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Carnet de Keanu et autres notes du projectionniste
6- Dénouements - Le sang et les limaces

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 Article publié le 27 février 2022.

oOo

Rien. Le sang. Rien. Rien.

Le sol. 

Le sol. Rien. Rien.

Le sol. Le sang. Rien. Rien.

Non. Presque rien.

Presque. Rien et le sang. Rien.

Rien. Le sol. Rien. Pas rien non. Rien. Et presque.

Rien. Il n’y a rien. Vraiment rien. Rien, vraiment. Vraiment, vraiment. Rien. Rien. Rien.

Et le sol ?

Mais le sol rien. Et non. Et rien, non. Et rien mais. Non. Le sol. Rien non. Mais le sang.

Rien du tout. Le sol. Le sang. Personne, personne en tout cas.

Pas Keanu, c’est impossible. Elle a disparu. C’est dans le scénario d’ailleurs.

Mais non. Dans le scénario on ne dit rien. Mais alors rien du tout. Il n’.y a pas de scénario, vous croyez quoi ? Vous voyez une goutte ?

Vous y voyez goutte ? Il n’y a rien. Laissez-moi vous dire... Rien, au fait. Non. Rien. Au début seulement on pourrait croire. Mais non.

Il n’y a pas cette scène par exemple où Keanu est droguée puis emmenée sur une plage où des hommes la couvriront de leurs corps car ils ont faim. Eux-mêmes ne peuvent être dans un état normal. Ils plongeraient leurs dents dans les chairs de ce jeune corps encore vivant sans conscience. Et Keanu incapable de résister et comme anesthésiée se verrait partir en lambeaux de chair sans comprendre qu’il n’y a pas de scénario ici.

Il n’y a rien. Ce n’est pas très normal mais c’est ainsi. Pas de caméra non plus. Rien. Le sable qui éponge ? Rien.

Et le sang n’est ni rouge ni auburn. Le corps de Keanu n’a pas été déchiqueté, ce qui est rassurant. On pourra la reprendre pour les séries les plus sanglantes. Le nitrate la recomposera. Pour rire, elle prononcera le mot « rien » avec des lèvres qui ne sont pas les siennes.

Keanun’existe pas. Jack Ern-Streizald n’existe pas. Ole Berne est une sorte de fantasme. Le projectionniste est un rigolo. Le policier Hector contrôle une part de ces choses qui voudraient passer pour des êtres vivants et n’y parviennent pas en dépit des tractations.

Fini. Fini.

Et encore. Non.

Mais ensuite, quoi ? Rien, encore ? Et vous en ferez quoi ? Je parle de la vésicule biliaire de Keanu, méconnaissable pour l’instant.

Personne ne viendra en aide à Keanu.

Pourquoi. C’est difficile à expliquer, au fond.

Peut-être n’a-t-elle pas besoin d’aide. Peut-être. Son corps repousserait l’idée même qu’on puisse lui venir en aide ? Mais personne ne lui tirera une balle dans la nuque non plus. C’est déjà ça.

Le policier qui la « rencontre » dans la maison de Muriwai ne saurait lui venir en aide non plus, du fait de sa « disparition » qui la dénude. Le policier est un peu gêné devant la nudité très affirmée de Keanu devant lui, tandis qu’elle lui propose un sky en riant.

« Vous êtes qui ?" »

Le jour se lève. Le policier hésite encore à évoquer le drame de Muriwai. Rien ne semble atteindre la jeune femme qui ne répond pas, au fait.

« Vous voulez dire que je ne devrais pas être là ? »

Elle s’arrête de rire et ses yeux cherchent quelque chose dans le vide. Le policier sort. Devant lui, la scène se répète, très brève mais indéfinie, parcellaire mais détaillée, enfin. Comme si le corps de la victime se partageait.

Comme si ce corps n’avait plus d’unité. Les gros plans se succèdent comme des loupes dont le point de vue serait irréversiblement segmenté.

Ce serait donc ça, ici, une « disparition » qui ne laisserait à la victime aucun repos, aucun échappatoire ? Le policier lève les bras au ciel. Le ciel de Muriwai est sans réponse. Peut-être faut-il s’en réjouir.

On imagine une pluie de moutons miniatures descendant sur le policier. Ce serait bien absurde et navrant, conforme à la défunte réalité. Or, Ole Berne n’avait pas d’autre plan en tête.

Hector n’est pas dupe. Mais Hector se soucie assez peu des drames réels ou irréels de Muriwai, pour tout dire. Le policier est confronté à l’inconsistance d’un crime sans auteur ni victime. L’enfer de la villa Guermynthe, poussière des tuiles.

Keanuqui dit : « ça craint. »

J’avais envie de l’embrasser. C’était déraisonnable puisqu’elle était pour disparaître. Je gardais mon corps collé au sien sans bien savoir si je touchais quelque chose d’elle par là. L’ombre ou la projection. L’être ou l’était.

Si ça avait été réellement elle, je ne l’aurais pas su. Mais le contact de sa peau disait que c’était elle ou écartait la question d’un mouvement de tout le corps. Un tremblement né de la respiration, dans la respiration.

Respire, Keanu. Tu étais si 

lucide

faceà ces limaces géantes

horribles

quidétestent le mouton métallique

quite protège, dans un sens

quisait qu’entre ce qui existe et ce qui est, il y a ce qui reste

ette raconte des histoires peu drôles, des plaisanteries qui disent le feu en l’étouffant

tandisque les limaces géantes progressent affamés

deton corps 

etexhibent des dents molles et givrées qui poissent sans sécréter de mucosité.

Sales bêtes.

Invisibles bestioles.

Ma joue descendait le long de son dos comme si son visage était devenu impossible.

Ces limaces ne sont que des déguisements. Elles inspirent la terreur car elles ont une tête hideuse. C’est problématique. Quand elles frappent à votre porte, vous pensez que c’est la fin. Et vous avez raison.

Nonobstant je continuais de caresser son dos avec ma joue. Je n’imaginais pas que ces limaces mutantes emporteraient Keanu au moment même où j’allais embrasser la ligne de ses fesses.

Diable de réalité.

Je ne savais pas si notre liaison pourrait durer longtemps après cela. Ces limaces sont des drôles ! Elles n’auraient pas seulement mangé Keanu. Elles l’auraient dégurgitée pour l’endoctriner. Elles auraient suivi les préceptes d’Ole Berne, le véritable mentor de ces êtres fantasques qui apparaissent comme la seule alternative politique au règne du mouton métallique !

Mais moi je voulais juste garder la tête collée contre ses fesses pour les embrasser et les caresser alternativement, avec la joue. Ce qui aurait compensé mon défaut de lèvres, peut-être.

Oui, peut-être.

C’était un peu idiot de ma part d’imaginer cela. J’avais un sentiment encore imprécis mais il s’affinerait avec le temps. Je plongeais. L’écartement de ses jambes s’accentuait. J’embrassais tout ce que je pouvais embrasser. La lumière de l’espace de projection était grisée. Sa respiration très flottante devait se confondre aux voix du film car je ne sais plus ce qui était qui. Il y avait une musique aussi, lente.

Très lente.

Très, très lente. Comme un écoulement de sang.

Une musique des années de mutation. De transition. Je ne sais plus. Mais enfin une musique lente, au rythme marqué par des battements sourds, légèrement déphasés. Mes joues se frottaient à ses lèvres et s’inspiraient de leur humidité.

« C’est pour cela qu’ils te veulent », lui disais-je, peut-être, dans le film.

« Je te parle des vers, Keanu. »

C’est ma langue qui entrait. La lumière était saccadée. Les tremblements affectaient tout le sol, sur l’image. Le seul point de stabilité, - c’était ses jambes.

Elles étaient comme des lignes flottantes.

 

 

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