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Le cicerone
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 Article publié le 20 juin 2021.

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Je suis un vrai bureau d’adresses.

Dites, que vous voulez-vous savoir ?

La patte et le marteau se graissent,

Sinon je vous dis au revoir.

 

Je me cache sous la figure

D’un revenant, d’un galvaudeux,

D’un fou, d’un enfant, d’un augure

Et je vous raconte l’an II.

 

Je me peauce en vendeur d’écailles,

En débardeur, en chemineau,

En gueusard quêteur de quincaille

Et même en chasseur au panneau.

 

Ce jourd’hui, rouleur de barriques

Et déchargeur de charretons,

Demain, découvreur d’Amériques

Et jeteur de mauvais coton.

 

 

Pour vous servir je me déguise

En estafier, en apprenti,

En mercure, en clergeon… J’aiguise

Vos innommables appétits.

 

Je fus traître de mélodrame,

Vigile, aboyeur de parvis,

Marinier de rime et de rame,

Capitaine au long cours, nervi.

 

J’aurai été folliculaire,

Tueur à gages, trublion.

Serais-je encor, pour vous déplaire,

Langue de vipère, ardélion ?

 

Que de gens dans ma garde-robe,

Je les ai tous eu sur le dos,

Des gens, ma foi, plus ou moins probes,

Des batteurs d’air, des batteurs d’eau…

 

Je suis un vrai carnet de notes,

Un calepin, un agenda…

Pour les têtes de gélinottes,

Je livre tout bredi-breda.

 

Suis-je un pense-bête, un guide-âne ?

Suis-je un saint de calendrier

Que des archanges gardiens damnent,

Un cimeterre au baudrier ?

 

J’ai des bottes de paperasses.

J’ai tenu registre de tout.

L’eau et le feu m’en débarrassent

Avant que je perde l’atout.

 

Je vous enrôle dans des guerres,

Vous en aurez des aperçus.

Nous ne les fleurissons plus guère,

Les champs d’honneur, les champs bossus.

 

Je vous mène à ma fantaisie

Dans les coins les plus reculés,

Boire au tonneau la malvoisie,

En pincer pour l’ukulélé.

 

Des villes : Rome, Berlin, Vienne,

Marseille, Londres, Pompéi

Et tant d’autres qui me reviennent.

J’en aurai battu du pays.

 

 

Délices de Capoue, de Baies…

Je m’anuite dans des jardins,

J’y cueille des fleurs et des baies

En fredonnant des vers badins.

 

Que dire des chants de Bellone,

Du bas, du haut de l’Hélicon,

Des murailles de Babylone

Et des guetteurs de Montfaucon.

 

Lorsque j’arpente les histoires

Que me brodent mes brodequins,

Je m’ouvre comme un répertoire

Sous le manteau d’un arlequin.

 

Mes vies sont pleines de ratures

Dans mes cahiers, dans mes recueils,

Où je divague à l’aventure

Sans relever tous les écueils.

 

Vous autres vous me traitez comme

Un almanach de l’an passé,

Comme un pesant vade-mecum,

Comme un annuaire effacé.

 

 

Sur les vestiges d’Aristote,

Dans ses idées en raccourci,

Je farcis de tours, de litotes,

D’anacoluthes, mes précis.

 

J’effeuille les éphémérides

Des grands personnages du cru,

Pour la plupart, partis sans rides,

Jetés en terre nus et crus.

 

Je vous pousse, je vous entraîne

Dans un monde qui crie la faim

Sous les encensoirs, sous les thrènes,

Dans ce vieux monde aux quatre fins.

 

Je tords le temps des cathédrales,

Je traverse un siècle de fer

Sous des orgues, des voix chorales

Jusqu’aux supplices des enfers.

 

Je peine de ruines en ruines,

Je ne retrouve plus mon temps

Dans les vents, les grêles, les bruines

Et les neiges noires d’antan.

 

 

Je n’ai plus rien sur mes tablettes,

Je n’ai plus rien dans mes cartons,

Déçus, je sais, déçus, vous l’êtes.

Je ne suis plus qu’un vieux toton.

 

Je n’aurai pas bâillé ma vie.

J’aurai goûté tous les plaisirs

Et passé toutes mes envies

Sans m’embarrasser à choisir.

 

Vous qui m’affublez d’épithètes,

Qui m’assaillez de compliments,

Un quart de lune dans ma tête

M’éclaire sur vos sentiments.

 

Je suis au bout de ma carrière,

Je m’apprête à sauter le pas.

De plus en plus las, je m’arrière,

Les miens ne le comprennent pas.

 

Otez-moi de vos litanies,

Je me débrouillerai tout seul

Et bon vêpre à la compagnie,

Ma muse apprête mon linceul !

 

 

Je vous laisse mon sac, mes quilles,

Mes clefs, mon memento-mori…

Un chien dans mon jeu de béquilles,

Je ne bouge plus de Paris.

 

Les enchiridions d’Epictète,

Les ficelles de mon métier,

Cette bouffarde que je tète,

Je vous les laisse volontiers.

 

Je suis un vrai bureau d’adresses.

Dites, que vous voulez-vous savoir ?

La patte et le marteau se graissent,

Sinon je vous dis au revoir.

 

 

 

Robert VITTON, 2015

 

 

Cicerone : guide qui montre aux étrangers les curiosités d’une ville.

Les quatre fins : la mort, le jugement, le paradis, l’enfer.

Memento-mori : Objet de piété représentant un crâne humain ou une tête décharnée, destiné à favoriser une méditation sur la mort.

 

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