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La construction et la dissolution Images urbaines en Italie
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 Article publié le 14 avril 2009.

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La construction et la dissolution
Images urbaines en Italie
Ettore Janulardo

Nostalgie de l’avenir

Parmi les contributions les plus intéressantes à l’image politico-intellectuelle de la ville italienne du XXème siècle, il faut rappeler le numéro unique de la publication La città futura, parue à Turin avec la date du 11 février 1917[1]. À l’intention de Gramsci, l’organisation des Jeunes Socialistes a un but « éducatif et formatif », mais elle doit également préparer l’avant-garde du Parti, « l’armée prolétarienne qui va à l’assaut de la vieille cité trempée et chancelante pour faire surgir sa propre cité de ces ruines »[2]. D’où l’hommage aux capacités révolutionnaires de l’avant-garde italienne :

« Les futuristes [...] ont détruit, détruit, détruit sans se soucier de savoir si ce qu’ils venaient de créer était, en fin de compte, plus valable que ce qu’ils avaient détruit [...] Ils ont eu la conception claire et nette que notre époque, l’époque de la grande industrie, de la grande ville ouvrière, de la vie intense et tumultueuse, devait avoir de nouvelles formes d’art, de philosophie, de mœurs, de langage : ils ont eu cette conception clairement révolutionnaire et indubitablement marxiste [...] »[3].

Si « [...] la ville est l’espace d’un combat continu entre des forces antagonistes, et elle illustre, par la variété même de son architecture, l’éternelle lutte des classes »[4], chez Gramsci cette position idéologique se charge de connotations symboliques reprenant l’imaginaire de la ville historique et de la métropole novatrice d’origine futuriste :

« Je hais les indifférents. [...] Ceux qui ne sont que des hommes, les étrangers à la ville, n’ont pas le droit d’exister. Qui vit véritablement ne peut qu’être citoyen[5] et prendre parti [...] L’indifférence, c’est le poids mort de l’histoire [...] c’est le marécage clôturant la vieille cité et la défendant mieux que les murailles les plus solides [...] »[6].

Et Gramsci de continuer, avec une perspective de la ville qui peut se traduire en termes architecturaux et urbanistiques, en expliquant le sens qu’il attribue au titre de sa revue politique :

« Je suis partisan, je vis, je sens déjà palpiter, dans les consciences viriles de mon parti, l’activité de la ville future que nous sommes en train de construire »[7].

Cette analyse peut donner lieu à une dichotomie ville/campagne à la signification politique évidente :

« D’un côté, le prolétariat au sens strict du mot, c’est-à-dire les ouvriers de l’industrie et de l’agriculture industrialisée ; de l’autre, les paysans pauvres : voilà les deux ailes de l’armée révolutionnaire. Les ouvriers de la ville sont révolutionnaires par formation : ils le sont devenus par le développement de la conscience et la formation de leur personne dans l’usine, la cellule de l’exploitation du travail ; les ouvriers de la ville se tournent vers l’usine comme vers l’endroit où il faut commencer leur libération [...] Au cours de l’insurrection citadine, les ouvriers sont destinés à être en même temps l’élément extrême et ordonnateur, celui qui, ne permettant pas l’arrêt de la machine mise en branle, lui fera suivre la bonne route [...] »[8].

Les mots de Gramsci peuvent être complétés par d’autres réflexions, parues quelques années plus tard dans L’Ordine Nuovo :

« Considérons Turin : ville industrielle par excellence [...] Le fait qui domine toute la vie des prolétaires turinois est le travail, et il s’agit là du travail accompli selon les lois de la production industrielle la plus avancée [...]

Descendu en ville de la campagne, l’ouvrier qui n’avait entendu que le verbe du prêtre, qui n’avait jamais conçu dans son esprit d’horizons plus vastes que ceux visibles du clocher de son village [...] cet ouvrier a été amené à réfléchir sur une quantité de faits qui lui étaient auparavant inconnus [...] il a été amené à prendre part à des formes de vie collective qu’on pourrait idéalement concevoir tellement étendues qu’elles pourraient comprendre toute l’humanité [...]

Ainsi, faut-il toujours avoir à l’esprit une chose essentielle : en ville, la formation des consciences socialistes est un produit quasi nécessaire de la vie économique qui se déroule parmi nous, et à laquelle nous participons. [...]

 Observons maintenant comment se passent les choses en Romagne[9] [...] À Cesena on parvient au socialisme par sentiment et par tradition politique. L’idée socialiste est l’une des grandes idées qui ont dominé et qui dominent la vie politique [...]

 Mais, attention, le socialisme des gens de Romagne ne se fonde pas sur une rigide distinction des classes : voilà pourquoi c’est un fait politique plutôt qu’économique. On poursuit l’idée socialiste [...] mais on vit dans un milieu où la lutte des classes ne s’impose pas [...] comme une indéniable nécessité de la vie moderne »[10].

Construction et dissolution : les villes et la capitale

Les considérations de Gramsci témoignent d’une vision claire du contexte métropolitain turinois, où la réalité industrielle tend à structurer la ville et les mentalités au profit de la moderne efficacité productive. Son message est culturel avant même d’être politique : c’est une perspective national-populaire se fondant sur l’aristocratie ouvrière de la ville industrielle, cosmopolite et ouverte. Et la perception de Gramsci de la fonction éducative du contexte urbain nous paraît symétriquement opposée à la vision mussolinienne de la ville.

À l’époque de la Première Guerre mondiale, les deux idéologues sont conscients de la valeur révolutionnaire d’une formation politico-culturelle dans un centre industriel, que ce soit le Turin de Gramsci ou le Milan de Mussolini. Tout en gardant ce point de départ commun, héritage du militantisme à l’intérieur du Parti socialiste, la propagande de Gramsci vise à transformer la ville dans le laboratoire de la révolution prolétarienne ; tandis que Mussolini, une fois le pouvoir conquis, veut contourner le danger révolutionnaire des luttes ouvrières en choisissant l’option rurale : les plans d’aménagement des villes ne seraient alors que la partie urbaine - à gérer en termes de travaux publics et d’espacement du centre historique - des plans de l’assainissement intégral du pays, que l’on préfère voir en tant que terre à labourer.

Mais ce même « plan national », envisagé dans le « Discours de l’Ascension » du 26 mai 1927, va se réduire à une dimension concrète beaucoup plus limitée : l’assainissement de la plaine au Sud de Rome - déjà envisagé par les gouvernements de l’État libéral italien - et la construction des « villes » pontines pour combler ce que Mussolini appelle le « vide entre Rome et Naples ». D’autres interventions exprimeront la logique traditionnelle de l’expansion quantitative : en décourageant l’immigration dans les grandes villes et en favorisant la croissance des petits centres urbains, ces derniers peuvent représenter pour Mussolini la seule garantie durable d’arrêt de l’urbanisation des ruraux.

La conquête fasciste du pouvoir se nourrit et veut se servir du mythe de Rome. La « ville éternelle », berceau du classicisme latin et de l’empire méditerranéen, est le point de repère de l’idéologie et de la propagande de Mussolini. Mais la formation et la substance génératrice du Duce restent rurales, liées à la culture de son origine romagnole. Ses choix politiques se révèlent ainsi anti-urbains, négateurs de cet esprit métropolitain et industriel identifié par la réflexion social-communiste de Gramsci et présent dans les textes et les images futuristes.

Mussolini montre quelles sont les motivations idéologiques et démographiques de sa politique dans un article publié dans la revue Gerarchia en septembre 1928[11].

Le titre de l’article - « Il numero come forza » - ne souligne que l’aspect quantitatif de l’accroissement démographique. Il s’avère plus intéressant de suivre le développement de la pensée mussolinienne. En reprenant les thèses de l’allemand Korherr, le Duce veut insister sur le danger suscité par la diminution des naissances : c’est à celle-ci qu’il faut imputer le déclin et la mort des peuples, et il existe un nom capable de résumer toutes les étapes de ce processus mortel pour les nations : « urbanisme ou métropolisme », comme souligné dans le texte.

Dans l’article de Mussolini, la ville qui s’est accrue d’une manière « pathologique » - en attirant des masses paysannes - devient une métropole « stérile », coupable de rendre « désertique » la campagne avoisinante : « ni ses commerces ni ses industries ni ses océans de pierres et de béton armé ne peuvent rétablir l’équilibre perdu d’une façon irréparable : c’est la catastrophe »[12]. Seules les villes capables d’augmenter leur population autochtone sans avoir recours aux immigrations paysannes[13] auraient le droit et le devoir civique, « moral » et fasciste de s’agrandir.

Le cataclysme envisagé par Mussolini ne se limiterait pas à la relation de la ville-métropole à la campagne désertique. Il s’étendrait à la confrontation internationale entre les États occidentaux de « race blanche » et les races « de couleur », « lesquelles se multiplient avec un rythme inconnu à la nôtre »[14].

Face à une situation urbanistique et démographique ne cessant de l’agacer au cours des années Vingt et Trente, la guerre reste la dernière carte à jouer de la part de Mussolini. À la suite d’une victoire, il pourrait définitivement dessiner le territoire italien et colonial en proposant à nouveau le schéma impérial romain : la ville éternelle, siège de l’Empire et de la primauté papale, régnant sur les « provinces » italiques et « d’outre-mer », sans qu’il n’y ait ni confrontation ni dialectique entre les métropoles industrielles et les campagnes les entourant. Empêcher la transformation des paysans en habitants des villes, que ce soit des chômeurs ou - ce qui est pire aux yeux de Mussolini - des ouvriers, interdire la métamorphose d’une composite population rurale en classe ouvrière, c’est-à-dire dans le noyau de l’opposition socialiste et communiste : tel est le but de la réaction conservatrice du régime. Car Mussolini connaît bien la force révolutionnaire des agglomérations urbaines : de par sa formation de militant socialiste, mais aussi pour avoir assimilé à sa guise l’hymne aux métropoles de l’avant-garde futuriste. Et il se souvient de la fondation des « Faisceaux de combat » dans le Milan trouble du premier après-guerre.

Dans « Sfollare le città » publié par Mussolini le 22 novembre 1928[15], on propose d’emblée des « conclusions anti-urbanistiques » : il faut « empêcher l’immigration dans les villes, les décongestionner impitoyablement ». Mussolini regrette qu’au cours des six dernières années - correspondant aux débuts du régime et aux premières initiatives concrètes dans la gestion du territoire - on ait gaspillé[16] des dizaines de milliards de lires : « en un clin d’œil, des villes entières ont été créées ».

En examinant l’évolution démographique des principales villes italiennes, Mussolini constate qu’il y a de l’équilibre, ou bien un solde négatif, entre naissances et morts dans presque toutes les situations prises en considération[17] : il ne faudrait donc pas construire beaucoup d’habitations pour suivre le rythme naturel d’accroissement démographique. Mais « le problème change immédiatement d’aspect » dès que l’on examine l’accroissement « pathologique » des villes à la suite de l’immigration de la campagne[18]. Il s’agirait là d’un « terrible cercle vicieux » qui ne mènerait qu’à des « villes monstrueuses ». Face à cette situation, Mussolini dicte ses priorités : il faut

« faciliter par tous les moyens et, si nécessaire, par des moyens coercitifs, l’exode des centres urbains ; rendre difficile par tous les moyens et, si nécessaire, par des moyens coercitifs, l’exode rural [...] Pour ce qui est de l’industrie du bâtiment, il y a des millions de maisons rurales inhabitables, à démolir et à refaire, ce qui est compris dans les plans de l’assainissement intégral »[19].

Pour avoir une confirmation de l’importance capitale attribuée à ce sujet par Mussolini, il suffit de lire ces quelques lignes parues deux jours plus tard dans Il Tevere de Rome[20] :

« Tout le monde a voulu être citadin de la ville moderne aux tentacules gigantesques, la cellule du nouveau paradis terrestre. Ainsi sont-elles nées toutes les erreurs dont nous nous plaignons aujourd’hui, des erreurs littéraires et politiques, sociales et morales, contre lesquelles le fascisme est obligé à faire la guerre.

Ce matin la ville tentaculaire tremble sous l’ardeur de la parole de Mussolini comme par un mouvement tellurique : c’est une autre erreur qu’on élimine par la vertu d’une volonté corrective héroïque ».

Mussolini ne se limite pas aux proclamations publiques : des lois sont votées pour bloquer l’émigration italienne à l’étranger[21], sans toutefois créer de perspectives internes de travail. L’exode paysan vers les villes va donc continuer, justement à cause de l’impossibilité de l’émigration extérieure. En 1926, un Comité permanent pour les migrations internes est fondé auprès du Ministère des Travaux publics : ses pouvoirs de contrôle sur les mouvements des masses prolétariennes sont accrus en 1931.

Tout au long des années Trente, le fascisme cherche donc à endiguer l’urbanisation des populations des campagnes. Mais les résultats ne sont pas à la hauteur des attentes, puisqu’il s’avère nécessaire, en 1939, d’approuver une norme plus sévère. L’article 1er de la Loi n. 1092, du 6 juillet 1939, ordonne :

« Nul ne peut transférer sa propre résidence dans une commune chef-lieu de province ou dans une autre commune avec population dépassant les 25.000 habitants, ou dans une commune de grande importance industrielle - même avec population inférieure -, s’il ne peut pas attester qu’il y est obligé par sa fonction, par son emploi, par sa profession [...] ou par d’autres raisons motivées, à condition qu’il s’assure préventivement des moyens de subsistance adéquats »[22].

Dans son discours du 3 novembre 1928, s’adressant aux « Paysans d’Italie » à la veille de la célébration de la victoire dans la Grande Guerre, Mussolini définit une dichotomie entre les ouvriers des usines occupées par les militants socialistes et les paysans dans les tranchées de la guerre :

« [...] ce n’est pas sans signification que vous êtes convoqués à Rome le 3 novembre, à la veille du dixième anniversaire de cette victoire dûe avant tout à l’effort des paysans d’Italie, qui n’occupaient pas les usines mais les tranchés »[23].

Mussolini poursuit son allocution en exposant les lignes « philosophiques » du régime :

« J’ai voulu que l’agriculture se situe au premier rang de l’économie nationale [...] : les peuples qui abandonnent la terre sont condamnés à la décadence [...] »[24].

Et tout en se référant à la naissance officielle à Milan des « Faisceaux de combat », le Duce évite soigneusement de faire la distinction entre les soldats-paysans du premier conflit mondial et les violences fascistes des ex-combattants dans les milieux ruraux du Nord de l’Italie :

« s’il est vrai que le fascisme est né dans une ville, il est également vrai que s’il n’avait eu, dans l’infanterie rurale, sa puissante et disciplinée armée combattante, le fascisme n’aurait jamais renversé la vieille Italie et enterré le vieux régime »[25].

La parabole du fascisme traverse la dimension urbaine - essentielle pour le contrôle du pays - au nom d’une mystification. Pour Mussolini, le mythe hors du temps de Rome et de l’empire a la fonction d’obscurcir le dynamisme et les tensions socio-politiques des villes industrielles du présent. Les lieux urbains italiens n’auraient ainsi d’autres perspectives que de se conformer à l’archétype des « provinces » italiques sous la domination romaine. La renaissance de l’empire « romain » sous l’égide fasciste, dans l’année décisive de 1936, ne peut se fonder que sur la domination d’une ville-mythe : par l’instrument des bâtiments du régime (tribunaux, bureaux de poste, gares, sièges du pouvoir politique), la capitale du fascisme serait alors appelée à récupérer le rôle monumental et représentatif du classicisme impérial tout en évitant de se transformer en ville moderne, industrielle, productive.

Cette dérive mussolinienne dans sa vision du destin éternel de Rome - glissement rendu possible par la formation culturelle hétérogène du chef du fascisme - est favorisée par le sentiment d’invulnérable toute-puissance affligeant le Duce après la conquête de l’Éthiopie. Mais cette mythographie impériale avait pour but de dessiner ce qui nous paraît une anti-ville, une ville imaginaire qui devait s’imposer sur l’Italie des métropoles productives et des transformations dialectiques et socio-économiques. Ce sera la modernité inéluctable du second conflit mondial qui se chargera d’effacer ce mythe romanisant et rural à la fois, en plongeant définitivement l’Italie face aux contraintes de l’ère industrielle.

Lisons ce qu’écrit sur Rome le Mussolini socialiste et révolutionnaire dans un article paru en 1910[26] :

 « Rome, ville parasitaire de logeurs, de cireurs de chaussures, de prostituées, de prêtres et de bureaucrates, Rome - ville sans prolétariat digne de ce nom - n’est pas le centre de la vie politique nationale, mais plutôt le centre et le foyer d’infection de la vie politique nationale ».

 Si la vie économique de la capitale semblait se passer d’un véritable prolétariat ouvrier, cette absence avait été considérée comme avantageuse depuis plusieurs décennies. En 1876, au cours d’un débat parlementaire six ans après le rattachement de la ville papale à l’État italien, l’un des représentants de la Droite, Quintino Sella, avait déclaré :

  « Je verrais un véritable problème dans l’agglomération excessive d’ouvriers à Rome, car je crois qu’il s’agit d’un lieu où il faut débattre beaucoup de questions demandant à être examinées sous l’aspect intellectuel [...] mais il ne serait pas opportun d’y avoir les ardeurs populaires de grandes masses ouvrières »[27].

 Revenons à Mussolini. Son ton par rapport aux activités économiques à Rome change en 1924. Du balcon du Palais Chigi, le Président du Conseil, en passe de transformer sa conquête de la capitale en régime contrôlant la nation entière, déclare :

 « Rome travaille [...] il ne s’agit pas de la capitale d’un petit royaume d’antiquaires »[28].

 Et, en 1931, Mussolini souligne la troisième position romaine - après Milan et Turin - dans le domaine de la petite et de la moyenne industrie, en glorifiant ainsi une image multiple de la capitale : ville de l’histoire, du pouvoir spirituel, du pouvoir politique et de la vie économique. Il suffira de revêtir ce tissu urbain, historique et mythique à la fois, d’un visage architectural à la hauteur des ambitions éternelles du fascisme : c’est la tâche réservée aux créateurs invités à modeler l’urbanisme romain entre 1936 (proclamation de l’Empire) et 1942 (année choisie pour l’Exposition universelle de Rome).

 La plus récente interprétation de Mussolini de la « ville éternelle » se traduit en projet politico-urbanistique. Coordonné par l’architecte Marcello Piacentini (1881-1960), un plan d’aménagement est approuvé en 1931. La gloire et la puissance du passé impérial romain sont revendiquées en tant que patrimoine national redécouvert par la « révolution fasciste ». Mais, derrière le dessin de cette image définie de Rome, caractérisée par quatre secteurs urbains différents :

- les édifices du pouvoir,

- les quartiers aux pavillons,

- les quartiers aux bâtiments subventionnés par l’État,

- les bâtiments populaires dans les zones semi-périphériques de la ville,

on laisse la possibilité d’avoir recours à plusieurs dérogations dans le domaine de la construction immobilière. Symboles des quartiers de la grande bourgeoisie, les pavillons étaient déjà possibles après la variante de 1920 au Règlement des bâtiments, permettant d’augmenter la hauteur et les dimensions générales de ces immeubles. Dans les années Trente, ces pavillons vont offrir une grande occasion de travail aux architectes « modernes »[29].

 La transformation architecturale de Rome est donc le fruit d’une confrontation non aboutie entre plusieurs aspects différents du fascisme :

- évocation de la tradition classique, mais aussi image d’une prétendue révolution ;

- mythe de la civilisation classique (pax romana et « mission civilisatrice » en Méditerranée), conjuguée à l’exaltation mystique de la violence qui avait caractérisé les squadre fascistes d’action, entre 1919 et 1922 ;

- respect de ce que l’on appelle des « valeurs impériales », mais aussi gestion pragmatique, et riche de compromis au jour le jour, d’une bureaucratie marquée par une forte et conservatrice sous-culture gouvernementale et ministérielle.

C’est à l’intérieur de ces dichotomies, et en profitant de l’absence d’un véritable capitalisme industriel, que Piacentini et les architectes romains ont la possibilité d’hériter d’un rôle prioritaire et de se partager les commandes du pouvoir.

Face à l’interprétation de Mussolini de la capitale italienne en tant que réservoir des mythes du passé et des pulsions bellicistes pour l’avenir, la guerre et ses destructions sont le véritable accomplissement d’un itinéraire de dissolution que le remodelage fasciste des villes n’a fait que commencer. Et cette déclaration de Mussolini du 2 décembre 1943, citant son discours de cinq ans auparavant, témoigne d’un projet anti-urbain, anti-ouvrier, anti-socialiste qui semble se réaliser avec ce qu’on pourrait définir la « solution finale » de l’évacuation des villes bombardées par les Anglo-américains dans les années de la Seconde Guerre mondiale :

« En 1938, il y a cinq ans, j’avais dit : “N’attendez pas la dernière heure. Commencez à vous disperser dans nos belles campagnes.” Il faut évacuer les villes, surtout de la part des femmes et des enfants. Tous ceux qui peuvent s’installer loin des centres urbains industriels ont le devoir de s’y rendre. Il faut ensuite organiser les exodes semi-définitifs ou du soir, de sorte qu’il ne reste la nuit dans les villes que les combattants, c’est-à-dire ceux qui ont l’obligation civique et morale d’y rester »[30].

Avec la réduction des métropoles au rang de tranchées pour militaires et combattants, c’est l’idée même de la ville qui disparaît en passant par celle de « cité » fortifiée[31]. Les tensions et les ambiguïtés des années précédentes, les contrastes sur le nouveau visage des lieux urbains, sur la « nécessaire » signification impériale des nouveaux bâtiments, des nouveaux quartiers, des villes nouvelles, trouvent leur débouché le plus dramatique, mais pas le moins logique, dans la participation fasciste au conflit mondial.

 

Ettore Janulardo

M. Mafai, Demolizioni di Via Giulia, 1936

 

 

 

M. Sironi, Paesaggio urbano con camion, 1920

 

 

 

Affiche pour l’Exposition Universelle E42, 1942



[1] Ce journal de propagande, édité par la Fédération piémontaise des Jeunes Socialistes, fut entièrement rédigé par Antonio Gramsci (1891-1937), qui y inséra aussi des extraits de textes de Gaetano Salvemini (« Cosa è la cultura »), Benedetto Croce (« La religione ») e Armando Carlini (« Che cos’è la vita »). Voici les titres des textes écrits par Gramsci : « Tre principii, tre ordini » ; « Indifferenti » ; « Disciplina e libertà » ; « Analfabetismo » ; « La disciplina » ; « Due inviti alla meditazione » ; « Margini » ; « Modello e realtà » ; « Il movimento giovanile socialista » ; « La città futura ».

[2] La città futura, dans la revue Il grido del popolo, n° 655, 11 février 1917, et dans le quotidien Avanti !, année XXI, n° 43, 12 février 1917, avec le titre Un numero unico dei giovani.

[3] Gramsci, dans la revue L’Ordine nuovo, n. 1, 1921.

[4] Roudaut, 1990.

[5] Le mot italien « cittadino » correspond à « citoyen » et à « citadin ». Gramsci l’emploie d’abord dans le sens général et « étatique » du terme, mais dès le paragraphe suivant, il glisse vers l’autre signification, en utilisant l’image de la vieille cité protégée par ses murailles : on dirait que Gramsci représente ici une cité-état.

[6] Gramsci, « Indifferenti », La città futura, 11 février 1917.

[7] Ibid.

[8] Gramsci, 1963.

[9] Région d’origine de Mussolini. De Felice, 2001, souligne que l’extraction romagnole et rurale du Duce ne peut pas être considérée dans une acception géographiquement déterministe, mais plutôt à l’intérieur d’une culture locale marquée par la rébellion et par l’absence de grandes masses ouvrières. Les considérations de Jacchia, et la confrontation avec les réflexions de Gramsci sur l’industrie dans la grande ville, confirment le fondement historico-culturel du ruralisme de Mussolini.

[10]Jacchia, 1963.

[11]Publié également comme préface à l’édition italienne de l’essai polémique de l’Allemand R. Korherr, Regresso delle nascite : morte dei popoli, 1937.

[12]Cf. Susmel-Susmel, 1957, vol. XXIII.

[13]L’immigration étrangère n’étant pas à l’ordre du jour dans l’Italie fasciste, elle n’est pas prise en considération. Mais les lignes suivantes de l’article mussolinien jettent un regard fugitif et « panoramique » sur le « déclin » occidental face aux plus nombreuses populations non blanches.

[14]Cf. Susmel-Susmel, 1957.

[15]Il Popolo d’Italia, n. 278, cf. Susmel-Susmel, 1957. 

[16]Le verbe italien employé est significatif : « pétrifié ».

[17]Les chiffres présentés dans la première partie de l’article sont les suivants : Naples : +5238 habitants ; Rome : +4772 ; Milan : +1139 ; Venise : +984 ; Gênes : +65 ; Florence : +5 ; Turin : -156 ; Bologne : -219.

[18]Les chiffres de l’immigration présentés dans l’article sont les suivants : Turin : +25301 habitants ; Rome : +12320 ; Milan : +9250 ; Naples : +8167 ; Bologne : +5527 ; Gênes : +5302 ; Florence : +1935 ; Venise : +819.

[19]Il Popolo d’Italia, n. 278, cf. Susmel-Susmel, 1957.

[20]« Tramonto della città tentacolare », in Il Tevere, n. 280, 24 novembre 1928, cf. Susmel-Susmel, 1957.

[21]Entre 1931 et 1936, l’émigration nette passe de 58.130 à 8.950 unités (cf. Brunetti, 1978).

[22]Cf. Brunetti, idem.

[23]Cf. Susmel-Susmel, 1957.

[24]Ibid., p. 247.

[25]Ibid.

[26]Mussolini, « Il giornalismo della capitale », dans la revue Lotta di classe, 17 septembre 1910, cf. Ciucci, 1989.

[27]Cf. Ciucci, ibid. Dans les mots de Sella on perçoit l’écho des « ardeurs populaires » lors de la Commune parisienne de 1871.

[28]Ibid.

[29]Cf. Ciucci. Cf. également les pages du conte de Moravia L’Architetto, 1937, sur un jeune architecte romain se consacrant à la construction d’un pavillon pour un couple bizarre et libertin.

[30]Déclaration de Mussolini à la radio, d’après les Archives de l’ « Istituto Luce », Rome.

[31]Sur le rapport des ténèbres au lieu urbain, qui « n’est une ville que la nuit », cf. Pavese, Le pilote malade, in La trilogie des machines, édit. française Mille et une nuits, 1998.

 

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