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 Article publié le 17 septembre 2023.

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— Terre, terre ! s’écrie la vigie. S’en suit un branle-bas sur le pont inférieur, le tillac et le gaillard ; tels des fourmis, mousses, matelots, le second et même le capitaine, d’habitude si calme, si altier, s’agitent apparemment en tous sens mais les apparences sont trompeuses, comme chacun sait.

Le navire frétille comme un poisson au bout d’une ligne.

L’horizon s’est fait terrestre ; il tient sa proie. Il n’aura de cesse de mouliner à grands renforts de falaises crayeuses et de criques accueillantes pour l’amener jusqu’à terre.

Ici, nuls naufrageurs, aucun fanal la nuit sur une mer agitée mais le calme trompeur d’une invite, des parfums inconnus qui flottent dans l’air, chatouillent les narines de l’équipage, et ces mouettes qui ne cessent de criailler comme si elles lui souhaitaient la bienvenue.

Là-bas, les sirènes n’ont cure de chanter, leurs doux noms chantent dans l’esprit des hommes d’équipage ; elles s’appellent Richesse, Joyaux, Or pur, Onguents et Parfums, Epices et Aromates.

Toutes se repaissent de la convoitise sans bornes des hommes, mangent du regard leurs yeux avides de richesses.

Ah oui, j’oubliais ! Le navire s’appelle Le Cupide. Cupidon en personne volète entre brume et nuages, lancent quelques flèches qui toutes tombent à l’eau. Pas d’amour ici, entre mer et terre. Ciel et terre ne font qu’un en cet instant qui se prolonge indéfiniment. Les cœurs battent la chamade, les esprits s’échauffent, s’embrouillent, voient passer des projets plus insensés les uns que les autres, et c’est chacun pour soi, ça ne communique pas. Ce n’est un secret pour personne que chacun garde secrets ses désirs en train d’enfler dans le cœur et l’esprit de chaque homme d’équipage.

Le narrateur navigue entre deux eaux, témoin de rien du tout et timonier de l’ensemble des scènes qui ne se déroulent pas sous ses yeux mais dans l’esprit de son dieu, cet auteur inaccessible qui lui donne vie et jusqu’à sa parole.

 

*

— Ah mais que voilà une image tirée par les cheveux ! Il n’y a que toi, poète, qui puisse en démêler la logique sans d’emblée pousser des cris d’orfraie !

— Une image tirée par des chevaux, et moi, tiré à hue et à dia et qui pousse des cris d’or frais, tout cela dans le sillage obscur de Cybèle ?

— En somme le brame d’un cerf trop saint cerf pour être vrai, n’est-il pas ? et tout le bestiaire qui s’en suit, je te passe les détails tout juste bons pour un romancier ! Du bon gros délire à l’état pur, du grand n’importe quoi, du lyrisme dégoulinant de bons sentiments, de la poésie de supermarché, du « Schmalz » comme on dit dans la langue de Goethe, du saindoux, si tu préfères, j’en passe et des meilleures.

— Ce n’est tout de même pas bien compliqué pour quelqu’un comme toi qui a l’esprit si clair ! Allez, embraye, nom de nom !

— Ah je vais te décevoir grandement ! Tout ce que je touche m’embrouille, me touche, me remue, me donne le frisson, m’exaspère ou m’exalte, tout cela en même temps parfois ! et encore n’est-ce rien car la vérité m’impose de te dire l’entière vérité en la matière : je devrais tout reformuler à la voix passive pour être tout à fait honnête, tout l’art poétique consistant, à mon sens, à faire d’une flèche un arc et d’un arc une flèche !

— Faire flèche de tout bois, en somme ! Mais quel rapport avec les images échevelées, les images tirées par les cheveux ?

— Image échevelée n’est pas toujours tirée par les cheveux et rarement par des chevaux.

— J’entends bien, mais je ne comprends toujours pas !

— Tu touches là au secret même de la poésie, un secret de polichinelle : tout commence et tout finit dans les mots.

— Tout commence et tout finit par les mots mis sur des maux en politique, n’est-ce pas ?

— Le poétique et le politique, c’est l’huile et l’eau ! Il s’est trouvé des poètes qui, pour faire bouillir la marmite, ont tenté de porter leur eau à ébullition en la plaçant sur le feu politique et ça n’a servi au bout du compte qu’à jeter de l’huile sur le feu !

— Sans compter les poètes qu’on a passés à la moulinette !

— Oui, Lorca en Espagne, Mandelstam en Russie, par exemple… La liste est longue.

— Tu n’en cites que deux et non des moindres. Sous la politique, il y a toujours la soldatesque en temps de guerre et la police politique en temps de paix, si tant est que le mot paix ait un sens, lorsqu’on songe au fait que fascistes, nazis et communistes n’auront jamais vécu qu’en état de guerre perpétuelle.

— C’est ce qui arrive, mon cher, lorsque nos chères démocraties ne tiennent pas leur promesse d’émancipation et donnent la nette impression de n’être que des cache-misères aux services du Capital sous toutes ses formes, du petit commerçant à la Finance en passant par les industriels petits et grands.

— Là, on s’éloigne de notre sujet, tu ne crois pas ?

— Oh, que tu crois ! En fait, nous sommes au cœur de notre sujet ! Absentes, échevelées ou tirées par les cheveux, les images sont partout. On les croit absentes. Erreur ! Elles ne sont qu’endormies dans des expressions toutes faites ; éculées, elles passent inaperçues, elles n’en sont pas moins effectives.

— Effectives ?

— Oui ! ni totalement absentes ni entièrement efficaces, elles font partie du décor voire du décorum plus ou moins grandiose que tous les régimes affectionnent pour se donner du cœur à l’ouvrage, pour resserrer les rangs des troupes de choc, pour faire bloc contre l’ennemi intérieur et extérieur. C’est un triste mélange de défilés militaires, de symboles, d’images et de raisonnements captieux lancés du haut d’une tribune.

— Mais il n’y a ni images échevelées ni images tirées par les cheveux dans les harangues ou les discours politiques, tout y est formalisé, sagement rangé et distribué, en somme, c’est tiré d’une collection d’éléments de langage « élaboré en haut » dans laquelle l’orateur puise à discrétion sans risquer de dévier de la ligne du parti. Les éléments de langage font consensus parce qu’ils s’imposent à tous et à toutes.

— Servitude volontaire et novlangue, n’est-ce pas ?

— Oui, en quelque sorte ! Il arrive que des esprits serviles se piquent d’écrire de la poésie, mais ça ne va jamais bien loin, ça ne dépasse pas les bornes du politiquement admis par les instances supérieures. On a connu des poètes de cour par le passé comme on a eu droit, plus récemment, à des poètes de parti patentés.

— Et la liberté dans tout ça ?

— Tu sais bien qu’on ne prêche pas à des ventres affamés… Zuerst kommt das Fressen, dann die Moral !

Mais une fois les panses bien remplies, que reste-t-il à accomplir ?

— A peu près tout : les humains ne rêvent que d’une chose : se déchirer entre eux et s’entredévorer. Ils ont soif de meurtres et d’horreurs, alors rien de plus simple : on désigne à la vindicte populaire celles et ceux qui menacent leurs portefeuilles, leur confort matériel, mental et « spirituel » et on ouvre toutes grandes les portes de l’abjection. Tu les vois accourir en masse pour s’adonner à tous les crimes possibles et imaginables, l’occasion est trop belle, on ne peut pas ne pas la saisir !

— Et les poètes dans tout ça ?

— Les poètes dignes de ce nom, tu veux dire ? Ceux qui ne mangent pas de ce pain-là ? Eh bien, ils appartiennent à cette race à part que l’on trouve partout dans une population de gens lettrés ou non-lettrés qui n’imaginent pas un monde dominé par la peur et régie par la terreur. S’il le faut, ils prennent les armes, se battent, prennent le risque de mourir pour une cause sans nom, un comble pour des gens de Lettres qui sont d’abord et avant tout des êtres de mots.

— En somme, le sabre et le goupillon remplacés par la plume et l’épée !

— Tremper sa plume dans le miel et le fiel, c’est tout un, lorsqu’il s’agit de défendre la liberté, c’est-à-dire des gens bien concrets, un mode de vie, une langue, un pays.

— Chacun fait donc ce qu’il peut dans la mesure de ses moyens.

— C’est ça.

— Et les images échevelées dans tout ça ?

— Elles sont en avant de la liberté en marche, elles dessinent un horizon tangible à l’horizon d’un monde à construire.

— Et d’aucuns les trouvent tirées par les cheveux !

— Ah tu sais, l’histoire est cruelle ; c’est un tamis très fin qui ne laisse passer que la poussière d’or, tôt ou tard les faiseurs sont démasqués, alors patience !

— Oui, mais en attendant, la postérité, elle, n’attend pas !

— Laisse donc là où elle est, cette gueuse ! Elle trouve toujours le moyen de rattraper ses erreurs et de transformer en triomphes des désastreuses décisions !

— Oui, je sais bien, à la fin tout doit disparaître, tout disparaîtra, ainsi va. Les soldes ont déjà commencé. On brade à tout-va !

Jean-Michel Guyot

29 août 2023

 

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