Et voilà. Je crains que la répétition - saturation ? - de certaines séquences narratives dont le coeur ou la texture déploie la mutation du personnage central, c’est-à-dire celle du narrateur, n’ait achevé le processus de transformation, de métamorphose, de transmutation.
Vais-je parvenir à en parler ? A l’évoquer clairement ? De manière efficiente ?
Je ne suis plus que de la matière cognitive.
C’est à travers ma peau, à travers mes tissus et leurs diverses fonctions respectives, c’est à travers ma tête - à travers moi, donc - que le souffle du monde, que l’énergie de l’univers se propage, circule, que le pouls de la matière vibre. J’en conserve une partie, sûrement, que je transforme et qui prend, déjà, la forme de la narration.
Mais cette narration, au moment où elle devra aller plus avant, sera-t-elle à la hauteur de la tâche ?
Ce sont les adjectifs baroques, classiques, modernes, qui apparaissent maintenant, suggérant une direction, du moins une impression, C’est également le mot métallique qui s’impose, précédant sûrement l’identité ou le style de l’écriture, oui, c’est cela, une écriture métallique, une écriture lisse comme du métal, une écriture liquide ou dite liquide, aussi fine et étincelante qu’une lame de rasoir.
Brillante, scintillante ... tranchante.
Tandis que j’ai mentionné un certain nombre d’éléments, de données, je n’ai pas parlé du cadre, de ce grand escalier en pierre blanche au milieu duquel je suis assis, non plus que le nombre important de marches, que la voie qui s’étend juste en bas, une voie ou chaussée qui mène à une architecture urbaine d’allure classique.
Non, je n’ai pas encore parlé de ces façades neuves de couleur claire, - jaune ? blanc ? - , de ces façades récemment, fraîchement bâties et dont les ouvertures n’ont pas été terminées, autant de trous ou plutôt de
rectangles à travers lesquels il est possible de voir les autres côtés, alors que je suis désormais en marche, à travers lesquels il est possible, également, d’observer la présence de jeunes gens bondissants, de jeunes gens rigoureusement entraînés au jeu avec la matière, de jeunes gens qui effectuent un certain nombre de sauts et de mouvements, s’appuyant sur l’immobilité de la pierre et des angles, de jeunes gens à la fois souples, habiles, athlétiques - presque élastiques - , dont les seuls bruits proviennent de la course de leurs pieds, du contact de la semelle avec le sol, de celui des mains avec le ciment, puis à nouveau celui du sol où leur corps décide une halte provisoire. C’est un exercice auquel ils s’adonnent, c’est aussi, sans doute, une reconnaissance du cadre urbain fait de multiples - innombrables ? - anfractuosités, dont les différentes hauteurs, qui deviendront tôt ou tard des étages, sont synonyme de paliers, d’élévations.
Je n’ai pas non plus précisé mon allure ou mes apparats, je veux parler de cette combinaison ou tenue hybride, faite de matériaux si multiples qu’ils sont impossibles à véritablement distinguer, les mots revêtement ou armure étant trop imprécis, des mots dont le plus humble des devoirs est sans doute de céder la place à un autre mot, un mot peut-être nouveau, à un néologisme. Quant à ce qui émerge de mon apparence naturelle - les mains, le cou, le visage - , je n’en ai pas non plus parlé, je n’ai pas encore souligné l’abondante pilosité de ma barbe - une barbe taillée au millimètre - je n’ai pas non plus évoqué la très relative épaisseur de mes cheveux, des cheveux en apparent désordre. Concernant mon regard, ce n’est théoriquement pas à moi de le considérer ou jauger, même si, objectivement, j’ai une idée assez nette de sa texture.
Le soleil écrase son flux de lumière le long des façades et de la voie,
le soleil irradie l’espace de sa douce chaleur et de son jaune écru. Et derrière moi - alors que je continue d’avancer tranquillement, placidement - c’est comme si le passé s’était dissous, un passé décomposé, donc, un passé désormais informe, sous la forme d’un flux cognitif impossible à nommer, impossible à qualifier, un passé inutile, d’ailleurs à considérer, y compris sous l’angle de la narration. Néanmoins, ce sont des uniformes et leurs fonctions inhérentes qui s’impriment, de manière fugitive, des rôles qui se succèdent les uns aux autres, et avec eux des temps circonscrits, des temps relativement précis au cours desquels des intentions, des projets se sont développés, avant de s’évanouir, de retourner à ce qui est de l’ordre du néant. C’est à se demander, ainsi, si tout a vraiment, a réellement existé, d’ailleurs. Pas de passé, semble-t-il, derrière ou sur ses larges épaules en mouvement, des épaules comme en titane.
Levant légèrement la tête en direction du sixième ou septième étage, j’aperçois l’un des jeunes gens de tout à l’heure en train de virevolter autour d’une fixation rectiligne incrustée dans la pierre et au bout de laquelle pourrait flotter un étendard, avant de regrouper sa masse musculaire et disparaître sur le toit, probablement sur ses pieds, sans faire le moindre bruit. C’est bien au-delà de la simple acrobatie et ses saillies, c’est-à-dire les prouesses, qu’il faut regarder l’évolution de ses jeunes gens dans l’espace, dans ces façades désertes et neuves dont l’architecture montre une continuité entre l’ouverture et la fermeture, la béance et l’hermétisme, l’appel d’air et l’obstacle, l’horizontalité et la verticalité, la largeur et la profondeur, l’ombre et la lumière etc ... , c’est dans un corps à corps avec la matière. Les muscles, les mouvements sont statiques ou en action face à la matière inerte sur laquelle ils s’appuient, sur laquelle ils dessinent des courbes, des impacts, des
rebondissements.
Les uniformes ont toutes disparu, disais-je tout à l’heure, tout en avançant toujours droit devant, ayant dépassé, maintenant, les façades ou édifices évoqués précédemment, pour me retrouver dans une nouvelle aire, une nouvelle superficie, elle aussi chargée de matière dure, plus basse cette fois-ci, une matière vaguement habitable, et en même temps, inhabitée.
Les yeux de l’Urbs sont là, devant moi, une cité en construction ou reconstruction. C’est de la matière physique, oui, de la matière naturelle qui est en train de prendre forme, sous l’impulsion d’intentions humaines caractérisées par l’ordre, la dynamique, le mouvement, une matière polymorphe qui s’ajoute à celle, déjà existante, déjà là, du cadre naturel, c’est-à-dire de l’espace. Et ma haute stature est faite, elle aussi, de matières naturelles, faite de fibres de différentes espèces, autant de parties qui constituent un tout, un tout en mouvement, tout le temps, un métabolisme recouvert d’une matière composite qui dépasse toute intention narrative, toute dénomination, donc, qu’il s’agisse du mot combinaison, du mot revêtement, du mot enveloppe. Peut-être qu’un mot nouveau, qu’un néologisme pourrait, à la limite, à l’extrême limite, s’en rapprocher. Tout n’est que matière en moi, donc, matière interne en interconnexion, au flux constant, relié à l’extérieur ou plutôt à ce qui recouvre, à ces différentes peaux entrecroisées, à la fois souples et tendues, des peaux qui habillent un squelette aux différentes entités, des entités toutes interdépendantes. La matière externe, dehors, bouge, et la mienne, aussi, et la mienne, également, Et entre les deux, c’est une autre matière qui s’arroge l’espace, je veux parier des sens ou de la sensorialité dont les émanations, dont le flux se manifestent, par intermittence, une sensorialité toujours en éveil. Le flux oculaire, la
réception auditive, la conformité olfactive, sont tout le temps, sont constamment sollicités, tandis que les autres sont quasiment au repos, l’intérieur de ma bouche étant constamment irrigué, le contact entre le derme de ma main et l’air produisant un flux quasiment imperceptible. Ce n’est pas d’un pas martial que j’avance, ce n’est pas d’un pas de métronome, c’est d’un pas tranquille, c’est d’un pas mesuré, c’est d’un pas rythmé, attentif à la texture du sol, attentif à l’évolution du décor, attentif aux jeux de lumière et à leurs différentes projections.
Cette matière neuve, disais-je tout à l’heure, elle se transforme, elle s’étend, et c’est exactement ce que fait, dans un mouvement simultané, la matière cognitive.
C’est bien un empire qui est en moi - ou derrière moi ? - une zone spatio-temporelle chargée, une zone qui ne cesse d’absorber des éléments nouveaux et d’augmenter, ainsi, sa propre masse. Volume, densité, liquéfaction, dissolution ... les données, les éléments s’agrègent, se complètent, se confrontent, se dépassent ... pour former toujours une nouvelle matière, une matière qui semble éternelle. L’empire est là, donc, dans son immensité ou sa statique, dans l’état actuel de son élaboration, dans ses contours qui semblent infinis, du moins étendus, oui, très étendus. Et devant, c’est toujours l’Urbs, et devant, la matière spatio-temporelle connaît un nouveau développement, une nouvelle poussée, en quelque sorte, et je suis loin, maintenant, en théorie, de ces façades précédemment soulignées, de cette architecture initiale, comme si je progressais, comme si je m’enfonçais dans la matière elle-même ...
Et c’est donc l’empire, avec ses constructions propres, ses formes propres, c’est l’empire qui se suffit à lui-même, qui est là, tout simplement, et qui se mêle inextricablement aux changements, aux
mutations en cours de la matrice, de tout ce qu’il y a, ici, maintenant.
Et le laboratoire, lui aussi, est derrière moi, oui, je peux dire que je l’ai quitté, que je me suis éloigné de cette entité fortement subjective, elle aussi, d’une entité dont les différents espaces et outils sont épars et prêts à l’emploi, prêts à oeuvrer, où chaque superficie est traversée par ma présence - et en ce moment par mon absence - , un laboratoire ou interface entre moi et le monde, un laboratoire qu’il m’est impossible, je crois, de préciser davantage, tant son unité et son évidence sont compactes, palpables, tant son rôle est primordial, crucial, tant son lien avec le moindre de mes gestes, mouvements, pensées, est resserré.
Maintenant, j’ai l’impression que l’Urbs - ce nom ancien qui évoque ce qui est de l’ordre de l’urbain - s’est comme évanoui, maintenant je ressens la présence multipolaire de toutes les matières mentionnées jusqu’ici, et je continue d’avancer dans un espace de plus en plus informe, vague, de plus en plus incertain, ma haute et large stature étant elle-même traversée par un puissant flottement. Et là, c’est une nouvelle matière qui apparaît, que je vois - quel autre terme employer ? - une matière d’une texture tout à fait différente.
Cette matière, je l’ai déjà connu ou vécu, et je la vivrais sûrement encore. Elle contient en son sein des réponses et des interrogations, elle contient aussi des noms propres.
" Comment ne pas se lasser de la victoire ? V comme victoire, v comme chevron, v comme toison, donc, comme le triangle de Brescia … » .
Brescia ...
Elle est belle, oui, si belle ... Elle est belle comme une ville nouvelle, comme une idéologie nouvelle. Une grande silhouette, un visage, des lauriers tressés, un regard droit ... et le flux de cette matière neuve, ou
plutôt une matière qui m’a déjà traversé. Des radiations transpercent alors l’espace de la narration, l’espace entier à l’intérieur duquel, d’ordinaire, les éléments sont aisés à distinguer, aisés à déterminer, comme ce que j’ai fait jusqu’ici, en somme. La manifestation matérielle de ce qui est profondément immatériel se fait de plus en plus forte, compacte, et mes yeux se ferment, automatiquement, et ma stature se fige, face à l’irruption de ce flux nouveau qui traverse ma tête, mes pores, qui traverse mes souvenirs, ma mémoire, ma capacité de spéculation ... qui me traverse.
II n’y a sans doute plus le cadre initial, alors que le silence et le souffle de l’air sont toujours présents, il n’y a sans doute plus rien de ce qui a été décrit par la narration. Et ce flux soudain, cette irruption vitale s’est elle aussi évanouie, elle a quitté mon corps, ma tête, elle a quitté, aussi, la narration.
J’ouvre à nouveau les yeux, dans cet espace nu où continue de souffler une légère brise, à nouveau seul. Et dans cette sorte de nouvel espace-temps, je prononce à voix haute le prénom féminin qui m’est venu à l’esprit il y a quelques instants, dans une diction calme, nette :
" Brescia ? ... " .