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Retour à Reims de Didier Eribon
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 Article publié le 12 mai 2010.

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Le décès de son père est pour Didier Eribon l’occasion de retourner à Reims, sa ville natale, et de se confronter à son milieu d’origine. Né dans une famille ouvrière de quatre garçons, qu’il n’a plus revue depuis trente ans, ce retour au bercail se double aussi, inévitablement, d’un retour sur soi.

Intellectuel rompu à la pensée de Sartre, Beauvoir, Foucault, Bourdieu…, nourri des fulgurances littéraires de Genet et de James Baldwin, Eribon retrace dans Retour à Reims son itinéraire, du petit Didier de l’enfance rémoise jusqu’à Eribon, l’homme mûr ayant écrit et coordonné moult livres, et enseigné à l’Université de Berkeley en Californie, la même où se distingua durant des années son « maître-à-penser » Foucault, dont il publia en 1989 une biographie fort remarquée.

Mais Retour à Reims constitue davantage qu’une autobiographie au sens habituel du terme. C’est plus précisément un récit autobiographique construit délibérément à travers une grille de lecture prenant appui sur la sociologie et la théorie critique. En d’autres termes, Eribon narre son propre parcours en même temps qu’il le situe et l’éclaire dans le paysage social plus général. La finalité du livre est donc double. Eribon n’appelle point à la rescousse la psychologie, trop réductrice à son avis, et encore moins ce qu’il nomme le psychanalysme. Faisant fi des ressorts psychologiques, il invoque avant toute chose les déterminismes sociaux. Ne gît-il pas dans une telle démarche un certain danger à tomber dans un déterminisme mécaniste où, tel le foie qui sécrète la bile, telle cause produit invariablement tel effet ? Si parfois Eribon échappe de justesse à un tel écueil, il ne tombe pas –en général– dans ce travers. Selon ses propres dires, la phrase de Sartre dans son livre Saint Genet comédien et martyr, « L’important n’est pas ce qu’on fait de nous, mais ce que ce nous faisons nous-même de ce qu’on a fait de nous », constitua fort tôt le principe directeur de son existence, « le principe d’une ascèse, d’un travail de soi sur soi ». L’homme Eribon qui se profile à travers les pages de ce livre, lequel relève autant de la confession que de l’introspection, est donc bel et bien un individu soucieux de devenir libre à partir de ce qui le détermine, un homme non figé dans un déterminisme rigide et sclérosant, mais sujet de son histoire.

Ce qui fait la spécificité de Retour à Reims par rapport à ses livres antérieurs, dont bon nombre abordent la question de ce qu’il appelle le « verdict sexuel », c’est le primat accordé au « verdict social », même si évidemment les deux s’articulent et se recoupent. Eribon fait entre autres référence à l’écrivain états-unien James Baldwin, dont l’oeuvre entremêle avec force lucidité et cohésion les questions de classe, de nationalité, de race et de sexualité1.

Eribon nous livre bien des détails, parfois anecdotiques, mais jamais insignifiants, sur ses études au lycée de garçons essentiellement fréquenté par les rejetons de la bourgeoisie locale, son militantisme trotskyste, son terne, voire soporifique, professeur de philosophie en classe de terminale, les excursions dominicales en famille, parfois jusqu’en Belgique, les lieux de drague à Reims, etc. On apprend qu’à quinze ou seize printemps, ses goûts musicaux le portaient surtout vers les Stones, Donovan, Ferré, Barbara, Joan Baez…, et Françoise Hardy dont la chanson Tous les garçons et les filles lui semblait avoir été écrite pour évoquer la solitude des jeunes gays. Sans doute ne croyait-il pas si bien dire. Dans son livre Le désespoir des singes (Robert Laffont, 2008 ; rééditon Livre de Poche), Françoise subodore que plus de 90% des garçons possédant toute sa discographie, sont gays. Comme quoi les achriens ont toujours été capables, bien avant 1968 ou Stonewall, et même à l’échelle de la culture dite populaire, de se forger des repères identificatoires et, selon l’expression de certains sociologues, de se « bricoler » une identité puisant tous azimuts. Ce choix identitaire peut varier du registre le plus simple au plus sophistiqué, du plus immédiat au plus élaboré, du plus ludique au plus sérieux, sans forcément s’exclure les uns les autres. Après tout, l’écoute de Françoise Hardy est loin d’être incompatible avec la lecture de Proust et Foucault, et vice-versa. 

Parlant de culture, cette fois au sens de capital culturel transmis par l’École au sens large, Eribon considère que « l’adhésion à cette culture permet souvent à un jeune gay, notamment s’il est issu des classes populaires, de donner un appui et un sens à sa différence… de se bâtir un monde et un ethos  autre que celui de son milieu d’origine ». Cette remarque est tout à fait pertinente. En même temps, cela n’implique point ipso facto que se résolve ou se cicatrise facilement le hiatus entre l’identité d’origine et la nouvelle identité souvent acquise au prix d’un véritable parcours du combattant, une œuvre de longue haleine et en perpétuel procès. Et c’est bien la question lancinante qui hante tout l’ouvrage d’Eribon. À côté du verdict purement social, s’originant dans une matrice économique de classe, il y a aussi le verdict familial qui ne lui est pas forcément congruent. Si les rapports du jeune –et moins jeune– Didier avaient été meilleurs avec son père, plus sereins avec sa famille en général, la « cicatrisation » sociale aurait assurément été plus aisée à se mettre en place, et ce même en dépit de sa gaytitude. Après tout, d’un pur point de vue de classe et d’origine sociale, il y a en France des milliers de jeunes gens issus des classes populaires, qui « réussissent » –certes plus difficilement qu’il y a quelques lustres– une ascension sociale, parfois même assez poussée. Malgré le fossé socio-économique, ainsi que culturel par inférence, qui s’installe entre eux et leur famille, cela ne les coupe pas pour autant radicalement et définitivement de celle-ci et de leurs racines2, même si par ailleurs ils sont le seul membre de la famille à s’être ainsi « distingués » pour utiliser un terme cher à Bourdieu. Citant ce dernier, Eribon fait remarquer à juste titre que dans les schèmes culturels qu’aborde son livre La distinction, le fameux sociologue ne mentionne jamais cet usage spécifiquement gay de la culture. Non-prise en compte de paramètres nouveaux dans le champ sociologique ? Hétérocentrisme de Bourdieu ? Le résultat est le même, de toute façon.

Comme le laisse entendre Eribon, un hétéro, en tant que porteur d’une sexualité majoritaire et dominante, se pose rarement de question sur celle-ci. Les codes liés à sa sexualité et constitutifs de celle-ci lui sont donnés d’avance. Il n’a pas à les re-situer, ni à les ré-évaluer… à moins d’avoir fait sien l’adage de Rimbaud selon lequel « l’amour est à réinventer ». En revanche, pour un sociologue qui n’a de cesse de parler de re-production du système, des structures sociales et des schémas de pensée, il y a là comme une faille, un manquement, d’autant plus que la pensée issue de 1968 avait depuis longtemps abordé en long et en large les questions de sexualité et les topiques y afférents. Quid de Schérer, Guérin, Hocquenghem, Foucault, Deleuze et Guattari, Wittig, des écrits du FHAR, voire des textes théoriques de Tony Duvert ? Quid des investigations des sociologues allemands Dannecker et Reiche qui, en 1974, dans Der gewöhnliche Homosexuelle (éd. Fischer, Francfort/Main) avaient montré certaines spécifités dans l’itinéraire professionnel des hommes gays ? Quid de la revue Autrement qui, dans un numéro des années 1980 consacré aux Pères et fils, en était arrivée à des conclusions similaires en France ? Bourdieu n’abordera la question de l’homosexualité et de ses enjeux sociaux que très tardivement et succintement dans une annexe à son texte La domination masculine (Le Seuil, 1998) annexe écrite dans un style fort amphigourique et quelque peu gêné aux entournures. Même le magazine gay Têtu se montra peu impressionné par cet écrit distillant l’impression de prendre un train en marche.

Dans la troisième partie de son ouvrage, Eribon nous livre, toujours à partir de son expérience propre, des réflexions fort intéressantes sur la gauche et la déliquescence de celle-ci. Élevé dans une famille ouvrière acquise, comme tant d’autres à l’époque, aux idées du Parti Communiste, qu’elle nommait tout simplement Le Parti, le jeune Didier ne rejoindra pas pour autant ses rangs, et se tourna vers le militantisme trotskyste. Les mots les plus durs, Eribon les réserve aux dérives de moult soixante-huitards : « Quand on voit ce que sont devenus ceux qui prônaient la guerre civile et se grisaient de la mythologie de l’insurrection prolétarienne ! Ils sont toujours aussi sûrs d’eux-mêmes, et aussi véhéments, mais, à quelques rares exceptions près, c’est aujourd’hui pour dénoncer la moindre velléité de protestation venue des milieux populaires ». On ne peut s’empêcher de songer à l’inénarrable Cohn-Bendit, si bouffi d’auto-satisfaction qu’il en perd le sens du ridicule. Durant une émission télévisée en 2009, il ne put s’empêcher, dans un hurlement hystérique qui semble être son mode d’expression naturel, de clamer à la ronde : « Mai 68, c’est moi ! » Le même ex-Dany-le-Rouge préconisait aussi, en décembre dernier, suite à la votation suisse sur l’arrêt de construction de nouveaux minarets, de faire revoter ce peuple ignare et borné que seraient les Helvètes. Et de se livrer aux injures les plus basses contre ces Suisses coupables, en bloc, d’avoir collaboré avec les nazis. Dany le donneur de leçons patenté ignore sans doute que la Suisse aussi bien romande qu’alémanique avait donné refuge à bien des artistes et intellectuels de l’aire germanique sous la botte nazie. Même avant 1933, le cabaret munichois Die Pfeffermühle (Le moulin à poivre), dirigé par Klaus Mann et sa sœur Erika, avait pu poursuivre ses activités à Zurich. D’autre part, des associations homos helvétiques avaient tout mis en œuvre afin que des 175ards3 allemands puissent venir en Suisse afin d’échapper aux camps de concentration nazis. Un exemple typique de cette véhémence propre, selon Eribon, à certains post soixante-huitards dont l’arrogance n’a d’égal que leur ignorance crasse !

Eribon ne se risque pas jusqu’à critiquer les alliances actuelles les plus méphitiques et méphistophéliennes d’une certaine gauche et extrême-gauche avec des groupes islamistes pour lesquels les homos ne sont qu’une vile engeance tout juste bonne à être pendue ou lapidée. Mais peut-être n’a-t-il pas voulu s’aventurer sur ce terrain miné, qui exigerait bien plus qu’un simple chapitre !

Quelquefois Eribon est surprenant dans ses choix. Pour un intellectuel qui fait montre (à tort ?) d’une méfiance inconditionnelle vis-à-vis de la psychanalyse, et davantage encore (à raison) du psychanalysme primaire, invoquer Wilhelm Reich et son essai Psychologie de masse du fascisme (1933) eût exigée une réflexion mieux étayée. On sait combien les thèses reichiennes tentant une synthèse, ou plutôt un syncrétisme, du marxisme et de la psychanalyse, n’ont enrichi ni l’un ni l’autre de ces domaines de la pensée et de l’action. Tout au plus les ont-ils brouillés ! D’autre part, si le « credo » de Reich ne fut pas hostile par principe aux homos, il n’en proclamait pas moins que le meilleur orgasme ne pouvait venir que d’un coït génital hétérosexuel… ! Pour Reich, l’homosexualité était au mieux un ersatz, au pire le symptôme tangible d’une immaturité aussi bien émotionnelle que libidinale ! Et la révolution reichienne, plus proche d’un communisme de caserne (pour paraphraser Marx) que d’un socialisme humaniste, résoudrait tout cela !…

Certes, Eribon ne proclame pas d’affiliation aux thèses de Reich et les mentionne uniquement comme lecture ayant fait partie de son parcours intellectuel. Mais, comme par ailleurs, il fait référence au penseur italien Gramsci, rénovateur et adaptateur de la théorie marxiste aux conditions européennes du 20ème siècle, il eût été intéressant de confronter ces deux figures intellectuelles pour le moins divergentes dans leur Weltanschauung.

Au final, Retour à Reims est intéressant non seulement parce que l’ouvrage se sert d’une grille de lecture sociologique pour éclairer et accompagner la narration proprement dite, mais parce qu’il amène à réfléchir sur les méthodes même de la sociologie, les paramètres dont elle use, les catégories d’analyse qu’elle établit, pour tout dire les concepts opératoires qui assoient son efficacité. Dans la remarque citée plus haut d’Eribon sur la fonction structurante de l’acquis culturel dans l’échafaudage identaire du jeune gay, surtout s’il est issu d’un milieu populaire, il signale à l’évidence que l’homosexualité comme catégorie sociale4 doit être prise en compte, du moins aujourd’hui, comme paramètre apte à mieux comprendre certaines questions faisant l’objet d’une recherche dans le champ sociologique. Le cas du suicide comme topique de sociologie est fort intéressant à ce niveau. En 1897, Émile Durkheim (1858-1917), père de la sociologie moderne et référence incontournable, publiait son œuvre-phare Le suicide (rééd. 1997 ; PUF/collection Quadrige, Paris). Les paramètres utilisés par Durkheim pour cerner le sujet suicidé ou suicidaire sont entre autres : le sexe, l’âge, le statut civil : marié ou célibataire, la profession, la pratique ou non d’une religion, l’habitat rural ou urbain… De nos jours, ces paramètres sont toujours opératoires, mais on y ajoute l’orientation sexuelle, l’ethnicité, le statut d’autochtone ou d’allochtone… C’est parce que le corpus analytique tel qu’il a été mis au point par Durkheim s’est étoffé et a incorporé de nouveaux paramètres qu’ont pu voir le jour des études comme celles de Michel Dorais : Mort ou fif - la face cachée du suicide chez les garçons (VLB éditeur, Montréal, 2001). L’on y apprend la proportion infiniment plus grande de tentatives de suicide chez les ados homos que chez les autres. Pour essayer d’endiguer les cas de suicide, cette connaissance est évidemment plus efficace que des statistiques sur les adolescents « en général », ne prenant pas en compte le vecteur de la sexualité, si important à cet âge de questionnement identitaire, questionnement dont le tropisme sexuel fait partie intégrante. Les meilleurs professionnels de la santé mentale eux aussi prennent aujourd’hui en compte ce paramètre qu’est la sexualité.

Parce que Retour à Reims peut amener à se poser de telles questions, cet ouvrage nous interpelle certes sur les déterminismes sociaux. Mais il ne parle pas uniquement de re-production sociale, de mimétisme fossilisé, voire d’aliénation pérenne. Il parle aussi de dissidence, de résistance, de libre-choix et de libre-arbitre, d’échafaudage, de structuration et d’affirmation de soi. Bref, d’un travail de soi sur soi qui peut se transformer en tâche de toute une vie ! C’est un travail qu’Eribon s’est fixé comme principe de vie, et qu’à travers cet ouvrage il nous donne généreusement à voir sous ses facettes multiples, dans ses quêtes et ses espoirs, ses difficultés et ses victoires, surtout les victoires sur soi-même.

 

Didier Eribon : Retour à Reims (Fayard, 250 pages, 2009 ; 18€).

Notes :

1 – James Baldwin* : The price of the ticket (USA, 1989).

Voir recension de ce film dans Tels Quels n°81, janvier 1990.

* Njami Simon : James Baldwin ou le devoir de violence (éd. Seghers/Biographie, 1991). Voir Tels Quels n°96, juin 1991.

2 – Cf. le film de Laurent Cantet, Ressources humaines (1999), dans lequel le jeune Franck (interprété par le très charismatique Jalil Lespert) va devenir le responsable des ressources humaines dans l’usine où son père travaille depuis plus de trente ans. L’hostilité à laquelle est confronté Franck (mis à part celle de sa hiérarchie quand survient la grève) ne vient ni de son père, ni de sa mère, au final très solidaires et fiers de leur fils, mais d’anciens camarades d’école, à l’évidence verts de jalousie dès lors qu’il se distingue d’eux socialement.

3 – Le numéro 175 fait référence à l’article 175 du code pénal allemand qui criminalisait les rapports homosexuels entre hommes.

4 – Dans le sens où l’entend Foucault selon lequel l’homosexuel a cessé d’être un relapse pour se muer en catégorie sociale.

 

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