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La Loire
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 Article publié le 12 mai 2010.

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Des années plus tôt, la bande son pour l’approche d’un tel moment aurait occasionnée les pires tergiversations. Le dilemme entre une cassette de Patti Smith et une autre de Neil Young aurait été aggravé par la présence d’un carton plein d’autres merveilles posé à la place du mort. La possibilité que la dimension symbolique consistant à choisir l’ultime écoute ait pu aller jusqu’à compromettre ses projets de suicide eut été non négligeable.

Le jour commençait à peine à se lever. Ses phares éblouirent deux lapins qui s’immobilisèrent brièvement avant de cavaler dans un champ de maïs. Ne pas avoir enclenché une cassette dans l’autoradio n’était pas seulement un signe de vieillissement mais la preuve que sa quête d’émotions s’était dissoute dans trop d’années inutiles. Il reconnut très bien le chemin pour accéder à la partie du fleuve où il était venu de nombreuses fois pour pêcher. Sa seule inquiétude tournait autour d’un fait  : il n’était pas venu ici depuis bientôt deux ans, et là où il avait toujours béni l’absence de présence humaine pouvait désormais séjourner des riverains.

La Loire, rare fleuve libre, pas encore asservi, brisé par un barrage qui aurait régulé son flux pour l’énergie nécessaire aux micro-ondes, à éclairer des villes insomniaques et tristes. Ce merveilleux spectacle atteignait néanmoins les limites de son inattention au monde. Souvent il avait formulé le pouvoir d’accalmie de la musique du fleuve, tellement chargée de vie, mais inefficace, ce jour à laver ses pensées obsessionnelles tourbillonnantes. Ne voyant ni le vol de canards au loin, n’observant pas le saut hors de l’eau d’un gardon poursuivi. Assis là, le regard vide, hors de la vie, et à la fois déterminé.

Une petite exaltation naissait néanmoins de l’absence de doute quant à l’acte si longtemps retardé qu’il allait mettre à exécution. Restait l’aspect pratique de son suicide. Si chaque sursitaire possédait chez lui un revolver chargé, bon nombre vivrait beaucoup mieux avec sous la main cette possibilité, tandis que d’autres attesteraient de la crédibilité de leur désespoir.

Les gens qui pensent à la nécessité d’une raison pour justifier un suicide se trompent. Les sursitaires, ceux qui ne supportent le monde que dans la perspective d’y mettre fin à tout moment, ceux-là ne se posent jamais la question d’un pourquoi quand un homme dans leur entourage ou dans l’entrefilet d’un quotidien rend son ticket. Entendu que pour la publicité de la plus infime chronique, il faut tué sa femme ou ses gosses auparavant, sinon  : rien, pas une ligne.

Le lieu restait conforme à son souvenir, mis à part des aménagements humains, une trentaine de mètres plus haut. Malgré cela, le site conservait son sublime et son intimité. Aucune délimitation ni grillage n’avait été installé entre le long jardin et l’accès à la berge. Curieux d’évaluer cette proximité nouvelle, il grimpa quelques mètres dans cette direction pour y découvrir un jardin désert mais bien entretenu. La dernière fois qu’il avait traversé ce qui n’était alors qu’un radieux no man’s land, une pancarte «  à vendre  » décorait la maison à rénover. Il s’était dit que quitte à devoir s’installer un jour à l’extérieur d’une ville, une maison au bord du fleuve semblait l’idéal, inondation mise à part. Rien dans le décor ne laissait supposer la présence d’enfants dans la maison. Peut-être était-il déjà tombé dans le fleuve ou bien n’était-il pas encore né et n’y tomberait donc que plus tard. S’il s’était installé ici, la proximité de ce potentiel incident aurait été un argument supplémentaire auprès des femmes pour refuser d’avoir des enfants. Non, aucune femme n’aurait jamais ouvert les volets devant le jardin en fantasmant d’y voir un jour courir ses marmots. Il n’aurait jamais eu sur son compte les dix pour cent d’apport nécessaires pour obtenir le prêt.

À l’aide de son couteau suisse, il rompit la cordelette attachée entre deux poteaux. Ce larcin, cet acte d’incivilité, de dégradation, de petite délinquance déclencha chez lui un mélange de culpabilité et de paranoïa. Il détestait se conduire ainsi, mais plus encore d’être autant affecté par si peu de chose. Il explora les alentours en quête d’une pierre, d’un objet à élire comme dernier compagnon. Un parpaing bienveillant fût retenu. Ébréché en deux endroits, il permettait aisément d’y glisser la courte corde à linge dérobée et de la fixer à sa cheville.

Sa connaissance du lieu était précise, car l’été il s’y était baigné souvent. Le fond était sablonneux sur deux à trois mètres. Au-delà, il y aurait la brutale dénivellation salvatrice.

Le désespéré semblait peu soucieux des interprétations probables que pourrait donner un psychanalyste ayant écho de son acte. Ce médecin de l’âme humaine ayant matière à théoriser une corrélation significative entre le parpaing utilisé et la profession de maçon du père du noyé. Tandis qu’un autre thaumaturge urbain lui ferait remarquer la trop évidente portée symbolique d’ordre maternelle de la corde à linge pour un enfant ayant été élevé par une mère au foyer en milieu rural. Interviendrait alors un spécialiste lacanien qui surenchérirait les précédentes théories par la suivante  : dans PARPAING, il y a PAPA et RING. Tout le monde comprendrait l’appel à combattre le père autour des CORDES, combat jusqu’à la mort de ce dernier enroulé dans un LINGE. Complexe œdipien non résolu  : un classique d’une banalité affligeante. Ses confrères impressionnés tout d’abord par cette performance lacanienne émettraient des doutes sur la pertinence de cette démonstration. En effet le parpaing tout comme la corde se trouvaient là par hasard. Mais il n’y a pas de hasard chez Lacan, aussi devraient-ils approuver la brillante analyse.

Autrefois, il aurait pu interrompre ses projets pour les seuls facteurs référentiels symboliques d’un choix plutôt qu’un autre pour un acte réfléchi dont désormais seule comptait la finalité.

Il avança, le lest lové contre son ventre, saisi par le froid et la peur de vaciller prématurément pour basculer dans un mètre de flotte. Le courant exerçait de fortes pressions, tout soulèvement de pieds ou la moindre avancée se devait d’être évaluée, calculée pour conserver l’équilibre.

À un tâtonnement supplémentaire en direction de l’autre rive d’être happé par le fond, surgit chez lui l’ennemie terrible  : l’inclinaison à vivre. Elle débarquait toujours au moment les plus judicieux comme un deal avec la souffrance. Il avait déjà longuement regardé cette éventualité, il avait tout envisagé. Ne pas se faire prendre, une fois encore, dans ce filet-là.

Il approchait une intensité de l’instant, celle que l’on croit reconnaître dans des moments où l’on atteint la certitude d’être au bon endroit au bon moment parce que naît une cohésion entre le trouble intérieur, notre histoire et l’émotion procurée par l’environnement, l’événement auquel on assiste. Dans un registre différent, il avait vécu quelque chose de similaire dans des salles de concert, plus rarement en surprenant dans la vie des touches de tendresses parfaites, dans des instants de pure sauvagerie sexuelle, aussi.

Désormais hors de danger, délié d’un coup de lame de l’inutile parpaing, un cri de terreur s’échappa de lui, bientôt étouffé par des spasmes et des sanglots. Trempé, glacé, rejoindre le bord, misérable, l’avait épuisé et l’impuissance gagna tout son être. Ses cris déchirants attirèrent l’attention des habitants de la maison. Aucun d’eux n’osa s’approcher mais l’ayant observé qui déambulait comme un fou, ils appelèrent les pompiers.

Au moment où ces derniers arrivèrent, il avait retrouvé sa sérénité. La crise était passée, toutes ses facultés retrouvées. Il en avait joui à gros bouillons, désormais calme et tranquille comme après un joyeux coït. Échapper à une nouvelle hospitalisation constitua pour lui une gigantesque victoire.

 

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