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GOR UR - [in "Gor Ur, le gorille urinant"]
Douzième épisode - BLIMP !

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 Article publié le 18 novembre 2018.

oOo

Douzième épisode

BLIMP !

 

Le type qui s’amenait sur le tarmac avait pas l’air commode :

— Vous vous prenez pour un avion !

— Déclinez votre identité, dit celui qui l’accompagnait.

Ils étaient même trois, preuve que je voyais pas double. Le troisième m’envoya un sourire complice. Je savais même pas pourquoi on était complice ni comment on en était arrivé là.

— Vous êtes dingue ou quoi ? questionna le premier, mais je voyais bien qu’il était pressé d’en finir avec les questions pour passer à l’acte.

— C’est vrai quoi ! dit le second. Montrez-moi vos papiers…

Et il ajouta avec une grimace qui en disait long sur ce qu’il savait déjà :

— …si vous en avez.

J’en navet pas. Les remplaçants n’ont pas d’papiers. On est comme les chiens. On a des choses sous la peau et même au-delà de l’épiderme, quelquefois plus profond encore. Qui ignorait ce genre de choses ? Même les Chinois y savent. Mais en surface, pas un signe pour vous distinguer de l’Aristocratie de l’Existence Précaire, rien pour signaler aux Autorités de Surface que c’est pas les papiers qu’y faut d’mander, mais pourquoi on est là où qu’il faut pas être alors que c’est indiqué en gros sur les panneaux de signalisation.

— Savez pas lire ? me demande le flic numéro 2, comme si un flic pouvait se servir de son cerveau pour s’adonner à la lecture sans faire des fautes d’orthographe.

— À Shad City, les panneaux sont équipés de Cellules Protectrices du Remplacement. Si j’étais à Shad City, j’aurais pas d’souci à m’faire question papiers.

— Zy êtes pas à Shad City ! gueule le numéro 1 qui est flic ou tellement con que le choix n’est plus possible.

— Vous devriez éviter de discuter, mon ami, dit le troisième comme si je savais de quoi il parlait.

Il s’avança, précédant les deux autres qui acceptèrent de la fermer pendant que celui qui prétendait déjà être mon ami m’expliquait la différence entre Autorité et Système. Il m’avait même pris la main pour en caresser les zones érogènes. Je ressentis un net picotement au-dessus du genou droit, puis le fluide se déplaça vers l’aine, à la frontière de l’endroit où Frank-la-queue aurait dû exercer son influence existentielle. Mes jambes flageolaient comme si j’étais sur le point de me donner sans rien exiger en échange de cette bouillie de chair et d’esprit qui constitue tout ce que je sais de mon destin si je me mets à croire aux conneries des religions mises bout à bout.

— Vous êtes John Cicada, n’est-ce pas ?

Il continuait d’explorer mes circuits relatifs. Je bafouillai quelque chose comme :

— Je suis son remplaçant…

— Il en a beaucoup, de remplaçants, le vieux John. Il en a autant qu’il veut. Nous gâtons nos héros, vous devriez le savoir.

J’en savais rien. J’savais même pas que les héros avaient un statut spécial à la Compagnie des Ôs. J’étais donc pas seul au Monde !

— Vous ne l’êtes pas en effet, dit-il.

Il se retourna sur ses patins à roulettes. Les deux autres ne savaient plus quoi dire ou ils savaient qu’il n’y avait rien à dire, — difficile de savoir ce qui se passe dans la tête d’un flic rien qu’en se fiant à son regard.

— Je suis Olog, dit celui qui se déplaçait sur des patins à roulettes. Nous nous sommes rencontrés à Ologique. Vous souvenez-vous de…

Je me souvenais de rien. Les deux flics se souvenaient aussi. Ils pouvaient pas s’empêcher de se souvenir et ça les rendait perméables à mes flaques mentales. J’arrivais pas à me concentrer. Que s’était-il passé ? Kol Panglas avait choisi entre Alice Qand et moi. C’est facile à comprendre. Il avait pas hésité entre le plaisir et l’ennui. J’étais resté sur le tarmac, phosphorescent et pantois. J’avais rien à faire sur le tarmac quand les navettes en direction de Shad City partaient sans moi. Je pouvais comprendre ça.

— Vous avez pris vos pilules contraceptives ? me demanda Olog.

Je les avais prises avec une bolée de cidre avant de partir.

— Mais vous n’êtes pas parti…

— J’pouvais pas prévoir…

— Vous n’avez plus rien à faire sur le tarmac.

J’savais même pas ce que c’était un tarmac. Je m’laissais pousser par les deux flics. Olog marchait devant. Comment j’pouvais appeler ça Olog ? C’était pas un être humain. C’était pas des patins à roulettes non plus. Il parlait sans ouvrir quoi que soit qui ressemblât à une bouche. On atteignit une zone de décontamination. Les flics se lavèrent les mains dans un liquide antistress, me lâchant un instant que je mis à profit pour réfléchir. On peut pas réfléchir au contact de la flicaille qui vous contamine parce qu’il est évident que vous avez à faire à des cons relookés pour servir les intérêts du système. Olog me saupoudra méticuleusement. Je fermais les yeux.

— Les yeux aussi ! dit-il joyeusement.

Je devenais docile. Il me communiquait sa joie. Les flics se marraient aussi, soulevant des nuages de cendre en agitant les bras comme des fléaux qui harcelaient ce que j’avais à la place des fesses.

— Vous avez avalé un truc qu’y fallait pas, me dit l’un d’eux.

Il riait, mais ses yeux trahissaient une angoisse de premier degré sur l’échelle du suicide. Olog répandait aussi des morceaux de plastique qui voletaient autour de moi, cherchant à s’interposer entre ce que je savais et ce que je voyais sans aucun doute possible.

— Que faisiez-vous sur le tarmac, John ?

Je sais pas. J’y étais, c’est sûr. Même que j’aurais pas dû y être si j’avais mieux connu Kol Panglas et ses appétits sexuels. Mais comment j’aurais su de pareilles choses à propos de quelqu’un qui enquêtait sur moi ?

— Que sait-il de vous, John ? De quoi lui avez-vous parlé ?

— Je suis programmé pour rien dire concernant le Projet Faites la Différence entre un Remplaçant et un Répliquant. Chaque fois que je suis sur le point de trahir ma conscience artificielle, je ressens une douleur intolérable et…

— Le système est en rade à ce niveau de la conversation, John !

— J’pouvais pas l’savoir !

— Vous l’auriez su si vous aviez eu ne serait-ce qu’un gramme de conscience professionnelle !

Seulement voilà : j’en avais pas eu parce qu’à cet instant crucial, je picolais ou je m’rinçais l’œil…

— Les deux ! Et John en a profité pour jeter le même œil dans les dossiers classés secrets.

— Ah ! Si j’avais su !

J’regrettais vraiment, ça s’voyait au milieu de ma figure. J’comprenais maintenant ce que je foutais sur le tarmac.

— Vous comprenez rien ! Vous auriez dû vous mettre en attente pendant que le système préparait la parade. Vous n’avez pas fait votre boulot.

Les deux flics se passèrent ensemble la langue sur les lèvres. Leurs yeux grésillaient comme des ampoules. Ils cessèrent de s’agiter et la cendre retomba. C’était de la neige. On était pas à Shad City, mais c’était de la neige et elle se posait sur nos têtes pendant que la nuit tombait sur les lumières de la ville. C’était pas une ville, mais je pouvais y croire. Olog retira toutes les fibres et je ressentis quelque chose comme le passage du fruit de mes entrailles.

— Quand je pense que Kol est en train de se faire enculer par Alice ! m’écriai-je.

Olog contrôla un soupir. Il en pouvait plus. Les images fusaient autour de lui. L’anus de Kol apparaissait entre les fantasmes de servitude. Il était temps de quitter la zone de décontamination par le métal fusion-contraction. Nous ne tardâmes pas à pénétrer dans le bâtiment qui surmontait le buffet où vagissaient les taureaux de l’exécution sommaire, vidant des verres d’urine coupée de métal plan-séquence sans cesser de fumer les horribles cigares que Kol Panglas leur avait offerts avant de m’abandonner à mon sort. Il gelait sur le tarmac et les robots se croisaient dans une cacophonie de percolateurs détournés de leur fonction première qui est de percoler la réalité. Les deux flics s’étaient connectés par la queue à mon ossature, des fois queue. Olog m’expliquait que l’erreur, et j’en avais commise une de taille internationale, est le portail de la découverte. Il citait mal, cet insecte approprié, parce que j’avais aucun génie à opposer au Monde tel que je le voyais dans la lorgnette sociale. Les murs étaient couverts de métal poli à mort de l’image. Je voyais exactement tout ce que j’étais en train de faire, mais de profil, comme dans les bons films.

— Quand je pense que Kol est en train de se faire enculer par Alice ! répétai-je parce qu’il me semblait que j’en avais déjà parlé.

 

Ou le contraire. Alice adorait qu’on l’enculât. Je l’savais par expérience. J’savais rien de Kol à ce niveau du dossier. On croisait des types qui fumaient encore son cigare, comme s’ils venaient d’y foutre le feu uniquement parce que j’étais là pour en témoigner. Ça va s’finir ! pensais-je en serrant les poings pour pas m’en servir illégalement. Mais ça n’en finissait pas. Olog finit pourtant par trouver le code d’une porte qui l’exigeait. Les deux flics avaient vécu une minute d’impatience. On n’entrerait pas si Olog se souvenait pas du code. J’avais trépigné moi aussi, mais parce que j’étais sur le point de frapper quelqu’un. La porte coulissa et on entra directement dans le bureau de Kol. Les flics s’activèrent aussitôt. Les tiroirs volèrent. Les tapisseries ne résistèrent pas à l’arrachement sommaire. Une lampe m’atteignit au coin de l’œil, vivifiant ma pensée.

— On trouvera rien si on s’énerve, dit Olog qui écrasait les cigares par poignées.

J’en allumais un, histoire de faire chier le Monde. J’avais rien à faire. J’étais peut-être un témoin qui servirait à quelque chose concernant le côté obscur des activités lucratives de Kol Panglas. Alice Qand avait-elle été chargée d’éloigner le magistrat pendant qu’on s’intéressait de près à ses affaires ? Avait-on jugé au dernier moment que j’avais pas le profil de l’amant nécessaire ? On voyait rien par la fenêtre, comme si la ville avait disparu du champ des investigations. Olog avait pas le temps de m’expliquer ce que je foutais sur le tarmac. Il me le demandait même plus tellement je devais le savoir. Ah ! j’en avais sur la conscience des faits à me reprocher ! Et je voulais savoir ce qui se passait dehors.

— On trouvera rien, dit Olog en cessant brutalement de s’agiter.

Les deux flics s’immobilisèrent pendant que j’interrogeais d’autres sources d’inquiétude.

— On aura été trahi, proposa l’un d’eux pour dire quelque chose qui soye pas trop con.

Olog s’impatienta.

— Vous voulez toujours aller à Shad City ? me demanda-t-il.

Qu’est-ce que j’en savais, si j’voulais ou si j’pouvais pas faire autrement ? J’avais besoin de réfléchir. Et pas le temps de le faire. Ça faisait terriblement mal. Les deux flics exprimèrent ensemble la pitié que je leur inspirais. Olog se laissa attendrir.

— Vous partirez demain, dit-il en se tapotant le ventre.

 

Qu’est-ce que je faisais sur le tarmac ? J’allais passer la nuit à me poser la question sans y apporter au moins un élément de réponse. Olog consentit enfin à exprimer la compassion qui lui venait à l’esprit en me regardant.

— On va vous choyer comme un bébé, dit-il en enfonçant une pièce dans un distributeur automatique de couches-culottes.

Les deux flics s’approvisionnaient en lait stérilisé et en céréales suractivées. J’avais pas un sou en poche. Ça sentait la choucroute et la bière. Trop mûr pour mon âge, voilà c’que j’étais.

— Vous partirez demain avec la cargaison, précisa Olog dans l’ascenseur.

J’savais même pas de quelle cargaison il s’agissait. Peut-être des éléments dissidents de la diaspora iranienne. Ça manquait d’Iranien à Shad City. Un ingrédient qui améliorerait le goût de la fombre qui manquait de sérieux sur le marché. Qu’est-ce que j’allais imaginer maintenant qu’il n’était plus question de finir sur le trottoir à Shad –1 ? Une nuit d’excès me porterait conseil. Les deux flics ne cachaient pas qu’ils en avaient aussi besoin. Olog, ou l’espèce de mécanique aléatoire qui s’adressait à nous pour nous empêcher d’exister à côté de nos pompes, hocha ce qui pouvait être le nœud de ses connexions sensorielles regroupées. Il était d’accord à condition qu’on finisse pas par vomir dans sa chambre. Les deux flics rougissaient depuis qu’il arrêtait pas de faire allusion au passé. Olog déverrouilla leur ceinture de chasteté et ils se mirent en route.

— Suivez-les ! pétilla-t-il en claquant des doigts.

Les suivre ? Suivre des flics qui en avaient voulu à ma probité professionnelle ? Fallait-il que tout se terminât provisoirement par la trahison chaque fois que je n’avais plus le choix ? Ils se dandinaient en se tenant par la main, secouant leurs fesses au rythme endiablé qui traversait les murs en attendant de les posséder.

— Faudra que j’dorme un peu, dis-je. Des fois queue que ça soye pas si facile d’atteindre Shad City par les temps qui courent.

— Faut pas vous inquiéter, John. On a tout prévu. Tout se passera comme sur des roulettes.

— À propos de roulettes…

— Fuyez, léger peigneur de comètes !

Il disparut sans doute parce que j’en avais marre de le voir. Au bout du couloir, des gens secouaient leurs branches, se donnant l’impression de danser au rythme des révélations que les mœurs imposaient à leur conscience d’employés toujours subalternes pas fiers du tout de trahir trop facilement des vérités que les substances emprisonnent dans la chair pour donner à voir l’improbable et la vraisemblance du flou artistique. La lumière tournoyait, révélant les poussières des fards et des sécrétions. Je m’immisçais en sourdine, espérant atteindre le comptoir où les alouettes contemplaient les brisures que les miroirs composaient à leur attention. Trouvant un tabouret haut sur pattes, je posai un coude sur le zinc et commandai un daïquiri fombré à mort. Le garçon considéra aussitôt que je manquais de précision :

— À mort certaine ou différée ? dit-il en comptant sur ses doigts.

Ça f’sait bien deux. On était d’accord lui et moi sur l’attitude à adopter en pareilles circonstances. C’était toujours mieux de différer. Ça avait l’avantage de donner beaucoup et de rien demander en échange. La mort n’agissait jamais autrement si on la remettait à plus tard.

— Je veux mourir de ma propre main ou dans un combat, dis-je parce que j’avais l’impression de m’adresser à une oreille digne d’écouter ce que la société devait ignorer.

— J’vous conseille les vioques-pognons, chuchota le garçon qui tenait pas non plus à devenir une vedette de l’actualité sur la base d’un aveu public.

— Zauriez pas aperçu quelque chose qui ressemble à ça ?

J’exhibais la photo froissée mais pas illisible de ma Sally Sabat. Le garçon ne put s’interdire un sifflet qui ameuta les chiens qui se trouvaient à proximité. On admira la force de ce corps destiné à d’autres missions. Sally Sabat était connue de tous, même qu’elle fricotait avec un cinglé qui s’prennait pour un ancien héros de l’Espace Itératif. Voyez l’genre, me confia-t-on. Qu’est-ce que je lui voulais à cette Vénus phocomèle ? Elle laissait pas que de bons souvenirs à Shad –1. Un poivrot exhiba les traces d’une morsure.

— Parlez d’un baiser ! J’avais rien d’mandé !

 

J’ai fini la soirée dans une poubelle. Il me restait plus que la nuit et un chat. Le chat parce que j’avais marché sur des sardines à l’huile. Et la nuit parce que j’avais pas payé mon loyer. C’est comme ça à Shad –1. Pas d’loyer, pas de sommeil réparateur. Des sardines que j’avais pas mangées, un chat. Et une poubelle pour limiter la casse. J’avais pas volé bien haut. Et j’étais pas allé loin. J’aime la solitude, mais pas à ce point. La nuit était noire entre les sommets où les pigeons roucoulaient chaque fois que la lumière de l’ascenseur éclairait les terrasses où je les imaginais l’œil ouvert et la patte tenace. Les porches étaient noyés dans une autre lumière qui était celle des systèmes d’alarme tournoyants. Pas une entrée sans ce genre de système pour empêcher le sommeil et ses grappes de rêves prometteurs. Avec quoi j’avais payé ce que j’avais bu ? J’avais pas arrêté d’parler, de moi et de ce que je croyais véritable, autant dire des autres et de l’imposture sociale. J’avais pas dû les amuser longtemps. Ils finissaient toujours par perdre patience. Je les avais sans doute suppliés de pas me laisser jouer avec l’argent que j’avais amené. Si c’était de l’argent, c’était pas le mien. Ils savaient bien à qui je l’avais volé et ils s’en foutaient. Mais je n’avais pas manqué de boisson ni de cristallisations à court terme. J’avais même dû me sentir heureux de pouvoir parler à quelqu’un. Ça n’avait pas duré, parce que j’ai l’art de mettre leur patience à rude épreuve, et j’avais fini par m’ennuyer et donc par cracher mon venin à la face du Monde. Ensuite j’ai volé par-dessus le trottoir et je suis entré dans une poubelle renversée pour me mettre à l’abri de la neige. Vous connaissez la suite.

 

J’ai toujours redouté d’être viré et de plus savoir rencontrer les autres. J’savais même pas si le jour se lèverait pour mettre fin à cette traversée du malheur à quatre pattes. Yavait vraiment rien à voir et personne à qui le dire. Et pas un endroit où entrer ne serait-ce que pour piller des boîtes aux lettres ou piquer la roue d’un vélo. Des murs de chaque côté et la chaussée équipée d’un système automatique de déneigement. Les rigoles allaient vite, se déversant dans les bouches d’égout avec un bruit de paroles confuses, comme si j’y étais et que j’avais rien d’autre à dire.

 

Pourtant, le soleil se leva et je me sentis alors parfaitement bien. Je pissai dans la neige des seuils en hommage à Gor Ur. Quelqu’un m’insulta, s’en prenant à ma déveine comme si j’étais que ça et qu’on avait tort de m’aider. Je ne vis pas ce visage. J’entendis la porte claquer, ou la fenêtre au ras du trottoir, un intérieur qui se referme après avoir vomi ses poubelles et son air saturé de chair et de sécrétions. J’attendais les gens, ceux qui sortent pour aller travailler ou se faire voir ailleurs. Ils n’allaient pas tarder à reconditionner les lieux pour confiner les profits ou simplement pour se faire plaisir en dépensant des sous sans demander la permission. Heureusement, Olog mit fin à cette attente qui était loin d’être merveilleuse. J’étais sur le point de tremper mon poignet dans la rigole pour le saigner. Il renoua mon cache-nez en débitant des conseils qui pouvaient pas m’aller droit au cœur. J’avais un mal fou à revenir d’où je venais pas. Il m’offrit ce que je supposais être un coude. Il frémissait tandis que nous commencions à compter les passants et à les diviser par le nombre de vitrines éclairées. L’odeur du pain nous arrêta. Il compta ses sous et me demanda si j’en avais encore. Pourquoi « encore » ? Que voulait-il me reprocher alors que j’avais du mal à respirer l’air que les autres trouvaient vivifiant ?

— Vous inquiétez pas, John, dit-il en me poussant dans la boulangerie. J’en ai assez pour deux. Vous avez passé une bonne nuit ?

Comme s’il le savait pas. J’avais pas cessé d’être connecté au système. J’avais sacrément enrichi ma banque de données. La boulangère m’offrit deux seins qui f’saient partie de son répertoire commercial. Je voyais pas ses jambes, mais je les imaginais moins faciles. On ressortit avec les baguettes dans les bras, comme si on allait nourrir Régal Truelle.

— Nourrir Régal Truelle ? demanda Olog qui couinait dans la neige des trottoirs.

— C’est une expression. Comme « aller chez m’sieur Garcia ». « Nourrir Régal Truelle », c’est encourager la parano au détriment de la schizo. La parano, c’est bien pour le commerce qui l’encourage et même l’enseigne. Tandis que la schizo, c’est la porte ouverte à la poésie et à tout ce qui se vend pas malgré le haut niveau d’humanité. C’est quand même plus rentable de donner le spectacle des dinosaures avec les moyens du cinoche que de ramasser leur os pour raconter des histoires vraies. Régal Truelle, c’est le Mac Guffin du sentiment de persécution qui pousse à l’achat. Le mec écrit pour ne rien dire et espère que ça va se vendre parce qu’il sait que c’est ce qui se vend le mieux. Mais il a pas toujours cette chance et on continue de le nourrir pour que ça continue, ce qui met la société à l’abri de tout ce qui coûte cher et ne rapporte pas grand-chose. Mieux vaut un cinglé qui se rebelle sans toucher à rien plutôt qu’un poète qui touche à tout pour se révolter sans retenue. Vous pigez la différence ?

— Je comprends, oui.

Il comprenait pas, mais il faisait pas semblant non plus, et je lui accordais ma confiance sur les questions sociales.

— C’est pour qui tout ce pain ?

Ça m’regardait pas, mais je suis curieux comme une voisine à la fenêtre.

— C’est pour Régal Truelle, dit-il.

— ¡No me digas !

 

Je le suivis au bout de la ville. J’avais plus rien à dire. Un panneau indiquait qu’on allait sortir du périmètre sécurisé. Au-delà, le système ne garantissait plus les calculs de trajectoire et on risquait de se prendre une bombe iranienne sur la tête. Je reculais même pas tellement Olog avait aiguisé ma curiosité, d’autant qu’il continuait de m’expliquer les choses comme si j’avais pas tout compris en regardant la télé.

— On appelle « bombe iranienne » toute bombe jetée sans déclaration de guerre, débita-t-il comme si on approchait d’un nœud vérificateur.

— Et comment on appelle la bombe qui leur a pété dans les mains ?

— La « bombe américaine ».

Il s’arrêta devant un abribus pour m’expliquer encore.

— Vous avez trop longtemps vécu à l’étranger, mon pauvre John. Tout a changé ! Vous ne comprendriez rien si un gosse vous adressait la parole. Tellement de choses ont changé ! Heureusement, je suis resté moi-même.

— J’ai pas changé beaucoup moi non plus, à part le cul et la queue. Vous savez toujours pas où se trouvent Frank-la-queue et Bernie-le-frimeur ?

— J’aperçois la capuche de notre ami !

Ce qu’il voyait, c’était la tronche à deux faces de Régal Truelle qui pensait échapper à la vigilance du système en attendant la saint Glinglin dans un abribus. Il avait amené de l’argent pour payer le pain et il en agitait les billets comme s’il les avait gagnés à la foire aux aides sociales. Olog déposa les pains sur la banquette chauffante que les fesses du parano modèle venaient de quitter pour faire état de son crédit auprès de l’administration du Délire. Il agissait sans vérifications, comme si ce Régal Truelle était l’original et non un remplaçant. Ça me concernait plus. J’étais que le remplaçant d’un individu qui avait jamais été mon modèle.

— Ça fait combien ? demanda Régal Truelle.

— 12 multiplié par 40 ça fait 500, dit Olog qui tendit la main pour recevoir les billets.

Il savait pas compter, ni l’autre d’ailleurs qui lui remit 500 yuans comme s’ils lui avaient jamais appartenus. C’était de l’argent social, mais tout de même !

— Ya pas comme la fombre pour soigner la schizophrénie, se réjouit Régal Truelle.

Il ouvrit un pain et apprécia la couleur. C’était de la bonne, mais j’voyais pas comment cette merde pouvait faire du bien à un schizophrène vu que le type en question ne l’était pas, schizophrène. C’était qu’un banal dépressif paranoïaque capable de truander le système et la littérature ! Je m’énervais souvent pour des riens à l’époque, mais là, c’était pas rien que de confondre le torchon avec la serviette ! L’abribus était plein de boutons qu’on pouvait appuyer si on savait ce qu’on voulait. Ça m’donnait le vertige ! J’avais besoin d’un calmant.

— Ça f’ra 60, dit Régal Truelle en me tendant un pain.

— 60 ! Tu viens de les payer 40 !

— Tu sais pas calculer ! beugla le parano d’service.

C’était trop compliqué pour moi. Je lançais un regard désespéré à Olog.

— Vous avez l’argent ? me demanda-t-il. Sans argent…

J’en navet pas. Il pouvait le savoir. Avec quoi on paye quand on a pas de quoi payer ?

— Avec mon cul ! Oh ! Non !

— C’est pas c’qu’on vous demande, John !

Qu’est-ce qu’on me demandait pour que j’arrête d’avoir mal ? Je m’étais agenouillé devant une croix, comme ça, par hasard.

— Allez jusqu’à cet arbre et revenez, dit Régal Truelle.

Il me montrait l’arbre et je voyais un autre Régal Truelle. Olog m’encouragea avec une piquouzette au niveau de la prostate. C’était pas grand-chose, mais j’voyais plus clair. Il y avait un autre Régal Truelle un peu plus loin.

— Il y en a plusieurs, dit Olog. Cessez de le faire souffrir et faites ce qu’il vous dit. C’est pas difficile, Gor Ur !

Régal Truelle, celui qui se trouvait le plus près de moi, n’avait pas cessé de montrer l’arbre que je devais atteindre à tout prix. En regardant bien, il y avait même un chemin. Olog me tendit la clé.

— Fourrez-lui ça dans l’cul et on se tire !

Quand j’arrivai à la hauteur de l’arbre, je vis tout de suite le cul et j’y plantai la maudite clé sans obtenir de résultats. Je revins au point de départ sans la clé. J’avais pas tout compris.

— C’est rien, dit Olog. Vous avez bien joué. On y retourne.

— Bon jeu, les mecs ! lança Régal Truelle.

— Vous avez le pain ? me demanda Olog.

Je l’avais. J’y tenais.

— C’est le bon, dit Olog. Il s’est fait enculer onze fois.

— Par contre, j’ai plus la clé…

— Vous l’aurez !

On sauta dans l’premier taxi.

— Au Casino, dit Olog. K. K. Kronprinz nous attend.

 

Un quignon me ravigota. Olog paraissait satisfait. Il fumait un gros cigare de la marque cubaine Koli Panglazo. Je me sentais à l’aise malgré l’hermétisme de la situation. J’avais vraiment pas envie d’y réfléchir. Le jour s’était complètement levé, mais il neigeait tellement que ça se voyait pas et l’éclairage public balisait les trajets comme en pleine nuit. Je pouvais voir le profil inquiet de mon compagnon qui aurait eu un visage s’il avait été conçu pour ça.

— N’abusez pas, me conseilla-t-il. On va jouer beaucoup plus gros maintenant. K. K. K. joue toujours très gros. Vous aimez jouer, John ! Je vous l’ai même pas demandé. Un homme aime toujours jouer, pas vrai, John ?

— Des fois queue.

J’avais pas tellement envie de tout expliquer. La dernière fois que je me suis livré à ce jeu, tout a explosé en mille morceaux. Voyez l’résultat !

— J’vous offre un cigare, John ?

— Oh ! Des Koli Panglazo !

— Vous êtes un connaisseur, John.

— Papa y fumait qu’ça et pourtant il était pas riche !

La fombre plus la fumée d’un Koli Panglazo, ça vous fait tomber la nuit devant les yeux. J’voyais pas plus loin que la casquette du chauffeur. Il manquait plus qu’un verre de Rogrussel vieux de 18 ans. C’était possible, me confia Olog, mais pas sage du tout. Le Prinz aimait pas avoir à faire à des consciences troubles. J’aurais pas grand-chose à dire, mais valait mieux que je tienne droit au moment de serrer la pince à cet aristocrate du blues et du musette. Ça n’expliquait pas ce que je foutais à Shad –1. Ça n’expliquait rien du tout. J’en avais encore conscience. Ça m’donnait une petite idée de l’utilité des Cities –1. Et ça m’filait un sacré fou rire. Tellement que j’en bavais du goudron directement extrait de mes jardins pulmonaires. Le chauffeur actionna un moulin qui broyait le noir. J’en f’sais trop ou j’en manquais. Olog s’efforçait de ne pas se formaliser. Il en avait vu d’autres. Mais où ? Dans quelles circonstances ? J’étais pas assez branché pour le savoir et trop impliqué pour déchiffrer les signes. Il me semblait même que le taxi volait. J’en eu mal au cœur.

— Calmez-vous, John ! Vous ne l’avez pas tué.

— Avec la clé ?

— Avec la clé, John.

J’avais jamais habité aussi loin d’chez moi. On allait vite et j’étais lent. Peut-être même dans le sens inverse de la marche. Il habitait où, le Prinz ?

— À Shad –1, John. Il habite avec tout le Monde quand il n’est pas en tournée. Vous lui remettrez la clé.

— La clé ? Elle est dans le cul de ce…

— Je sais bien où elle est !

Oops ! Olog était de mauvais poil et pourtant il en avait pas. Qu’est-ce que je dirais au Prinz quand il me tendrait la main pour recevoir la clé ? J’aimais plus du tout mon côté saint Pierre. Un peu de fombre me ferait pas d’mal, mais Olog avait enfermé le pain dans un sac de plastique qui empêchait les communications sur onde courte. Restait plus de Rogrussel et le Koli Panglazo s’était éteint au ras des lèvres. J’avais plus qu’mes doigts pour pleurer. Je les enfonçais dans la matière métallique d’Olog qui gémit comme si c’était exactement ce qu’il attendait de moi. J’avais connu ça avec les femmes. Une de ses pinces cliqueta sur l’os iliaque que j’avais à vif depuis qu’on m’avait retiré mes enfants.

— Zêtes sûr qu’ya plus rien à se mettre en travers de la banalité quotidienne ? demandai-je à Toutazar.

— Il va être furieux quand il se rendra compte que vous n’avez plus la clé que je vous ai confiée. Vous ne connaissez pas ses colères !

— Mais c’est vous qui m’avez demandé de la foutre dans le cul de ce cinglé de Régal Truelle !

— Vous n’auriez pas dû. Je n’savais plus c’que je faisais ! Oh ! Oh ! Oh !

V’là qu’y chialait maintenant. On arrivait en même temps ! Le taxi roulait sur du gazon. On entendait les jets d’eau. Et des voix de femmes qui caquetaient :

— C’est John Cicada ! Je vous dis que c’est lui ! C’est sa voiture !

Première nouvelle ! J’avais une bagnole et j’me croyais même pas possesseur d’un minivélo. En plus, Olog était bloqué. Il s’allumait même plus. Et c’que j’avais pris pour un chauffeur, c’était moi, mais en plastique, sauf la casquette qui était d’origine. La portière s’ouvrit. Il y en avait plus de cent. Elles m’attendaient depuis une heure ! D’où le bonhomme de neige qui bandait dans la froidure.

 

Le Prinz me reçut sans grandes pompes. Les admiratrices du système Cicada étaient restées sur le seuil, sagement assises sur les banquettes, mais le regard injecté de sécrétions internes. Derrière les carreaux de ce hall où j’avais eu l’impression de me livrer à une justice divine, le bonhomme brandissait un balai à merde, surveillant l’intérieur à peine grouillant que j’avais traversé en compagnie d’Olog. Le Prinz nous ouvrit lui-même la porte. On entra sans s’faire pousser, c’qui est rare dans mon cas, mais Olog avait l’habitude des lieux et c’est lui qui me proposa un siège avant que le Prinz m’invitât à l’occuper en toute franchise. Je dus me plier sous une lampe qui avait servi aux exécutions électriques du XXe siècle. J’entendis vaguement la légende d’un vieil oncle du Prinz qui avait été injustement condamné à cette mort par la bulle. Le Prinz n’en finissait pas quand il évoquait ce passé qu’il ne connaissait que de seconde main parce qu’il ne l’avait pas vécu. Il voulait donner à imaginer l’enfant qu’il avait été au contact des objets toujours conservés avec la même minutie rituelle. Il se déplaçait selon un itinéraire précis, parlant du piano dont il sut jouer à quatre ans mieux que son père qui s’y connaissait en critique musicale, revoyant avec une clarté de visionnaire le tableau où il figurait à la droite d’un seigneur du jazz, claquant la langue pour évoquer la première vibration d’amour et indiquant avec son gros doigt chargé de pierres précieuses l’endroit qui témoignait encore de cette substance orgasmique… Olog surveillait mes signes d’approbation, suçant le verre gradué que le Prinz lui avait servi avant même de me proposer de goûter aux mêmes saveurs concrètes. D’après lui, le Monde n’était qu’une concrétion de concrétudes. Il aimait exposer ses théories entre deux chansons ou, comme dans le cas présent, entre une évocation documentée et l’expression d’une réalité qui en représentait la tangente glissante. Il finit par s’asseoir dans un amas de coussins habités par des femmes dont le métier était de se donner sans partager. Il n’avait jamais connu l’amour, seulement des désirs fous. Et il me demandait si je survivais aussi aux exigences de la chair.

— John est le remplaçant de John Cicada, dit Olog qui voulait peut-être me sauver de la confession que le Prinz exigeait sans exception de ses invités « obligés ».

— Je sais qui est John !

Il m’en voyait ravi, d’autant que le liquide que j’étais en train d’absorber commençait à agir sur mon comportement. Une jambe de femme surgit des coussins et le Prinz la lécha longuement, me toisant comme s’il voulait en savoir plus.

— J’ai toujours été intrigué par cette passion pour la mort, dit-il, voyant la deuxième jambe croiser la première.

— J’éprouve aucune passion pour la mort, m’écriai-je comme si je devais à tout prix expliquer le sens de mes cotisations sociales. J’ai… je…

Il plongea un doigt entre les jambes. Les orteils frémissaient. Qui était-elle ?

— Je n’ai pas de remplaçant, dit-il. Et je veux mourir quand je serai mort. Un bel enterrement sera ma seule conclusion, car vous le savez

 

…parce que le cœur des chansonniers

S’est fondu dans l’âme populaire,

Les noms se sont perdus

En échange de l’éternité.

 

Vous connaissez la chanson ?

— Non, m’sieur. Pas très bien, j’veux dire…

— …pas aussi bien que vous voulez, mon ami. Car vous voulez, n’est-ce pas ? Moi aussi j’éprouve cette sensation. C’est comme commencer à maîtriser le sujet. Mais bien sûr : c’est insuffisant. Vous aimez les femmes ?

— J’en aime une, mais c’est pas vraiment la mienne, vu que je suis qu’un remplaçant…

— Elle a bien une remplaçante !

— C’est interdit par le Code des Sensations Primaires, intervint Olog de sa voix de crécelle.

Dans les coussins, la queue du Prinz grandissait, longue et humide. J’pouvais pas en dire autant. Je m’demandais seulement c’que je foutais là si j’y étais pas. C’est tout l’effet de l’éclairage au néon sur mon esprit quand on lui demande de réfléchir avant de l’ouvrir. Il y avait aussi des plantes vertes qui rutilaient dans l’ombre et un tas de petites lumières derrière les bouteilles et autres flacons du retour à la case départ. Olog sirotait, la langue dehors, impliquant à ses roulettes une vitesse que j’étais incapable de mesurer. Le Prinz retira son doigt, provoquant la paralysie des jambes qui se replièrent puis disparurent dans la mollesse des coussins.

— J’ai besoin de vous, John, dit-il.

Sa langue explorait le doigt, savante et presque vulgaire.

— J’sais pas si j’pourrai, balbutiai-je.

J’avais tellement besoin de revoir ma Sally ! Il savait à quel point il était difficile de traverser la zone qui sépare le point –1 du point zéro.

— Vous voulez parler de Shad ?

— J’sais même pas c’qui est arrivé à O. Carabos, m’sieur !

— Ça doit pas être difficile de le savoir. Vous avez besoin de ses services ?

— Il est équipé d’origine d’un Producteur d’Énergie Sensorielle recommandé par le corps médical.

— Je comprends.

La queue se dressa. Elle eût été blanche, on l’aurait confondu avec Frankie-la-queue que je cherchais aussi.

— J’dis ça des fois que vous en auriez entendu parler…

— J’ai rien entendu à propos de la queue de Frankie. Enfin, rien que tout le monde sache déjà. Il est entré dans la légende du sperme. Vous connaissez la suite.

— Ah ! Seigneur ! Si c’est pas Frankie, j’veux bien brûler en Enfer avec le Grand Révélateur !

 

C’était Frankie-la-queue, mais en noir ! Olog me fit signe de la fermer. Une giclée de sperme m’atteignit au visage, dégoulinant dans le verre que je destinais une minute plus tôt aux miroirs que le Prinz prétendait opposer à ma clairvoyance. J’étais encore lucide. J’voyais pas tout vert et il avait pas besoin de voir bleu. Olog gicla lui aussi, mais des volts, ce qui expliquait le casque de collection et l’aïeul qui en expliquait encore l’usage. Tétanisé, j’pouvais plus parler pour dire ce que j’pensais de la coloration qu’avait subie Frank-la-queue en rejoignant le camp ennemi. Le Prinz était métal et j’avais le cœur bouffé par les sentiments que m’inspirait Gor Ur. Il s’approcha, se lovant dans les coussins, appuyant sur mes genoux sa grosse tête de nègre farci aux as. Il voulait me sauver de la religion !

— Le Métal, mec, dit-il comme à l’encan, le Métal c’est la Philosophie. Faut qu’tu comprennes qu’ils te veulent du mal. Regarde de quoi tu as l’air !

Je m’voyais. Il manquait pas de miroirs, le Prinz ! Je m’voyais en autant d’exemplaires que j’avais de possibilités d’existence. Je voyais John Cicada plié sur une table, mordant le contenu de son assiette pour mettre fin à l’angoisse, et la femme qui lui tenait la main n’était pas Sally Sabat. C’était peut-être Alice Qand et dans ce cas, c’était pas une femme. Autour de lui, le bar était agréable, presque désert, avec un tas de souvenirs sur les murs comme dans un roman d’Hemingway. J’avais envie d’pleurer pour brouiller les couleurs de cette évocation crispée. Le Prinz gisait à mes pieds, humilié par mon intransigeance. Olog, à distance, ne contrôlait plus rien.

— Ce s’ra rien qu’un voyage où j’ai jamais été, en compagnie du type qui a été partout et qui s’en souvient comme si c’était hier, reprit le Prinz qui devenait brûlant en surface.

— Faudrait p’t-être en toucher un mot à l’original, proposa Olog sans cesser de tirer d’atroces bouffées de son Koli Panglazo.

— C’est une idée, dit le Prinz en se relevant. Comment ça marche ces trucs ? Ça s’éteint ? Où est l’bouton ?

Il explorait des replis de chair et d’os pour le trouver, tirant une langue d’écolier avec une goutte de salive qui contenait mon reflet. J’en profitais pour examiner la queue. C’était Frankie ou j’avais des visions rien qu’pour faire chier le Monde. Frankie en noir ! Sous les couilles, Bernie se marrait, rose et frais comme un premier verre le matin. Ah ! Il m’avait blousé le Prinz ! Et j’disais rien parce que j’étais pas sûr. On l’avait retapé avec le meilleur de la joie et du sexe. Du Cicada première pression ! Et c’était moi la victime pendant que Meûssieû exagérait avec les femmes ! Ah ! Si j’étais pas révolté, j’comprenais rien à la manœuvre. Et il me demandait de l’emmener au Paradis ousque j’ai des relations urinaires de classe. Pour kiki m’prenait, le prince du blues et de la salsa ? J’avais une tête d’enculé ou j’étais pas au courant ?

— C’est la manière, quoi ! me plaignis-je sans prendre aucun autre risque. Vous emballez ma queue et mon cucul. J’passe beaucoup d’temps sur les routes à rien trouver. Et maintenant vous voulez que ça r’commence ! J’suis pas une poire !

— J’ai pas dis ça ! J’ai eu un malheur avec le rideau d’scène qui m’est tombé dessus au mauvais moment…

— Ils ont relevé le rideau au lieu d’attendre l’ambulance, expliqua Olog qui avait l’air d’aimer cette conversation.

— L’ambulance aurait ramassé les morceaux avant qu’ce soye trop tard, continua le Prinz. J’étais en morceaux, Monsieur !

— Moi aussi j’ai été en morceaux ! Et j’ai jamais piqué les parties essentielles à n’importe quel gusse pour m’faire mousser ! Même que j’ai explosé, Môssieur ! Pis, tout bien réfléchi, pourquoi moi et pas un autre ? C’est pas c’qui manque, les pièces de rechange, dans c’te merde de pays que j’ai jamais voté !

— C’est une histoire d’amour, dit Olog.

Il pompait dur et sec, le nain de service. J’comprenais trop tard ce qu’il devait à Maëlzel.

— Je m’aime, avoua le Prinz.

Il avait l’air déçu par cet amour que je qualifierais d’ancillaire si j’avais la sensation éprouvante d’appartenir à la domesticité métallique. Il faisait presque pitié. Qu’en pensaient les femmes qu’il enfermait dans les coussins ? Elles devaient être aussi déçues que lui, mais avec la rage qu’on est en droit d’éprouver quand un prince descend de son trône pour chier par terre comme tout le monde. Je pouvais les voir se recroqueviller derrière le velours fin et l’usure de la soie.

— Évidemment, dit Olog qui avait tout prévu, vous ne sortirez pas d’ici vivant. Elles non plus.

Elles devenaient dures comme l’acier qui les fondait. Le Prinz avait l’air satisfait de l’avancement des travaux sur mon esprit. Il examina le fond de mon œil, des fois que je serais en train de transmettre. Mais c’était des rétines à la gomme. Les miennes. Pas celles de John Cicada. Fallait que j’explique encore que j’étais que le remplaçant et que je prenais jamais les décisions à la place de mon original.

— Si vous voulez savoir ce qu’il en pense, dis-je, emmenez-moi à Shad City.

Olog secoua la tête. Ça lui f’sait mal de s’être gouré de réplique. Ah ! J’étais vraiment pas la bonne ! Zavaient mis la main sur un exemplaire qui avait besoin d’être refait à neuf. J’allais leur coûter cher.

— J’sais pas si c’est une bonne idée, mon Prince, dit le robot. On devrait s’en tenir à Shad –1. Cet exemplaire fera l’affaire.

— Ni vu, ni connu ! exulta le Prinz.

 

J’étais coincé. J’allais pas rentrer à la maison parce que c’était ce que je désirais le plus au monde. J’avais pas choisi le bon métier. Mais c’est comme ça qu’on crève, de prendre au lieu d’laisser tomber dès le premier jet. En plus, j’avais plus rien pour aimer la femme. J’avais même plus de femme pour apprécier la panne.

— On vous en trouvera des femmes ! dit le Prinz qui voulait se montrer bon prince.

— Yen a qu’une, de femme ! m’écriai-je. C’est Sally Sabat. J’y peux rien. J’suis fait comme ça !

— Ils vous ont injecté la molécule de ressemblance, mec, dit le Prinz que cette constatation peinait vraiment. Ah ! Les pisseux du Pisseux !

— J’veux bien changer de camp, proposai-je, mais moi, le Métal, ça m’donne pas qu’des idées de peace. J’en veux pas une en acier zingué !

Qu’est-ce que c’est con et pénible de chialer devant des autres qui sont dans l’autre camp ? J’avais aucune chance de récupérer mes potes. Le Prinz m’écraserait dans un combat injuste, justifiant sa nouvelle possession par l’évidence de sa supériorité. Si j’étais un pion du Grand Architecte de l’Urine, j’étais pas fait pour briller au Firmament des Grands Baiseurs de l’Humanité. J’avais plus qu’à accepter. Je le dis sans bravoure, sans queue entre les jambes parce que j’en avais pas et avec une petite merde à la place du cul parce que j’avais pas besoin d’un cul pour chier. Le Prinz leva son verre à notre collaboration sans faille, du moins de ma part. J’étais prévenu. Pas d’illusions. Pas de rêves. Rien. De plus, personne n’avait besoin de savoir que le prince du blues et de la salsa s’était élevé dans l’adoration des peuples avec une petite queue et un cucul en plastique. Le prochain spectacle commencerait par cette exhibition rendue possible par la conquête du Bien, qui était l’œuvre d’Olog, et par ma Soumission qui devait demeurer un secret. Mais j’comprenais toujours pas pourquoi Alice Qand m’avait remplacé auprès de Kol Panglas.

— Zavez rien compris au concept de remplacement, mon pauvre John !

Une femme parlait sous moi. Qui étais-tu ?

— Comment veux-tu que je le sache ?

 

Olog se leva le premier pour signifier que l’entretien accordé par le Prinz était arrivé à sa fin. Je me levai, fortement influencé par l’odeur d’urine que je répandais comme des parfums — encore un truc dont l’usage m’était désormais interdit. Fallait-il que je prouvasse ma fidélité par un premier geste qui conditionnerait tous les autres ?

— Maintenant que vous pouvez péter sans faire du bruit, dit le Prinz qui m’avait assez vu, vous n’avez plus rien à prouver. Préparez le vaisseau pour le plus grand voyage que l’homme ait encore à accomplir.

— Une espèce de mort, précisa Olog, de la part de quelqu’un qui rejette toute idée de Chirurgie Reconstructive Sans Échec et de Résurrection Post-Mortem.

— Je m’révolte, psalmodia le Prinz. C’est pour ça que le peuple m’aime. Vous trouverez tous ces thèmes dans mes chansons, même si je n’en suis pas l’auteur. Vous savez maintenant comment je me construis.

Sa main nous invita à quitter les lieux. J’étais désespéré. Jamais plus je ne reverrai mes potes.

— Vous exagérez, dit Olog. Le Prinz passe tous les jours à la télé. Abonnez-vous.

— M’abonner ? Avec quoi ? Je suppose que j’ai perdu mon emploi. Si ça s’fait, John Cicada n’est même pas encore au courant. On est toujours en différé, lui et moi. Il a pas pris l’option « en direct ». Ah ! C’que c’est con des fois la vie !

Le chauffeur avait réajusté sa casquette, tenant compte de mes critiques. J’voulais bien passer pour un plouc, mais pas au point d’en perdre la boule.

— Y font des remplaçants en plastique recyclé pour les pauvres, dit Olog en s’installant. De quoi vous plaignez-vous ? Vous avez un remplaçant alors que vous n’en avez pas les moyens. Qui sait qui paye ? Ça vous fait rien de savoir qu’on paye à votre place ? C’est du plastique, d’accord. Et en plus, ça se voit. Mais c’est mieux que rien, allez ! Chauffeur ! À l’hôtel. Monsieur le pauvre type crèche avec nous.

 

Je pouvais voir à quel point je ressemblais à la seule réplique que je me connaissais en attendant d’en savoir plus sur mon compte et sur ce que je lui devais.

 

J’avais retrouvé mes potes, mais pas au bon endroit. En plus, j’étais plus libre d’en penser c’que j’voulais. J’étais conduit par une copie de moi-même, en plastique et pas bavarde. Olog roupillait comme si plus rien ne pouvait le réveiller, secouant ses pinces dans un rêve dont le combat ne m’était peut-être pas si étranger que ça. J’savais où on allait si vite, renversant les étals des trottoirs sans provoquer aucune réaction de révolte, preuve que ce respect des taxis s’adressait à l’État et que j’avais plutôt intérêt à faire comme tout le monde, sauf que j’étais le transporté et que j’allais pas loin. Les oreilles du chauffeur étaient au rouge et son œil clignotait dans le rétroviseur. Si c’était mon remplaçant, le remplaçant d’un remplaçant, j’étais pas verni côté ressemblance, mais c’est lui qui prendrait les coups et c’est sur moi qu’on enquêterait. J’avais pas mal de choses à cacher et je m’sentais fébrile au moment même où ma vie retournait d’où elle venait, dans l’Espace Itératif que je connaissais comme ma poche. J’agitais les doigts en prévision du contact avec les commandes. J’étais heureux et angoissé, pas fier du tout et curieux de voir où ça allait me mener, moi qui n’avais jamais été nulle part en particulier et partout si mon existence (je veux parler de celle de John Cicada) était le composé de tous les détails qui donnaient un sens à mon sacrifice. Ce que j’avais perdu en créativité, la vie me l’avait rendu en exploits, de l’acte infime dont personne n’avait jamais parlé au coup du sort parfaitement en phase avec la crédulité populaire. Ah ! J’étais plus vraiment un mec sans ma queue et mon cucul, mais ma police d’assurance prévoyait des produits de remplacement conçus et fabriqués en Chine. J’avais vu à la télé la queue en peau d’canard et le trou d’balle garanti pur métal hydrogéné dans le cri. J’arriverais pas à grand-chose avec les femmes, avec les mecs non plus d’ailleurs, mais j’aurais plus l’air d’un pauvre ni d’un con au moment d’espérer. Le Prinz m’avait promis une clause de rechange si jamais le canard était un poulet et le métal du rayon d’bicyclette refondu avec des cris de joie interprétés par des cueilleurs de riz au chômage. Si c’était l’bonheur, ça, j’étais qu’un minus ingrat et rabat-joie.

 

— On y est, dit l’chauffeur. Monsieur descendra ici.

Il baissa la vitre pour désigner la porte que je devais prendre. Olog dormait toujours ou il était éteint. Le chauffeur sortit, m’ouvrit la porte, puis le hayon, et m’expliqua comment on faisait entrer Olog dans une valise qui ne le contenait pas autrement. Pour un type comme moi qui a toujours des problèmes pour mettre sa montre à l’heure, c’était pas gagné.

— Vous pouvez m’appeler John, dit le chauffeur. J’sais qu’la ressemblance est pas le top du miroir, mais c’est comme ça et j’y peux rien.

Il me lança un clin d’œil en soulevant un coin de son masque. Dessous, pour ce que j’en voyais, il me ressemblait encore moins. Il était noir, avec de grosses lèvres et une langue toute rose. J’comprenais pas la manœuvre.

— J’ai détruit l’original, dit-il. L’original en plastique, je l’ai cramé avec un briquet à essence. J’suis encore en chair et en os. Palpe, p’tit père !

Le bras, fortement musclé et peut-être même doué d’intelligence, était de chair, j’pouvais pas en douter.

— Tu veux qu’je viendre avec toi, mamour ? dit-il en m’enfonçant un coude dans les côtes.

Sous le masque, on pouvait pas la reconnaître. Si j’me fiais à la couleur de la peau, c’était Sally Sabat telle que je pouvais l’espérer au niveau Shad –1. Mais si je considérais l’entrejambe, c’était Alice Qand et du coup le voyage, malgré les promesses du Prinz, ne m’enchantait plus. J’allais pas tarder à vomir.

— Aide-moi plutôt à l’enfermer dans la valoche, dit le Masque.

C’était un truc compliqué à faire, plus dur que le pain et moins jouasse que l’amour. Mais Olog contenait à l’aise, sans rien qui dépasse ou qui pose question. Je refermai la valise. Il fallait aussi que je la porte. Je compris alors l’utilité des roulettes. Le Masque me montra aussi comment produire un effort sans embêter les autres avec mes gaz intestinaux. J’avais même la lumière pour me repérer. J’avais qu’à suivre. Ça lui f’sait quoi de passer du statut de chauffeur à celui de masque ?

— Quand saurai-je qui tu es ? demandai-je dans l’effort.

Il me précédait, suivant lui aussi le rayon lumineux qu’une optique complexe projetait par terre. Il ne répondait plus à mes questions. Les hanches pouvaient appartenir à Sally Sabat ou à Alice Qand. Je savais plus. Qu’en pensait Kol Panglas qui jouissait d’une semaine de vacances sans sa compagne de choix ?

— Tu f’rais bien d’arrêter d’penser, me dit le Masque. Tu vas plus avoir trop le temps. Pour l’amour, on verra plus tard. La Mission d’abord.

 

J’aurais dû me douter qu’on était en mission. On m’fait jamais rien faire si c’est pas pour que ça ressemble à quelque chose. Je poussais la valise pour qu’on s’intéresse à moi, y avait pas d’autres raisons. Quelqu’un finirait par m’expliquer ou par ne pas tenir ses promesses. C’était toujours comme ça que ça se terminait si j’avais pas d’chance. Par-dessus le marché, le couloir devenait étroit et presque obscur. On avait pas rencontré une seule porte. Rien que les murs qui se ressemblaient d’affiche en affiche publicitaire. Et le bruit des roulettes, l’acier sur le dallage, la tangente claquante du cerclage avec l’interstice noir. Le dos du Masque imposait des plis verticaux noyés de lueurs que je projetais au hasard avec ma lampe torche. À Shad City, le condamné cherchait son chemin avec la même torche, pressé d’en finir avec l’existence pour retrouver le sens de la vie. J’avais peut-être déjà vécu cela. Paraît qu’on se souvient de rien, comme dans la métempsychose. Mais je cherchais pas à en finir avec ce que je venais d’entreprendre. Je voulais au contraire trouver la suite et j’imaginais que c’était une porte et qu’il suffirait de l’ouvrir.

— Pauvre con ! dit le Masque. La clé, elle est dans le cul de Régal Truelle !

La clé ! J’y pensais plus. Avec quoi je l’ouvrirais, ma gueule, quand il s’agirait de mettre à feu les fusées de ma nouvelle existence ? Inutile de fouiller nerveusement des poches qui ne contenaient rien d’autre. Voilà comment commence le désespoir. Je redoutais d’avoir à en faire la confession au Prinz qui avait mis beaucoup d’espoir en moi. Il avait peut-être pas d’autres pilotes pour me remplacer. Et puis, il y avait peut-être un rapport entre son choix et ce qu’il m’avait honteusement volé sans m’en demander le prix.

— Doit bien y avoir un’porte ! s’écria le Masque.

Il palpait les murs et les affiches, cognant la surface dure et inerte avec l’index replié, la phalange ne trouvant pas le creux et le cerveau calculant des échappatoires rapides comme l’eau qui commençait à monter.

— Putain de flotte ! grogna-t-il.

Je suivais, me demandant si Olog pouvait respirer dans l’eau. La valise faisait des bulles et l’eau lançait de petits jets acides qui s’attaquaient à mes mains crispées comme des poulpes sur les poignées électrisées. On était peut-être pas sur le bon chemin. Mais j’avais pas de solutions à proposer à l’esprit du Masque qui tirait désespérément sur un Koli Panglazo de première génération, un qui pue et qui envahit l’auditoire. Je pouvais voir ses épaules puissantes soulever l’ombre.

— Yavait une porte et yen a plus ! beugla-t-il.

— P’t-être qu’y faut la clé pour trouver la porte…

— Ça m’étonnerait pas d’toi !

On avançait dans l’inconnu, ayant sans doute dépassé le point de non-retour. J’ai jamais fait mieux en cas de trouille extrême. Je la fermais aussi, des fois que j’en sache trop, ce qui en général déplaît fortement aux sous-systèmes qui agissent à cette profondeur du récit. Ah ! Si j’avais pas fourré cette clé dans le cul d’un parano qui savait même pas s’en servir tellement il était tributaire de ses plagiats !

— C’est plus l’moment de s’en plaindre, dit le Masque. Gratte-moi le cul pisque t’as une main libre.

 

La Mission devait être sacrément secrète. La valise passait juste, crissant contre l’émail des murs, et sous l’eau pour compliquer les choses. J’savais pas de quoi j’allais mourir. Ils en parlent pas avant. Mais après, quand le condamné constate que sa doublure a succombé à l’arrachement des circuits vitaux. Puis il sombre dans l’oubli et reprend les affaires comme s’il ne s’était rien passé. Il est dans la peau d’un autre. Le système doit être épatamment complexe et précis pour arriver à concilier la mort et l’oubli. On se l’explique tellement peu que Gor Ur fait figure de concepteur liquide alors que le Métal établit des fusions prémonitoires. Personnellement, j’ai pas cherché à comprendre au-delà du Brevet. Ensuite, j’ai avalé sans discuter dans l’espoir de trouver un bon boulot et la compagne qui va avec, acceptant d’avance les marmots qui vous ressemblent comme si vous les aviez faits vous-même. Il a suffi d’un défaut de logique et je m’suis retrouvé dans la situation que vous me connaissez, pas confortable et terriblement incertaine. Des fois, j’en ai marre de bouffer de la merde pour donner raison à ce qui m’arrive, histoire de pas trop en parler avec les autres. Mais je tiens sur un pied comme si j’avais toujours pratiqué le fil tendu entre la merde et les conséquences de la merde. Poussant ma valise, je pensais qu’à mes potes que j’aurais très vite l’occasion de fréquenter sans ameuter la Presse. Le Prinz refuserait pas que je me rince l’œil de temps en temps en le regardant bander avec des adolescentes pendant que Bernie se laisserait chatouiller par leurs petits doigts nerveux.

— V’là une porte ! s’écria enfin le Masque.

C’était une porte sans clé. Il se retourna parce qu’il n’y croyait pas. Restait plus qu’à la pousser. Ce qu’il fit. L’eau cessa immédiatement de monter. Elle coulait entre nos jambes aux pieds crispés dans le carrelage des murs.

— Entrez, merde ! fit Olog dans la valise.

Sur le coup, j’ai cru que c’était la valise qui parlait, mais c’était donner à l’incohérence ce que je pouvais prendre à la réalité. Je dis « non ! C’est impossible ! » et je poussais, je poussais comme un branque jusqu’à ce que les roulettes fussent au sec. Cette fois, le Masque me suivit. On entrait dans le noir, tiré par des forces qui exploraient en même temps nos secteurs de réserve. Je vis à quel point nous étions tributaires du façonnage numérique. La douleur promettait tellement qu’on fignolait le cri en prévision de la cérémonie marquant le début de notre collaboration avec les instances les plus obscures du système narratif dont on allait devenir les personnages principaux. Autrement dit, y avait plus grand-chose à faire pour connaître la suite et les péripéties que la chance aussi bien que le calcul réservaient à nos cerveaux traversés d’érections et d’assouvissements. Mais j’avais plus de remplaçants pour en profiter vu que le Masque, qui s’appliquait indifféremment à Sally Sabat ou à Alice Qand, ne pouvait plus rien jouer à ma place. Il jouait pour lui seul, afin de ne pas être démasqué. Ça se compliquait et ça me réduisait tellement que je redoutais de n’avoir plus rien à faire pour me distinguer. Le Prinz apparut alors, splendide et prometteur. Le vaisseau rutilait derrière lui. C’était le Projet Exemplaire dont parlait la Presse. Ce que c’est que la vie ! J’avais jamais espéré une pareille promotion. Qu’en savait ce vieux John qui végétait à Shad City en attendant que je renoue avec le plaisir ?

— Vous êtes en retard, John. On ne vous attendait plus. Vous avez amené un remplaçant. C’est bien.

 

La Salle de Tir était immense. Il faut dire que le Projet Exemplaire valait la peine de prendre toute la place possible dans l’imagination populaire. J’savais bien qu’on irait pas loin, mais l’illusion serait parfaite. J’allais appartenir à un mythe. Le vieux John aurait une dette envers moi.

— J’ai aussi un remplaçant, dit le Prinz, mais un modèle gonflable. Vous comprenez ? À cause de ma taille. C’est pas plus grand qu’un canot de sauvetage. Je le porte là !

Son gros index sirupeux désigna une poche revolver en effet un peu gonflée par le trépidant remplaçant qui attendait son heure. Il y aurait une heure pour tous les remplaçants et de quoi inquiéter le masque qui n’était pas entraîné pour remplacer. On en parlerait dans l’ombre après vérification de la portée des Vérificateurs d’Évènements Suspects. Mais pas de regard complice en ce moment crucial.

— Il vous suit tout le temps ? me demanda le Prinz.

Ce cortège l’inquiétait, mais il comprenait que j’avais pas de poche assez grande pour y fourrer une pareille armoire à glace. Pourquoi qu’il me ressemblait, mais en plus grand et plus menaçant aussi ? Il comprit que la réponse était contenue dans sa question. Il admirait presque. S’il avait su qu’il y avait de la Sally Sabat là-dessous, il aurait sombré dans l’érection, et s’il s’était agi d’Alice Qand, la comparaison l’aurait peut-être plongé dans la réflexion. Frank-la-queue avait d’la gueule, mais Alice Qand avait l’avantage de l’ambiguïté. Pour l’heure, on marchait vers le vaisseau à grands pas de conquistador et il n’était pas question de spéculer. Il s’était quand même rapproché du Masque, des fois queue.

— Vous connaissez le Projet Exemplaire, je suppose, dit-il sans cesser d’exercer sa main baladeuse des fois queue.

— J’ai la télé.

— Vous allez maintenant tout savoir de l’intérieur. C’est autrement excitant ! Vous commencez par votre remplaçant, des fois queue… ?

— Euh... ! Non. Je vais prendre les commandes moi-même.

— Alors je vais gonfler ma copie conforme, des fois queue !

La confiance régnait. On arriva au pied de la plateforme de lancement. La perspective était vertigineuse. Ça pouvait contenir un tas de Chinois, des fois qu’on en ramènerait avec d’autres conquêtes.

— Les Chinetoques sont associés au Projet. Pour faire chier les Russes. Vous savez que les Iraniens ont sauté sur leur bombe ? C’est passé à la télé. Je sais pas s’il faut y croire. J’travaille tellement avec la télé que j’ai tendance à me méfier de c’qu’elle raconte. Mais j’aime bien l’idée d’un Iran détruit à jamais. Ça f’ra un désert de plus pour les Amerloques qui s’y connaissent en désert.

 

Ça s’agitait autour de nous. Un employé en combinaison antistress me montra comment je devais m’y prendre pour ranger mon remplaçant en lieu sûr. Il voulait dire à l’abri des Chinois. Yavait des tas d’Chinois autour de nous, posant des questions sur la longueur de nos queues et sur les avantages de la longueur en cas de crise d’hystérie. Je plongeais une main fébrile dans le masque des fois queue. J’en sortis la queue d’Alice Qand, un peu déçu par l’info, mais elle tombait bien parce que j’avais besoin d’une queue pour clore le bec des Chinois. Ils reculèrent comme un vol d’étourneaux, profitant de l’occasion pour revoir leur leçon d’anatomie.

— C’est une berre queue, dit l’un d’eux. Je peux même dile que c’est ra queue d’Arice Qand.

— Vous connaissez Alice Qand !

— Arice Qand ! Oui !

C’était un petit Chinois en forme de cracker avec un trou au milieu, autrement dit une Chinoise. Elle s’approchait de la queue d’Alice Qand dans l’intention de continuer une leçon d’anatomie interrompue faute de matériel de démonstration. Heureusement, le Prinz détourna l’attention.

— J’vous présente Frank, dit-il. Tout le monde sait ce qui m’est arrivé. Mais le monsieur que vous voyez là [autrement dit mézigue] s’est sacrifié pour que le Prinz soit le Prinz ! J’vous présente aussi John Cicada, qui a perdu les mêmes attributs que moi dans d’autres circonstances et qui a consenti volontairement à me céder ce qui restait de Frank Chercos…

…cri d’admiration…

et de Bernie Beurnieux…

…hourras hystériques.

Ce pauvre John ne pourra plus enculer ni se faire enculer. Mais voici son remplaçant, dit le « Masque »…

…il arracha la tunique qui mettait le Masque à l’abri de la colère populaire…

Voici la queue d’Alice Qand…

…Arice Qand !…

…que vous connaissez déjà…

…Je vais vous montler ! Je vais vous montlé !…

…Poussez-vous jeune fille ! Et voici l’inattendu :

Le cul de ma Sally Sabat, géant et prêt à l’emploi dans un sens comme dans l’autre ! Mon cul de ma Sally Sabat qui me remplaçait au pied levé !

 

Qué tarasque ! Le Masque était métopage. Sally Sabat et Alice Qand étaient soudées par le front, grimaçant dessous, en lutte constante contre l’effort que l’autre voulait imposer aux contraintes de sa dissymétrie. La douleur semblait s’appliquer avec une cohérence d’angoisse myoneurale. Le Prinz était fier de sa créature.

— Voici le Remplaçant que j’offre à votre malchance, John Cicada le Héros de l’Espace et de l’Itération. Voici comment je remplace ce que je vous ai pris parce que je dois être à la hauteur de ma légende. Je vais vous montrer comment on se connecte.

Il plongea sa main entière dans le con de Sally Sabat. Elle me lançait des regards furieux, comme si j’étais responsable de son destin et que le mien ne devait en aucun cas se séparer de lui. Toute la matrice dégoulinait dans le poing que le Prinz exhaussait devant un parterre d’étrangers que cette révolte métallique poussait dans les cordes pour casser leurs gueules de retardataires périphériques. L’autre main du Prinz ouvrait le crâne d’Alice Qand pour en retirer les méninges agitées de spasmes électriques. La bouillie aurait lieu à mes pieds que je devais joindre dedans selon un rituel scientifique que j’étais incapable de comprendre sans crier plus fort et plus douloureusement que la Chinoise qui se donnait en exemple. La queue d’Alice Qand, désormais la mienne, imposait une verticalité à sa constance d’image composite vouée au plan. En même temps, le cul de Sally Sabat était caressé par un consortium de mains habituées à contraindre les outils de production. Tout ça me montait au cerveau et le Prinz me demanda si j’étais pas trop déçu par l’échange. Dans l’affaire, je perdais quatre amis de longue date et même l’amour d’une femme, mais rien ne me venait à l’esprit pour confondre la monstruosité du prince du blues et de la salsa. Ils (les chercheurs de petites bêtes) avaient situé le lieu du plaisir derrière mon sternum, ce qui me rendait impropre à l’entretien télévisuel. On me connecta néanmoins avec les réseaux publics et je me mis à débiter les banalités d’un quotidien conditionné par l’orgasme fibrillateur et l’assouvissement antistress imaginé par DOC ou qui que ce fût de proche, voire d’intime, qui pouvait agir sur ma décision politique. Bientôt, je récoltai les fruits de mon aventure spatiale : de la merde et du sperme intimement mêlés à mes sueurs froides. Je m’écroulai au pied du Prinz pour le remercier de m’avoir rendu dépendant aux substances les plus destructrices que j’aurais jamais pu imaginer sans son aide désintéressée. J’étais vidé.

— On s’quittera plus vous et moi, dit le Prinz qui gueulait dans un micro.

— Je sais pas… je sais pas… !

Je savais vraiment pas. J’avais pas l’choix, mais je rêvais encore et l’horizon m’invitait à dire non, au risque de disparaître aussitôt dans l’Enfer que le système promettait aux rebelles à toute idée de renoncement. Je relevai une tête atroce à voir tant je m’étais vautré dans les mélanges utérus-méninges et merde-sperme. Utéringes et Mereerme ! gueulaient les installations acoustiques destinées à l’éducation des masses. Je devenais désinformant comme j’avais jamais été, même du temps où je tapais le carton en espérant gagner des gnognotes au tiercé.

— Laissez-vous faire, John, murmurait le Prinz dans mon oreille. Ce s’ra une fête de l’intellect comme vous en avez toujours rêvé. On jouera au poker si c’est ce qui vous manque…

— On jouait à la belote et on ramait dans l’anisette et le chanvre.

Je croyais tout expliquer en évoquant ces fins de journées après l’accomplissement du devoir nourricier. D’où je venais, les mecs, l’existence glissait sur les peaux de banane de l’économie globalisée, et on avait l’impression de travailler pour les siens, particulièrement pour soi. J’avais même interprété le rôle du niño dans une superproduction occitane, du berceau à la Croix sans passer par l’entrejambe et les nécessités hygiéniques. J’avais connu la précipitation amoureuse dans les chiottes et l’éjaculation discrète des réunions familiales. À la fin, je perdais la bourriche à cause des vieux qui avaient tout misé alors que je m’étais montré prudent à la tâche. Sur le Podium Municipal, je changeais les ampoules grillées, les doigts chargés de la graisse des brochettes et des papillons de l’angoisse hétérogène. Et dans les coulisses, je chiais les noyaux d’olives dans les bocaux du souvenir social. Il avait raison, le Prinz : si perdais au change, c’était parce que j’ouvrais pas assez les yeux et que la lumière des projecteurs contenait les images et le son de ce qui ne pouvait avoir de fin, s’interrompant aussi inexplicablement qu’une crise d’angoisse. J’avais plus qu’à me lever et à saluer le public venu nombreux.

— C’est compliqué, je sais, dit le Prinz, mais j’ai rien trouvé d’autre. Faut accepter les faits, Johnny ! Je les accepte depuis toujours et j’ai pas perdu un gramme de présence.

 

Les Chinois étaient heureux, selon ce que disaient leurs porte-parole. J’écoutais un type qui m’assurait que j’avais fait le bon choix. Pourtant, la vision du Masque métopage, alimenté de queue et d’anus, et la non moins désespérante inclusion de mes potes dans le système urinant, tout ça me donnait la nausée et j’étais sur le point de m’ouvrir les veines sans compter sur la pression de l’eau, à fleur de la douleur qui figure le cri. J’exhaussai la tripaille d’utérus et de méninges, excitant la liesse populaire à tel point que j’éprouvai un réel plaisir à n’être plus moi-même. Tout avait commencé par la faim, puis j’avais accepté de remplacer n’importe qui pourvu qu’on me donnât à manger, et maintenant j’entrais dans le système, court-circuité d’avance et voué à l’extase en dents de scie qui finirait par me rendre complètement obscur et incapable de comprendre le frémissement quand j’aurais l’occasion d’en savoir plus sur la nature féminine.

— Vous trouvez pas ça chouette ! s’écria la Chinoise au trou parfait.

Elle sentait le fromage et la coulure exogène, offrant des principes fondateurs à d’autres Chinois qui méconnaissaient les inconvénients de la pression acoustique. Son cucul ne contenait rien parce qu’elle était pas venue pour ça. Un chien-chien la mordillait agréablement, ponctuant les dialogues de langues sèches et de débris d’évidences. Elle se rapprochait comme si c’était son boulot de montrer à quel point la nature l’avait gâtée et pourquoi j’avais glissé sur la première flaque d’huile hydratante. Alice Qand n’en pouvait plus et Frank se surpassait, pendant que Sally Sabat se souvenait qu’elle avait été l’épouse constructive du vieux Bernie que le Prinz chouchoutait comme une peluche extraite de l’enfance et de l’inexplicable nécessité de l’adulte au travail du cercueil. Mon cerveau, nourri de fœtus et de neurones, concevait une histoire garantie pur lendemain qui chante. Et pendant ce temps, t’étais où ma Sibylle ?

— Mettez votre main ici, dit la Chinoise, et regardez là-dedans.

Ma main rencontrait des épaisseurs sous la peau, preuve que la matière de remplacement n’était pas au point, et j’avais du mal à reconnaître les visages qui se présentaient dans le kaléidoscope des barbes à papa. T’étais pas là, ma Sibylle, et j’avais peur de finir par m’ennuyer.

— Vous vous souvenez de la procédure, John ?

Je m’en souvenais. J’avais toute la check-list en mémoire suite à un traumatisme crânien événementiel. Ma langue était en réalité un connecteur optique mâle. Son pendant femelle clignotait à la base du vaisseau. Olog me transporta jusqu’au sas, activant l’oxygène et la vitesse sédimentaire. J’en avais assez vu. Au travail !

— Une fois connecté, dit Olog, réfléchissez et agissez !

 

Pourtant, ma langue ne rencontra que du connu, du probable et du circonstanciel. Je l’agitais dans le trou et la Chinoise gémissait comme si je lui faisais mal. J’avais la conscience tranquille et le trouillomètre au beau fixe. Je sentais ses jambes autour de mon cou. Elle n’arrêtait pas de parler de son enfance au pays des elfes. Et je lui envoyais des images du drame initial sans expliquer d’où je les tenais et comment on me permettait d’en faire usage dans les circonstances d’une expérience philosophique. Mes dents giclaient dans le boîtier.

— J’ai pas connu le bonheur auquel mon original se réfère quand on le sonde avec des moyens ordinaires comme l’injection métalle ou la pénétration urinotemporelle.

— Pareil pour moi ! dit-elle, appréciant la morsure et la torsion.

Elle avait du talent. Et on s’élevait dans la structure pendant que le Prinz donnait des instructions à des employés qui ne cachaient pas leur joie. Autour, comme l’écume des coquillages, les Chinois se préparaient à recevoir la plus intense des irradiations urinaires. Gor Ur palpitait dans leurs petits seins crispés sous la menace du Prinz qui exhibait le bâton de sa gloire pour faire mousser l’imagination dans les contraintes de la propagande globale. Le sas s’ouvrit automatiquement. La Chinoise me poussa sans entrer. Elle n’entrait jamais. Elle excitait puis se tenait à l’écart. Elle avait connu ainsi des masturbations inouïes. Elle pouvait plus s’exprimer sans donner le spectacle de ces éjaculations spontanées. J’étais toujours connecté, incapable pour l’instant de réagir à ses thèses. Le champagne pétillait sous mon nez.

 

 

Le faste ambiant me sidéra. C’était plus que ce que j’avais espéré. La Salle des Manœuvres contenait le compendium du pilotage intergalactique. Une connexion par la fibre épinière me communiqua l’ensemble des possibilités. Si on devait échapper à un désastre qui expliquerait la précipitation et les maladresses du Prinz, on avait toutes les chances de s’en sortir et même d’y prendre plaisir.

— En fait, dit Larra [l’ordinateur de bord], vous connaîtrez même de nouveaux plaisirs. Mais je n’ai pas l’autorisation de vous en parler maintenant.

— Qui donne l’autorisation ?

— Je n’ai pas l’autorisation de vous le dire maintenant.

— Sur quoi j’appuie pour obtenir une autorisation ?

— Vous ne devez pas le savoir maintenant !

— Qui est le Prinz ?

— Il vous le dira lui-même… Maintenant, prenez place dans cette structure vitreuse et regardez dans le premier trou. Vous verrez que vous n’avez aucune raison de vous inquiéter.

— Est-ce que j’ai parlé d’inquiétude ? Je suis tranquille comme Baptiste. Regardez mes mains ! Pas un tremblement. Vous m’prenez pour un minus autodidacte ?

— Vous êtes courageux et compétent, John. Personne ne dit le contraire.

— Vous avez dit le contraire, sinon je n’aurais pas réagi aussi vivement !

— C’est une réaction normale aux additifs.

— Quelle est la composition exacte du mélange ?

— Vous le saurez si c’est nécessaire. Que voyez-vous ?

— À part moi ?

— Parlez, John. Laissez parler vos ennemis.

En fait, je savais pas à qui parler une fois entré dans le trou. Je savais que ça glissait et qu’on arrivait quelque part, au cœur même du sous-système opératif qui agissait par intervalle prémonitoire.

— C’est ça, la vie ! dit Larra. Ça va vous changer de l’existence. Ça fait longtemps que vous existez, John ?

— Vous devez le savoir mieux que moi…

— Je vérifie les adéquations… veuillez excuser mon silence opératoire… j’atteins mes limites… ne déconnectez rien, John. Ce que vous voyez n’existe pas.

On en était à l’enfance heureuse de John Cicada, ce qui me distinguait nettement. Je vis son papa à l’œuvre. Il avait un bon coup de reins. Cette croissance ne me concernait pas. Je glanai cependant quelques détails utiles. Larra nota que je souffrais déjà de priapisme déformant. Ma petite queue aléatoire occupa tout l’écran. Des doigts, sans doute les miens, caressaient désespérément les souffrances intolérables du prépuce. Puis la séquence intégra d’autres plans qui m’étaient étrangers. On voyait John aux prises avec un bonheur inconcevable sans l’explication des substances trouvées sur la table de chevet parentale. Le film revenait sans arrêt aux flacons qui reflétaient la réalité sens dessus dessous, comme sur la plaque d’un appareil photo.

— Vous partirez seul d’abord, dit Larra.

— Sans ma queue et mon cucul !

— Corrigez !

— J’veux dire : sans Sally Sabat et Alice Qand que le Prinz m’a offertes pour remplacer Frank-la-queue et Bernie-le-frimeur ?

— Corrigez !

— Sans rien ?

— Correction acceptée ! Le sous-système élocutoire redémarre à froid. Vous vous souvenez de la Sibylle ?

Si je m’en souvenais ! On est toujours assez malheureux pour se souvenir des moments où on a failli être heureux. J’en avais, des détails !

— En veux-tu en voilà ?

— Larra, ma chérie ! Je suis prêt à satisfaire votre curiosité si c’est ce qui doit me sauver de l’oubli ! Pitié ! N’effacez pas ce bonheur ! Je vous assure que c’est du bonheur !

— Vous sacrifieriez les instruments de la joie pour conserver les tangentes du bonheur ?

— OUI !

J’avais peut-être parlé trop vite. Larra me proposa de ne pas agir sur le terrain fragile de l’oubli. Je baisais ses petits pieds d’acier inoxydable. Elle avait frémi, mais je me souvenais pas d’en avoir tiré les conclusions. Il était trop tard, une seconde après, pour modifier le projet initial.

— C’est fini, dit-elle. Vous êtes prêt.

— Zêtes sûre que je dois y aller tout seul ? Quelque chose me dit qu’il y a un bug quelque part. Vous avez vérifié le système antispasme du Prinz ? Il agit peut-être sur les données spéciales.

— Il prépare un spectacle pornographique destiné aux enfants qui savent pas encore qu’on peut toucher le bonheur sans l’détruire.

— Avec deux queues et deux cuculs, ça promet !

— Vous partez sans rien ni personne, John. C’est un vol d’essai.

— Vous s’rez là, heureusement, ma chère Larra.

— Je suis peut-être un mec, John !

— O.K. pour le mec !

J’ai toujours aimé le rire en coin de Larra. Tout le monde connaît Larra qui vous accompagne dans les mauvais moments de l’existence, au moment de payer ses dettes ou de donner du fil à retordre au système de formation professionnelle. Elle appartient au mythe d’une communauté de la chair exposée intensément au soleil et recuite dans les convulsions de la nuit. C’était pas la première fois qu’elle me secondait, paisible et intransigeante. Je m’laissais introduire dans le trou où j’avais à boulotter le côté négatif de l’espoir.

— Vous voyez ce que je vois, John ?

J’essayais en tout cas. Je finirais par donner ma langue au chat, comme d’habitude, mais l’instant était propice au détail et je me concentrais sur l’apparition de la nouveauté. Je tiendrais pas longtemps parce que j’avais pas mesuré l’importance de la pliure dramatique, au moment où j’ai cessé définitivement de harceler les autres pour me contenter de leurs persécutions conjonctives. Pas facile de gagner sans les instruments du sexe. J’avais pas un cerveau capable de reconstruire les objets de l’arrachement inquisitoire. Je voyais rien qui ressemblât de près ou de loin à ce qu’elle voyait ou prétendait voir sous la pression extrasensorielle du sous-sous-système vaguement itératif que j’étais censé jouer contre la récompense d’une seule seconde de bonheur. J’entretenais un rapport ambigu avec l’enfant. Elle scinda l’enfant pour mieux me montrer ce qu’il n’expliquait pas. Et je ne ressentis aucune douleur, comme si je n’étais pas fait pour la douleur cassante, comme si quelqu’un en avait oublié le froid polaire à ma place et au nom de quelqu’un d’autre encore !

— Revenez, John ! Vous allez toujours trop loin ! Vous ne pouvez pas contraindre la vie à cette succession insensée d’existences qui ne vous concernent plus depuis que l’enfant que vous avez été a brisé le jouet maternel.

 

J’arrêtais pas d’passer à la télé. Et plus je passais, plus les revendeurs se plaignaient de manquer de stock. J’ai même été agressé par des fans à l’entrée d’une boutique parce que le racketteur qui la tenait m’avait désigné comme seul responsable de la pénurie. Le mec encaissait et dénigrait en même temps, assis au sommet de la montagne de fric qui s’amassait sur mon dos pendant que les cons achetaient en jalousant ma bonne fortune. Ah ! J’avais d’la chance et j’arrivais pas à en profiter !

— Zêtes difficile ! répétait Olog dans le micro. Mais on vous en veut pas.

Et tout l’monde se marrait en achetant l’urine qui portait mon nom. J’avais beaucoup voyagé dans mon existence de pilote de ligne interplanétaire, mais jamais comme ça, avec un stock à vendre au prix fort pendant que les croyants y zétaient pas encore mécréants parce que leurs cerveaux achetaient avant d’y penser. On a même été voir une corrida en Espagne et on en a redemandé parce que le sang améliore la saveur de l’urine. J’avais une bicyclette et un fanion pour ameuter les foules et quelquefois on me confondait avec un joueur de fous-le-bol qui portait le chignon et la Légion Donneuse. C’est ça, la chance, m’expliquait Olog qui conduisait quand j’étais ailleurs.

— T’es rien sans les corporations de voleurs à l’étalage.

Et les Chinois doublaient le prix du carburant sous la menace du Métal que le Prinz vendait aux faibles d’esprit et aux insoumis de la marche à pied dans les conditions du vol plané. Autant le dire tout de suite, j’en ai eu vite marre et le chiffre d’affaires a commencé à baisser à cause de mon comportement. J’arrivais plus à être gentil avec les cons. J’pouvais pas m’empêcher de leur montrer à quel point ils étaient cons et forcément, ça les encourageaient pas à acheter de la pisse pour le prix de la merde. J’avais tendance à engueuler le candidat à la dédicace et le système recommandait l’injection sublinguale, des fois qu’il y aurait un rapport de cause à effet entre ce que je disais et ce que la Presse en pensait. Ça baissait, ça baissait et on parlait de décadence des adeptes des nouvelles technologies, comme si j’avais quelque chose à voir avec la division par zéro ou n’importe laquelle de ces conneries qu’on retrouve en filigrane dans le Koran et ses commentaires tellement le mec Mohammed il avait de l’avance sur son temps. J’avais qu’une envie : mettre la clé sous la porte et rentrer chez moi, c’est-à-dire d’où je venais.

— On a investi, me dit le Prinz, pour les gaver d’urine jusqu’à ce qu’ils aient plus soif. Ensuite, je métallise au blues et j’fais sauter la banque. Banco, John ?

 

Il était sympa, le Prinz. Il était le seul à pas me crier dessus, alors je le suivais encore un peu, et je retombais dans la mélancolie, même que des fois je m’croyais aussi utile que Hitler pour expliquer les véritables intentions de la civilisation occidentale. Mais c’qui m’faisait le plus mal, c’était l’indifférence des amis de toujours. Frank veillait à la propreté du prépuce avec des rites qui tournaient à l’obsession. Bernie, toujours un peu embêté par les hémorroïdes, soutenait ses confrères, leur trouvant des excuses et même un destin national, voire humanitaire. D’après lui, c’était l’Commerce qui allait sauver la Planète, tant de la pauvreté que de la destruction par le feu et la crasse. Alice Qand se laissait caresser, mais sans y croire autant que mon cerveau se crevait à la convaincre que le plaisir est au-dessus de tout soupçon. Quant à Sally Sabat, toujours disposée à se laisser enculer si on lui foutait la paix royale que son désespoir imposait aux compromis sociaux, elle me parlait à peine et toujours pour me rappeler que j’étais que le remplaçant du véritable John Cicada, ce qui me rabaissait au rang de domestique. D’après elle, j’avais pas idée de c’que c’était de s’aimer sans tenir compte de ce que le système exigeait de l’amour. J’avais pas idée non plus de ces exigences et, n’ayant pas les moyens de les vérifier, j’avais qu’à fermer ma gueule et jouer le jeu des intermédiaires et des spéculateurs. Je m’sentais écrasé par un tas d’erreurs contractuelles alors que j’aurais dû me révéler au Monde par une accumulation de responsabilités reconnaissables au degré de la douleur et de l’enfantement. En fait, j’assistais aux accouplements du monstre composé par le Masque Métopage (aime ! aime !) et par le Prinz hypermétallisé avec le composé humanovégétal que j’étais pour pas déplaire à tout le monde, ce qui amusait la Chinoise et irritait fortement Olog toujours en prise avec les propulseurs de rendement. On arrivait toujours à l’heure, quitte à s’immobiliser dans l’espace-plan qui précédait le temps réel. Les places publiques étaient bondées. La clameur m’atteignait en plein cœur et je me mettais à l’ouvrage de la vente compulsive en pétaradant comme c’était binairement écrit à la surface du corps que tout le monde voulait toucher douloureusement si c’était possible. Le monstre MMP me suivait de près, provoquant l’admiration et l’horreur dans le temps-instant du Contact visuel-chair. Sur les façades et au-dessus des toits et des terrasses, la publicité conseillait la prudence et la précipitation sans que personne ne trouve rien à redire aux discours repris par les vendeurs. Les échafaudages prévus pour nous recevoir craquaient sous nos pieds et la foule reculait pour mieux apprécier le danger. Je commençais toujours par me fourrer un câble télévisuel dans le cul et Sally Sabat, qui était mon cul, envoyait un message d’amour à Bernie qui répondait par des jets de sang — encorné par le cul qu’il était le Bernie parce qu’on revenait d’Espagne et qu’il avait pas eu le temps de se réacclimater. Ensuite, et ensuite seulement, le Prinz branlait les deux queues, m’arrachant des cris de joie qui frisaient le bonheur et je me mettais à débiter des trucs vocaux que j’inscrivais sur des bâtons avant de n’avoir plus rien à dire de sérieux. T’étais qui, ma Sibylle, si je me trompais pas de direction de vent ?

— Urinez dans la joie, chantait le Prinz et ils urinaient dans les boules de pétanque en poussant des hurlements de douleur tellement véridiques que les enfants se pointaient au portillon pour devenir adultes sans autre forme de procès.

Olog les encourageait en flattant leurs petits cuculs. Il avait toutes les mains qu’il fallait pour ça, en inventant de nouvelles si c’était nécessaire à l’imagination de ces petits êtres condamnés à la croissance si on les tuait pas tout de suite. J’avais pas réussi à me tuer à cause d’un mauvais dosage qui avait provoqué des vomissements jaunes où les flics avaient trempé leurs petites queues scientifiques avant d’accuser papa qui s’en était sorti parce qu’il était un héros national. C’est un oncle lointain qui avait morflé et on me l’a reproché toute la vie. En acceptant ce travail de remplacement sur le pouce, j’avais cru échapper à ces reproches. Mais le système injectait ces données chaque fois qu’il m’apparaissait clairement que l’homme est le prédateur naturel de l’homme. Et c’était le cas si le Prinz allait trop loin dans la séduction des masses hurlantes avant même de savoir ce qui les autorise à souffrir. Le Masque se détachait rarement à ce moment-là. Le Prinz le retenait par les couilles d’Alice Qand qui écrivait ce qui lui passait alors par la tête.

— Qu’est-ce que vous pensez de ce monstre scénique ? me demanda un jour un journaliste.

— Où vous voyez un monstre ? dit Olog avant que je prononce une connerie monumentale.

— Vous pouvez pas dire que c’est pas un monstre ! s’écria le journaliste.

— Vous pissez pas, vous ?

— Oui. Mais pas sur les gens !

— C’est parce que vous n’êtes pas une œuvre de l’esprit, mais simplement ce que vos parents ont pu faire de mieux sans perdre leur droit à la retraite.

 

En arrière-plan, on voyait ce qu’ils appelaient un monstre — qui n’était que le fruit défendu de mon imagination reconstructive à défaut d’une chirurgie digne de ce nom. Kitété, toi que je voyais dans le concert politique avec les instruments du luxe et de la volupté ? Kitété ?

— John ! Vous en faites trop ! dit Larra.

Elle (ou il) était connecté(e) en permanence à l’excroissance vaginale de mon cerveau. Le Métal traversait ma boîte crânienne sans la faire saigner. Alice Qand pissait à ma place sous la surveillance de Frank-la-queue qui alimentait en stress les hémorroïdes dont Bernie-le-frimeur avait la charge. Yavait qu’Sally Sabat pour pas apprécier la cohérence de ce qui était peut-être le premier niveau inférieur d’un système en phase avec LE système pour qui on bossait à l’œil — soit dit ten passant.

— Vous devez mesurer immédiatement après l’impact, continuait Larra. Vous n’avez droit qu’à une erreur sur dix. Sinon on vous remplacera !

Je savais ce que ça voulait dire ! Retourner chez mon vrai papa, dans la cambrouse ! Et sans ma maman qu’a déserté le foyer familial avec un collègue de travail qui justement n’avait pas ce genre de foyer à son actif. Paraît qu’papa trouve plus d’matière première derrière le rideau anxiolytique que les autorités pacificatrices ont tendu entre la rue, qui représente symboliquement l’Enfer, et le foyer même qui ne représente plus rien. Le fauteuil sur lequel il pourrit est en réalité un être extrait de la mort pornocinématographique. Si j’entrais là-dedans avec un diplôme de chômeur (vise un peu les deux chapeaux pointus !), papa y s’rait de tellement mauvaise humeur que j’me mettrais moi aussi à consommer des trucs que même les SLS n’en veulent pas ni pour se donner l’illusion d’avoir évité le SDF. La situation est vraiment trop réelle pour avoir envie de la vivre une seconde fois. Larra m’envoyait des images pour parfaire la démonstration shareware. J’en avais les doigts eczémateux.

— Bien, dit-elle (admettons une bonne fois pour toutes que si elle est assise, c’est sur autre chose que la queue qui manque à mon imagination). Ça va être votre tour, John !

Aussitôt l’angoisse de la p’tite crotte qui trotte au fond d’ma p’tite culotte ! Le rideau en frémissait au bout des lèvres du régisseur, un mec que j’ai jamais apprécié parce qu’il parlait tout l’temps de merde. Il avait un gyrophare dans l’cul lui aussi, réglé sur le méridien de Greenwich à la seconde près, et j’attendais qu’il se mette au vert comme j’aurais dû faire si j’avais eu un peu de gris dans la matière. Sur la scène, le Masque Métopage attendait côté jardin et côté cour, le Prinz prodiguait des conseils à Frank-la-queue et à Bernie-le-frimeur. J’arriverais à temps pour participer à l’assemblage final qui éberlurait la foule des spectateurs en transit itératif.

— N’oubliez pas le doigt dans le cul, me rappela Larra.

J’étais toujours sur le point de l’oublier, ce doigt dans l’cul qui marquait le début de la métatransformation hypotéticoreligieuse. J’étais tellement politisé que ma mémoire était malade du trou. Je dégoulinais de sueurs miraculeuses comme si j’étais condamné à éprouver le contact des femmes comme une prière adressée à la papauté romaine. Larra provoquait le reste des étincelles et j’avais pas envie de savoir de quoi il s’agissait. Aux balcons, les revendeurs côtoyaient les femmes du Monde qui miroitaient dans leurs dorures. J’voyais pas les enfants. Et ça m’rendait nerveux jusqu’à la parano, parce que les mômes, c’est tout ce qui reste quand il reste plus rien. Enfin, le rideau tomba, interrompant le discours aux praticiens de la vente forcée. J’entrai en scène derrière le rideau. Sally Sabat m’adressa un reproche cinglant, ce qu’on appelle une vacherie en terme extraconjugal. Et le rideau se leva sur les tronches à vomir d’un public qui me demandait pas encore pourquoi j’écrivais au lieu de compter les moutons. J’étais seul devant les feux de la rampe, et pas que seul, j’étais nu aussi, pour qu’on voit bien qu’yavait pas tromperie sur la marchandise. La pitié se lisait dans toutes les langues sur ces visages que j’aurais pas échangés contre mon malheur si on me l’avait permis.

— Le monstre va revenir, John, dit Larra.

 

Et il revenait. Il ôtait d’abord son masque et on voyait les deux personnages qui grimaçaient sous la douleur de la soudure frontale. Mais Sally Sabat serrait les fesses. On voyait qu’elle venait de chier parce que ça se sentait. Alice Qand, de son côté, priait Gor Ur pour que la queue légendaire se dresse dans les cintres pour se laisser caresser par le fantôme de l’Opéra. Et je parlais d’elle comme si je les aimais sans condition, exactement comme si j’étais John Cicada lui-même et que j’étais au cœur de son action contre la vieillesse et les arguments qui justifient la vieillesse pour sauver l’humanité de ses imperfections chroniques.

— Comportement sans reproche, dit Larra. Zaurez droit à un point de plus pour la retraite, mais attention John : une seule erreur et vous retournez au poste de pistoleur avec le risque aggravé de choper une maladie corrosive.

Les couilles d’Alice Qand en frémissaient. Si j’retournais à l’usine, ce s’rait pas sans elle. On peut pas m’imaginer en ouvrier spécialisé sans couilles et sans remède contre les maladies de l’amour. Ça rendait Sally Sabat aussi furieuse que l’enfant qu’elle avait été dans les moments de désirs inassouvis.

— O.K., Larra. Je continue sur le même ton.

 

Et je continuais. J’étais en bonne compagnie, mais ça allait changer avec l’apparition du Prinz. J’avais un avantage : Frank-la-queue refusait d’enculer Bernie-le-frimeur. Ils avaient pas pratiqué le plaisir contre-nature de leur vivant et voyaient pas d’raisons de commencer maintenant qu’ils étaient morts. Par contre, Alice Qand demandait pas la permission d’enculer Sally Sabat et ça m’faisait chier. Ça commençait toujours comme ça. Au lieu d’apprécier les avancées technologiques et leur incidence sur le comportement religieux, je m’démarquais, allant jusqu’à critiquer une situation que je changeais en merde médiatique.

— On va voir s’il recommence, disait Larra à ce moment crucial.

Les vendeurs étaient troublés. Ils se tenaient dans les allées, les mains dans les poches et un chapeau dans l’autre. Je pouvais voir à quel point ils étaient dans la préméditation. En plus, c’était une préméditation légale, licitement votée par le Parlement. L’ensemble de ces lois et des usages qui en découlaient formait une déontologie que j’avais pas intérêt de rendre obsolète par la pratique de la modernité et du bon sens, les deux mamelles de la créativité relative. J’excitai donc Alice Qand qui parut satisfaite par le résultat, d’autant que dans les cintres, le gotha de l’Urine explorait le champ des possibilités d’impact sur la mémoire populaire. Sally Sabat rechigna, refusa de desserrer ses fesses de championne olympique de la chiasse et détentrice du record Guiness de l’attente devant la porte des chiottes. Frank-la-queue et Bernie-le-frimeur, dans les couillisses, se marraient comme si le stade de l’enfance avait encore pour eux quelque intérêt prémonitoire. Olog suait à grosses gouttes.

— Depuis King Kong qui menaça l’équilibre précaire de la vente par correspondance, dit-il en secouant l’avertissement me concernant, jamais la Science ne s’est élevée aussi haut au-dessus des principes capitalistes qui fondent l’équilibre malheur-bonheur et le rendent vivable, voire nécessairement injuste pour les uns et jouissifs pour les autres. Voici ce que l’imagination de cet homme [moi] est incapable de concevoir dans la fourchette d’erreur qui nous est imposée par le système. Voici le Masque !

Et aussitôt le Masque se l’arrachait et je commençais à œuvrer dans l’improbable cohérence du Bien avec le Mal. J’étais tout excité ! J’en oubliais que le Prinz se préparait à entrer pour enculer tout le monde, ce que chacun considérait déjà comme le sommet de l’expression médiatique. Et ça arrivait. Pourquoi je supportais cette douleur télévisuelle sans m’en prendre virtuellement aux écrans qui la reproduisaient sans me verser mes droits d’apparaître aussi digne que j’étais infâme ?

 

On a même joué aux cow-boys et aux Indiens avec des militants d’extrême droite. On avait tellement envie d’jouer qu’on a pas regardé le prix qu’y fallait payer en nature. Moi, j’ai répondu oui à toutes les questions et on m’a expliqué après que j’avais pas assez regardé et que même c’était pas un jeu. Les flics qui sont venus m’interroger voulaient savoir si je comprenais la gravité des faits qui m’étaient reprochés par le magistrat. J’ai pas été surpris de voir s’amener Kol Panglas et j’étais même heureux de lui demander des nouvelles des vacances que j’interrompais malgré moi. Il m’envoya la fumée de son Koli Panglazo dans la gueule, histoire de contenir les sentiments qu’il éprouvait à l’égard d’un type qui avait l’art de mettre le doigt dans l’engrenage quand il en rencontrait un.

— C’est pas c’qui fait l’plus mal, dis-je en guise de commentaire laconique.

Il grognait parce que le tiroir voulait pas s’ouvrir. Il avait un repli de chair cramoisie derrière le cou. Ça changeait la couleur du col de sa chemise, gouttant comme une éponge qui vient d’essuyer les restes d’un gueuleton où tout le monde ne s’est pas forcément bien conduit. Du coup, je schlinguais aussi, mais en moins acide.

— J’croyais que vous étiez de notre côté, John, dit-il sans cesser de secouer la clé qui voulait pas tourner.

— Ya des fois que j’sais plus qui est qui et pourquoi, répondis-je parce que j’avais envie de rentrer dans le vif du sujet pour cartonner les nuisibles.

— Vous zécoutez pas les conseils des amis, John, et ça va finir par vous coûter cher. Alice Qand s’est enfuie comme une voleuse alors que le sildénafil commençait à faire son effet.

— J’m’excuse, patron. J’savais pas pour les problèmes de santé…

— J’suis en très bonne santé ! J’ai juste un p’tit problème physiologique avec certaines dames, vous comprenez ?

J’y comprenais queue d’alle. Il avala une pilule pour me montrer l’effet que ça provoquait chez lui au niveau de la marche à pied. Un flic le soutenait en pinçant une bouche qui autrement s’exprimait dans la critique sociale avec les moyens de la garde à vue. On pouvait pas avoir l’air plus con et il se surpassait pour prendre la place. Kol Panglas lui offrit un Koli Panglazo qui s’alluma automatiquement après plusieurs craquements. Je m’sentais seul sans mes nouveaux amis.

— C’est pas des amis ! gueula Kol Panglas. On vous confie une mission et vous faites joujou avec le Métal ! Qu’est-ce que vous voulez que j’en pense ?

Ça f’sait marrer le flic que j’me fasse engueuler à sa place. Heureusement, il n’appréciait pas les saveurs fortement goudronnées du Koli Panglazo qui s’éteignait lentement entre ses doigts qu’il devait entretenir avec de l’huile de vidange.

— J’y suis pour rien, moi ! dit-il en me jetant un regard de supplicié qui entretient l’espoir chez ses créanciers.

— J’étais aux anges, John ! couina Kol Panglas. Elle était… vous savez de qui je veux parler, John ?

— Vous m’avez laissé tomber comme un fils qui a choisi la carrière militaire parce qu’il n’y a plus d’autres solutions à sa débilité juvénile. Ah ! J’étais pas bien après ça !

Kol Panglas renifla dans sa manche pour s’empêcher d’pleurer. Il avait eu besoin d’un témoin et j’étais pas là…

— À qui la faute ? dis-je pour continuer de lui faire mal.

— J’sais bien, John ! Ah ! Si elle avait patienté un jour de plus ! On s’rait monté assez haut pour rien oublier, comme à Venise où elle s’était montrée patiente et même compréhensive. À l’époque, on se shootait au susucre trempé dans l’eau de vie. Et ça marchait, mec ! Ça marchait !

C’était pas l’plus heureux des hommes. Après un pareil fiasco, j’aurais opté pour la tentative de suicide sans mort qui s’ensuit, des fois que j’aurais de nouvelles chances à mettre sur le tapis de l’amour. Mais sans mes amis, sans le Masque Métopage et sans le Prinz, je voulais plus rien dire, même aux enfants qui peuvent encore comprendre ce que c’est de pas être convaincant quand on a envie d’se faire plaisir.

— Qu’est-ce qu’on fait ? demanda le flic.

Le Koli Panglazo refusait de s’éteindre et fumait de plus en plus, histoire de le mettre mal à l’aise dans une ambiance vaguement puante et forcément envahie de volutes imprévisibles. Il essayait même d’écrire dans un carnet et ça le rendait soupçonneux. Il savait ce qu’on faisait d’habitude, seulement j’étais pas dans ses habitudes à lui, étant une relation professionnelle de son patron et le patron n’ayant jamais trahi un ami sauf pour le tromper avec une autre.

— Vous ne faites rien, recommanda Kol Panglas. Faut qu’je soye sur le tarmac à l’heure et au poil !

Il repartait, le veinard. Je le soupçonnais d’être prêt à tenir ses promesses aux dames qui demandaient à voir avant de toucher. Il arrêtait pas d’se gratter. Il en bavait, le vicieux ! Ah ! J’étais pas en mesure, sinon ! Le flic me plia le cou à l’équerre, un peu sur le côté et surtout devant, pour qu’je participe à l’élaboration du portrait-robot en mettant toutes les chances du côté de la Police Justicière. Il m’avait dévissé un œil pour ajuster la cohérence rétinienne. Ma langue jouait à cache-cache avec les électrodes qui sortaient de son système prostress. Il était équipé d’une sonde Dites-Moi-Tout-Ce-Que-Vous-Savez-De-Votre-Enfance-Et-Je-Vous-Dirai-Pas-Ce-Que-Ça-Va-Vous-Coûter-Quand-Vous-Serez-Assis-Sur-Le-Banc-Des-Accusés. J’avais un cheveu sur la langue pour compter les coups. Et une paire de gants pour me faire mal sans m’ouvrir. Un pareil luxe de précautions m’arracha des remerciements que je réitérerais devant un jury composé de cons et de salauds, avec tantôt plus de cons et inversement pour empêcher l’esprit d’en penser quelque chose de cohérent.

— Vous m’aviez promis ! s’écria Kol Panglas pour couvrir mes cris.

Je le sais bien que j’avais promis ! Mais j’ai pas qu’ça à faire pour profiter de l’existence. J’étais bien et tout avant mal. Une belle queue à sperme et à pisse, que demander de mieux à cette vie qu’on ferait mieux de pas recommencer avec les femmes ! D’où le cucul qui construisait des nids d’amour pour qu’on manque pas de poésie au moment de crier à quel point on se sentait des fois heureux ! Ah ! J’ai pas eu d’chance avec le Métal !

— J’vous l’avais dit ! cria Kol Panglas. Y fallait vous tenir tranquille et pas foutre la merde avec ce papa qui n’est que l’image incongrue de la bite et de l’érection. Zaviez qu’à pisser avec les autres dans les pissotières du pouvoir législatif. Mais vous avez grillé les feux pour voir si c’était pas mieux de l’autre côté ! Et méfiant avec les connexions parallèles et les situations aléatoires gérées par l’incroyance et le blasphème ! Et vous vous plaignez d’avoir perdu le fil tétanique qui épargne les jugements hâtifs et les sentences probatoires ! Ah ! Si zavez pa zété mon fifils ! Si zavez pa zu une mère androgyne ! Je m’sens tout retourné rien que d’en parler devant des étrangers !

 

Il était pas bien, le Kol Panglas. Le flic lui pressait le citron avec les restes d’une poire d’angoisse. Dessous, ça ressemblait à du yaourte avec des morceaux. Il arriverait pas à l’heure sur le tarmac où j’avais pas rendez-vous moi non plus. En prime, on entendait les essais de freinage des gros engins intercontinentaux qui partaient à l’heure et revenaient avec des retards inexplicables. Sur le tarmac, que je pouvais voir de la fenêtre avec laquelle j’avais pris contact pour observer les conséquences de mes erreurs de jeunesse, des employés se croisaient sans se rencontrer, éblouissant des passagers qui savaient plus où ils allaient, mais qui savaient par contre ce qu’ils voulaient revivre aussi intensément que l’année passée. Kol Panglas exhiba le billet sur lequel figurait mon nom. J’ouvris la bouche pour réclamer une douleur capable de me faire oublier que j’étais du voyage. Mais le flic recherchait Alice Qand sur les écrans et il voyait rien d’assez ressemblant pour vérifier ses thèses. Ça le rendait imperméable et susceptible. Il avait l’air d’une roue voilée dans une série de flaques d’eau qui s’annoncent comme la seule chronique et ça le décourageait, ce que je pouvais comprendre vu que la douleur qu’il m’infligeait par devoir n’impliquait rien de nouveau ni surtout de définitif. Il était sur le point de m’achever, mais tout ce mal pouvait être soigné avec du perlimpinpin qu’on vend dans les grandes surfaces au rayon frais. J’éprouvais rien qui ressemblât à la peur. Pas même une crampe ventriculaire, rien de giclant comme la dernière goutte d’air. Aussi, je lui parus impassible au bout de dix minutes et il s’en prit aux écrans avec la science d’un chien enragé. Alice Qand n’apparaissait pas. Kol Panglas écrasa un gros mégot dans un cendrier où j’avais déposé mes dents postiches.

— Cette salope l’emportera pas au paradis ! gueula-t-il dans le micro que le flic arrivait plus à tendre tellement ça devenait impossible à rejouer sans y laisser des traces d’incompétences.

Le flic aussi croyait au paradis. Il croyait à un tas de trucs pour demeurer un bon musulman aux yeux des chrétiens, ou l’inverse, je sais plus. Depuis des années, il suffisait d’être un bon pour pas avoir mal au cul. Les hémorroïdes sacrées allaient bon train sitôt qu’on sortait des sentiers battus de la politique. Je m’étais souvent soumis à des flagellations sanitaires pour pas dépasser la limite imposée par le bon sens des prophètes. Mais j’avais plus d’cucul pour me donner et pas d’queue pour tout reprendre sans rien payer. Ah ! J’en perdais, du temps, en réflexion entre les lignes ! Qu’est-ce qu’ils voulaient savoir de mon rapport au père ? Kol Panglas avalait les pilules, mais pas en public. Il cherchait même pas à m’isoler en sa seule compagnie que j’aurais vu aucun inconvénient à honorer de c’que j’savais de l’alcool de contrebande et des substances interdites même en pharmacie. On aurait trinqué sur le papier et tout rejoué en vrai sur le tapis. Même le flic y pensait. C’est pourtant pas grand-chose un flic. Ça fait du bruit quand ça pense. C’est pour ça qu’il arrive pas à écrire un bon polar. Et il y pensait, préparant le terrain de sa mise à l’écart en apportant des preuves de sa bonne foi, des fois que le magistrat penserait de son côté qu’ya rien de plus humiliant et de plus cher que de se faire enculer par un flic qui souffre pas des hémorroïdes et qui bande mieux que prévu quand c’est le moment de pas s’laisser distraire par les produits de consommation courante. On fait pas d’omelettes sans casser des zeux, dit la vindicte populaire.

— Heureusement qu’on était là ! dit Kol Panglas alors qu’on lui demandait rien.

Le flic accusa le cou et il avait peut-être raison. Kol Panglas devait souffrir d’un eczéma incurable qui rend la vie tellement difficile à partager qu’on garde tout sans dépenser autre chose s’il faut payer ce qu’on doit d’explications, voire d’excuses. Il saignait presque, évitant d’y toucher, ce qui était mieux pour ses mains et celles qu’il avait l’intention de serrer avant de retourner à Shad City.

— On va pas vous crucifier, m’assura-t-il.

Il était pressé. Bon, j’avais fricoté avec le Prinz qui était son ennemi et Alice Qand avait accepté de se donner en spectacle pour se faire un peu de fric. Mais pourquoi j’avais contraint Sally Sabat à se livrer à la débauche alors que c’était pas dans ses projets ? Le vieux Kol exagérait. J’en avais marre de pas dire le contraire pour pas recevoir des coups là où ça fait encore mal malgré l’expérience. Et je lui avouais que j’avais agi dans la seule intention de retrouver un bien perdu.

— Une belle queue qui sert à quelque chose de réel et un cucul qui s’en sert avec des airs de pas y toucher, criai-je dans le bocal, c’est tout de même pas rien ! Vouzêtes pas si regardant quand l’pharmacien est en rupture de stock ! Vouvouzy connaissait en marché noir ! Et pis ya pas d’New France sans la vieille !

— Vous savez c’qu’elle vous dit, la vieille ! s’exprima le flic.

Ah ! Si j’avais eu un monument aux morts sous la main, je lui en aurais fait voir des ritournelles patriotiques à ce gérant de l’ordre et des mœurs ! Il me menaçait avec les dents comme s’il avait envie de bouffer ce que j’avais à lui dire. Je m’contredisais, je l’savais. Et j’expliquais pas ce que j’foutais avec des extrémistes alors que j’en avais pas l’air ni la chanson.

— Il a jamais su chanter, soupira Kol Panglas.

Il maniait la burette d’antalgique sans passion. Il agissait à une seconde près. C’était une seconde de trop pour ma résistance, mais je suivais bien. J’ai un don pour suivre. On m’explique, je perds une seconde parce que ça fait mal, et je suis aussitôt, léchant la goutte qui m’enfile comme si j’étais pédé et que j’voulais pas le reconnaître devant les femmes qui ont, à un moment ou à un autre, espéré que j’étais le bon mec.

— Vous allez finir dans un dépotoir, John, dit Kol Panglas. Vous qui n’aimez pas la compagnie des remplaçants, vous s’rez pas déçu par le service après-vente. Ils ont mis au point un système de contention approuvé par le syndicat des mange-merde de l’administration sanitaire et sociale, un chef-d’œuvre d’animation en 3D ! Si c’est c’que vous voulez…

— J’veux rien ! J’veux même pas vouloir ! J’ai pas d’ambition. Rien qu’de l’amour et rien pour le faire, même en avalant les stocks d’intervention. Qu’est-ce que j’dois donner pour reprendre les affaires ?

Il était compatissant, le vieux Kol, mais pas en présence d’un témoin aussi gênant que le flic. Il me lança un regard presque désespéré. Il avait rendez-vous sur le tarmac et il savait pas avec qui. Un type qui le rencarderait sur le destin d’Alice Qand une fois les vacances terminées. Il en savait pas plus que ce que le flic pouvait comprendre sans avaler la dose maximale d’amphétamines. Est-ce que je pouvais espérer reprendre le cours de mon voyage homérique sans faire chier un fonctionnaire en congé de maladie professionnelle ?

— Si vous parlez d’moi, dit Kol Panglas, vous vous trompez de diagnostic…

— C’est pas moi non plus ! s’écria le flic.

Rien que des feignasses pour épargner de la gnognote en conserve ! Ah ! J’étais pas le plus veinard des guignards de service ! Kol Panglas consultait son oignon et le flic notait l’heure à la seconde près. Pendant ce temps, j’attendais que le PC scanne les endroits où j’avais laissé du fric avec ma carte de crédit.

— On finira par la trouver, dit le flic qui perdait pas espoir.

— C’que vous trouverez, pauvre con, c’est le Masque ! dis-je comme si je savais que le Masque était cloué sur mon visage.

— C’est vous qui zêtes trokon pour m’donner des leçons d’histoire sociale ! fit le flic en m’infligeant les volts qui m’allumaient sans m’éclairer.

On en était aux hors-d’œuvre. Et pas un écran pour se souvenir d’Alice Qand. Pas un moyen de comprendre pourquoi elle avait renoncé à baiser avec ce vieux Kol qui lui en voulait d’avoir rendu publique une humiliation qui sinon aurait constitué le meilleur prétexte pour devenir pédé et fier de l’être, même en compagnie des femmes qui rôdaient en attendant de mettre la main sur la perle rare.

— Vous allez y retourner, dit soudain Kol Panglas. Vous allez tout recommencer jusqu’à ce qu’on comprenne. Et ce, avant mon rendez-vous capital avec qui vous savez.

Le flic savait ! J’avalais l’huile usagée que ma langue produisait à la surface des rails qui avaient aussi leur mot à dire dans les courbes où je me tenais fermement à l’écart des conversations souterraines. Ça giclait sous moi, uniquement du son, et la pression acoustique devint vite intolérable.

 

Or, ici, le son, c’est forcément K. K. Kronprinz, le prince du blues et de la salsa. J’étais en train de chier à travers une prothèse en plastique et le métal devenait nerfs et fibre optique, , sous moi, dans la cage en cristal de sélénium. C’était pas des vacances. On n’est pas, on ne peut être en vacances au niveau –1 de l’assistance sociale et de la récupération par le fond de la pensée shareware. Le Prinz se donnait à mort dans une émission subventionnée par les fonds destinés à booster l’alimentation de la main-d’œuvre étrangère dans les territoires réservés au travail clandestin. La voix, à la fois tonitruante et sirupeuse, me donnait des idées de suicide par apnée. En fait, je chiais quand c’était l’heure, avec interdiction de pisser sans la permission expresse du service de déontologie qui était tout ce que je pouvais savoir de l’activisme étatique au service de l’entreprise à portée globale. En même temps, j’écrivais les discours du préfet qui appréciait les donations du monde agroalimentaire et des corporations libérales. J’avais la plume facile si le Prinz m’inspirait la mélancolie et surtout la nostalgie des chemins bordés d’aristoloches. J’ai jamais dépassé le niveau de l’émotion et je signais « Roger Russel, préfet des shads et représentant officiel des forces électorales ». Roger Russel était presque un ami. Il me nourrissait d’éthanal et de tapas. Sa conversation tournait autour des sentiments à produire au nom de la Nation. Le Prinz gueulait comme si mes fréquentations urinaires contenaient l’oxyde qui menaçait son existence de métallo de l’expérience poétique. Rog se bouchait alors les oreilles et m’injectait des antidotes par voie rectale.

— La merde, disait-il, c’est du métal, John !

Je savais pas. Et j’oubliais tout entre les séances thérapeutiques inspirées de la pratique tournoyante des religions révélées. Chaque fois, il recommençait son explication, prétendant que la merde c’est pas la chair, mais le métal. Moi, on m’avait appris le contraire. Par contre, je comprenais très bien que le calice des Grandes Soifs Spirituelles contenait de l’urine et non pas du vin. En lisant le Koran entre les lignes, c’était d’ailleurs écrit. Et j’m’en privais pas. Ça sentait l’oxyde de fer et la marée. Et Rog Russel me montrait les cartes postales de ses voyages au bout de la réalité tangible, ramenant des carottes intermédiaires que le Réel poussait dans les rainures chauffées à blanc de la céramique et du papier cul où j’écrivais avec de la merde parce que j’étais pas parfait.

— Ça va, John ! disait le préfet de New Paris et des environs superflus. Vous êtes avec nous malgré les apparences qui jouent contre les remises à plat de la psychologie féminine qui influence vos méditations transcendantales. Ce que vous voyez est un échantillon de la matière fécale soumise aux fissions de l’urine du Gorille. Veuillez parler dans micro !

J’savais pas trop quoi dire au tribunal. Yavait qu’des Noirs aux visages peints en rouge avec des balais à chiottes. Le plus grand parlait ma langue sans me lécher le cul. Mais j’avais jamais voyagé aussi loin !

— Vous avez été jusqu’à l’île de Kinoro qui se trouve dans l’Océan Zizique, dit-il à l’auditoire. Vous pouvez pas le nier !

— C’est pas kjeni, dis-je sur le ton des excuses plates et de la monotonie accusatoire. Jeunipa, mais j’ai pas souv’nir d’avoir été aussi loin. Ils ont peut-être cherché à réduire ma tête. J’ai une sensation de chaud aussi, avec le sentiment de m’être laissé faire pour pas souffrir longtemps comme c’est prévu par le Code Criminel Kinorien.

— Vous connaissez le Code Kinorien !

— J’en sais ce que la télé en dit ! Pas plus ! Je l’jure sur la tête que j’ai pas ram’née dans mes bagages parce que j’avais pas les moyens de payer la taxe sur les objets qui témoignent de la pensée des autres.

— L’accusé avoue, monsieur le Préfet !

— J’avoue rien ! Je suis dans l’hypothèse de départ et j’suis pas encore arrivé !

— Vous venez d’affirmer le contraire !

Ah ! Y faisait chier, ce Noir aux joues rouges que c’était peut-être mon propre sang ! Je jetais la première éponge dans la loge des jurés qui ne bronchèrent pas. Roger Russel me donna une autre éponge.

— Ce s’ra la dernière, John, dit-il de sa voix si calme que j’en avais mon fantôme d’anus complètement pétrifié.

J’étreignis l’éponge sans la presser. Le Noir/Rouge me toisa. Après ma mort programmée, il toucherait mes godasses et mon gilet de pilote américain. Y laisserait aux autres que ma peau vidée de toute substance aléatoire. Rog Russel aimait pas ce genre de type, mais il pouvait rien contre les valeurs du Sud et ça le faisait chier en sourdine. Sur ce plan-là, il était plus discret que moi. J’avais qu’à l’imiter si ça m’plaisait pas de passer mes vacances en Reformation Professionnelle sur Décision JuridicoPolitique. Pendant ce temps, Kol Panglas sautait des femmes de hauts fonctionnaires en perdition sentimentale.

— Ça vous regarde pas ! dit Rog Russel.

Ça m’regardait un peu vu que le Masque Métopage c’était aussi ma Sally Sabat et que Kol Panglas en profiterait pour se la faire aussi.

— Mais nous ne savons pas où se trouve Alice Qand ! A fortiori votre… Sally !

— Kol Panglas a menti à la société ! déclarai-je comme si j’en savais déjà trop.

Rog Russel devint perplexe. Il avala un verre d’urine qui sentait le fœtus avarié. Sa grimace en disait long sur le plaisir qu’il éprouvait à le faire durer. On attendait un commentaire de sa part. En effet, c’était Kol Panglas qui signait les jugements au nom du peuple. Il s’essuya longuement les lèvres.

— Vous dites que Kol Panglas n’est pas en vacances ? demanda-t-il au Jury.

— C’est cette merde de John Cicada qui le dit, votre Bonheur ! s’écria le Noir qui était moins rouge quand les choses se compliquaient.

J’ai jamais aimé les Noirs et il m’donnait raison ! J’étreignis encore l’éponge qui cette fois goutta sur la sellette.

— C’est pas un procès ! que j’dis. C’est une exécution sommaire !

J’avais pas crié, des fois que j’me mette à chanter le blues et la salsa. Les facettes de ma merde renvoyaient les reflets changeants du Prinz qui chatouillait ses adolescentes expérimentées. Ya pas d’procès sans climax. La Presse frémissait dans son box et la Télé jouait avec mes gros plans significatifs. On me ramena dans ma cellule. Une boniche en sortit précipitamment. Elle laissait son odeur de fruit macéré dans l’alcool de mes printemps passés. Roger Russel me retira la connectique et la confia à un technicien qui me regardait de travers. Ça promettait.

— Vous savez où vous êtes ? me demanda le carabin de nuit.

Je savais pas. Kol Panglas m’avait abandonné sur un tarmac à la merci du transport aérien international, côté fret. Deux douaniers avaient poussé la charrette jusqu’à l’hôpital et le bloc des urgences mûres à point avait pris le relais d’une analyse que j’avais pas idée de c’qu’elle valait à mes yeux. J’ai suivi, comme je disais, prenant pas l’temps de m’envoyer les préliminaires dans un MacDoRéMiFa SolLaSiDo. J’avais encore l’envie de graisse animale dans la respiration. J’allais me mettre à clignoter comme un signal d’alarme.

— Bougez pas l’ptit doigt ! me conseilla une infirmière. Sinon ça va faire mal. Zavez pas droit au paraméçatol.

Dyslexique avec ça ! Elle me tritura longuement avant de trouver la veine.

— Zen navet pas, d’la veine ! plaisanta-t-elle pendant que la douleur rusait avec mes défenses sociales héritées de la lutte syndicale et des pratiques douteuses de l’enseignement public.

C’était comme ça que tout recommençait !

— Qui êtes-vous ? me demanda le carabin.

— Ici, précisa l’inmirfière, vous n’êtes pas John Cicada.

— Vous vous souvenez de quelque chose de précis ?

John Cicada avait eu une enfance tellement heureuse qu’il en était devenu con. J’étais pas con pour la même raison, mais mon enfance n’expliquait pas ma connerie.

— Il est vachement lucide ! fit l’inrimfière en secouant un doigt jazzy.

En tout cas, je lucidais pas sans douleur et l’enfant allait pas tarder à vagir. Elle prépara une injection et son double. Le carabin était pas optimiste. Il avait déjà vu un cas semblable, mais c’était pas moi. Il vérifiait parce qu’il craignait la récidive. Les remplaçants, ça récidive en principe, disait-il à l’inmièfire qui avait pas beaucoup d’études et l’expérience des autres s’ils étaient là pour la seconder, ce qui arrivait toujours la nuit quand elle s’y attendait pas.

— C’que vous allez faire, John…

— Je suis pas John…

— On vous appelle John par facilité…

— Comment je m’appelle quand je pense ?

— Cherchez pas la douleur, John ! C’est qu’une procédure. Vous avez eu un accident connectique inexplicable. Vous voulez qu’on l’explique sans en venir aux mains ?

— J’ai jamais été à Kinoro qui est un mythe inventé par l’enfant heureux. Le malheureux grillait des allumettes pour tenter de mettre le feu à l’haleine de papa.

— Vous le reconnaîtriez si vous le voyiez ?

— Vous voulez parler de papa ?

— Je parle aussi de maman. Vous étiez désiré ?

L’infirmière rongeait mes ongles avec le bout des dents. Sa salive descendait le long de ma jambe valide. Je pouvais voir le trou urinogénital anal.

— Ils vous poseront plus de questions si c’est pas bon pour votre santé, John, dit le carabin. Vous voulez guérir ?

 

Je passais alors en simultanée sur les chaînes nationales relayées par les publicistes chinois qui s’activaient avant que la crise touche aussi le secteur des petits plaisirs sans importance. Une poupée s’installait à la limite de l’incompréhensible pour donner le ton. J’avais un billet pour Shad City.

— On l’a retrouvé sur le tarmac, dit le carabin.

Il me montra le billet que Kol Panglas avait souillé avant de m’abandonner sur le tarmac à la merci des compagnies du fret international. Le comte Zeppelin témoignait d’ailleurs en ma faveur. On utilisait alors un photophone temps-durée qui consommait l’or du monde en faveur des déshérités de l’action sociale.

— Zêtes complètement dingue ! s’écria l’infrièmire.

Le carabin éprouva ma surface. Elle résistait bien aux attaques extérieures, genre fusées télétransportées par les flux fiscaux.

— Complètement dingue ! répéta la nonne en agitant ses croix.

Elle était pas spécialisée. Elle connaissait la routine de la douleur et de la mort, rien de plus. Son bassinet contenait des seringues et des fioles. Elle s’y connaissait un peu en comprimés grâce au langage des couleurs contenu dans un dépliant touristique. Le carabin parut désespéré pendant pas plus d’une seconde que je mis à profit pour réviser mon b-a ba du raisonnement récurrent. Il finit par me conseiller la nuit. Celle-ci était particulièrement favorable aux mythes.

— Si vous dormez pas avec la nuit, elle vous trompera !

Dit la nonne. Je l’savais déjà ! J’ai été un enfant, moi. Elle pouvait pas en dire autant. Elle était même pas née et ça la rendait amère quand un patient demandait à vérifier son code-barre.

— Qu’est-ce qui vous ferait plaisir ? me demanda-t-elle.

Elle était perverse. Par où qu’il entrerait le plaisir ? J’avais pas les bons trous !

— Je pensais à un p’tit verre, proposa-t-elle.

Je tendis mes mains comme pour recevoir les miettes de la religion nationale. Elle tenait un verre qui fleurait le bon temps passé avec les copains chez Bernie à Old Paris. Rien que d’la souffrance ! Je bus dans ses mains, sentant à quel point elle pouvait être femme au moment de mesurer la hauteur du plaisir. Ses cheveux me tombaient dessus comme la pluie des jours de printemps où Sally, qui tenait le comptoir, ressortait les vieilles bouteilles qu’on pouvait toucher qu’avec les yeux. On était rempli de sperme et de bonnes intentions, même que l’moment était bien choisi pour se déclarer. Mais qui j’avais épousé si j’étais pas John Cicada ?

— C’est la bonne question, dit le carabin.

— Me dites pas que vous avez perdu mon dossier !

— On l’a perdu, John. Vous permettez que j’vous appelle John ?

— Vous feriez bien de dormir, me conseilla la nonne.

C’était peut-être pas une nonne après tout. Je m’souvenais de papa qui délirait très mince dans les draps que des nonnes tiraient de chaque côté du lit pour le contraindre à attendre l’heure. C’est c’qu’elles disaient, attendre l’heure. Et c’était moi qui attendais, parce que le vieux, il voulait pas attendre sans retâter du goulot, des fois que l’heure arriverait en pleine lucidité très mince. Ça l’occupait tellement, c’te idée, que j’voyais Gor Ur et que je l’entendais se plaindre des hôpitaux où qu’on néglige les questions d’apparence et plus particulièrement celles qui concernent la conversation que papa y l’avait vraiment très mince si on lui soufflait l’herbe sainte et les traumatismes de l’habitude. Ça m’revenait comme ça, au hasard des répliques que la nonne elle en manquait pas pour me contraindre à raisonner avec elle et non pas avec les ombres que je projetais sur les murs de mon angoisse personnelle et peut-être même génétique.

— La nuit est une femme, dit-elle.

Je voyais la femme, mais pas la nuit. On s’en fout de la nuit, et même du jour, quand on a pas d’fenêtre pour vérifier que les gens libres et égaux se dirigent tous dans sa direction, même que ça fait du monde et qu’on se sent à l’étroit rien que d’y penser. Elle éteignit pour que je voye qu’au fond j’étais pas différent de ceux qui avaient causé mon malheur. C’était pas la nuit, elle le reconnaissait, mais ça y ressemblait si quelqu’un pouvait bander à ma place.

— Je sais que c’est difficile, continua-t-elle. J’en ai connu, des malheureux !

— Taisez-vous, Charlotte ! s’écria le carabin.

Il sortit en emportant l’escampette. Yavait pourtant mon étiquette collée dessus avec le code barre et tout et tout. J’poussai un cri de bête à l’abattoir. Charlotte me donna le sein.

— Vous êtes tellement malade que vous ne savez plus rien de moi, dit-elle en acceptant ma morsure d’édenté.

Elle giclait du sang et de l’albumine. C’était ça, la nuit ? Un bouton de rose sans le cucul qui va avec. Elle m’avait connu troubadour, disait-elle. Et j’avais été, toujours d’après elle, le meilleur troubadour qu’elle avait connu du temps de sa jeunesse folle. Elle s’était donnée pour savoir et elle y avait pris du plaisir. Paraît que j’étais pas difficile à convulser. Ça impressionnait la jeune fille qu’elle avait été avant de flétrir sa réputation avec des pratiques moins artistiques. J’avais toujours cette bouche douce-amère et ma voix n’avait pas changé.

— Vous revenez toujours la nuit, mon Popol ! Et je vous suis sans retrouver le plaisir. Nous sommes damnés vous et moi !

Elle devait confondre. J’avais jamais joué de la guitare ni même appris le solfège et les trucs qui vont avec. Mais j’voulais pas la décevoir alors que Gor Ur la traitait comme une Esclave Urinante. J’acceptais son baiser en amateur de nouveauté, incapable de lui dire que c’était elle qui me décevait. Le carabin revint sur ces entrefaites.

— J’ai oublié d’vous dire, John, psalmodia-t-il alors que ma langue recevait l’absolution… C’est pas la femme que vous croyez. J’dis ça des fois queue ! Du coup, le Prinz s’arracha un rif extrême qui emplit la cuvette d’une fusion limite.

 

Le concert eut lieu à Staten Island en plein hiver de la 1013e Intifada. J’faisais partie du Contigent des Empalés Prémonitoires. J’avais eu droit à deux billets à cause de ma double personnalité, mais John Cicada avait prétexté une Migraine Exomorphe, maladie à contagion limitée aux stocks des Aliments Basés sur le Profit. J’arrivais à bord d’un train de péniches remorquées par les ONG qui organisaient le Concert du Siècle d’Or qu’on était censé représenter au niveau publicitaire. J’étais seul, mais remonté psychiquement par un composé organique à l’essai. Bien sapé Dernier Cri Noir Arabe, je lançai la première pierre symbolique, pas trop grosse ni trop petite, sur les Lapidés de service, une flopée de tarés du terrorisme ambiant qui souhaitaient renouer avec la civilisation et ses bienfaits en eau courante. Un tonnerre d’applaudissements se déchaîna en même temps parce que le maire de New New York avait jeté la clé du mystère national dans les eaux troubles de l’Hudson. Mes collègues de travail, un plumitif qui avait emporté le Prix de l’Exactitude et un ramasseur de bribes, lui aussi primé par l’Académie des Remarques Pertinentes, s’accrochaient à nos bagages comme si on détenait à nous seuls la Vérité et ses passe-temps sommaires. Ma voix, qui s’essayait au Cri Universel avec peu de chance de convaincre, se perdit dans la clameur qui accompagna le maire jusqu’au trône symbolique dont les marches étaient composées d’enfants nus destinés à l’expérimentation méthodique de l’aveu judiciaire. Encore plus haut, une estrade inclinée dans le sens du glissement artistique déversait des slogans où tout le monde, et il y en avait ! reconnaissait les paroles des chansons que le Prinz offrait à l’Humanité en échange d’un traitement de faveur. On avait plus besoin de demander notre chemin comme à Old Paris. On se retrouva automatiquement installé sur les pals. J’observai avec tristesse que les queues se dressaient en contre-jour alors que ma réclamation n’avait toujours pas abouti à cause de complications administratives qui étaient étrangères à l’Organisation des Concerts du Siècle d’Or. Un député, qui enseignait l’art de se prendre à son propre piège dans un collège zoné d’avance, m’avait pourtant affirmé que j’étais dans mon droit et que l’erreur chirurgicale devait m’ouvrir droit à une indemnisation calculée sur le rapport plaisir/nombre de femmes à satisfaire dans l’environnement professionnel, dans mon cas : une. Ça donnait exactement plaisir, ce que personne pouvait me contester. Or, le Bureau des Vérifications était exempt de charges dues sur la sexualité. Donc, je pourrissais dans le désir le plus abject, sans garantie du Gouvernement et des Cons qui l’élisent comme on jette une paire de dés pour obtenir à tout prix un triple six. Mes deux larbins, usés jusqu’à la corde par l’abus d’anxiolytiques glandulaires, se prenaient pour les larrons de la Croix et me conseillaient des coups en Bourse pour me faire oublier que j’étais pas prêt d’être assouvi comme me le recommandait mon cerveau. Le Pré des Enculés était un succès incontestable et le maire en toucha un mot à ses électeurs qui consentirent à jeter un œil compassé sur nos existences verticales. Mon cri ne correspondait à rien de connu.

— V’là le Prinz ! hurla la foule dans les micros prévus à cet effet.

Il s’élevait, entretenant le mystère de sa lévitation tangente, tandis que l’orchestre jaillissait des eaux du fleuve. Une vague de noyés se répandit sur les quais, frappant de plein fouet le Verrazano Narrows Bridge. J’avais une faim d’enfer et je compensais par l’usage du klaxon à dépression paranoïaque. Les oreilles de mes larbins ne pouvaient rien entendre d’autre, mais leurs yeux se remplissaient jusqu’à la douleur provoquée par l’effet de contraste entre le plan qui évacuait les éléments du décor et le halo majestueux du Prinz qui remplaçait les structures de néons et de miroirs haletants que la machinerie politique concédait aux nécessités religieuses. Un bonhomme de neige orchestrait l’ensemble sans se laisser convaincre par l’adversité des Russes transformés en autant de tours Eiffel que l’île pouvait contenir de Métal. Je regrettais déjà d’être venu seul. Le Plumitif et le Ramasseur de bribes continuaient de cacher leur utilité. Le système les dénommait Plum et Ram, je savais pas pourquoi, alors que mon identité faisait l’objet d’une opacité inexplicable avec les moyens du divertissement. Ici, je devrais incruster la Marche au Sommet du Forum des Peuples Nationaux, mais la place me manque.

— C’est dingue ! dit Plum en grattant dessous. J’ai oublié c’que j’voulais dire.

— C’est pas dingue, dit Ram. C’est que d’l’imagination sans enfant derrière pour maîtriser l’expression.

— Ah ! Ouais ! fit Plum.

Je les entendais secouer le cornet à fric. Mais le pal était indigeste. J’étais au bord de la crampe d’estomac, acidifié jusqu’aux dents qui avaient en effet un rapport ambigu à l’enfance. Plum se souv’nait pas de l’enfant qu’avait été John Cicada. Ram avait pas fréquenté ce milieu de syndicalistes formés par la collaboration avec l’ennemi. J’avançais pas.

— Ya des fois qu’on ferait mieux d’êt’ pas né ! s’écria Plum.

 

Il ramenait des substances recommandées par le système sous-contingenté. J’y prenais plaisir, mais sans satisfaire mon cerveau, comme si j’avais besoin de guérir au lieu d’être plus prosaïquement réparé au contact des reliques apostoliques qui s’inséraient entre les pages de mon exemplaire du Koran. J’savais plus c’que j’disais quand je parlais arabe. Mais ça voulait dire quelque chose que personne ne pouvait expliquer sans ouvrir le parapluie sur l’usage abusif de la torture. Je coupais des enfants en deux dans le sens de la longueur, étripant le souvenir inaugural sans rien détruire de ses conséquences sur mon comportement d’usager du système. Ya rien sans communion, mec, et le micro dans lequel je parlais pour ne rien dire contenait des atomes de pulvérulence théologique. Ah ! C’était compliqué comme l’arrachement du poil cancéreux au milieu d’un tas d’autres poils qui protègent du froid et des regards indiscrets. Une seconde d’inattention, et j’entrais dans la souffrance terminale avec si peu de moyens de défense que je me métamorphoserais en bouddha constrictor. J’en avais mal aux genoux et je m’plaignais avec les pleureuses qui avaient d’autres chats à fouetter sur le tarmac où on leur expliquait que leur visa était caduc. Plum me versa un verre d’aguardiente. Ram préféra la chicha qui est un véritable tord-boyaux alors que l’influence de l’anis garantit une syntaxe parfaitement favorable aux élucidations protohistoriques. À défaut de système keuku, je profitais des soldes socioculturelles pour me refaire au niveau de l’engagement politique. Les mecs d’extrême droite qu’on avait décollés avec les affiches du parti social revenaient avec leurs thèses assourdissantes et je me laissais convaincre entre les gouttes de l’acide démocratique. L’un d’eux me montra comment on se servait du drapeau national pour chier dans les pompes du pouvoir en place. Plum se rebellait sans efficacité, chiant dans les pompes sans inquiéter personne. Ram, plus prudent, examinait les téléphones piégés sans s’adonner au vertige du MMS. Mes pieds touchèrent enfin le gazon du William A. Shea Municipal Stadium. La clameur correspondante était encore étrangère à ma joie. Le Président venait de faire son entrée par une porte dérobée. Le pal, lui, traversait mon modique cerveau. Et j’voyais aucun monstre à portée de ma surface sociale. J’étais clean, mais pas complètement sacralisé. Je me mis à tournoyer avec les mouches. C’était flippant ! Plum descendit lui aussi et me demanda si j’entendais la musique. Si c’était le cas, je devais allumer le briquet fourni avec la panoplie et l’agiter avec les autres pour montrer que j’étais communiant et que j’avais envie de continuer sur cette voie.

— J’entends quelque chose, que j’dis, mais j’ai pas l’ostie…

— Le briquet…

— J’ai beau chercher…

— Vous cherchez pas où qu’y faut, John. Laissez-moi faire…

Il se mit à fouiller. Ram compensait avec des giclées de sueur terminale, froide et acide, presque vivante ! Ils étaient descendus entre les jambes, renonçant aux bienfaits culturels du pal qui remplaçait la croix et ses malheurs.

— Zêtes pas coopératif, John ! rouspétait Plum. L’herbe pousse vite, mais pas à ce point !

Il éclaira le gazon en pleine croissance hivernale. Pas une douille, rien. Je m’étais pas posté à cet endroit pour tirer, trahissant le Métal que je portais en moi comme la dernière chance.

— Retirez le pal ! Ça fait un bien fou.

C’était le Prinz qui le disait. Ça n’avait rien à voir avec ma situation. Mais ils s’efforçaient de retirer le pal en me reprochant de toujours vouloir tout garder pour moi alors que je savais pas que le nombre de pals était fixé par décret en fonction des demandes d’exil.

— Ça en fait, du Métal ! s’écria Plum.

Il en avait jamais vu autant, même en Irak. Il contemplait le jeu hallucinant des reflets sous la chair. Les connexions étaient tellement protégées qu’il arrivait plus à me raisonner. Ram me trouva décevant. Il se contenta de visser ce qu’il avait dans la main, sans passion. Un arbitre se ramena. Le type était fier de manquer de finesse et d’à-propos. Il m’arracha la langue et l’inséra dans une fente.

— Zêtes pas John Cicada ! s’écria-t-il.

— J’ai jamais dit que j’l’étais ! grognai-je. C’est à cause de gens comme vous qu j’fais plus mon boulot correctement !

— On en fait quoi, du pal, une fois qu’on en a plus besoin ? demanda Plum.

— Zavez un billet à double-face ? dit l’arbitre.

Il était soupçonneux, ce mec, et il inspirait pas la pitié qu’on ressent généralement pour les fonctionnaires de l’éducation physique et morale. Plum lui montra les billets à double-face.

— C’est des billets à double-face, dit-il sans vraiment y croire. Ça vous donne droit à une prime de rendement. Applaudissez des deux mains, les mecs !

Et il se calta. Plum était toujours pas sûr que c’était des billets à double-face. Avec son œil de verre, ça y ressemblait pas. Ram le rassura en lui injectant un produit secondaire de la fission éducative. L’œil qui voyait s’éclaira aussitôt comme s’il avait jamais eu aussi mal depuis qu’il avait perdu sa relation à l’autre.

— Ah ! J’suis pas bien ! couina Plum en se tapant le ventre. C’était quoi ?

— Je mélange de la merde africaine avec des parfums d’Orient, dit Ram qui se marrait en attendant de s’faire pincer par les Brigades Internationales. Ça donne rien au premier plan, parce qu’on est en pleine lumière. Mais si tu avances encore un peu, l’ombre devient aussi transparente qu’un filet de bonne pisse urbaine. Tu la vois ?

— Avec un œil valide, dit Plum, j’ai tendance à pas me fier aux apparences.

Ram rit. Je ris avec lui malgré les cassures algiques qui me projetaient dans l’avenir sans trahir le décor de mes futures circonstances.

— On f’rait bien d’écouter, Dirham.

 

Les concerts du Prinz, c’est toujours un peu la même chose. On recommence. On avance pas. On revient même pas sur ses pas. On imagine à sa place et il prend des notes pour les soumettre aux fusions publicitaires soumises aux pare-feu de la conscience collective. Plum était venu pour préparer le terrain des futures instances du blues et de la salsa. Il s’y connaissait en communion des intérêts de chacun dans le concert des fringales acquisitives. Et Ram déclenchait les obturateurs de son cerveau parfaitement en phase avec les préliminaires amoureux qui attiraient les voyeurs et les partisans de la relation platonique. T’étais où, ma Sibylle, pendant que je merdais et qu’on appréciait mes dérivées hormonales reproductibles par contact épistolaire ?

— J’étais avec toi, Johnny, et t’en savais rien parce que le coma est un autre monde.

Couché dans le gazon qui sentait la salive de l’effort et des coups bas, j’écoutais la musique du Prinz, savourant la justesse du texte, la cohérence de la voix et les principes annonciateurs de ma soumission. Il avait raison, le vieux Mohammed, c’est sur le dos du Monde habité qu’il faut marcher, sinon ça glisse et on est plus rien. Il faut installer l’immensité et jeter la lumière par les fenêtres de l’angoisse. Le Prinz ne disait rien d’autre et on était des millions d’êtres à moitié vivants à moitié morts à expérimenter la paralysie faciale sur le gazon du Shea Stadium dominé par la nuit et ses feux de route.

— Quand vous aurez fini de souffrir, John, vous pourrez plonger votre main saignante dans ce paquet de pop-corn.

Ça sentait aussi la patate et le fritaillou de moelle. Qu’est-ce qu’on répond à la question de savoir si vous voulez danser ? Oui, je veux danser avec vous, ô merveille métallique, — ou non, je sais pas danser dans les flaques d’urine de la pensée décadente. J’avais aussi envie de barbe à papa, parce que c’était ce que j’avais offert de mieux à la caresse du temps d’aimer. Il y avait du milk-shake dans ma pensée et ça m’rendait parfaitement clair au moment d’expliquer ce que je fabriquais à un endroit prévu pour cet effet. Traversé de blues et de salsa, entièrement soumis à la fission métal/urine, je franchissais des distances de plaquette de voyagiste, écoutant l’hélium siffler dans les fissures et le ronronnement fascinant du gros Daimler qui revenait de loin, ayant lui-même franchi les sauts de l’Histoire et du recommencement.

— C’est salé, me dit Plum ou Ram. C’est vachement salé. Zavez soif, les mecs ? Ya pas d’échappatoire. Par ici la monnaie !

Les petites pièces noires de l’eurodollar convenaient parfaitement à nos dépenses superflues. J’achetais à mes amis les boissons qui rafraîchiraient leurs mémoires travaillées au couteau du capital variable. Les gens descendaient de leur pal si c’était ce qu’ils avaient dans le cul, sinon ils s’émerveillaient de pas souffrir en touche et le gazon fleurissait sous leurs pieds.

— Le Président ! Le Président !

On voyait que son reflet médiatique sur les écrans. C’était décevant, mais on savait qu’à force d’être déçu, on finirait dans la rigole ou pire encore dans les ornières du printemps bavant les eaux croupies de la contestation solaire. J’avais assez d’problèmes comme ça ! Je remontais en haut du pal qui s’appelait maintenant mât de Cocagne. C’est dingue c’que je m’sentais bien là-haut. Je pouvais voir le Président et la bonne société qui l’accompagne toujours dans ses déplacements médiatiques. Y avait même des enfants vernis jusqu’aux ongles dont ils auraient finalement besoin pour conserver leurs privilèges. Pour l’instant, ils s’en servaient pour s’empiffrer, se disputant les buffets ignoblement garnis de tout ce que les types comme moi pouvaient pas se payer pour compenser les frustrations de l’enfance ou liées atrocement à elles par effet de serre. Je criais que j’en avais envie et que j’étais riche à l’intérieur, ce qui devait bien compter si la mort est justice finale et recommencement des sorts balancés dans un temps forcément circulaire si j’ai compris quelque chose à ce sacré foutoir de Monde.

— Criez, John ! Criez ! m’encourageaient mes compagnons.

Le Prinz m’attrapa au vol, comme il faisait avec les papillons qui participaient à ses repas somptueux. J’avais la cote avec lui. On s’comprenait comme si on avait été frère et que l’existence en avait décidé autrement et à mon grand désavantage. Le Président s’approcha et me caressa les ailes, soulevant mes phosphorescences toxiques. Il agita son mouchoir en serrant les paupières comme des lèvres qui s’empêchaient de parler pour pas se salir aux commissures.

— Zêtes un brave type, John, me dit-il. Mais vous êtes un sacré emmerdeur !

 

Les mecs ! Les mecs Les mecs ! Je montais par cran. J’avais l’impression de m’laisser emporter par un escalator à la retraite. J’savais plus où j’étais, mais je pouvais voir à quel point j’y étais. Yavait d’quoi tripper jusqu’au bout ! Ah ! Les meufs ! Si j’avais eu des sous, j’vous en aurais arrosé rien qu’pour vous donner une chance de pas vous laisser embarquer par le premier con venu qu’a un boulot et un p’tit héritage pour avancer le fric à la banque. En plus, je voyais le plafond avec larbins qui fourmillaient, les mains dans le cambouis pour que ça marche comme sur des roulettes. Devant la bouche d’aspiration du Daimler, j’ai eu un malaise du type pied dans la merde à la hauteur des yeux. Je vomissais tout l’outillage dans la poche d’un mécano qui beuglait dans un porte-voix pour se faire entendre des salariés qui revenaient de la mer avec des érythèmes gazeux à la place des lunettes. J’étais pas chez moi, pour sûr, mais je jouissais des flaques d’huile usagée vertes miroitantes tandis que le soleil était progressivement remplacé par une lampe à ultraviolet. Ç’a été comme ça tout le long de la montée, voyant c’que l’homme peut donner à l’homme pour qu’on lui foute la paix et que ses gosses soyent nourris avec de la viande extraite des meilleurs raffinages du rapport femelle/hypothèque. Yen avait, des soutiers raccourcis par la perspective du ouikène ! Mais on était pas mieux verni. Derrière moi, les partisans de la résolution par la violence se pressaient sous les drapeaux noirs et rouges, poussant le voisin du d’ssus sans intention de passer devant, et les portraits des fous-l’bol-à-l’heure se prenaient les bras dans la mécanique qui engrangeait, engrangeait, engrangeait ! Qu’est-ce que j’foutais devant ? J’en sais rien. J’étais p’t-être arrivé le premier sur le tarmac et j’avais perdu l’temps à me tripper à la mousse en attendant que mon billet y soye tamponné par les machines à compresser les économies de bouts d’chandelles. J’étais arrivé à jeun, avec juste un degré au-dessus de zéro, des fois qu’on m’aurait pris pour un con gelé. Le Zeppelin tournoyait lentement dans un ciel gris à souhait parce que c’était la fin des vacances des minus qui s’arrêtaient à Shad moins quelque chose parce que leurs culs valait pas les tripettes nécessaires au Grand Voyage. Le Zeppelin les ramènerait à la case départ après avoir survolé Shad City au-dessus de quoi j’étais censé sauter dans le vide en visant une des cibles qui servaient de repère aux tirs iraniens. Je revenais chez papa en héros retrempé dans le Métal. J’en avais une en acier hydrogéné rezingué par fission et recalculé à l’aulne de la dimension idéale. Elle giclait de l’huile avant de s’adonner à l’éjaculation, redorant le vieux blason déchiré du vieux John qui voyait plus rien d’autre. Pour le cucul, c’était plus simple que la belote, mais j’y comprenais rien. C’était peut-être pour ça que j’étais devant, trempant la queue hypermétallisée dans la gueule grande ouverte des prolos qui se servaient de leurs yeux pour lire les annonces sécuritaires. En passant devant le Daimler, j’avais crié pour provoquer un écho, mais la turbine tournait déjà et mon cri passa inaperçu. L’échafaudage contenait une vibration viscérale parce que les voyages se terminaient pas toujours bien. On avait déjà assisté au saut dans le vide de types qui répondaient pas aux questions pour gagner l’estime de l’équipage au travail des vents contraires. J’sais pas si vous avez participé à l’épuration des dimanches du temps où ça avait un sens qui s’est perdu à cause de la baisse du pouvoir d’achat en Zone de Vente, mais ça y ressemble quand vous êtes devant et que personne vous explique à quoi correspond ce privilège. J’me sentais pas vraiment aidé par mes relations sociales, pas même resquilleur du handicap congénital, ça venait comme ça, presque naturellement, comme si le destin avait quelque chose à voir avec la chance et que la chance entretenait des rapports galactiques avec Dieu lui-même. Plum et Ram s’accrochaient à mes jambes après s’être disputés au-dessus du genou. Je les maintenais au niveau des chevilles, me servant de giclées métalliques portées au rouge par l’électrification sauvage de mon cerveau. J’arrivais plus à fermer la bouche tellement ça alternait. On en avait parlé avant de sortir du buffet où les autres pensaient gagner du temps en vidant des fonds de verre qui sinon auraient été perdus.

— Vise un peu le blimp ! s’était écrié Plum en serrant les dents de Ram.

C’était un bel engin, gonflé en plus, avec une passerelle qui prenait toute sa dimension au fur et à mesure qu’on s’en approchait. Les hommes qui en parcouraient la surface allaient vite à cause des fuites de lubrifiant. Ils enfonçaient des burettes rétroactives qui signalaient les trop-pleins en caquetant comme des poules qui viennent de passer la nuit à négocier avec l’amour pour qu’il leur coûte rien ou pas grand-chose. Des gosses glissaient le long des poutres en réclamant du feu pour river les tôles que le vent décollait malgré l’agitation de leurs petits doigts de fées. Le commandant était une gonzesse qui avait l’œil vérificateur des meneurs d’hommes. Elle craquait des allumettes pour maîtriser les fuites et répandait de la mousse à raser sur les pneus. De temps en temps, elle s’immobilisait pour apprécier le malt qui gouttait des bombonnes à oxygène remétallisé pour qu’on se sente chez soi en plein vol.

— Moi, dit Plum, j’ai confiance !

Ram toussa pour éjecter les produits de refroidissement contenus dans les mélanges gazeux réservés aux gonzesses. C’est comme ça qu’j’ai su qu’il était une fille et que Plum, qui n’était rien, était jaloux de cet avantage sur les hommes. Ils s’étaient disputés autour d’un verre de trop qui contenait l’antidote des voyages forcés. Ils venaient pas parce que c’était ce qu’ils voulaient, mais parce que je venais moi aussi. Ils avaient vérifié les sangles et les boucles autoéjectantes. J’étais pas vraiment à l’aise avec le minutage. Une série d’ouvertures devaient se produire indépendamment de ma volonté. Ils avaient testé les possibilités de malheur sans obtenir confirmation de la part du système. J’avais limité les ingestions de substances paralysantes aux contractures secondaires et on était sorti pour rejoindre le tarmac bleu qui finissait dans la nuit entre les feux de position qui bordait le gazon et ses petites fleurs inexplicables autrement que par l’imagination. On avançait et le Zeppelin grossissait, révélant des hommes arcboutés ou tendus, giclant de l’huile et du carburant, tandis que le Daimler commençait à ronfler, laissant échapper des gaz dans le noir de la nuit qui commençait comme un voyage alors qu’on allait inexorablement dans l’autre sens. Y avait pas d’Chinois dans les vols gratuits. Et c’était pas eux qui payaient. De temps en temps, l’hydrogène s’enflammait à l’horizon et tout le monde fermait les yeux des fois que ça d’viendrait sérieux.

— C’est la première fois ? me demanda le type qui me suivait.

— J’ai jamais sauté d’aussi haut.

Ça lui en bouchait un coin. Plum en rajouta :

— Il saute sur Shad City.

— Ben ça zalors !

Et je s’rais l’seul ! Yen aurait pas un pour m’imiter. J’connaîtrais le plaisir d’être seul à baver de plaisir dans la descente finale. John Cicada m’attendrait dans le hall des arrivées, impatient de toucher ma queue en acier hypersensitif pour en commander une imitation dès qu’on se s’rait envoyé en l’air pour vérifier qu’on était pas dans l’illusion. Ça prendrait du temps, mais on suivrait la procédure pied à pied pour pas prendre le risque de tout faire foirer. On était pas pédés, mais c’était comme ça que ça s’passait. Yavait rien à négocier.

— Et ça vous gêne pas de pratiquer la luge avec des skis ? me demanda le type qui me suivait.

J’ai jamais apprécié les sourires dans ces circonstances. Ouais ! Ça m’était déjà arrivé et j’en étais pas fier. Mais au moins, je survivais. Et ça s’rait comme ça chaque fois que j’aurais l’occasion de sauver ma peau et mon intégrité.

— Moi j’trouve que c’est pas cher payé, constata stoïquement Plum.

— Et l’plaisir en prime ! s’exclama Ram qui avait envie de se marrer.

J’avais pas dit qu’on en arriverait là, mais tout l’monde sait que quand ça sort, et même avant, on est plus maître de soi. Faut pas charrier quand même !

— J’ai déjà vu des types s’envoyer en l’air parce qu’ils pouvaient pas faire autrement, dit le type qui voulait pas passer pour un étonné.

— Et alors ? dit Plum.

— Et alors ça gueulait que c’était bon quand même !

On atteignit la passerelle. Le commandant nous attendait, prêt à gicler du môme entre les cuisses si on l’énervait.

— C’est vous l’premier ? me demanda-t-elle.

Elle me toisait comme si j’avais pas qu’ça à mesurer.

— Zavez pas r’vêtu la combinaison antistress, remarqua-t-elle. C’est obligatoire pour les types comme vous !

— C’est quoi des types comme lui ? demanda le type qui me suivait. J’pose la question des fois queue.

— Zavez pas d’questions à poser avant s’savoir pourquoi vous êtes ici, dit le commandant qui plaisanterait une fois qu’on aurait cessé de rigoler.

Elle caressa les têtes velues de Plum et de Ram.

— Vous pouvez emmener vos animaux de compagnie s’ils sont châtrés et vaccinés, dit le second qui arrivait aux seins de son supérieur.

— Zavez l’carnet ? me demanda le commandant.

Je lui tendis le carnet qui s’ouvrait sur une chouette photo où j’pataugeais dans une piscine gonflable en compagnie de Plum et de Ram. Elle apprécia la joie.

— C’est ma maison de campagne dans le fond, précisai-je.

— Elle est chouette vot’maison, dit-elle. Zêtes marié ?

— C’est compliqué… commençais-je.

Elle caressa aussi ma tête velue. Elle avait des doigts fins et longs.

— Vous savez c’qui arrive la plupart du temps aux types qui sautent sur Shad City sans entraînement ?

Elle serra les dents pour imiter l’écrasement que le corps fait subir au corps quand ça se passe mal.

— C’est pas au point, leur truc, continua-t-elle. J’vous souhaite bonne chance.

J’en avais pas, d’la chance ! J’en avais jamais eu !

— Vous en aurez, décida-t-elle. Vous avez tous de la chance si vous vous pissez pas aux culottes. Dressez-moi ça, jeune homme !

Elle actionna le mécanisme de l’érection et attendit.

— J’vois que vous êtes bien entraîné, dit-elle.

Plum faillit dire le contraire, mais Ram lui ferma la bouche avec sa pincette à secret bancaire régulé par les lois sous-jacentes des marchés. J’avais encore des tas d’choses à dire, du genre rapport chair/esprit dans le cadre des fusions involontaires. C’était peut-être un peu tard. Je consentis à me réfugier dans un silence significatif.

— Entre, mon bichon !

On entrait dans la salle à manger. Le repas était servi, fumant sur des tables couvertes de nappes aux couleurs de la Compagnie. Un type s’agita en même temps. Plum me poussa tandis que Ram s’occupait des formalités.

— Si vous vomissez, dit le type en plaçant la chaise sous mes fesses, appuyez sur ce bouton.

Il appuya et la table se renversa pour recevoir mes éventuelles régurgitations.

— C’est pas difficile, vous verrez.

Il était affable, ce type, et prévoyant. Il me montra comment on se servait du verre dans son pays.

— Madame ne vient pas ? demanda-t-il.

— Il a rendez-vous avec un monsieur… dit Plum.

— Alors n’attendons pas Madame.

J’la mettais où, ma queue bandée à mort ? À force d’excitation, j’allais passer pour un goujat ! J’étais pas désespéré si on me parlait d’intimité maintenant que j’étais assis à la meilleure table.

— Soyez-en persuadé, Monsieur.

Il ouvrit un sas assez gros pour contenir mon bras.

— Vous zen aurez pas besoin pour manger, Monsieur.

Je sentis la piqûre à temps pour prendre conscience que le voyage était hypothétique. Mon bras se mit à gonfler comme si on soufflait dedans. Je sentais cette bouche chaude et précise.

— Monsieur n’aura pas honte de se laisser absorber par les à-côtés de l’hallucination, dit le type qui ajustait des coulures franchement dégoûtantes.

Il me réexpliqua le système et le coup du bras pris dans la carlingue. C’était comme ça que ça se passait si on était pas accompagné par la dame assignée par le système des Concubinages Productifs. J’allais être projeté dans le présent alors que mon esprit se croyait en avance sur un passé qui, pendant une seconde infinie, était celui de l’être hypothétique que je remplaçais. Le type s’était installé à ma table, me faisant face pour examiner ma rétine sous l’influence des projecteurs obliques qui me fascinaient déjà. Il avait l’air satisfait et je ne voyais plus que lui. Il devenait étroit comme une porte qui se ferme. Aucune sensation de glissement, je n’étais pas happé non plu, je ne m’enfonçais pas, je demeurais intact autant que cela était possible sans le secours de l’imagination. Bref, ça allait pour moi aussi.

— Ça a le goût de l’écrevisse, me dit-il.

Il me proposait de goûter avec le bout de la langue, des fois qu’je soye allergique à un truc chimique qui sert de liant en période de crise.

— Le nom vous dira rien, Monsieur. Tirez la langue !

Il y déposa une molécule d’hélium pour préparer le terrain de la première sensation contre laquelle j’aurais à lutter.

— Qu’est-ce que vous ressentez, Monsieur ?

Je voyais. J’savais pas trop si c’était comparable à ce que j’savais déjà, mais ça entrait sans lumière et j’appréciais ce qui n’était pas de l’ombre. J’avais peut-être un peu peur. Rien de définitif. Y avait pas d’enfant pour jouer.

— Le type que vous allez rencontrer pour la première fois de votre vie est un original, alors que le type que vous êtes devenu en signant un contrat de travail est un remplaçant reproductible à la demande. Le choc est brutal. On est là pour vous y préparer. John Cicada ne ressentira aucune émotion en votre présence. Il sera incapable de mesurer votre désarroi, voire votre angoisse. IL N’A PAS ÉTÉ PROGRAMMÉ POUR ÇA !

— Maintenant que VOUS SAVEZ, redosez vous-même les conséquences. Vous allez être éjecté dans le Monde Réel, CELUI QUE VOUS NE COMPRENDREZ JAMAIS. Il est absolument nécessaire que votre cerveau enregistre toutes les informations. Sinon, TOUT SERA PERDU AU RÉVEIL !

— Une fois éjecté, vous descendrez selon les lois de la gravité. VOUS N’ÊTES PAS ÉQUIPÉ D’UN PARACHUTE. Le tarmac recevra votre bouillie de viande et d’os si vous tentez de revenir sans passer par la Procédure de Retour Imminent. Comprenez-vous qu’il est important de suivre les traces de votre prédécesseur malchanceux jusqu’au moment où sa trajectoire diffère de la vôtre ?

— J’comprends tout c’que vous me disez, les mecs !

— Préparez-vous à revenir, John, et acceptez nos plus plates excuses.

 

 

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