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Un vieil homme attaché à la quille d'un navire en perdition - Paul Morand et son Journal inutile
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 Article publié le 29 novembre 2015.

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Il est de bon ton de détester Paul Morand. Dans certains milieux, c’est même un exercice obligé. On n’y prononce son nom qu’en se pinçant le nez car on considère que le personnage sent par trop le soufre et le moisi[1]. Curieusement, ce n’est pas toujours à gauche que l’on a le plus de préventions à son encontre. A la sortie de son roman Immortel, enfin, consacré aux efforts déployés par Morand pour entrer à l’Académie française, Pauline Dreyfus put constater que la presse de droite, « comme si elle traînait toujours le complexe de Vichy »[2], éprouvait une gêne à la seule mention du nom de l’écrivain.

     Morand est pour certains, aujourd’hui encore, un infréquentable. Il faut dire que le personnage a de quoi déplaire si l’on en juge par certaines pages de son Journal inutile[3],  rédigé de 1968 à 1976, durant les dernières années de sa vie. A l’inverse d’un Jouhandeau qui, après-guerre, a présenté ses excuses pour s’être égaré dans un pamphlet antisémite intitulé Le péril juif, Morand ne perd jamais de sa superbe. Il garde le port altier, s’estimant manifestement au-dessus de ses juges. Tout juste concède-t-il entre 1939 et 1944, dans un doux euphémisme, des « erreurs de navigation »[4]. Mais ce n’est pas l’expression d’un remords, plutôt le regret d’avoir misé sur le mauvais cheval, de n’avoir pas compris que le vent tournerait. Pour le reste, Morand a bonne conscience. Les exécutions expéditives perpétrées par les Résistants à la Libération lui semblent contrebalancer les exactions des collabos. Sans rougir, Morand se remémore un jour de 1943 où il trinquait à Paris avec le directeur de l’Institut allemand à la victoire de l’Allemagne, persuadé que l’Allemagne était le meilleur rempart contre les Bolchéviques. Accordons toutefois à Morand l’absence totale de germanophilie et de glorification de l’hitlérisme. Morand a davantage aimé Laval et Pétain qu’Hitler.

     Son côté Don Juan qui crache sur les femmes après en avoir bien profité, son obsession des juifs et des homosexuels ne suscitent pas non plus la sympathie, mais le plus agaçant, ce sont peut-être certains réflexes de nanti. Il a conscience que le luxe qu’il aime tant repose sur une injustice sociale monstrueuse – « les belles choses étaient faites avec la faim et la sueur des pauvres »[5] –  mais il s’en accommode.  Il est certes beaucoup plus affable envers les domestiques que son épouse, Hélène, qui se comporte avec eux « de Turc à Maure », mais il ne doute pas qu’il existe des âmes bien nées méritant d’être servies. Il comprend la rancœur  des classes défavorisées mais n’entend pas se passer de domestiques. La révolution est priée d’attendre la fin du banquet.

     Morand se plaint que les Français soient toujours en congé ou en grève. Cela le dérange dans ses voyages. L’oisiveté prétendue des autres le dérange, pourtant, lorsqu’il était plus jeune, il ne pensait « qu’à s’acheter des voitures avec les chèques de Grasset au lieu de travailler, de peiner, de se concentrer »[6]. Sa conception est manifestement celle d’un Romain de l’Antiquité. Aux esclaves le travail, aux patriciens l’oisiveté ! La démocratisation des voyages qui mélange les classes sociales horripile fort logiquement Morand. Elle l’oblige à côtoyer le vulgum pecus. Cela lui donne de l’urticaire. Il a la nostalgie du temps où « l’évasion était le fait de rares esthètes »[7]. Pour ne pas avoir mauvaise conscience face aux pauvres, Morand se forge des certitudes confortables et lénifiantes, se persuadant ainsi que « les voluptueux vieillissent mal, et meurent de même »[8] tandis que « les pauvres vieillissent mal et meurent bien »[9]. Ainsi, tout va pour le mieux dans le meilleur des mondes…

     Il serait dommage de s’arrêter à ces quelques sujets d’agacement et de refermer le Journal en ne voyant dans son auteur qu’un « vieux con réactionnaire attaché à la quille d’un navire en perdition », tel qu’il se définit lui-même dans un moment d’auto-dévalorisation. Ce Journal est un précieux document humain. C’est l’œuvre d’un homme né en 1888 qui, arrivé au crépuscule de sa vie, médite sur ce qu’il a vécu, le siècle qu’il a traversé et le temps qu’il lui reste. Paul Morand, qui a longtemps été un mondain, se retire et se prend à préférer l’introspection au bavardage. Il semble vouloir aller désormais à l’essentiel, du superflu faire table rase. Il songe à se défaire de ses livres, de ses maisons. Celui qui rentrait jadis de voyage, les valises chargées d’objets d’art, sait bien que, dans les épreuves qui l’attendent, les objets ne lui seront d’aucun secours. Il est entré dans cette phase de dépouillement où le vieillard renoue avec la nudité du nouveau-né. Comme la vieille dame indigne de Bertolt Brecht (Die unwürdige Greisin, 1939), il se moque du qu’en dira-t-on et n’a plus honte de rien. Les choses et les êtres ont perdu leur masque. Le langage est désormais un langage de vérité. On sent le goût de la sincérité absolue qui n’est peut-être possible que face à soi-même.

 

     C’est en premier lieu dans la peinture de la vieillesse que se manifeste ce parti pris de sincérité. Pour Morand, comme pour Chateaubriand, la vieillesse est bel et bien un naufrage. Et même si Morand avait à l’esprit la France en se décrivant comme un vieux réactionnaire attaché à la quille d’un navire en perdition, la formule vaut aisément pour son corps qui s’abîme, ce corps qui se flétrit et s’enfonce dans les sables mouvants. Mais Morand, en grand bourgeois distingué, demeure digne sur le pont tandis que le bateau coule. Des soupirs lui échappent parfois – « vieillir, quelle punition ! [10]» – mais le plus souvent, c’est le stoïque qui parle. Il ne s’émeut pas facilement, ni de son taux d’urée, ni de ses trous de mémoire. Il a perdu deux centimètres et une pointure, souffre de rhumatismes mais s’efforce de porter beau. Celui qui a été un cavalier émérite ne se lamente pas de ne plus pouvoir monter à cheval. Un brin de tristesse, mais pas de longs sanglots. L’écrivain, natif des Poissons, semble épouser le rythme de la vie, s’adaptant au flux et reflux de l’existence, acceptant qu’après avoir été haute la marée soit désormais basse. Cela ne l’empêche pas de prendre des mesures pour ralentir le déclin. Il devient spartiate, dîne d’une pomme et d’un œuf et s’astreint à des exercices physiques quotidiens. C’est d’ailleurs au cours d’un exercice de culture physique à l’Automobile Club que, le 22 juillet 1976, Paul Morand est pris d’un malaise qui lui sera fatal.

     Le stoïcisme ne quitte pas non plus l’écrivain face au déclin physique et psychique d’Hélène, son épouse, de neuf ans son aînée. Il la voit s’enfoncer dans le brouillard, chuter, insulter les infirmières dans sa paranoïa sénile mais en prend note avec équanimité. Ce sont les choses de la vie, les calamités inéluctables. Celui qui a copieusement trompé sa femme ne l’abandonne pas dans son naufrage. Sacrifiant son sommeil, il passe sa nuit auprès d’elle pour l’empêcher de tomber en se levant. La mort d’Hélène aura toutefois raison de la sagesse de Morand, laissant l’écrivain dans l’état d’hébétude d’un orphelin éploré.

     Si Paul Morand ne succombe pas aux lamentations coutumières des vieillards qui aimeraient revenir en arrière pour emprunter d’autres chemins, c’est que l’écrivain a le sentiment, rare parmi les hommes, d’avoir eu la vie qu’il désirait. Il a « bu la vie comme on boit au goulot »[11]. Il ne regrette rien. Pas même d’être allé à Vichy. Tout juste de s’y être ennuyé. A l’inverse de beaucoup d’écrivains, il n’a pas rêvé sa vie ; il l’a vécue. Curieusement, l’approche de la mort ne suscite pas chez Paul Morand de questionnement métaphysique. Les références à Dieu sont rares, au Christ plus encore. L’écrivain est à ranger parmi les déistes. A l’en croire, le Christ n’est, comme Bouddha et Mahomet, que l’un des intercesseurs de Dieu. Toutefois, dans l’âme, Morand est plus proche des fastes du catholicisme que d’un dépouillement protestant qu’il juge hostile à l’art.

     Il faut bien l’admettre, sur la vieillesse, ses jugements parfois varient. Il affirme tantôt que la vie n’a plus de sel, tantôt qu’elle n’est jamais aussi appétissante que lorsqu’on sait que l’on goûte un plaisir pour la dernière fois. Le regard qu’il porte sur sa vie depuis ses soixante-quinze ans semble  toutefois apaisé : « renonciation, paix intérieure, remise en valeur de l’amitié, charité etc. »[12]. Il accepte jusqu’à la douleur, qui lui avait été épargnée jusque-là et qui « vous nettoie l’âme »[13]. Pourtant, ce serait faire fausse route que d’ouvrir le Journal inutile en y croyant trouver quelque éloge de la vieillesse. Pour Morand, c’est une erreur de la nature que de vivre encore lorsque le corps ne suit plus.

 

     Malgré son grand âge et son ancrage dans la grande-bourgeoisie, Morand étonne souvent par une certaine ouverture d’esprit, proche de l’anticonformisme. Avec la jeunesse, il partage l’ivresse de la vitesse et sur l’autoroute ne dédaigne pas des pointes à 150 km/h. Il adore prendre l’avion car « c’est le dernier refuge du bien élevé, de la gentillesse et de l’obligeance. Et tout y est jeune »[14].

     Contre toute attente, il comprend parfaitement l’aspiration des soixante-huitards à jouir de la vie sans entraves. Il envie leur liberté. Bénis soient-ils de pouvoir aller tête nue, les cheveux au vent, songe l’homme qui, toute sa vie, dut porter un chapeau pour sacrifier aux codes de l’élégance. Ses jugements sur la liberté des mœurs varient toutefois. Il salue la fin du tabou entourant la sexualité, qui est aussi la fin d’une hypocrisie certaine. Il n’a pas les fausses pudeurs du bourgeois et ne rechigne pas à dire « ma queue » ou « baiser une femme ». Toutefois, Morand a la nostalgie des femmes qui disaient non d’un baissement de paupières, de la pudeur, des non-dits éloquents. Il méprise l’étalage des sentiments, la facilité qui dévalue et ces mouvements de libération qui démonétisent la liberté. Il a le regret du fruit défendu dont la convoitise suscitait des sentiments moins plats et estime que la vie a perdu en ressorts dramatiques. Certains travers de la jeunesse le rebutent également, ainsi la vulgarité langagière et l’abandon des formes chez des jeunes gens pour qui « être poli, c’est faire la putain »[15]. Mais il n’est jamais très sévère. Il n’oublie pas qu’il fut, lui aussi, un sale gosse qui avait fait relier Les Fleurs du Mal en livre de messe pour tromper sa mère.

     Même s’il exècre les syndicats qui, dans les années 1970, paralysent régulièrement la France, l’Italie et la Grande-Bretagne, Morand reconnaît que les conquêtes sociales qui permettent, par exemple, à un invalide de toucher une pension sont « une des beautés morales d’un monde atroce »[16], qu’elles soient – et là, certains vont s’étrangler ! – dues aux socialistes… ou aux fascistes.

     Inversement, le diariste n’est pas toujours tendre avec les gens du monde, « restés comme au Grand Siècle : des courtisans »[17] – et son ami Jean d’Ormesson semble ne pas échapper à ce reproche. Les mémoires de Marguerite Yourcenar évoquent à Morand  l’atmosphère irrespirable de la noblesse belge. Il devine derrière les manières policées, les assauts d’amabilités et les ronds de jambe tantôt la vacuité, tantôt le fiel péniblement contenu. Il sait que, peut-être davantage encore que l’homme du peuple, l’homme du monde est un loup pour ses congénères. Son regard sur le « grand monde » est donc tout sauf admiratif, mais sa fréquentation de ce milieu vaut parfois au lecteur des anecdotes drolatiques, ainsi l’histoire de cette vieille comtesse qui mettait de l’eau bénite dans sa Panhard Levassor.  On lui reproche de ne peindre que des bourgeois ? A cela, il rétorque qu’en France, tout le monde est bourgeois dans l’âme. Les gens du peuple méprisent ceux qui sont plus bas qu’eux – les immigrés – et n’aspirent qu’à entrer dans l’administration et faire fortune. Morand, comme beaucoup d’écrivains que leur intelligence rend cruellement lucides, a, lui, un sentiment de non-appartenance sociale. Il se sent aussi éloigné d’un paysan et d’un ouvrier que d’un PDG ou d’un duc. C’est aussi pour cela qu’il préfère l’étiquette de vieux con réactionnaire, attaché à la quille d’un navire en perdition.

 

     Ce navire en perdition, c’est la France dont Morand perçoit déjà le déclin alors que les Trente Glorieuses ne sont pas encore terminées lorsqu’il entame son Journal. En 1973, il note que la France ne travaille guère, multiplie les dévaluations, les jours fériés et les jours de grève. Il anticipe le Ministère du temps libre et les trente-cinq heures. Morand se gausse de cette France qui, bien qu’elle n’en ait plus les moyens, continue à se dresser fièrement sur ses ergots et à pousser son cocorico depuis un tas de fumier. Elle continue de croire qu’elle est encore une grande nation et s’imagine être de quelque poids face à l’URSS et à l’Amérique. À cette France oublieuse de sa médiocrité, Morand – qui ne manque pas une occasion de rabaisser la Résistance – rappelle qu’elle ne s’est pas libérée toute seule et que, sans intervention étrangère, elle serait restée occupée.

     Un des premiers, l’écrivain a vu que la France n’avait plus que des rêves de grandeur sans fondement. Il démasque les ministres qui, à force d’euphémismes et de circonlocutions fumeuses, s’attachent à dissimuler au peuple l’étendue des dégâts. Morand est outré par tant de lâcheté. On peut, certes, voir dans ce « déclinisme » un travers réactionnaire. Malheureusement, les faits ont donné raison à l’écrivain, et malgré les slogans ronflants des campagnes électorales qui se sont succédé depuis sa mort, le cheval couché ne s’est jamais relevé. Tout est allé de mal en pis. Lucide, l’écrivain l’est encore quant à la renaissance du phénix allemand. Il a compris avant d’autres – et cela se confirme aujourd’hui – que l’Allemagne avait gagné la guerre. Les Grecs savent aujourd’hui de quoi parlait Morand lorsqu’il note en 1973 : « la banque fédérale allemande a le franc et le dollar à sa merci »[18]. 

     Il arrive pourtant parfois que sa lucidité soit prise en défaut. L’angoisse archaïque du bourgeois devant le bolchevik avec le couteau entre les dents est plus forte que la raison quand il écrit en 1974, année où Giscard et Mitterrand s’affrontent : « Voter pour Mitterrand, c’est voter pour les communistes, c'est-à-dire la balle dans la nuque ou le camp de concentration. S’abstenir. »[19]. On croirait entendre Marie-France Garaud dépeignant l’Armée rouge prête à se déverser sur les Champs-Elysées. Morand perd également tout sens des réalités dans cette note de février 1976 : « la course au pouvoir du PS et du PC en France recouvre, en réalité, un nouveau national-socialisme, quarante ans après Hitler »[20]. Et Morand se trompe encore lorsqu’il enterre prématurément la Grande-Bretagne et prophétise la fin imminente du capitalisme. N’est pas devin qui veut.

 

     Le côté volontiers iconoclaste de Morand s’exprime avec jubilation lorsqu’il est question des femmes, des juifs et des homosexuels.  A l’en croire, l’écrivain a été toute sa vie victime des assauts d’une gent féminine nymphomane. Sans qu’elles soient nécessairement scientifiquement fondées, ses réflexions sur désir masculin et féminin interpellent :

 

Le besoin sexuel, comme il se manifeste chez beaucoup de femmes, déborde sur beaucoup d’autres besoins, est bien plus violent que chez l’homme. Chacun sait qu’un homme (guerre, prison) seul, ou avec d’autres hommes, n’est généralement pas très excité ou, s’il persiste dans la chasteté, se calme à merveille. Une femme, c’est le contraire. J’ai vu des femmes devenir folles sans hommes. J’en ai vu se masturber à 50 ans trois fois par jour. Et des vieilles ne se calmer jamais, alors que beaucoup d’hommes s’en vont très placidement à ce retour d’âge.[21]

 

     Ce jugement témoigne de la propension qu’a Morand à tirer de ses fréquentations ou de ses expériences des généralisations abusives. Il n’a manifestement jamais entendu parler de la frigidité, qui toucherait dix-pour-cent de la population féminine, ni des bordels militaires de campagne (BMC) qui, à travers le monde, permettent à des millions de militaires d’assouvir leurs pulsions sexuelles. En 2003, le bordel pour militaires français à Djibouti fonctionnait encore ! Il préfère croire que les hommes ont de l’empire sur eux-mêmes et que les femmes sont des obsédées sexuelles. Il a donc pour ces dernières autant de respect que l’on peut en avoir pour des dépravées, c’est-à-dire aucun – ce qui ne le retient pas de les satisfaire. Morand est un homme qui a beaucoup désiré les femmes mais les a rarement aimées. L’amour lui a toujours semblé ridicule, une perte de contrôle pathétique. Rien ne lui est plus insupportable que cette loque humaine que l’on nomme une femme amoureuse. Le désir, lui, l’a tenu jusqu’à 84 ans. Ensuite, la crainte de se claquer une artériole dans le feu de l’action lui a imposé une chasteté qui ne semble pas lui peser.

     Au fond, Morand est un misogyne. Selon lui, la femme est par nature possessive et casse-pieds. Il aimerait qu’elle se contente d’être belle et se taise au lieu d’être « un délice pendant la nuit, une catastrophe le jour »[22]. Sitôt que les femmes ouvrent la bouche, les calamités commencent. Elles se montrent « vaniteuses, impérieuses, avares, possédantes, bavardes, indiscrètes. Elles ne sont supportées que parce que les hommes sont lâches, lâches parce que fatigués d’avoir à les nourrir le jour et baiser la nuit »[23]. Seule Hélène, son épouse, trône sur un piédestal. Princesse grecque d’origine roumaine, elle a épousé Morand en 1927. Ils ont vécu 59 ans ensemble, jusqu’au décès d’Hélène en 1975. Celle qui fut d’abord l’amante est devenue rapidement la confidente, la femme idéale pour un Don Juan, celle qui attend et pardonne, sœur et mère à la fois. Elle a laissé l’écrivain aller et venir à sa guise, a écouté le récit de ses plaisirs, l’a consolé. Pas une seule fois, Morand ne l’égratigne en mille-cinq-cents pages. Ce n’est toutefois pas Hélène qui risque de le faire changer d’avis sur les femmes, elle qui voit dans le sexe féminin un répugnant trou gluant et qui prête invariablement à ses congénères les desseins les plus inavouables. Morand poursuit donc allègrement ses généralisations, souvent indignes d’un homme de son intelligence, ainsi lorsqu’il affirme que l’inceste serait presque toujours dénoncé par les mères, jalouses, tandis que les jeunes filles, au fond, ne s’en plaindraient pas. On songe à Renaud Camus écrivant dans ses Notes achriennes qu’il n’est pas déplaisant pour un adolescent d’être masturbé par un vieux monsieur. Et pourtant, ni Morand ni Camus ne prêchent pour leur paroisse, mais dans les deux cas, on reste sans voix.

     Le portrait que Morand dresse des « pédés », des « pédérastes » et des « invertis » n’est guère plus flatteur. Ce n’est pas de la haine car la haine, cela vous déforme le visage, cela vous rend hideux et Morand tient trop à ses traits harmonieux. Du reste, s’il était authentiquement homophobe, il ne recevrait pas de sodomites à sa table. Or Morand invite Jean-Louis Bory ou le jeune François-Marie Banier, il fut très proche de Proust, a fréquenté Montherlant et côtoie encore Julien Green et Marcel Jouhandeau. En vertu de ces fréquentations, il se sent autorisé à pontifier sur « l’esprit pédéraste », qu’il dit connaître par cœur. A l’en croire, les « invertis » sont des obsédés sexuels, d’éternels rôdeurs toujours en maraude, des chasseurs constamment à l’affût de chair fraîche. Les hormones perpétuellement en ébullition brouillent leur jugement et ils s’empressent de prêter du génie au premier bellâtre qui passe. N’étant pas très éloignés de la femme, ils en ont les travers : médisance, malveillance et jalousie. Il y a chez Morand de quoi faire bondir toutes les ligues de lutte contre l’homophobie. Mais est-ce à dire que l’écrivain a tort ? Il y a souvent autant de mauvaise foi chez les contempteurs que chez les ardents défenseurs. Certes, on objectera que le Journal de Julien Green est d’une remarquable discrétion quant à la vie sexuelle de son auteur, mais à côté de cela, chez d’autres, combien d’énumérations d’aventures sans lendemain, de coïts sous une porte cochère ou dans des jardins enténébrés ? La correspondance Montherlant-Peyrefitte des années de guerre est-elle autre chose que l’échange épistolaire de deux infatigables chasseurs de garçons ? Et Tricks de Renaud Camus n’est-il pas un feu d’artifice de coïts ininterrompus ? Il faudrait citer encore Guillaume Dustan et tous ceux qui ont donné raison à Morand, après sa mort, à travers une littérature homosexuelle dans laquelle le foutre jaillit à flot continu. Bien sûr, les ligues de lutte contre l’homophobie vont encore s’étrangler en lisant que les homosexuels cherchent l’ivresse dans le danger, frissonnent voluptueusement à l’idée de « courtiser un assassin possible »[24]. Il suffit pourtant d’interroger la brigade criminelle. Recevoir chez soi en pleine nuit un inconnu dragué sur un site de rencontres et dont on ne sait rien, n’est-ce pas jouir du danger ? Et plus tragiquement, n’y a-t-il pas aussi un désespoir homosexuel, fait de solitude et de rencontres sans lendemain, qui appelle inconsciemment le malheur comme une délivrance et fait rêver d’une apothéose mortelle, d’une jouissance mortifère ? N’est-ce pas ce qui a secrètement poussé Pasolini à suivre un ragazzo sur la plage d’Ostie et ce qui conduit le héros du roman de Josef Winkler, Le Serf, à rêver d’être trucidé par un jeune prostitué maghrébin, la nuit, dans un jardin public ?

     Il faut pourtant se garder des généralisations dangereuses, ce que Morand ne fait pas lorsqu’il écrit : « pour les pédés comme pour les Juifs, quand on en connaît un, on les connaît tous »[25]. L’écrivain oublie – et ce reproche vaut peut-être aussi pour nous dans ce qui précède – qu’il parle de l’homosexualité à un moment précis de l’histoire de l’humanité. Là où il croit livrer à la manière de La Bruyère un caractère intemporel, il dépeint en fait un homme de son siècle – voire même de la première partie de son siècle. Il croit éternel son portrait de l’homosexuel écartelé entre le bénitier et les pissotières. La race en est pourtant presque éteinte aujourd’hui. Mais avouons qu’avec son monstrueux aplomb et ses jugements péremptoires, Morand ne manque pas de comique, ainsi lorsqu’il écrit au risque d’écorcher quelques épidermes sensibles : « les pédérastes passifs ont plus que les autres le goût de la crapule, des sidis, des nègres. Quand ceux-ci leur passent la vérole, par derrière, nos efféminés ne s’en aperçoivent pas, ou trop tard, quand les derniers accidents se manifestent »[26].

     Avec le même aplomb, Morand se fait fort de faire partager généreusement au lecteur sa connaissance intime « du » juif. De la fréquentation de Maurice de Rothschild, au tournant du XXe siècle, il conclut que les juifs sont avares et lubriques car Maurice de Rothschild mégotait chez les antiquaires, importait frauduleusement des œuvres d’art et craignait d’avoir attrapé la vérole au sortir de chaque nuit de débauche. Pourtant, à y regarder de plus près, Morand colporte surtout les obsessions de la vieille droite française. Il faut dire qu’il est né à l’époque du journal La Libre Parole (1892-1924), dans lequel Edouard Drumont, également auteur de La France juive (1886), distille sa haine du cosmopolitisme israélite,  il a vu le jour en ces temps où c’est l’Europe entière qui cultive l’antisémitisme. Ce qui est plus étonnant, c’est que Paul Morand, adulte et même très âgé, soit resté prisonnier des préjugés et stéréotypes de son enfance. Comme si la raison était démunie devant des haines archaïques, comme si l’antisémitisme avait ce pouvoir de mettre en veilleuse tout sens critique et d’obscurcir les esprits ordinairement éclairés. A 85 ans passés, Morand reste persuadé que les juifs ont provoqué la Seconde Guerre mondiale pour pouvoir fonder l’Etat d’Israël et complotent désormais dans les média qu’ils contrôlent pour entretenir le souvenir de l’Allemagne nazie et empêcher toute réconciliation franco-allemande.

     Comme beaucoup d’antisémites, Paul Morand tient à préciser qu’il n’a rien contre les juifs… pour ajouter aussitôt que, malgré tout, les pères de la bombe atomique appartenaient tous au  peuple élu. Il n’a certes pas l’obsession généalogique d’un Roger Peyrefitte qui, dans Les Juifs (1965), traque dans chaque famille illustre l’ancêtre sémitique comme un ver dans le fruit, mais il a parfaitement en mémoire qui « en est » – comme on dit des homosexuels – et qui n’en est pas. Quand Montaigne rapporte les paroles d’Indiens amenés en France, lesquels s’étonnent que les pauvres ne massacrent pas les riches, Morand reconnaît là « le vieux sang juif et communiste de Montaigne »[27].

     Morand n’a toutefois pas la haine assassine, le goût ordurier, l’antisémitisme convulsif et la bave au coin des lèvres de Céline. Il a fréquenté et admire Proust, a voté à l’Académie française en faveur de candidats juifs – Lévi-Strauss, Raymond Aron – mais c’est plus fort que lui, comme un gamin à qui l’on interdit de dire des gros mots, il ne peut s’empêcher d’être politiquement incorrect et de lancer du poil à gratter.

     Outre les femmes, les homosexuels et les juifs, ce sont parfois les Arabes et leurs amis qui font les frais de la causticité de Morand. Il se demande ainsi comment untel – apparemment Montherlant – « a pu concilier son goût des Romains et son amour des ratons »[28]. Ailleurs, les victimes de son mordant sont ses pairs, écrivains et académiciens. A la manière de Roger Peyrefitte dans L’illustre écrivain (1982), Morand dépeint les coteries et animosités dans un univers de fins lettrés que l’on pourrait croire au-dessus des bassesses humaines. « Les surréalistes détestaient Cocteau, Claudel et Régnier vomissaient Gide, Giraudoux n’aimait pas St-John-Perse, et Jouhandeau, Mauriac »[29], en quelques phrases, Morand mentionne quelques unes des haines littéraires parisiennes que le profane ne soupçonnerait pas. Le portrait de l’Académie n’est guère plus flatteur. Avant les élections, d’aucuns trouvent que le quota tacite de juifs est atteint. Les écrivains de gauche refusent leur voix aux écrivains de droite. La mesquinerie se porte bien sous l’habit vert.

 

     Ses talents d’observation, Morand les applique parfois à l’espèce humaine dans son ensemble. Il se transforme alors en La Rochefoucauld : « On hait certaines gens, parce qu’on hait certains mots qu’on a dits devant eux, qu’ils ont sans doute oubliés, mais dont on se souvient, avec honte »[30]. Comme les moralistes, il a le goût des maximes spirituelles qui font mouche et claquent comme un coup de fouet : « La difficulté, c’est d’entrer dans le corps d’une femme sans entrer dans sa vie »[31].  Le romantisme, qui enflamme l’imagination des poètes et midinettes, est l’une de ses cibles de prédilection : « La passion romantique, c’est le chemin le plus rapide pour qui court à sa perte. L’amour, c’est une course de fond »[32], ou encore, « Le fameux bonheur d’être d’eux a fait plus d’infortunes que le malheur d’être seul »[33]. Parfois, l’amertume est telle que l’on se croirait dans le voisinage d’un Cioran : « L’Amour ? Quelques cris de volupté et un long concert de reproches »[34]. A ce goût de la phrase percutante et joliment tournée s’ajoutent, ailleurs, des fulgurances poétiques, comme ce « tranchant du quartier de lune ébréché par les nuages »[35], qui rappellent que Morand ne fut pas seulement l’auteur de romans et nouvelles mais aussi un poète, à qui l’on doit des recueils tels que Lampes à Arc, publié en 1920, ou Feuilles de Températures, sorti la même année.

     Malgré d’indéniables qualités littéraires, Paul Morand semble accorder peu de prix à son Journal. Le titre dépréciatif de Journal inutile ne paraît pas dû à une posture artificielle d’humilité. Au fil des pages, l’écrivain souligne le dilettantisme de son entreprise. Il juge le Journal « pas pensé, jamais écrit, pas soigné du tout, rédigé à la diable en pensant à autre chose »[36], s’estime bien incapable de rivaliser avec « le lissé, la taille, la perfection, le réfléchi, de la moindre phrase de Gide »[37]. Malgré son grand âge, il ne songe pas une seconde à faire de cette œuvre ultime un testament spirituel. Il laisse aux administrateurs de sa succession le soin d’apprécier l’opportunité de sa publication et leur demande, quoi qu’il en soit d’attendre jusqu’à l’an 2000. Morand n’est même pas affligé à l’idée que ces derniers puissent choisir de garder le Journal sous le boisseau. Il va jusqu’à écrire : « S’il venait à être égaré ou perdu, j’en serais enchanté »[38].  Il n’en fut rien et c’est une chance car le Journal n’a d’inutile que le nom. Au contraire, Morand fait œuvre utile en livrant, à son insu, au lecteur un art de vivre, lequel consiste à privilégier une certaine mollesse, une certaine nonchalance, jusque dans ses antipathies, et à fuir  haine incendiaire et passions ravageuses car la fureur comme les emballements sont mauvais pour le cœur. A 88 ans, Morand avait gardé un cœur de jeune homme.

 



[1] Allusion au livre de François Dufay, « Le soufre et le moisi – La droite littéraire après 1945 », Tempus Perrin, 2010. A noter que dans cet ouvrage, F. Dufay n’accable pas Morand.

[2] Grégoire Leménager, « Le retour des collabos ? », Lenouvelobs.com, 28 mai 2012.

[3] Paul Morand, Journal inutile, tome 1, 1968-1972, tome 2, 1973-1976,  Paris, Gallimard, 2001. Toutes les notes qui suivent renvoient au tome 2.

[4] T. 2, p. 559.

[5] P. 359.

[6] P. 54.

[7] P. 59.

[8] P. 136

[9] Ibid.

[10] P. 28.

[11] P. 291.

[12] P. 206

[13] P. 523.

[14] P. 13.

[15] P. 347.

[16] P. 194.

[17] P. 196.

[18] P. 33.

[19] P. 223.

[20] P. 741.

[21] P. 755.

[22] P. 67.

[23] Ibid.

[24] P. 524.

[25] P. 237.

[26] P. 206-207.

[27] P. 131.

[28] P. 25.

[29] P. 57.

[30] P. 239.

[31] P. 20.

[32] P. 233.

[33] P. 302.

[34] P. 204

[35] P. 127.

[36] P. 87.

[37] Note du 23 août 1972.

[38] P. 87.

 

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