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Dictionnaire Leray
AURELIA
[E-mail] Article publié le 6 mars 2016. oOo En errant dans le mot et son dédale inapparent j’ai appris que « série » était un mot sans sens. Le mot est si abstrait et ambivalent que littéralement toute réalité est une « série », soit « ensemble de choses qui tiennent ensemble », soit « suite de termes progressant selon une loi commune », soit encore « ensemble de choses analogues » ou bien « suite de choses qui se répètent », « ensemble de choses identiques », ou le simple et efficace « suite, succession ».
Mais le chapelet est bouleversant pour la série car elle lui rappelle ce qu’elle a vécu avec Nerval, notamment dans Aurélia. J’ai déjà évoqué de façon maladroite Aurélia de Nerval... Un livre où le mot « série » apparaît 10 fois, ce qui est beaucoup et ce qui est sensible, d’ailleurs, à la lecture. Ce sont des séries de rêves, d’hallucinations, mais aussi de longues séries d’escaliers (dans un rêve). C’est que le mot « série » est un mot très prisé du style descriptif, puisqu’il est - en soi - un outil de description. Nerval était un réaliste. Cela paraît bizarre à ceux qui ne connaissent que l’aspect fantasque du bonhomme, mais lisez le Voyage en Orient, ou les extraordinaires (vraiment, un de ses plus beaux textes) Nuits d’octobre, vous découvrirez un homme de bon sens, qui aime les gens et leur vie de tous les jours, qui est fasciné par la ville, par l’histoire, par la diversité des cultures... Quand il écrit Aurélia, Nerval est au bord du suicide. « Le rêve est une seconde vie », écrit-il : pour un ultime projet réaliste. D’une réalité éprouvée où est entrée le rêve, d’une réalité qui vire à l’hallucination, d’une réalité enfin où le monde apparent cède le pas à un univers anachronique à la fois délirant et fondé. « Série » est donc un mot de son vocabulaire descriptif, un mot presque « technique ». Mais « série » est aussi le maître-mot de Charles Fourier, l’utopiste, avec qui Nerval entretient une relation compliquée. L’influence de Fourier et de sa cosmogonie ressort nettement dans Aurélia. La fréquence de « série » n’est pas étrangère à cette influence, même si le mot n’’a pas le sens mathématique que lui donne Fourier. Mais la fréquence d’apparition de « série » dans Aurélia a autre chose d’étonnant : elle se concentre sur le début et la fin du texte, qui sont des phases euphoriques. Le mot est souvent relayé par « chaîne » et ces deux termes sont les vecteurs d’une réalité qui progressent, comme dans l’hallucination, par paliers progressifs. Le coeur du récit est dominé par la « seconde » perte d’Aurélia, qui plonge le narrateur (Nerval lui-même, finalement) dans une dépression profonde. C’est là que, parti visiter son oncle, il trouve une boîte, au fond d’un grenier, d’où il tire un grain de chapelet. Ce passage est d’une mélancolie déchirante : il faut croire que des arbres meurent, que le sol s’assèche, que tout flétrit tant est grande la peine du poète à ce moment où le mot « série » n’existe plus. Car le mot disparaît jusqu’au moment où l’auteur aura une révélation sur la structure du monde qui le réjouit tout à fait... il va à l’asile, d’ailleurs, où ses révélations se poursuivent. La chaîne et la série — et les idées fouriéristes sur la structure de l’univers — reviennent en force ! le grain de chapelet, isolé, était une antithèse de la série. Donc le chapelet est organiquement sériel, car Nerval est un des plus probes utilisateurs du mot « série », ce qui lui a valu une mention dans l’excellent dictionnaire du CNRS, le Trésor de la langue française (TLF). Le plus troublant, pourtant, c’est encore cette note laconique – et lacunaire - retrouvée dans les manuscrits d’Aurélia. Une note qui confirme que le mot série est, pour Nerval, le vecteur d’une métaphysique intime.
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