des jazzmen fixe des instants de création spontanée ; les prises se multiplient, on choisit la meilleure, alors qu’en concert il n’y a pas de « repentir » possible : tout est improvisé et perçu dans l’instant. Les concerts enregistrés permettent de percevoir les moments de flottement, les hauts et les bas des improvisations individuelles ou collectives.

Les musiques écrites, quant à elles, se présentent comme des produits finis, impeccablement travaillés et peaufinés à l’extrême, mais il suffit de regarder des partitions en évolution - la Cinquième de Beethoven par exemple ! - pour s’apercevoir que les essais sont nombreux, les repentirs constants, que l’écriture hésite constamment en courant après des idées fluides qui se solidifient ou non dans des structures préétablies, à moins que ce ne se produise l’inverse : certaines idées contrarient-contestent les formes traditionnelles et amènent le compositeur à concevoir la structure de son œuvre en fonction de ses propres idées : c’est le cas de toutes les musiques contemporaines qui inventent et leurs vocabulaires et leurs structures, résultat proprement vertigineux !

Ici, c’est le musicologue Uwe Kraemer qui s’impose, lorsqu’il écrit à propos de La Mer de Debussy :  

Mais la musique n’a plus rien de commun avec la thématique musicale traditionnelle, qui est aussi la caractérisation d’une émotion, ni avec les parties traditionnelles de la forme. Les tendances de développement des thèmes sont suspendues par le réseau épais et divers d’une rythmique complexe, et c’est de la parenté acoustique de chaque groupe d’instruments, disposé en quelque sorte comme un éventail de sons, qu’un univers sonore naît dont la mobilité et les valeurs colorées fascinaient ou déconcertaient les contemporains.

On ne dira jamais assez l’extrême vivacité des musiques contemporaines ; j’estime que nous vivons de ce point de vue une époque extraordinaire. Malheureusement, en France, ces musiques sont considérées comme marginales parce qu’elles ont le malheur de ne pas flatter les goûts du grand nombre dont l’oreille, au mieux, en est resté à l’époque baroque, mais passons car je sens que je vais m’énerver !

En France, dans le champ contemporain, il y a ce groupe singulier : La société des timides à la parade des oiseaux. Son chanteur Pascal Godjikian m’a confié que le groupe improvise très peu sur scène, non sans ménager quelques espaces à une improvisation collective limitée dans le temps.

Tout à l’opposé, Lionel Garcin au saxophone soprano et Lionel Marchetti au synthétiseur improvisent tout du long une musique spatialisée qui exploite à fond la configuration des lieux où ils se produisent, l’espace constituant d’après les dires de Lionel Marchetti un quasi troisième partenaire.

Tout est possible, tout le possible est le bienvenu !

Hier l’Eglise et les Princes, aujourd’hui « le marché » dans le monde entier et l’Etat en France… La création contemporaine est menacée ; tous les directeurs artistiques en France alertent sur le fait qu’ils sont sur le point de « fermer boutique » faute de moyens financiers. Le capitalisme va toujours à la facilité, et la facilité, évidemment, c’est la production de masse qui rapporte le plus. La course au profit, encore et toujours, au détriment de la création…

La liberté a un prix, et au sommet de cette liberté si chèrement acquise et nullement formelle, il y a la création poussée par des femmes et des hommes qui, eux, ne feraient pas de mal à une mouche contrairement à beaucoup de leurs nauséabonds contemporains.

Comme chantait Brel :

Les hommes, ils en ont tant vu
Que leurs yeux sont devenus gris
Ça va
Et l’on ne chante même plus
Dans toutes les rues de Paris
Ça va
On traite les braves de fous
Et les poètes de nigauds
Mais dans les journaux de partout
Tous les salauds ont leur photo
Ça fait mal aux honnêtes gens
Et rire les malhonnêtes gens
Ça va, ça va, ça va, ça va !

 

Jean-Michel Guyot

18 septembre 2023

 

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