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Sombre comme un ciel d'Irlande - Tana French - La maison des absents
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 Article publié le 6 mars 2016.

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      Brianstown, Irlande, à quarante kilomètres de Dublin. Dans un de ces lotissements ayant poussé comme des champignons avant la crise économique, un drame sanglant s’est déroulé. Le mari et la femme, Patrick et Jenny Spain, ont été poignardés ; leurs deux enfants, Jack, quatre ans et Emma, sept ans, ont été étouffés dans leur sommeil. Seule la femme a survécu et se trouve désormais entre la vie et la mort dans un hôpital de Dublin. C’est sur ce fait divers sanglant que s’ouvre le roman, La maison des absent[1]s, paru en 2012 et couronné par l’Irish Book Award et le Los Angeles Times Book Prize. La romancière, Tana French, de nationalité italo-américaine, est née en 1973 dans le Vermont. C’est en suivant ses parents dans leurs pérégrinations qu’elle découvre l’Irlande et décide d’effectuer ses études au Trinity College de Dublin. Ainsi débute une histoire d’amour qui dure encore aujourd’hui, Tana French vivant depuis 1990 dans la capitale irlandaise où elle s’est mariée et a fondé une famille.

 

     Ce sont parfois les étrangers qui trouvent les mots les plus beaux pour parler d’un pays et, même si elle n’atteint jamais au lyrisme de Sorj Chalandon dépeignant l’Irlande dans Mon traître, on sent vibrer sous la plume de Tana French son amour pour sa patrie de cœur. Avec beaucoup de poésie, elle décrit l’odeur de la mer se mêlant à celle des champs, l’air au goût salin, le gris doux des plages, les roseaux des sables ployés par le vent, les oiseaux éparpillés le long du rivage et la mer qui se soulève, « musculeuse et verte ». Mais Tana French n’est pas seulement un peintre paysagiste de talent. À la manière de Simenon qui a su capter l’âme de la province française des années 1930 à la fin des années 1950, Tana French est parvenue, roman après roman, à saisir non pas l’Irlande éternelle et ses paysages de carte postale, mais ces vibrations perceptibles dans l’atmosphère d’un pays à divers moments de son histoire. Dans La maison des absents, c’est le climat oppressant de la crise des années 2008-2011 qu’elle restitue avec talent.

 

     Emboîtant le pas aux enquêteurs Mike Kennedy et Richie Curran, chargés d’élucider la tragédie de Brianstown, le lecteur découvre une Irlande dans la tourmente. A Brianstown, comme partout dans le pays, les gens ont acheté des maisons plantées au milieu de nulle part, appâtés par la perspective de les revendre plus tard deux fois plus cher pour s’offrir enfin la maison de leur rêve. Mais la crise est arrivée et les inconscients ont été pris au piège. Ils ont perdu leur emploi, se sont retrouvés étranglés par leurs emprunts immobiliers impossibles à rembourser, menacés par les huissiers, la saisie de leurs biens planant comme une épée de Damoclès au-dessus de leur tête.

     La famille Spain, dont la tragédie est le point de départ du roman, illustre cette spirale descendante. Patrick Spain, le père de famille assassiné, a perdu son travail dans la finance. Il est désormais au chômage. La maison, que la famille avait acquise en plein boom économique, vaut aujourd’hui deux fois moins cher qu’à l’achat. Les Spain ont dû vendre leur 4X4, ils achètent maintenant leurs vêtements sur eBay et n’invitent plus personne mais mettent un point d’honneur à avoir un intérieur impeccable, dans un effort désespéré pour ne pas sombrer. Toutefois, Ocean View, le lotissement de leur rêve est devenu un paysage de cauchemar, avec pour bruit de fond le rugissement de la mer qui prend des accents inquiétants lorsque la lumière décline. Des herbes folles ont envahi les pelouses en friche et se fraient un chemin à travers les interstices des trottoirs défoncés. Les maisons, naguère pimpantes, sont aujourd’hui en déshérence, des plantes grimpent à l’assaut des murs. D’autres maisons se dressent, orphelines, inachevées, borgnes et béantes au milieu de pelleteuses à l’arrêt. Des bâches de plastique sont agitées par les bourrasques de vent. Les réverbères sont hors d’usage, les grillages affaissés. Les couples de la petite bourgeoisie qui, comme les Spain, visaient à s’élever dans l’échelle sociale, côtoient le prolétariat, vêtu de sweat-shirts à capuche et de leggings moulants.

    Tana French, la romancière, démontre un talent certain pour brosser avec réalisme des scènes de genre. Elle semble même éprouver un malin plaisir à souligner le grotesque de personnages dignes d’émissions de téléréalité. Sa description des Gogan, les voisins des victimes, fait penser aux photos de Duane Hanson sur les Américains obèses, exhibant avec fierté leur mauvais goût et leur embonpoint dans des accoutrements aux couleurs criardes. Gogan père est au chômage et violent, sa femme est une souillon braillarde et mal embouchée et leur fils Jayden, à la vulgarité atavique, est affalé sur le canapé devant des œufs au ketchup, des jeux vidéo et des feuilletons ineptes. L’auteur aligne à plaisir les notations dévalorisantes : le bébé « couine », le fils « hennit » et son survêtement fait « un bruit de pet sur le faux cuir ». Il y a indéniablement chez Tana French une veine satirique, qui reste toutefois à l’arrière-plan, car priorité est donnée à l’intrigue policière et à l’enquête menée par les inspecteurs Kennedy et Curran.

 

     Ce duo dissemblable, composé d’un vieux briscard, Mike Kennedy, et d’un bleu, Richie Curran, constitue l’un des charmes de l’ouvrage, lequel prend parfois des allures de roman d’apprentissage. Kennedy, quarante-deux ans, est un hâbleur, sûr de lui, tombé en disgrâce après une enquête ratée et heureux qu’une occasion lui soit donnée de se refaire. Sous la carapace apparemment sans faille, on distingue les cicatrices de blessures jalousement dissimulées – suicide de la mère, folie de la sœur –, mais Kennedy n’est pas le genre d’homme qui s’attarde sur ses blessures et s’abîme dans les ruminations. Comme la vie ne lui a pas fait de cadeaux, il estime n’en devoir à personne et n’a aucune indulgence envers les délinquants. Le combat qui l’oppose aux criminels va au-delà de l’affrontement entre policiers et voyous ; il en va de la lutte du bien contre le mal.

     Le personnage de Kennedy revêt également deux fonctions dans le roman. Avec son côté sec et tranchant, il contribue à l’élément comique. L’utilisation du monologue intérieur révèle les commentaires sarcastiques que lui inspirent les témoins, leur mise et leurs déclarations. Alors que, très professionnel, il fait semblant d’être aimable ou de compatir, en son for intérieur, il massacre ses interlocuteurs, toujours trop pathétiques, trop négligés, trop vulgaires ou trop ridicules à ses yeux.

     La deuxième fonction du personnage est de créer un lien entre passé et présent. Kennedy a connu Brianstown à l’époque où Brianstown n’existait pas mais s’appelait Broken Harbour –  titre du roman dans la version originale. A l’époque, la plage de Broken Harbour était presque déserte. Seuls s’y ébattaient les mouettes et les goélands. Nul n’aurait eu l’idée de défigurer ce paysage inviolé en construisant un lotissement à proximité. Kennedy a la nostalgie de l’Irlande qu’il a connue enfant, où l’on allait à la messe et où les enfants étaient respectueux de leurs aînés. L’époque actuelle lui semble devenue sauvage, comme les hommes – et l’Irlande a vendu son âme. Aux traders, aux promoteurs immobiliers et aux banquiers. Peut-être faut-il lire là la nostalgie – ou la vision idéalisée – qu’à Tana French de l’Irlande d’antan.

     Son coéquipier, Richie Curran, forme avec lui un contraste intéressant. Inspecteur stagiaire de trente et un ans, c’est un dégingandé osseux, issu d’un milieu populaire. Plus attachant que Kennedy, il est aussi plus vulnérable car plus sensible. Sa rencontre avec Mike Kennedy vaut au lecteur un règlement de compte final lors duquel s’affrontent non seulement deux hommes, mais aussi deux visions du métier de flic et de ce qu’est le juste châtiment d’un crime. A travers l’inspecteur Richie Curran, Tana French semble vouloir rappeler au lecteur qui l’aurait oublié que l’empathie est mauvaise conseillère et que l’enfer est pavé de bonnes intentions.

     Ce n’est pas l’unique chose qu’apprend le lecteur en assistant à la formation du stagiaire par son supérieur. Kennedy enseigne à Curran toutes ces choses que l’on n’acquiert pas à l’école de police et qui sont le fruit de longues observations, accumulées au cours d’une carrière. On découvre ainsi – n’en déplaise à l’inspecteur Colombo de la série télévisée, avec son imperméable élimé et sa vieille guimbarde – qu’il convient de ne pas arriver sur les lieux d’un crime dans une vieille Toyota déglinguée car c’est insinuer que les victimes ne méritent pas mieux que ce misérable attelage et en voyant un tocard arriver, les coupables se sentiront supérieurs ; il sera d’autant plus difficile de les faire passer aux aveux. Quand toutefois l’on y parvient, il y a ceux qui, ayant capitulé, fondent en larmes, ne cessent de déblatérer ou sont pris de fou rire parce que leur existence vient de basculer et que rien ne sera plus comme avant.

     Les victimes, elles, si l’on en croit le vieux briscard Kennedy, appellent souvent leur mort par leur comportement : « ce qui leur est arrivé, la plupart des victimes l’ont cherché. Je ne parle pas des enfants, mais des adultes. Un trafiquant marron qui essaie de filer de la daube à la place de la dope, une gourde qui s’obstine à vouloir épouser le prince charmant alors qu’il l’a déjà expédiée quatre fois aux urgences, un malade qui poignarde un type parce que son frère a planté son copain qui avait dégommé son cousin… pardonne-moi si ce n’est pas politiquement correct, mais ces imprudents provoquent leur propre mort. »[2]

     Kennedy en sait long également sur la façon dont les gens réagissent lorsqu’on leur annonce que leur famille a été massacrée. Il en a vu hurler à en perdre la voix, cesser de respirer comme si cela pouvait les aider à mourir, griffer le premier venu. Il en a empêché certains de se briser le crâne contre le mur pour anesthésier la douleur. Aujourd’hui, il sait que le grand amour est un grand pourvoyeur de mort et que l’argent est le seul mobile plus fort que l’amour. Le lecteur peut en prendre de la graine.

     La première autopsie à laquelle assiste l’inspecteur Curran dans sa formation est pour le lecteur l’occasion de mesurer ce qui sépare Tana French des Ruth Rendell ou Mary Higgins Clark, ses prédécesseurs illustres dans le domaine des polars écrits par des femmes. Là où lady Rendell et Mary Higgins Clark, au chignon toujours impeccable, ont des pudeurs de dames de la bonne société et passent sous silence les détails que le bon goût recommande de taire, Tana French n’a pas froid aux yeux et n’y va pas avec des pincettes, mais avec un scalpel. Elle décrit une table d’autopsie avec le même sang-froid que le travail d’un boucher et semble même prendre un certain plaisir à faire frissonner le lecteur à travers moult détails répugnants. Tout y est, les bruits et les odeurs. C’est sans doute une question de génération. Ruth Rendell est née en en 1930 et morte en 2015, Mary Higgins Clark a aujourd’hui quatre-vingt-neuf ans. Ce sont des ladies distinguées qui narrent des turpitudes entre un biscuit au gingembre et une tasse de thé. Jamais il ne leur viendrait à l’idée de parler de sanies ou de boyaux. Too disgusting ! Elles sont plus proches, dans l’esprit, d’une Agatha Christie et de son distingué Hercule Poirot. Les romancières actuelles, les Tana French ou Thea Dorn, qui écrivent des polars sont, elles, contemporaines de séries télévisées dans lesquelles le médecin légiste règne en maître. Pour ne pas être en reste, dans leurs romans aussi, comme sur l’écran, on dissèque, on triture et on fouaille les entrailles sans craindre d’incommoder le lecteur par les mauvaises odeurs. Toutefois, quelle que soit la génération à laquelle elles appartiennent, toutes ces romancières ont en commun une même vision sombre, désespérée et désespérante de l’humanité. Cette vision, ailleurs souvent implicite, uniquement déductible des abominations décrites, s’exprime explicitement chez Tana French à travers ces propos de l’inspecteur Kennnedy à l’intention de son subordonné : « la nature, c’est le meurtre. Tu ne l’as pas remarqué ? Les gens s’étripent, se violent, s’entre-tuent comme les bêtes. La voilà, la nature. La nature, c’est le diable que je combats, petit. Elle est mon pire ennemi »[3]. Homo homini lupus. Certes, dans sa Comédie des Ânes, vers 195 avant Jésus-Christ, Plaute, déjà, l’avait dit, mais il est parfois bon de rappeler les évidences. Cela maintient en état d’alerte l’esprit si prompt à s’assoupir.

 

     On pourrait croire à la lecture de ce qui précède que plus rien ne peut surprendre l’inspecteur Kennedy, pourtant, la scène de crime qu’il découvre à Brianstown, chez les Spain, dans une maison digne d’un magazine de décoration sur papier glacé, ne laisse pas de l’intriguer. Qu’est-ce donc que ce pavillon dont les murs intérieurs sont truffés de trous grossiers ? Pourquoi tout cet équipement de surveillance composé d’écoute-bébés et de caméras alors que les enfants ne sont plus en bas âge ? À quoi peut bien servir cet énorme piège placé dans le grenier ? Et à qui peuvent bien appartenir les jumelles et le duvet trouvés dans la maison située en face de celle des Spain ? Que le lecteur se rassure, nous ne dévoilerons rien ! Disons seulement que l’auteur parvient à créer dans ce roman une atmosphère oppressante qui vous prend à la gorge. On flirte tantôt avec Kafka, tantôt avec la littérature d’épouvante et la clé de l’énigme ravira les psychanalystes. Tana French livre là un roman policier original car le mobile n’a rien d’habituel. On est loin  des stéréotypes que sont la cupidité, le mari encombrant ou la femme jalouse. L’intrigue est ici beaucoup plus subtile. Les tréfonds du psychisme étant un labyrinthe infini, Tana French conduit avec jubilation le lecteur à travers ce dédale obscur. Et pour le lecteur, c’est un plaisir que de la suivre.



[1] Tana French, Broken Harbour, 2012, traduit en français par François Thibaux sous le titre La maison des absents, Paris, Calmann-Lévy, 2013.

[2] P. 40

[3] P. 435.

 

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