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 Article publié le 25 septembre 2016.

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In memory of James Marshall Hendrix

 

L’art africain, c’est le témoignage d’une grande culture, et ça, c’est un message que je dis, que je lancerais même aux Africains eux-mêmes, c’est le témoignage qu’il y a, qu’il y a eu une des plus grandes cultures dans le monde. On parle souvent d’objets, de masques, de statues et de fétiches, on oublie les objets de cours. Il y a eu des royaumes depuis le quatorzième, quinzième, seizième siècle, et on ne parle pas des objets de fouille au Nigéria, au Bénin, où on a des objets qui datent de plusieurs milliers d’années, ce qui nous prouve une culture où, quand on était encore nous en Occident peut-être même dans des grottes, il y avait déjà des royaumes en Afrique.

 

Didier Claes, galeriste, in Arte, Le marché des masques africains, septembre 2016

 

*

 

Quand Gégène - que dis-je ? - allez, on recommence.

LORSQUE Gégène s’est mis à l’électrique, ses pieds brûlaient, ils trépignaient d’impatience. Gégène rêvait de brûler les planches. C’était son côté ours qui s’éveillait. Il sortait de sa caverne acoustique, le soleil levant lui en avait mis plein la vue.

Il fallait réagir. S’éclairer à la bougie, ah nom de nom,c’était fini.

Mais pour qui jouer ?

Dans le maquis de ses désirs, il avait rencontré quelques couleuvres. Dans l’herbe, elles laissaient des traces de leur passage. Alentour luisait aussi le givre argenté laissé derrière eux par de gros escargots en vadrouille qui frayaient dans les parages.

Arrivé aux pieds de gigantesques graminées, il s’était figuré avoir atteint le graal des ours. Plus haut, dans la montagne embrumée toute proche, dans les sous-bois qu’il affectionnait, l’ail des ours achevait d’embaumer.

Tout cela, mêlé au vent et aux pluies, faisait un monde odorant qui éveillait ses sens, affûtait ses narines avides. Il en grognait de plaisir.

Dans la grotte obscure, un souvenir flottait dans l’air raréfié privé de torches salutaires. Il entendait les fières paroles. Décidément, oui, il n’était qu’un ours mal léché, à peine distinct d’un primate. Il n’avait pas eu la chance de venir au monde en Afrique.

C’est sa capacité à rapetisser qui l’avait sauvé, lui et ses congénères. Lui et ses frères et sœurs savaient se faire tout petits, rampant dans les hautes herbes à la recherche du monde.

Un jour distinct des autres vit sa parole descendre dans la vallée fertile.

Renvoyées aux calendes grecques, ses velléités de grandeur s’étaient heurtées au mur des mondes rivaux. Nulle indifférence en apparence, bien au contraire une fière affirmation de sa différence au détriment des autres forcément de moindre importance.

Plus de rives, plus de côtes, mais des herses et des pics, des barrières et des frontières partout, jusque dans ses mots les plus simples, truffés qu’ils étaient de réminiscences indigènes indigestes. Démosthène en crachait ses galets, toute éloquence morte. Restaient la grève battue des vents, la mer écumante, et Athènes avalée par Sparte puis Rome. 

Il lui fallait se rendre à l’évidence, le vide avait fait son chemin jusque dans le cœur des hommes et des femmes de son pays.

Mémoire éviscérées.

Honte et remords alentour avaient pris figures, dames blanches et banshees, trolls et kobolds resurgissaient des roches moussues, suintaient de partout dans les paysages exsangues jusqu’au fin fond de la Scandinavie.

Ils n’étaient donc là que pour annoncer leur disparition prochaine dans le lait du futur. Les mamelles pendantes de la bête immonde nourrissaient désormais les lointains agoniques. Les combats avaient verdi les flancs de la bête efflanquée.

En Australie, le retour de boomerang était flagrant. La grande barrière de corail ne suffirait pas à arrêter les intrus. Et ici, dans ses terres, le pays se retournait contre lui-même, en proie au doute, aux tourments du remords, à la mauvaise conscience la plus vive qui fût.

L’issue fatale s’ouvrait. Tous et toutes menaçaient de s’y engouffrer tête baissée. Les corps suivraient. Obèses et gras du bide souffriraient beaucoup. C’était le prix à payer pour perdre du poids, devenir léger comme une plume, avant de s’évanouir dans les airs.

Pris désormais dans le discours retors et haineux des damnés de la mémoire, le ciel souriait aux nouveaux venus des civilisations oubliées, enfouies, méprisés. Il fallait absolument faire civilisation pour faire bonne impression sur le grand échiquier du monde moderne.

L’électricité avait son rôle à jouer dans les grandes cités d’aujourd’hui. Qu’à cela ne tienne, Gégène était équipé.

Endormi qu’il était sous un frêne même pas géant mais toujours verdoyant, il fut en proie au délire le plus sidérant. Les étoiles dansaient dans la nuit noire. De signe dansant en signe exultant, il vit clairement toute l’histoire humaine défiler sous ses yeux.

Lentement mais sûrement, il comprit que tous les hommes couraient après la reconnaissance, et cette course effrénée passait et passerait toujours pas l’affirmation d’une antériorité bienséante.

Il fallait avoir été le premier à avoir inventé la roue et l’écriture, le pastoralisme et l’agriculture. A défaut d’écriture garante d’une mémoire de comptables et de puissants que des poètes bientôt chanteraient, en bons vendus qu’ils étaient, il fallait avoir laissé des traces tangibles, poteries et figurines en terre cuite, objets du quotidien raffinés, ornementés, ouvragés au moins.

Tout se ramenait à la puissance, à l’éclat dans le monde.

En foutre plein la vue. Eclabousser le monde de sang. En faire couler tant et tant avec la ferme intention de prouver au monde entier qu’on était les meilleurs, les plus beaux, les plus inventifs, les plus créatifs, les plus intelligents, et dignes en cela d’imposer le respect à défaut de dominer le monde par trop vaste.

Comme si toute parole venait du sang et y revenait, dans un affreux mélange de foutre et de sang avec le sol pour toute mémoire.

Les nazis l’avaient emporté haut la main.

Leur racisme élaboré en France et en Grande Bretagne croisé avec leur esprit revanchard faisait merveille. Eblouissant spectacle de la force en acte. Mais après la défaite, fini le biologique, place à plus raisonnable, plus retors. Vivent les civilisations antiques qui surpassent en grâce tout ce que Grèce et Rome antique avaient imposé au monde européen devenu dominant !

Ainsi, Gégène comprit que le monde en son entier était devenu une gigantesque couverture que chacun tirait à soi, chaude, bien épaisse, capable de recouvrir tous les crimes, toutes les atrocités sans nom perpétués au nom de la grandeur.

Après le rêve, le frêne haletait, frissonnait d’aise.

Gégène endormi vit la suite comme s’il y était. Son corps démarqué, son corps-monde couvert de frontières-cicatrices inventa la nuit. Et c’est dans la nuit des origines improbables qu’il trouva la force de s’élever au ras du sol, lui, l’ours mal léché.

Exsangue, malade, abîmé mais vivant, il vit son corps prendre formes diverses. Tout naturellement, il prit divers noms au gré de ses métamorphoses incessantes et multiples.

Une hyène pleurait dans la nuit.

La douceur de son chant plaisait jusqu’au frêne vigilant. Tout devenait donc possible. Des mosaïques, des patchworks, des poteries étincelantes apparaissaient aux quatre coins du monde connu. Toutes avaient ce désir d’inconnu rivé au sens qu’elles exhalaient, toutes aimaient le monde en train de se dessiner.

J’aborde aux rives heureuses, murmura Gégène au moment de renaître.

Loin dans la nuit, j’entends une mélopée faite-défaite de tous les chants existants. Une voix entre toutes appelle de ses vœux la venue des dieux.

Tellurique, chtonienne en diable. Féminine entre toutes.

Comme un éclair que précèderait le tonnerre, Thor en venait aux mains avec les nuages. Et Freyja souriait à l’avenir indécidable.

Gégène éructait, sourd aux critiques, concentré comme jamais sur le manche de sa guitare. Un vent de folie douce allait souffler sur le monde.

Du chant accompagné par sa guitare naissait une mélodie sourde que la voix de Gégène découvrait comme sienne avec étonnement.

Le frémissement des cymbales caressait le martèlement des toms. La guitare-orchestre emportait tout sur son passage, et la voix, l’humble voix servante du sens, trouvait là un chemin inouï où cheminer dans le cœur des hommes.

Berkeley n’avait plus qu’à bien se tenir.

Arrivé en gare, le train repartit comme il était venu, inoubliable, et Gégène avec lui, ce maître en métamorphoses.

 

Jean-Michel Guyot

18 septembre 2016

 

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