Peu et rarement
je mange bien peu
j’écris rarement
mais tout le monde
m’invite à table et demande mes ouvrages
je ne refuse personne
et je vide assiette après assiette
je remplis page après page
et quand je finis
j’essuie mes paumes l’une contre l’autre
je me lève
et je m’en vais
j’écris rarement
je mange bien peu
mais tous se souviennent de moi
quand ils cuisinent ou quand ils ne trouvent pas leurs paroles
dans un livre de cuisine il est écrit :
confiture aux griottes - se prépare comme celle aux cerises
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Nos faits
à Christian Haller
si tous nos faits
étaient d’ombre
un noir terrible envahirait la terre
et on marcherait en chancelant
pareil aux réverbères
aucun enfant ne regarderait par la fenêtre
histoire de voir s’il fait beau jouer au dehors
ou non
mais il étincelerait des allumettes sans arrêt
si nos faits
étaient lumineux
on passerait tout le temps les yeux fermés
et on ne les apercevrait jamais
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Hôtes pour les amis
les amis qui sont morts
sont enterrés dans les tombes des autres
ils ont été soit trop jeunes
pour penser à cela aussi
soit tellement pauvres
tellement
pauvres
je me promène dans la ville
dans une main j’ai des fleurs
et les amis que je croise
me sourient ou me clignent de l’oeil d’une manière complice
on sait bien
je marche dans les rues ayant la cadence avec laquelle
j’ai conduit mes amis vers les tombeaux des autres
je marche
et je me dessine dans la tête
les allées des cimetières avec des hôtes accueillants
sans que je puisse marquer au moins un endroit
avec une petite croix
je marche
et je promène les fleurs pour les morts
d’une main à l’autre
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à Serban Foarta
je ne me tiens
ni au moins à un brin de racine
si je prenais maintenant l’avion
soit je volerais continuellement
soit je m’ écroulerais après quelques minutes
les Tziganes hongrois chantent dans une langue
comprise que par mes glandes larmoyantes
mais elles ne m’appartiennent plus
en vain leur dis-je entre les dents de ne se donner pas en spectacle
en vain les appuie-je avec les creux de mes paumes
elles font chorus aux chansons tziganes
soulèvent mes mains à l’air
et me tournent
me tournent
me tournent
me tournent
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Le voyage
si je parcourais sans arrêt
les 800 kilomètres étendus entre nous
comme une file de vieillards allongés par la faim
j’arriverais dans douze heures
marche étendue
sans grêle et sans barrages de police
sans pannes, radars et éboulements de terrain
je mangerais quelques sandwiches
je boirais de temps en temps de l’eau de la bouteille de deux litres
et une bouchée de café de la bouteille plus petite
j’essuierais mon visage avec la serviette jaune
reçue à une noce
je me connais bien
j’accélèrerais avec acharnement
afin que de gagner de secondes à chaque kilomètre
car dans un pays tel le nôtre
cette distance est celle de l’équateur
C’est bien qu’ils aient commencé à couper des arbres
à l’orée des chaussées
- trop de voitures - les harmonicas susurent
à l’oreille des morts
allongés à l’ombre des mûriers
à gauche le désert
à droite le désert
derrière - la fenêtre sale que je n’essuierai guère
pour que je ne regarde pas en arrière
je conduirais la nuit
et j’entrerais en compétition avec le soleil
lequel d’entre nous arrivera le premier
à Deva Sibiu Brasov ou Sfântu Gheorghe ?
ses rayons entreront les premières
parmi les persiennes de sa chambre à coucher
ou ma phase longue
qui porte à des centaines mètres ?
combien de signes vont me paraître à l’orée de mon chemin
combien d’animaux couperont ma voie
combien de lumières s’éteindront dans mes yeux
pareilles aux cigarettes dans les soucoupes
je me prendrai du bout des doigts une veine
et je tirerai sans cesse
après douze heures
la ligne rouge de 800 kilomètres
qui jaillira de moi
s’affaissera épuisée au bord du lit
où tu dors
Interprète : Alina STRUGARIU