Ceux qui sont partis de l’Est de l’Europe, en l’occurrence de Roumanie, vers
l’Occident tant désiré, se réclament soit de l’une des 15 ou 16 cultes
reconnus par l’Etat, soit d’un culte non reconnu et très souvent n’ont en réalité
aucune religion. Durant plus de 50 ans de régime communiste, avec un athéisme
omniprésent, nombreux étaient les enfants qui grandissaient comme les
mauvaises herbes, sans aucune préoccupation pour leur âme. Ils n’étaient pas
chrétiens pratiquants. A vrai dire, il n’y avait que peu de pratiquants, vu
qu’ils étaient persécutés, qu’ils risquaient beaucoup d’ennuis d’un point de
vue professionnel pour eux-mêmes et pour leur famille. On ne les voyait pas à
l’église, même lors des grandes fêtes religieuses ou d’événements familiaux
majeurs (mariages, baptêmes, décès). Je dis " ils grandissaient comme
les mauvaises herbes ", car leur athéisme n’était pas un choix fait en
connaissance de cause, mais plutôt le résultat de l’ignorance des choses
saintes et l’état qui découle de cette triste méconnaissance. Arrivés en
Occident, basculés comme des valises dans un monde de libertés de toutes
sortes, nombreux sont ceux qui embrassent une religion pour mieux s’intégrer,
et il est de bon ton de se dire chrétien. De cette manière, ils ne paraissent
plus à leurs propres yeux être des pièces rapportées, des feuilles emportées
au gré du vent. Une fois ce choix fait, ils commencent à manifester leur adhésion
au christianisme lors des grandes fêtes liturgiques et des évènements
familiaux marquants, certains deviennent même pratiquants.
Chrétien, non chrétien ou athée, l’homme éprouvé et épuisé par la vie
moderne, cherche des repères. Il ne peut plus s’échapper à lui-même, ni à
l’obsession de trouver un sens à son étonnant passage dans ce monde. C’est
ainsi qu’instinctivement, l’homme s’approche de la pensée mystique, de la quête
de Dieu. Aussi athée qu’il puisse se déclarer, s’il ne voit pas Dieu dans la
matrice d’une religion, il le verra dans son ubiquité, sa non finitude et son
éternité.
Or, ces attributs sont aussi ceux du Temps, il l’expérimente lors de son
passage dans la vie, donc dans le Temps. Le Temps a intrigué presque tous les
penseurs de l’humanité et il existe des anthologies entières de réflexions
sur ce maître qui nous paraît plus puissant que tous les dieux. Les ruines des
temples en sont la preuve. N’importe laquelle des réalisations de l’Homme
finira par être détruite par le Temps, même si sa valeur lui donne une
certaine durée.
Les jugements sur le Temps, même les plus contradictoires, sont tous vrais à
leur façon : le Temps obscurcit et jette dans l’oubli, mais il met en lumière
ce qui est caché. Le Temps passe si lentement lorsqu’il s’interpose entre le présent
et un moment futur fortement désiré (la sortie de l’enfance, une rencontre
amoureuse, le jour de la paie etc.) mais il passe extrêmement vite lorsqu’il ne
fait que repousser des échéances non désirables (l’avancée dans l’âge,
l’approche de la séparation des êtres chers, l’acquittement d’une dette).
L’enfant vit dans l’attente, pour lui le monde est si grand. Le vieux vit
davantage dans les souvenirs, ou le monde est petit. On peut regarder comme procédant
de ce même dédoublement paradoxal du Temps, et donc contradictoire, la joie
que l’homme éprouve à la fin d’une année. L’année qui s’est écoulée est
" enterrée " avec joie, qu’elle ait été bonne ou mauvaise. Or, s’il
existe une certitude, c’est bien le fait qu’une année est passée, l’une des
peu nombreuses qui sont données à l’homme, diminuant ainsi ce qui lui reste de
durée avant son passage dans le non-être. Et les exemples concernant le caractère
contradictoire du Temps sont nombreux. Le Temps apparaît concomitant de la création
qui est retenue pour un temps puisque c’est quelque chose de nouveau,
mais il est aussi celui qui envoie dans l’oubli toute chose créée, le néant
étant une hypostase du Temps. Les temps (séquences du Temps) changent, les
hommes changent eux aussi avec lui. Le Temps est souvent l’allié de l’homme,
mais aussi son grand ennemi, car il lui impose de se confronter à deux monstres
redoutables : la vieillesse (inéluctable) et la mort (perpétuelle). On ne peut
éviter le premier qu’en se précipitant dans la gueule caverneuse du second. L’éternité
étant aussi une hypostase du Temps, l’insignifiance de l’homme devant l’éternité
est comparable seulement avec sa solitude devant la mort.
Les Romains disaient déjà " fugit irreparabile tempus ", il s’est écoulé
le temps qui ne revient plus, que nous ne pouvons plus reprendre au départ.
Si l’on pouvait remonter le temps, combien de choses ne modifierions-nous ou ne
rectifierions-nous pas ? Hélas ! le Temps ne peut être ni remonté ni arrêté.
La formule de Faust : " instant, tu es si beau, reste ! " est dépourvu
de la magie qui pourrait la rendre opératoire. Mais est-ce le temps qui passe,
court ou s’égraine, qui arrive de quelque part (on ne sait pas d’où) et qui va
quelque part (on ne sait pas où) ou, ne s’agit-il pas plutôt de notre passage
? Les adeptes des philosophies matérialistes sont convaincus que le temps vient
du passé au présent et va vers l’avenir, un avenir nébuleux face au passé
(connu) et au présent (qui se conçoit sous nos yeux). L’on considère que la
manière dont le présent se modifie et évolue, influence l’avenir, autrement
dit, si l’homme peut diriger le présent, il peut aussi diriger l’avenir et décider
de son sort.
Les idéalistes sont convaincus du contraire, c’est-à-dire que le Temps coule
de l’avenir vers le présent et le passé. L’avenir est lui aussi réel, dans la
mesure où il reconstitue le présent. Ce n’est pas l’homme qui décide de son
sort, mais le sort qui dirige sa vie. Il y a également des sages qui considèrent
qu’entre le passé et l’avenir il y a une interaction, ce qui revient à dire
que la conviction de ceux qui affirment que l’écoulement du temps se produit
dans les deux sens devient crédible. Au niveau de la perception physique le
Temps coule à la manière matérialiste, du passé vers l’avenir, tandis qu’au
niveau du vécu et des pressentiments, le Temps s’écoule à la manière idéaliste,
de l’avenir vers le passé, dans les deux hypostases le sentiment du commun des
mortels étant que le temps tourne en rond. (Comme l’auteur avec ces
explications). Mais s’il y a une chose indéniable, c’est que le temps ordonne
la pensée et l’action de l’homme, grâce au Temps tout a une identité, un passé,
un présent, un avenir,et peut être placé dans la case qui est la sienne sur
la toile de l’éternité.
Ces considérations une fois admises, elles nous obligent à reconnaître que le
Temps est éternel et que nous, nous passons à travers lui. Avec la sagesse que
nous avons aujourd’hui, on se rend compte que ce que nous appelons Temps n’a pas
de forme physique, ne peut pas être vu, qu’il a existé depuis toujours et
qu’il continuera d’exister, quelque soit le sort de l’univers que nous
connaissons et notre propre sort, celui d’un être d’une durée éphémère sous
cette forme terrestre. Il importe de savoir se montrer " l’homme de son
temps ", de vivre sa vie, sinon le temps passe et dans la vieillesse on
constate avec stupeur que la vie est un bien perdu (au sens juridique et en tant
qu’idéal) lorsqu’on ne l’a pas vécue comme on l’aurait voulu. Il faut en
profiter du présent, car il est tout et ça passe si vite.
Que faire ou ne pas faire dans la vie dépend beaucoup de quand on a
l’intention de faire ou ne pas faire quelque chose ; la même chose (l’action ou
l’inaction) peut avoir des conséquences différentes en fonction de son
inscription dans le temps. La perception personnelle du Temps compte beaucoup.
Le Temps est tel que senti par l’individu, mais il est aussi tel que l’individu
ne le voit pas, alors que les autres le voit. Chacun vit et ressent le Temps à
sa façon " chacun sait ce qui bouille dans sa marmite " et nul autre
ne le ressent semblablement. Dans les sociétés occidentales ou l’espoir de vie
augmente sans cesse, aussi longtemps que l’homme est en pleine forme et qu’il
peut se rendre utile à la société ou à ceux qu’il chérit, il est tout le
temps en manque de Temps. Le Temps ne lui suffit plus, car l’homme moderne vit
contre la montre, en comptant le Temps ; mais lorsqu’il vieillit, s’il veut le
faire convenablement, qu’il veuille ou pas, il doit se réserver du temps pour
apprendre à perdre le Temps. Nous savons tous qu’il y a un temps idoine pour
chaque chose, il y a une opportunité à respecter pour éviter des contretemps.
On utilise fréquemment l’argument " chaque chose en son temps ". On
reconnaît l’existence d’un " temps pour vivre " et d’un " temps
pour témoigner ", la succession dans le temps doit être respectée. Car,
force est de constater, que les cimetières sont pleins des tombeaux de ceux qui
pendant leur vie étaient sûrs qu’ils étaient irremplaçables.
Qu’est-ce que la vie en temps que Temps ? Un moment court par rapport à l’éternité,
c’est-à-dire au Temps. Le grand problème de la vie c’est qu’elle ne peut pas
éviter la mort : la vie c’est, dans le meilleur des cas, quelques dizaines
d’années (extrêmement peu si l’on soustrait les années d’enfance et de
vieillesse) ; la mort (sous son nom moins angoissant le non- être) est
dans le temps, l’éternité d’avant et d’après la vie.
On reconnaît unanimement au Temps le pouvoir de résoudre les problèmes. A sa
façon, mais inexorablement, ce que l’homme ne peut pas résoudre, le temps s’en
chargera. Mais il faut laisser au temps le temps de faire son temps. Peu
à peu l’homme découvre un parallèle entre le Temps et la Divinité, les deux
monades étant toutes puissantes. D’aucuns ont une grande révélation : si l’on
peut penser que le Temps peut être l’un des visages du Dieu, c’est donc que
Dieu peut venir vers nous dans cette hypostase du Temps aussi.
Et puisque il est évident pour chacun que le Temps existe, la preuve est faite
que Dieu existe. Par cela on ne fait que redécouvrir la sagesse de nos ancêtres
pré - chrétiens, grecs et romains. (Car dans la mythologie des grecs Cronos était
...le père de Zeus et la divinité italique et romaine Saturne était identifié
au Cronos).
Vers la fin de leur vie même les athées les plus farouches s’approchent de
l’idée que Dieu existe en toute chose, que tous les êtres lui appartiennent et
ont leur rôle dans le " jardin de Dieu ", que dans son immense bonté,
Dieu offre une chance à toute être vivant, pour qu’à travers son être
physique il se promène dans le jardin du Temps. Ce qui arrive à l’homme durant
sa promenade, c’est-à-dire durant son passage sur terre, relève de deux ordres
de contingences : d’une part ce qui dépend de l’homme lui-même, sa pensée, sa
parole et ses actes, et, d’autre part, ce que d’un commun accord l’on nomme le
destin ou le sort, à savoir le nom de code de ce que les sages nomment la
volonté de Dieu. Cette dichotomie est depuis longtemps connue, mais
difficilement acceptée, tellement certaines épreuves semblent injustes aux
hommes, s’ils les jugent d’après la hiérarchie des valeurs terrestres. Combien
d’innocents, d’hommes méritants, généreux et bons, ne sont-ils pas fauchés
avant l’heure par des maladies terribles ou des accidents épouvantables sans
avoir jamais nui à leurs prochains, tandis que des malfrats coupables de
beaucoup de maux poursuivent jusqu’à une vieillesse avancée une vie dont on
pourrait être jaloux.
Les religions, en dépit du fait qu’elles ont apparemment traversé le Temps
sans se hâter pour s’imposer des changements, en se dépêchant lentement
(parfois, accusant le retard, tout en sachant que le Temps ne joue pas en leur
faveur) ont cependant été elles aussi marquées par le Temps, elles ont évolué
dans le Temps, certaines davantage que d’autres. L’orthodoxie, sans doute, n’est
pas au rang des religions qui se sont modernisées en tenant compte des attentes
de l’homme moderne, des contraintes de la vie moderne. Cette religion donne
parfois - et surtout aux non orthodoxes - l’impression d’être figée, en commençant
par le fait que le service religieux dominical et des grandes fêtes liturgiques
dure de très longues heures (par rapport à ceux des autres cultes chrétiens).
L’Eglise romano - catholique et les cultes protestants mettent l’accent sur la
rationalisation de la religion, sur le besoin de la dépouiller de son
mysticisme excessif, sur une explication de la religion qui se veut accessible
au commun des mortels et avec des arguments rationnels autant que faire se peut.
L’Orthodoxie semble plus hiératique, car elle est convaincue de la prééminence
de la foi sur la raison, de la force invincible de la foi, quand l’être humain
se laisse pénétrer des mystères effrayants. Le sentiment religieux peut être
vécu profondément par des croyants qui se conforment au commandement connu :
" Crois et ne cherche pas ". Mais la raison s’y oppose. Et alors ?
L’homme contemporain a sa part de responsabilité, car il ne trouve plus le
temps d’être présent à l’Eglise, ne serait-ce que dans la partie finale de la
liturgie pour incliner les genoux et le front humblement en méditation et ce,
le plus souvent possible, sinon tous les dimanches de l’année. Il est vrai
qu’avec le temps, la civilisation occidentale est devenue prométhéenne, le
progrès scientifique et technologique est devenu une force irrésistible de
renouvellement permanent à un rythme vertigineux. Le dimanche, autre fois sacré,
n’est plus réservé pour aller à l’Eglise. Mais à quel prix ? Au prix de voir
dans le temps l’homme s’éloigner de Dieu et de ne plus se rendre compte du
risque d’égarement de son âme. Dommage que les progresses scientifiques et les
percées technologiques n’ont pas été accompagnées - en même temps ou en
différé - d’un ajustement au niveau des relations interhumaines ; tout au
contraire, l’égoïsme et l’égocentrisme de l’individu se sont accentué dans
le temps, sacrifiant la solidarité et la générosité ancestrales sur l’autel
du tout puissant Dieu païen de la société moderne - l’argent.
L’homme craignant Dieu est un homme vigilant qui veille si bien que les épreuves
le trouvent prêt à les affronter (comme le dit le conseil liturgique "
que l’on se tienne bien, que l’on se tienne avec crainte "). Par contre,
l’homme sans Dieu n’a pas l’immunologie nécessaire pour le protéger des
contaminations païennes. Il devient fataliste et ne sauvegarde plus sa
civilisation ni les valeurs auxquelles il croit, mais se complait dans la décadence
morale, replié sur lui-même. A tout ceci n’y a -t-il pas d’autre réponse que
celle-ci : " les voies du Seigneur sont impénétrables " et la
croyance dans la justice qui sera rendue lors du jugement dernier ? ou encore la
conscience de l’ubiquité de l’amour divin même lorsque nous subissons des épreuves
qui nous semblent imméritées ?
Il est difficile de contenter l’éternelle mécontente qu’est la nature humaine.
La dispute entre le sage et le monde, ainsi qu’entre l’homme rationnel et
l’irrationnel mystique est ancienne chez les Européens. De même que le pêché
de rouspétence, de rouscailler. Mais ils s’assagissent au fur et à mesure
qu’ils avancent dans l’âge et ne prennent plus à la légère le nom de leur
seigneur Dieu. Ce repentir et cette humilité mêlés à beaucoup d’amour
peuvent sauver les individus (dans leurs pays d’origine ou dans ceux où le
destin aura dirigé leurs pas) et les peuples. Au moment du passage d’un an à
l’autre, devenus meilleurs, plus généreux après l’anniversaire de la
naissance du Christ, il faudrait que tout être humain élève vers le ciel un
sincère et humble " entends-nous, Seigneur, et aies pitié de nous. "
Chacun peut apporter son chant de reconnaissance au Tout-Puissant, dans la
langue de ses pères et de ses prières. Même les hors la loi reconnaissent la
foi. La repentance pas par la. C’est le sens profond du commandement "
aimez-nous les uns les autres à fin que dans la concorde nous nous confessions
". L’idéal serait de pouvoir communier en une seule pensée. Mais on est
si loin de ça.
Car, si quelque chose commence à manquer aux hommes - et cela se ressent
toujours plus durement dans les sociétés post-industrielles - informatiques -
c’est justement l’amour de son prochain et de Dieu. Le monde contemporain est
marqué par l’aliénation, l’indifférence face à Dieu et il est confronté à
la prolifération de forces maléfiques qui cultivent la haine de Cet Autre. Or,
par la haine et sur la haine - chacun le sait - on ne peut construire rien de
bon, rien de durable.
Les résolutions du début de l’année hélas ! .. s’averrent - elles aussi - le
plus souvent, de piètres vœux pieux ; encore faut-il y mettre un surcroît
d’ardeur et surtout une volonté qui perdure dans le temps pour que la promesse
que nous nous sommes faite à nous même ou aux autres devienne la réalité
d’un engagement observé quotidiennement. Notre âme est comme un arbre chéri
de notre jardin, rarement ses fruits tiennent la promesse des fleurs. Raison de
plus de ne pas tricher, d’être honnêtes avec nous- même, en début d’année,
rendons notre âme plus noble et donnons une chance à l’Amour.
* L’auteur de ce texte, Romulus Patru Bena est l’actuel Consul Général de
Roumanie à Marseille. (janvier, 2004)