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Le calepin d'un fragmentiste - 19 - La manivelle
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 Article publié le 4 juin 2023.

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Dès qu’il tourne la manivelle en revenant d’une éternité, le même qui se perd au profond de la nuit encombrée de becs de gaz, le même qui s’étrangle dans des horloges de sable, le même qui s’écoule dans des horloges d’eau, le même qui se goberge et fait le tour des cadrans de soleil, le même qui manipule, qui dure ou qui manque, le même qui dévore les couleurs, le même qui se gâte, s’abeausit, se prélasse, galope, le même qui tient registre de tout dans les ornières de la routine, le même Temps est méconnaissable quand il n’a plus rien à perdre ni à gagner.

La victoire en chantant nous ouvre la barrière… J’ouvre la barrière. Ouvriers, paysans, travailleurs à la rame, à la rime… Il n’y a plus à glaner ni à rire pour tout le monde. La liberté dégargaillée guide nos pas… Le peuple virevousse. Rois ivres de sang et d’orgueil, à la lanterne, à la lanterne magique ! Emmanchez solidement les faux, les balais, les cognées, les masses, les pelles, les pioches, les plumes… L’histoire reste toujours à tistre. Ça s’emmanche mal, putain de virole !

Je joue des mauvais tours à vos rondes sans arondes, à vos farandoles de bedoles, à vos marches cacatoires et cacardeuses au pas de l’oie, à vos goignades, à vos valses tourneboulantes… Advienne, Vienne, que pourra ! Je donne volontiers dans la java. Quand la java va, va, tout va… Le bâtiment et le boniment.

Je donne du piquant aux tours de force et d’esprit des anges de grève, je donne mon tempo di minuetto, mon tempo di marcia, mon tempo justo à des détachements faits en cueilleurs, à des épouvantails clinquantés, à des maraudeurs guenilleux qui dansent la polichinelle, les olivettes, les jolivettes, qui prêchent sur la vendange, qui chantent la Perronnelle aux pauvres porteurs de rogatons piqués des vers, aux ménestrels de mandole, de harpe, de luth… Cantar la Peronelo, parler pour rien, dire des sottises… Je l’ai entendu en Provence. Cela vient d’une chanson du temps de Louis XII ou d’avant, si j’ai bonne mémoire. Avez-vous vu la Perronnelle que les gendarmes ont emmenée ? Quant aux rouspéteurs, aux ronchons, aux empêcheurs de tourner en rond, je les renvoie au char, à la charrue, à la charogne, au charbon, au charivari, à la charade, à la devise de bonbon… Je charrie.

 

Un hérisson frotte ses épines sur une harpe. John Burberry passait par-là… Vous savez, cet inventeur anglais imaginaire… Le comte ? L’orgue est né. L’orgue de Burberry ? La rue se fait de l’or en barre à Edimbourg ou à Paris. Quand rapplique un orgue barbare, dans sa barbe Barberi rit. Barberi, fabricant de Modène et sa boîte à musique mécanique sur la bedaine. Des cartons perforés, des rouleaux, des pognes qui pensent… Rien ne me gêne dans les entournures.

Je suis la manivelle des phonographes, je me tape des soixante dix-huit tours et le soc devant le bœuf d’un laboureur qui suit son petit bonhomme de sillon en reprenant des chansons, en soufflant entre deux airs. J’ai de quoi ragaillardir la soporeuse vieillesse.

Je suis la manivelle des ferraillantes automobiles rubigineuses, des tas de tôles rutilants et lents qui roulent souvent sur les jantes. J’ai un cric à ma portée. Leurs fringants chevaux qui démarraient au quart de tour ne sont plus que des haridelles qui se harassent entre deux pleins d’avoine.

Je roule mes mille vies sans rechigner sur les ors et les ordures dans les coins, les recoins et les milieux des continents. Je tiens à faire rouler la presse. Je déroule tant bien que mal les annales des temps passés. Vous qui êtes au midi de votre âge, vous qui m’empoignez en gaieté ou à contre-coeur, quand vous ne serez plus là, dans le commerce du monde, j’y tournerais encore avec mes manies, avec mes manières, avec mes manèges, avec mes manigances de manivelle jusqu’à la consommation des ères. Holà ! Holà ! Dans vos plaies ouvertes, dans vos tripes citoyennes, dans vos caboches cabossées, je n’y tourne ni pour le plaisir, ni pour la gloire. La gloire… Les uns mettent la leur à torturer, les autres à chanter dans les cours, tous à épater la galerie. Je ne suis pas de tous les écots, je ne me mêle que de ce qui me regarde. D’ailleurs, la compagnie, tout tourne tantôt contre moi, tantôt avec moi, tantôt sans moi.

Je ne suis pas de ces fières-à-bras qui pour se désennuyer en sont à moudre de la mélodie à deux liards la plombe, à chercher des ombres pâles au mitan de la neuille où radinent des chiens sans collier de misère qui portent dans leur gueule un falot, des chiens qui n’aboient pas mais qui éclairent.

C’est toujours la même aria, la même turlutaine, la même turlurette, la même litanie, la même antienne, la même manivelle, quoi ! Je vis de mes tours, de mes retours, de mes détours… Je vis de ma réputation, voyez-vous ? Avance ou retourne, devance et bistourne, approche et contourne, ce sont mes basses continues, mes turlututaines. Turlututu, taisez-vous ! Silence là-dedans ! Silence là-dehors ! Silence, on tourne, on retourne, on détourne, on contourne ! Moteur ! Moteur ! Il manque toujours quelque chose ou quelqu’un pour donner le premier tour, le premier tour de manivelle. Et vous, vous, vous êtes toujours à tracer mon chemin, à me tourner autour, à fureter sur mes vestiges, à crier tollé contre mes journaliers, mes semainiers, mes officieux, mes émérites, tous mes gens de peine, ma maquerellerie pleine aux as qui vous la fait et la refait à l’os, à l’oseille…

Quand je roule les mécaniques, que je tourne tout en burlesque et en raillerie dans les rondes macabres, les morts retrouvent les vivants. Entrez dans la danse sarabandes, papes, empereurs, rois, cardinaux, laboureux, cordeliers, infants… Entrez dans la danse, Litz, Flaubert, Baudelaire, Verlaine, Casalis, Saint-Saëns, Britten, Fellini, Bergman, Renoir… Les charniers n’ont plus le temps de décomposer leurs cadavres. Neuf mois pour les écharpiller, pour les ronger, pour les anéantir, neuf mois, des enfants sont prêts à naître au malheur.

J’ai souvenance des bluettes dans les chansons, dans le cri, dans le regard des rémouleurs. C’était hier… Avant-hier ? J’étais à la meule, tantôt condamné, tantôt de mon plein gré à aiguiser l’appétit des couteaux de table, la ferveur des hachoirs, l’adresse des rasoirs à main qui se jalousent entre eux, la puissance des baïonnettes, la ténacité des haches, j’étais à affûter des burins vigoureux et des canifs primesautiers, j’étais à rafraîchir la morsure des safres sécateurs, j’étais à amincir des piques et des dards, j’étais à passer et repasser des eustaches, des surins, des schlass, j’étais à émoudre des ciseaux de couturières et de censeurs, j’étais à ébarber toutes sortes de fers, j’étais à rendre le tranchant et le poli à de vieilles armes de poing, j’étais à affiler des serpes joueuses, des faux impassibles…

Je suis la manivelle de vos moulins à café, de vos presse-purée, de vos tourne-broche, de vos vielles à roue, de vos serinettes, de vos pressoirs, de vos gégènes, de vos télégraphes, de vos téléphones… Je remonte l’eau et la stricte, la vraie Vérité, celle qui se met en quatre, de vos puits de science. Asseyez-vous sur la margelle.

Je fus un certain temps la manivelle d’un receveur d’autobus qui sortait des tickets de son bide tendu comme une peau de tambour. Reculez vers l’avant ! Avancez vers l’arrière ! Ne parlez pas au chauffeur, il serait capable de vous répondre. Aux heures de pointe, je ne plaignais pas ma peine. Ne poussez pas ! Serrez-vous, rances harengs en caque, anchois marinés ! Bougez-vous, arapèdes… Dessalez-vous si ça vous chante. Je vous descends à la prochaine.

Je suis la tordue des pianos mécaniques ambulants qui roulent de village en village, de ville en ville sur des charrettes à bras ou à brancards.Je suis une manivelle qui tourne à plein temps, contrairement à d’autres qui vont vite en besogne, ne sachant plus, au bout du compte, de quoi il tourne, de quoi il retourne, ne sachant plus de quel côté, pourquoi, pour ou contre qui ou quoi elles tournent. Elles finissent par tourner mollement dans le vide. Je fus la peineuse manivelle du freinage Westinghouse des convois ferroviaires qui regardaient passer les vaches.

Je suis la manivelle des orgues orgueilleuses, féroces, sanguinaires, cruelles des Notre-Dame sans pitié pour ces Quasimodos qui se coltinent les cloches jusqu’à Rome. Je suis la manivelle des ballades en bandoulière balochant, paressant, cabotinant, qui broie du noir et des couleurs sur les pas d’encre des métromanes emboués.

Voulez-vous de la vie en rose, n’y voir que du bleu ? Vous mettre au vert, à la verte, au rouge ? Je suis de mèche avec les vilebrequineurs de complaintes, avec les tourneurs de rondes et de pots pourris, avec les renouveleurs d’anciennes ritournelles, avec les scieurs de rengaines longues de trois lieues, avec les dérouleurs de romance qui tournent et retournent les filles comme des crêpes. Toujours aux pièces et aux nouvelles, je n’ai ni cesse ni fin. Je tourne, je tourne, je tourne jusqu’à plus soif, jusqu’à plus faim. Hotteuses de la halle, gens embâtonnés, demoiselles du Marais, aboyeurs de trottoir et d’emplois, diseuses d’aventures, chevaliers de la thune, masques et bergamasques, marchands de bulles de savon, cortèges hérissés de drapeaux et de pancartes, trucheurs, mendiants, flibusteurs, valets valétudinaires, langues d’aspic, as de pique, barricadeurs, vaticinateurs, ruffians des messes de la minuit, revenants des noces aldobrandines, des noces de Cana, des noces de Gamache, bayeurs aux gabians et aux corneilles, vigiles à crin et à crans, régiments automates, tueurs à gages… Venez à mon devant, venez à mon derrière… La rue me paye en menuaille d’une pogne endurcie de calus. Les boulevardiers ont une pente à s’arrêter à tout ce qui leur chante quelque chose. Ils ne déambulent pas sans leurs doubles compatissants, sans leurs doublures qui ne manquent pas d’étoffe, qui se froissent, se plient, se ramassent en boule, qui se font bure, cilice, satin, soie…

Je revigore, retonifie les coqs ébouriffés -crête baissée, ailes pendantes- et les oiseaux jaseurs égosillés - bec jaune, plumes ternes… Je suis la manivelle à remonter le temps des usines Lip et Jaz. Vos heures du jour, vos heures de la nuit. Les montres, les horloges vont au doigt et à l’œil. Ces patraques gaspillent leur temps et le nôtre.

Faire ça, peigner ou peindre la girafe ou tourner la manivelle. C’est vous qui le dites. À quoi bon tous ces parlages, tous ces tournois de verbiages ?

Je suis la manivelle des mécaniciens de graisse et de cambouis de la ronde machine, de la machine ronde ou presque qui tourne, qui tourne, qui tourne sur le bout de l’index et sur la pensée de Copernic.Je suis la manivelle des patrouilles de béliers, de moutons, de chevaux hydrauliques et des autres troupeaux marins de Protée qui font et défont les marées. Je démonte et remonte les vents, les vogues et les vagues, les vents vandales, les vogues tapageuses, les vagues rouscailleuses.

Vos musiques routinières manquent de bras, de sangles, de bretelles, de punaises, de pistons, de manches, de cordes, d’âme… Venez devant, tournez-moi autour, clopiner sur mes pas, pendez-vous aux pendeloques de mes hardes gothiques.

Je suis la manivelle des grandes charrues et moissonneuses des champs de Neptune, la manivelle des artilleries artificieuses, des infanteries de plomb, des grosses cavaleries des champs de Bellone. Je remonte en deux temps et trois mouvements le moral des troupes et leurs chaussettes à clous. À la guerre comme à la guerre. Au monument aux morts, des cliques et des claques cliquettent, la fanfare municipale tire en longueur et déglingue une Marseillaise vert-de-grisée.

Je suis la manivelle des limonaires égrotants, des manèges forains de dadas de bois peinturés et repeinturés. À vous le pompon !

Je tourne dans les décors plus ou moins praticables de vos pièces à trous pleines d’engins architectoniques, de treuils, de poulies, de câbles, de trucs, d’artifices, de nœuds, d’attrapes, de trappes, de chausse-trapes, de bidules, de combines, de coups bas, de ficelles, de finesses cousues de gros fil blanc… 

Je me ralentis, me retarde, je tourne en rond, je me retourne dans tous les sens, je vous ramène en arrière dans les vieilles modes, dans les soulèvements des faubouriens, dans les chants qui font émeute, dans les voix tonnantes des barricades, dans les cocarderies et les rumeurs des rues enguirlandées qui s’émerillonnent sous les lampions… Ce n’est pas peu de cas de tourner sans répit. Je retourne en idée dans ma solitude de la nuit des temps.Je tourne court dans le brouhaha des rideaux de fer.

Je tourne des brochettes de basochiens, de banquiers, d’ecclésiastiques, de galonnards… Les brasiers de la Saint-Jean éloignent la foudre et les orages de l’été. Gamber les flammes naissantes, tourtereaux, c’est préserver vos amours, croyez-moi.

Je vaux plus que le manche d’une étrille, que la nille d’une broche. J’ai souvenance de la maladresse de mes premiers tours sur le tas à appuyer inconsidérément sur les temps forts, à tortiller des strophes, à entortiller les badauds, à vriller les nerfs des camelots, à trouer la cervelle des déballeurs d’airs… L’expérience m’a raffinée.

Je suis à l’aise dans les cantilènes des nourrices, des pastoureaux, des amoureux, dans les bagatelles qui font lever tôt le monde, dans les barcarolles et dans toute la gondolerie noire, blanche et rose, dans les beuglantes aphones aux coins des marées descendantes des usines, dans les flonflons floquetés, dans le tintamarre des juke-boxes médiévaux des snackbars barbares, dans les fanfares qui gobent le vent des boulets et les mouches des coches et des corbillards au carrefour triviaire de la République : avenue de la Liberté, boulevard de l’Egalité, rue de la Fraternité. Et toutes ces impasses ?

 

 

Robert Vitton, 2019

 

 

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