Retour à la RALM Revue d'Art et de Littérature, Musique - Espaces d'auteurs [Forum] [Contact e-mail]
  
Dernières nouvelles de la banlieue
Navigation
[E-mail]
 Article publié le 24 janvier 2021.

oOo

Je mordille le coqueluchon de mon patraque et soiffard stylogriffe Waterman.

Pompiste, le plein ! Le plein et un jerrycan de dépannage comme pour les traversées de mes déserts. Les banlieues sont aménagées sans plan et sans liaison normale avec la ville. Les banlieues sont les descendantes dégénérées des faubourgs. C’est ce que déclarait un illustre architecte-urbaniste. Soixante années se sont écoulées…

C’est parti ! Nous serrons de près la petite ceinture… En route pour les fleurons de la couronne. Je pense à l’autobus de Raymond Queneau, l’autobus de la ligne S, long de 10 mètres, large de 2,1, haut de 3,5… Je conduis un autocar. Mon vieux char à moteur et à bancs est imaginaire… Le receveur, le contrôleur, les passagers sont imaginaires. Ne vous fatiguez pas, puisque je vous dis que vous êtes imaginaires ! C’est plus fort qu’eux. Nous autres, imaginaires ? Pour leur faire comprendre que tout est écrit ou presque, c’est la croix et la bannière. Le receveur, toujours d’humeur égale, avec sa boîte à manivelle au ceinturon, distribue des faux tickets. Personne n’ose lui dire que son métier n’existe plus. Le contrôleur, toujours d’humeur massacrante, est impassible. Personne n’ose lui dire que son métier existe encore. Ne poussez pas ! Avancez vers l’arrière ! Hâtons-nous, hâtons-nous, le temps et l’argent nous sont comptés ! En vous serrant un peu, vous pourrez tous vous asseoir.

Imaginaires ou pas, vous n’êtes bons qu’à faire des histoires. Des histoires… Je prends des notes. Je n’arrive jamais à me relire. Ce n’est pas si facile de donner à des personnages la liberté de dire ce que l’on pense et surtout ce que ne l’on ne pense pas. J’entre dans mon rôle de composition. Salut la compagnie, écarquillez vos châsses, débouchez-vous le nase, détoupez-vous les esgourdes et bouclez-la. Attention à la fermeture des portières !

Je passe le pont. Je ne me lasse pas à mes moments perdus de remonter ce fleuve jusqu’à sa source, ni de le descendre jusqu’à la mer. Des histoires… L’histoire noire et blanche, à la sépia, technicolorisée du cinématographe - les bobines, les monstres sacrés du septième art… L’histoire rouge et noire de la classe ouvrière - mégaphones, haut-parleurs, cornes de brumes, casseroles, banderoles de papier et de calicot, étendards, tracts… Il ne faut pas désespérer Billancourt.

Tirelintintin ! Les voitures se choquent, les gens se choquent, les gens et les voitures se choquent. Des bordées d’injures, de jurons, des concerts de klaxons irascibles ! Ces marées, ces remous des heures de pointe qui polissent le bitume. Là-bas, où les butiniers manigancent entre des buildingues alvéolés qui grattent le ciel, toute une chiourme sèche, casse, crève la dalle, graisse les roues, les rouages, les engrenages, veille à tous les mécanismes de la Fortune et fraternise sous une grande arche. Pour ma part -c’est le cas de le dire -, je suis plus souvent qu’à mon tour brouillé avec le directeur de la Monnaie.

Un accordéon pantelle. On dirait qu’un revenant tripote de la romance avec des moufles. Sa sébile déborde, les pires d’entre-nous carburent encore à la nostalgie.

Encore et toujours les barres infranchissables, les babels ravitaillées par les corbeaux, les baraquements, les maisonnettes bâties sur le même modèle, les terrains vagues, les terres promises, les propriétés camouflées, les fabriques, les exploitations de toutes sortes …

Nous sommes dans un documentaire. Silence, là-dedans ! Silence, on tourne tout en mal et en burlesque. Des travaux… Des jeunes gens, fringués streetwear, s’emboîtent dans une bagnole déglinguée qui débite un rap à nous défoncer les tympans, puis on en effleure d’autres qui tiennent des palissades et des murs, d’autres encore qui gribouillent la loi du 29 juillet 1881. Le flow ! Le flow ! Le flow s’émousse et laisse place à une valse. Des travaux… Un cortège, des pancartes, des mains en entonnoir… Du chômage pour tous. Tout ou rien du tout ! L’odieux est avec nous ! Avec nous ! L’immonde est à nous ! À nous ! Des gouttes de pluie grosses comme des poings estourbissent les manifestants. La valse virevolte de plus belle, des travaux…

A force de mal aller, un jour ou l’autre tout ira mieux. La banlieue se bricole un destin avec ses pognes volubiles, avec ses langues maternelles, avec ses charabias, avec ses jargons, avec ses jars.

Un quart d’heure d’arrêt ! Que ceux qui sont pressés, qui ne sont pas contents du voyage, continuent la promenade dans le fiacre de Saint-Crépin, ça leur fera les pieds. Ils verront, ces hâbleurs, comme la peur grossit les objets, enfle les bruits, allonge et noircit les ombres. C’est reparti ! Je pense aux naufragés de l’autocar de John Steinbeck. Ne vous privez pas

d’aiguiser des couplets gaillards.

Silence ! Nous sommes de nouveau dans le tourbillon du documentaire. Des travaux… On détourne nos pensées et nos desseins. Des travaux… On contourne des barrages hérissés de piques, des sirènes étourdissantes, des gyrophares aveuglants, des carcasses calcinées de véhicules, des poubelles renversées, des abribus et des vitrines brisées… Des féroces émondoirs, une nettoyeuse municipale, une escouade d’éboueurs… On retourne sur des tranchées, sur des entrailles fumantes, sur des ballets de marteaux-piqueurs. N’en jetez plus sur la partition d’Érik Satie. On voit sur le silence du générique de fin une foule ondoyante au ralenti.

Je suis la peau d’ébène, le sac de charbon, le nègre arqué, chauffé à blanc qui crache du coton et mazoute la chaussée sur un rhythm and blues – ô femmes-jarres, femmes-amphores, femmes-calebasses, femmes-citernes, femmes-fontaines, femmes-puits, femmes-aqueducs, vous passez dans mes rétroviseurs ; je suis le bicot, le bougnoule, le raton endurci de calus des chantiers, des grands chantiers, des constructions à la moderne, des palans peineux, des poulies grinçantes, des treuils geignants, des échafaudages, des grues vertigineuses, des machines architectoniques-, ô femmes terraquées des rizières, femmes ensablées des déserts, femmes feuillues des forêts, femmes floribondes des oasis, je vous vois à travers les ombres et les lumières de mon pare-brise ; je suis le boumian, le manouche, le gitano, le fils du vent des grosses cylindrées et des caravanes, des brocantes, des besognes saisonnières, des feux de camps, des flambées de guitares - ô femmes guêpées, guipées, guimpées, voilées, jarretées, encapuchonnées, blue-jeannées, effilochées de ma lanterne magique. Étranges étrangers… Je suis le rital, l’espingouin, l’angliche, le boche, le polaque, le chinetoque… Nous sommes tous du bâtiment. Et vous, femmes dessalées, salies, salaces, sanctifiées…

Réfugiés, émigrants, exilés, ô vous tous, rescapés des tueries, des tortures, des famines, des violences de la nature, des passages périlleux, je passe et repasse vos terrifiantes frontières cousues de fil barbelé, de fil électrique, vos infrangibles frontières de parpaings et de briques, vos pointilleuses frontières de miradors dégoupillés, de sentinelles éperdues, de jeeps, de tanks, de kalachnikovs… A la barbaque ! Les histoires… L’histoire… Les combats ! Tirez à la billebaude ! L’histoire s’écrit, se réécrit sans cesse. Le passé nous réserve des surprises. 

Comme un crieur au petit tas, un camelot, un marchand de tapis, j’écoule, dévide, tire en longueur et pousse mes histoires au plus loin, mais jamais jusqu’au bout. C’est-là un plaisir qui ne me coûte rien, une façon de me tenir en haleine.

Je pense à l’autobus de Frida Kahlo. La nuit déploie lentement ses grandes ailes fuligineuses. J’entends les tapements d’une machine à écrire d’un autre âge. Je succombe à la tentation de décrire mes lieux, ma banlieue by night, de transcrire des histoires intemporelles, de raboutir des histoires inextricables où des voix se superposent, s’enchevêtrent, se taisent.

Nous entrons sous les grandes orgues de la Basilique. Préparez-vous à toucher au Moyen Âge. Et tous ces vivats à ne plus s’entendre. La victoire est à l’équipe qui tiendra un quart d’heure de plus. Ce n’est pas toujours l’Allemagne qui gagne.

Vous en aurez vu des énormes hangars bourrés de jeux de dupes, de bons coups, de bonnes affaires, posés sur des prairies goudronnées où patientent des bataillons de chevaux fiscaux. Les bons marchés ruinent, comme dit l’autre. Vous en aurez vu des entrepôts, des dépôts, des dépotoirs… Vous en aurez vu des cimetières, celui des chiens et ceux des voitures… Le mien, celui de ma cagne, celui de mon teuf-teuf poussif et ferraillant.

Vous me pressez de questions, mais vous n’entendez pas mes réponses. Je vous préviens, ma pensée vacillante fait de brusques crochets. L’à peu près est mon guide. Ne m’en voulez pas si je vous largue dans les sales histoires plaisantes et récréatives d’un boulevard où des banquiers remuent notre artiche à la pelle, où des pharmacopoles étourdissent nos douleurs et soignent notre apparence, où des guichetiers doublent nos mises, où des fripiers sapent à mort la mistoufle, où des bazardiers nous accaparent, où des mastroquets nous abreuvent le mors, où des aboyeurs de trottoir nous refilent de la marchandise de hasard ; ne m’en voulez pas si je vous entraîne à ma fantaisie dans mes pages et mes tapages nocturnes, si je vous crayonne en sanguine et au fusain la grue et la coquecigrue qui me reverdissent, une gosse montée en graine, mûre à point, qui tracasse sur mes rades et mes marges mosaïques, une vieille toupie qui tournevire des Ralph Laurens boutonneux, ne m’en voulez pas si…

Je suis dans un roman de gare. J’en pince pour l’héroïne. La garce entrerait dans ma veine que je ne bougerais pas le petit doigt. Des traficoteurs, des trafiqueurs, des trafiquants apostent des vigies aux abords d’un doux enfer pavé de pavots. Les pavots de la mort lente. Des pavots à revendre en bouquets ou en vrac. De la renifle ou de la piquouse ? J’allume mon chichon à un bec de gaz Sylver Match. Les pas et les voix s’éteignent. J’ai une guêpe dans le ciboulot. Sa face hideuse farinée et plâtrée, la Camarde fait ses emplettes. De la blanche, de la neige, de la blanche neige ? Du sucre en poudre ? Des poudres de perlimpinpin ? De la poudre d’escampette ?

Gens en pile, gens en boule, gens couchés à la renverse, gens enfermés dehors, gens oubliés dans les cartons de la République pour écluser du reginglard, pour se lester l’estome de rances reliefs et pour ronfler dans un renfoncement, on ne demande congé à personne.

Ma banlieue… Je zone dans tes endroits sordides, dans les endroits et les envers de tes décors, dans la cruauté de tes enseignes au néon, de tes placards publicitaires, de tes cacophonies en conserve, de tes odeurs de friture, dans tes sillages d’épices, dans tes trafics d’âmes en peine, dans tes trafics d’armes à écriture automatique et de cadavres exquis, dans tes flonflons, dans tes flouflous…

Ta banlieue, sa banlieue, notre banlieue avec ses gens et ses animaux en cage. Nous avons tous une banlieue. Votre banlieue, leur banlieue… Ma banlieue, j’y retourne comme dans le ventre de ma mère chaque fois qu’une chose me chicane, que tout tourne au tragique, au drame, au vinaigre. Je m’invente une banlieue et des peines capitales, une banlieue où je retrouve en moi et autour de moi un savoureux laisser-aller, où je scrute des ciels et des horizons, où je perds volontiers mon encre, ma salive, mon temps et ma boussole. Ma banlieue, j’y vis parfois d’amour, de pain frais et d’eau fraîche. Les enfants ont les coudes, les genoux couronnés de croûtes et des yeux comme des soucoupes, En sortant de l’école nous avons rencontré un grand chemin de fer qui nous a emmenés tout autour de la terre dans un wagon doré… la voie ferrée, la fervoie, la ferrovia… Une longue muraille de tags, de fresques, de graffiti, de bombages sur le tam-tam des convois.

Les kiosques à journaux s’effeuillent comme des artichauts. Les matineux déplient leur quotidien. Le jour point, les rues peinent à s’esquisser, à grisailler, à reprendre leur bariolage. Encore un peu plus outre et nous serons de retour.

Ma banlieue… Des fanfares rutilantes, flamboyantes, éclatantes y couaquent et canardent, on y scie des violons, on y crève des tambours. Ma banlieue a des guinguettes où l’on donne de la tête, du cul, du cœur. Ma banlieue, on y chante, on y rit, on y danse. On y partage des lopins de terre où l’on cultive le goût, la gaîté, la tranquillité, la convivialité… Nous devrions tous avoir notre parcelle de fruits, de légumes, de fleurs, un coin de campagne à la ville. Une autre fois, vous découvrirez les murs à pêches, vestiges d’une prouesse de l’agriculture urbaine du XVIIe siècle. Je ne vous en dis pas plus. Soucieux de satisfaire votre curiosité, après les parcs, les bois, les jardins, les miroirs, les cours et les jeux d’eau, les merveilles et les miracles, je vous garde un détour pour méditer dans la Closerie Falbala à Périgny.

Je repasse le pont. À droite, l’île Saint-Germain et sa Tour aux figures. Nous aussi, Isséens, avons notre ouvrage monumental de Jean Dubuffet.

Terminus ! Terminus ! Tout le monde descend… Tout le monde descend : un découvreur d’Amériques, Maximilien Luce et les Daubigny, le coutelier Eustache Dubois, Jacques Becker, un haut baron de la finance et de l’industrie, saint Denis et sa tête sous le bras, Corentin Celton, le commis voyageur d’Arthur Miller, un journaliste tout terrain, les frères Voisin, Antoine et Joseph Limonaire, Robert Doisneau, un manœuvre de chez Renault, Réda Caire et Gaston Gabaroche, un chineur de Saint-Ouen, l’abbé Lemire, Louise Michel, Rosa Parks, Jacques Prévert, Le Corbusier… Ma mère et mon père. La nuit d’avant, tous étiez déjà dans mon rêve. Ne tardez pas d’y revenir. Je suis toujours partant, l’oisiveté enrouille l’esprit.

Un livre dans la poche, encore un livre à pétrir. Plus tôt qu’à l’accoutumée, ce jourd’hui

j’attendsun tramevère, un tram, un tramway nommé Désir. Le ciel se pommelle, une perchée d’oiseaux ramage.

 

Robert VITTON

 

Un commentaire, une critique...?
modération a priori

Ce forum est modéré a priori : votre contribution n’apparaîtra qu’après avoir été validée par un administrateur du site.

Qui êtes-vous ?
Votre message

Pour créer des paragraphes, laissez simplement des lignes vides. Servez-vous de la barre d'outils ci-dessous pour la mise en forme.

Ajouter un document

Retour à la RALM Revue d'Art et de Littérature, Musique - Espaces d'auteurs [Contact e-mail]
2004/2024 Revue d'art et de littérature, musique

publiée par Patrick Cintas - pcintas@ral-m.com - 06 62 37 88 76

Copyrights: - Le site: © Patrick CINTAS (webmaster). - Textes, images, musiques: © Les auteurs

 

- Dépôt légal: ISSN 2274-0457 -

- Hébergement: infomaniak.ch -