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La touche intermusicale de la peinture La nausée de Sartre
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 Article publié le 14 avril 2008.

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La touche intermusicale de la peinture La nausée de Sartre
Vassiléna KOLAROVA
« La vraie vie, la vie enfin découverte et éclaircie, la seule vie par conséquent pleinement vécue, c’est la littérature. » Proust.

La textualité littéraire dans le roman « La Nausée » apparaît sous une forme inhabituelle, qui lance défi au lecteur attentif. Elle est cachée dans quelques nominations clés dont l’analyse lui permet de surmonter l’analyse littéraire stricte. De ce point de vue l’étude de l’art en général est très importante pour l’œuvre littéraire afin de rechercher une approche interartistique plus approfondie ( incluant le domaine des autres arts ), ce qui permettrait une connaissance de la textualité littéraire plus grande elle-même faisant partie du tissu artistique. Etant conçu en tant que partie intégrante du domaine, et dans ce sens du champ de recherche des autres arts, le texte littéraire atteint des grandeurs inhabituelles qui sont en dehors de ses dimensions traditionnelles sans cesser en même temps de chercher sa forme tout au long d’une poursuite philosophique extraordinaire.

La signification étymologique des noms et surtout celui du personnage principal est d’une importance suprême pour la compréhension du roman puisqu’en même temps ils s’avèrent une preuve incontestable qui soutient des vérités déjà découvertes, notamment « le livresque », la couche purement artistique de ce texte « en relief », / texte-image /. Le nom de Roquentin témoigne de la lecture abondante du personnage en le rendant livresque lui-même. Ce nom qui permet tellement d’interprétations suggestives, se stratifie tout en rangeant en plusieurs couches les auteurs qu’on peut lire à travers lui, ainsi que les œuvres[i] qui augmentent leur nombre, encore plus concentrés en lui. Lecarme[ii] rapporte toute une série d’œuvres de Maupassant que « La Nausée » reprend en hypertexte : les lieux normands que l’auteur emploie parmi lesquels Roqueville (la ville de Roquentin).C’est bien un indice sur l’esprit bourgeois qui pénètre l’atmosphère empoisonnée de « La Nausée ». Flaubert est présent à ce niveau là aussi, en donnant le nom de Roquentin. Peut-on voir dans cet emploi direct du nom par Flaubert une marque aussi profonde du romancier réaliste pour la vie professionnelle de Sartre ? La fascination de Poulou[iii] parait être incontestable dès sa plus tendre enfance, lorsqu’il lit et relit « Madame Bovary ». Dans « SituationsIX » il affirme : « On ne fera jamais de philosophie sur « Madame Bovary » parce que c’est un livre unique. Plus unique que son auteur. »[iv] « L’Education sentimentale » est signalée comme source où on retrouve le Père Roque, Louise Roque que Frederic Moreau répugne à épouser, mais encore « les trois roquentins ».[v] Dans « La Nausée » le nom prolifère : Rollebon épouse Melle Roquelaure. Le nom Roquentin « est attesté depuis 1630, également sous sa forme ancienne rocantin (1669) d’origine obscure...le mot a aussi désigné au XVIIe s. un chanteur de chansons satiriques (1631) et ses chansons (1640). Il est archaïque... »[vi] Roquentin est donc le texte-même, un personnage en papier qui manque d’identité. Une des meilleures interprétations du nom se trouve dans le Larousse du XIXe s. qui reprend la même idée :« Nom que l’on donnait autrefois à des chansons composées et cousues ensemble comme un centon, de manière à produire le plus souvent des effets bizarres par le changement de rythme et des surprises gaies ou ridicules dans la suite des pensées ... Sartre lui-même connaissait ce sens de rocantin mais il nous a affirmé que celui-ci n’avait eu aucune influence sur la composition du texte, ni celle–ci sur le choix de son héros. »[vii] Quoi qu’il en soit, le texte (Roquentin) se replie en soi sur le fond de la surface de « La Nausée ». (grand texte). Dans ce sens Roquentin-texte devient une sorte de mise en abyme du grand texte, de « roman dans le roman » qui se promène à travers « La Nausée »-texte. Villon emploie l’expression vieux roquart [viii](XVe s.) à propos d’un vieillard morose, ce qui permet le rattachement du mot à un « radical onomatopéique » rok- exprimant le bruit d’objets se heurtant », dans le cas de « La Nausée » ce serait la multitude de textes qui la peuplent. On suppose que roquentin a été formé du verbe roquer (heurter, croquer), sur le participe présent de ce verbe avec « un suffixe –tin d’après ignorantin, plaisantin. »[ix] Ainsi on obtient un nom palimpseste de roquentin, grâce à son emploi fréquent par les auteurs ci-dessous :

roquart - Père Roque, Louise Roque, roquentins – Roquentin – Roqueville

Villon Flaubert Maupassant Sartre

La liste pourrait certainement être prolongée, afin de réaliser un palimpseste géant. Le personnage s’éparpille en tant que texte dans les textes cités et pastichés dans le roman. Cette idée vient de la transtextualité au sein du nom même qui est significatif. Dans le jeu d’échecs « roquer » et « une rocade » signifient un changement symétrique de tours. Le coup évoque symboliquement l’évolution spirituelle de Roquentin.[x] En cherchant l’étymologie du nom, on retrouve une équivalence entre rocantin et Roquentin, c’est à dire qu’apparaissent les substantifs roc et roche[xi], rocher. Physiquement le roc, comme forme indéterminée, renvoie à la structure du texte. Si on suppose que Roquentin est un texte, il porte en soi cette indétermination, ainsi que le texte même qui n’a pas de forme rigide. Le texte est un minéral[xii] qui n’a pas trouvé sa forme, ressemblant à une pierre détachée naturellement d’un rocher , restée non taillée, intacte . Mais il évoque aussi l’ambiguïté de genre du roman mixte - la fiction et la philosophie.

Le support dur de roc, roche, rocaille[xiii], rappelle la coquille (fermeture) du crabe dans lequel Roquentin se transforme, pour s’esquiver du regard d’autrui qui le rendrait un en-soi , mais aussi pour se distinguer de la masse gélatineuse trop humaine de la matière, que les gens recréent en tas. Il continue de changer son identité « en se voyant comme un type dams le genre de Descartes », ou bien « un héros de roman » qu’il est quelconque. Même la Négresse et le Juif pourraient être des héros de roman.

Entre Rollebon et Roquentin il y a une similitude au niveau de la structure des noms. La construction des noms en ro qui se répète étymologiquement, évoque la distance proche entre les deux, Roquentin ayant la tache de sauvegarder son moi en se rapprochant de plus en plus de la personne du marquis. Mais Rollebon ne fait que rouler [xiv] (to roll- rouler) sur la feuille de l’écrivain. De même Roquentin dans crise de délire balance (to rock – balancer), « il court, il court le furet » (p. 146). Le cercle rond de ce jeu devient vicieux jusqu’à éclater. Donc, le sens de roll est double. Rollebon roule comme Roquentin roule après lui. Le mouvement circulaire évoque la difficulté de la connaissance historique. Au niveau sémantique Roquentin implique cette difficulté :« A rocky situation or relationship is unstable and full of difficulties. »[xv] L’onomastique qui relie si étroitement les deux noms, est peut-être de pure coïncidence que Sartre n’aurait pas recherché. Pourtant, on perçoit un jeu musical au niveau global du texte de rock and roll, qui s’inscrit dans le contexte du jazz, même au niveau des recherches historiques. Le rock ‘ n’ roll est une musique américaine issue du jazz.[xvi] Cette supposition arbitraire suggère le caractère ludique aussi de l’activité libre qu’est l’histoire.

Le pouvoir que Roquentin possède de se travestir, le détache des autres lecteurs habituels qui recréent l’ambiance livresque de « La Nausée ». Le lecteur se multiplie en se reproduisant dans le prêtre qui lit son bréviaire, la femme qui prépare sa licence, les élèves, les artistes (le couple dans le restaurant), le peintre allemand et l’actrice Anny.

Les multiples couches artistiques que les différents arts reproduisent et qui « s’entremêlent » dans ce texte bizarre mais original retracent son unicité. Nous avons vu que dans « La Nausée » les noms complètent cet état régulier de combinaison des arts, parmi lesquels la musique domine d’une importance suprême. La citation la plus originale et la plus émouvante, enchâssée dans le texte du roman, est celle de la musique. Elle diffère des autres par sa fonction anti-parodique, rafraîchit et transforme le sens profond du livre dans son intégralité. La musique existe comme texte (intertextualité). Les vers du refrain reviennent trois fois cycliquement :

Some of these days

You’ll miss me honey (p.39 ; 244 ; 247)

Mais la musique est présente aussi comme chant (phénomène interartistique) – un art qui fait naître un autre art – la littérature (le livre). Sa double présence agrandit encore son importance. D’abord elle supplante les autres citations à fonction satirique. Celle-ci a un sens purement artistique. Elle contribue à la polyphonie des différents types de discours. Le chant comme effet transparaît à plusieurs niveaux – grâce à l’intertextualité de toutes les citations-collages et en même temps comme leitmotiv[xvii] qui traverse « La Nausée » (la mélodie).Mais il y a aussi la transposition de la musique – chanson dans la mélodie globale du texte (sa mélodie dans la mélodie du texte), c’est à dire le texte comme mélodie. Le texte devient musique.Il s’agit d’une simple interférence des textes dans la polyphonie globale des textes, subjugués par l’effet du chant à l’interférence des arts. L’interartistique fonctionne alors dans une de ses variétés : l’intermusicalité. L’influence du chant de première grandeur se manifeste à l’intermédiaire du phénomène interartistique qui inclut deux arts encore :

1. la peinture (« Melancholia » - Dürer)

2. la littérature (« La Nausée)

L’interférence et l’interaction entre les arts fait naître le phénomène interartistique[xviii] qui fonctionne au niveau global du texte, de même qu’il influence le livre à venir que Roquentin écrira.

La structure de l’art dans l’art s’il

lustre ici justement – l’existence de la musique dans le livre et le livre qui se superpose à la peinture. .

- comme construction interne la citation musicale

- comme idée de création externe a) la peinture (« La Nausée »)

b) la musique – le livre

La gravure au burin « Melancholia » apparaît comme un élément très important pour l écriture de l’œuvre sartrienne. La décision principale de l’écrivain est que le texte littéraire porte son nom. C’est l’éditeur Gallimard qui propose le titre présent. Notamment c’est l’Histoire de Michelet du XVIe s.[xix] qu’Anny lit et relit non pas par hasard « avec un amour extraordinaire » et l’impression de vivre un miracle, qui cache en secret la description de la gravure de Dürer. C’est un un livre clé, pas seulement parce qu’il est le livre de chevet de Sartre. Sa présence a une fonction transtextuelle et transartistique. Même si le tragique existentiel comme interprétation thématique s’apparente à la mélancolie de la peinture, on saisit le phénomène interartistique qui joue un rôle primordial et colossal, en illustrant l’interpenetration des arts. Elle se poursuit grâce au fonctionnement du théâtre dans le théâtre. Anny est une actrice jouant le rôle d’Agrippine, Junie dans « Britannicus » (Racine). L’apparition du chœur antique glisse le théâtre à ses origines. La mythologie grecque est évoquée avec la Méduse, la Bible à travers le nom de son oncle Joseph et l’antiquité grecque (Homère « Iliade »), grâce à un des personnages, qui s’appelle Achille. L’entrevue ressemble à un pastiche de scène théâtrale de tragédie qui, dans son ambiguïté, donne une scène parmi d’autres de la vie quotidienne. D’ailleurs Roquentin explique à Anny :« les tableaux, les statues, c’est inutilisable : c’est beau en face de moi. La musique... », en se faisant interrompre par elle :« Tu veux énumérer tous les beaux arts » (p.213) La peinture et la musique sont largement exploitées dans le roman ce qui fait qu’ils apparaissent dans le texte littéraire d’une manière ou d’une autre. Genette étudie la naissance de parôdia comme genre chez Aristote avec un sens qui sera très modifié par la suite et dont il essaie de restituer l’histoire, pour retrouver l’impossibilité de trouver une définition stricte de sa diversification.”L’étymologie : ô, c’est à dire chant para : « le long de », « à côté », d’où parôdia, ce serait (donc ?) le fait de chanter à côté, donc de chanter faux, ou dans une autre voix, en contrechant – en contrepoint-, ou encore de chanter dans un autre ton : déformer, donc, ou transposer une mélodie. »[xx] Dans cette rhapsodie de citations (« La Nausée »), que reprend l’origine du terme littéraire, n’interfère-t-il pas donc pas la mélodie (Some of these days) pour scander en relief la polyphonie des voix de sa musique ?[xxi]

La substitution d’un livre par une peinture (on l’a vu avec « Melancholia ») existe plusieurs fois dans le roman. L’une d’elles est la photo d’Emilie Brontë, accrochée au dessus du lit d’Anny, qui fait immédiatement allusion à son livre « Hauts de Hurlevent ». Les tableaux au musée qui sont aussi de véritables mises en abyme jouissent d’une polyvalence absolue. On ouvre ces peintures comme des livres qui cachent de véritables trésors dans leurs profondeurs sous une apparence sans attrait. Sur l’une des peintures on peut voir toute une bibliothèque de livres connus – Montaigne, Horace... Alors la mise en abyme assume une fonction intertextuelle. Sa fonction est interartistique (interpicturale) quand la peinture représentant le mort et le chat apparaît comme un reflet d’une autre image, celle de De Greuze que Diderot analyse dans « Les Salons ». « Le texte de Sartre raille donc à la fois un style pictural, une méthode de critique d’art, et surtout l’idéologie qu‘elle soutient. »[xxii] Le discours metatextuel que pratique Roquentin en tant que critique d’art , continue le jeu interartistique à propos d’un autre portrait :« ...c’était tout juste de la psychologie comme on en fait dans les romans. » (p.122) Le phénomène interartistique peut s’inverser, car c’est Sartre qui crée des peintures grâce à l’écriture. Les couleurs[xxiii] signalées très vives et peu harmonieuses donnent du relief à un style très impressionniste (Van Gogh), pour le couple d’amoureux :« ... une petite femmeen bleu ciel courait à reculons, en riant, en agitant un mouchoir. En même temps, un Nègre avec un imperméable crème, des chaussures jaunes et un chapeau vert ... cette petite bonne femme blonde dans les bras d’un nègre, sous un ciel de feu ... ces couleurs tendres, le beau manteau bleu qui avait l’air d’un édredon, l’imperméable clair, les carreaux rouges de la lanterne...ces deux visages d’enfants. » (p.20) Sartre pratique le pastiche lorsqu’il transpose son écriture dans le style d’un autre écrivain. Ce sont les passages les plus adoucis de « La Nausée », lorsqu’il emprunte parfois le style romantique dans un dessein poétique sans préoccupation satirique parait-il, au moins sournoise. On assiste à toute une série de pastiches de genre sentimental, couleur pastel (ce sont des peintures implantées dans le texte littéraire créées de mots, où la confrontation entre littérature et peinture donne encore le phénomène interartistique) et raffiné, qui varient de tonalité, lorsque Roquentin se promène sur la jetée le dimanche. Le paysage est pittoresque alors que le jeune couple contemple amoureusement les mouettes :« Le soleil descendait lentement sur la mer. Une femme éblouie porta d’un air las une main à ses yeux et agita la tête. » (p.80).

Le champ intersémiotique ne cesse de s’entrouvrir pour laisser voir apparaître à l’horizon scientifique un panorama large de concepts forgés et de ponts de vue éclaircissant les fondements de la recherche interdisciplinaire. On ne cesse de se référer au fondement de l’intertextualité à Julia Kristeva.[xxiv]Au sein de la recherche de l’intermédialité dont le terme innovateur introduit par Jürgen Müller[xxv]pour les relations entre les différentes branches de la science, on retrouve le problème de la relation entre les arts qui pourrait être expliqué par un ensemble de termes qui trouveraient leur justification individuelle dans l’infini à explorer du savoir et de la science. D’après le point de vue entrepris où se focalise la recherche de notre étude interartistique, notamment la relation entre les arts au sein du texte littéraire en premier lieu et en général de tout art on pourrait parler de phénomène interartistique, celui que nous proposerions ou interart ou bien encore interartialité tout en tenant compte de leur spécificité concrète et immanente. L’interartialité est mentionnée par Walter Moser[xxvi] de l’Université d’Ottawa dans sa conférence inaugurale du 1er octobre 2003 intitulée « L’interartialité : une contribution à l’archéologie de l’intermédialité », lors du IV Colloque international du Centre de recherche sur l’intermédialité (CRI) de l’Université de Montréal, édition de la Nouvelle sphère intermédiatique V. Le chercheur analyse le cheminement de ce concept, de manière diachronique tout en essayant de trouver les racines archéologiques de l’ l’intermédialité via l’ interartialité en se concentrant sur leur point d’intersection en remontant plus loin que la notion de Gesamtkunstwerk. Son point de départ, c’est la littérature, en tant que média, sa média lité, sa remédiation etc. On peut poser de plusieurs côtés les multiples centres d’intérêt qui concernent les différents aspects de la recherche. On globalise, on particularise mais ce qui est vrai aussi, c’est que pour ce qui est de la relation des arts n’importe le domaine du champ de recherche, soit-il la littérature, la peinture ou la musique, dans lequel se focalise l’étude de la confrontation interartistique, il faudrait voir comment chaque domaine artistique contribue à l’élaboration de termes et d’éclaircissements afin d’institutionnaliser la base de la recherche interartistique.

Notre terme - phénomène interartistique fait pendant dans sa conception à certains aspects étudiés dans la recherche intermédiale en général et dans le cadre de ce colloque d’autant plus qu’il ne concerne que le domaine de l’art. C’est une structure intermédiale dans le texte littéraire – le phénomène interartistique, ou bien pictural, se trouvant à la lisière entre les deux signes appartenant à différents champs artistiques qui se rencontrent, il naît de leur rencontre, il y est déjà sans qu’on se soit aperçu. Ce qui est à souligner c’est la sensation qui en émane. De là de variantes multiples comme l’intermusicalité, l’interpicturalité... Ces variantes sont présentes au sein même de l’intermédialité. Le signe complexe de Hjelmslev qui expliquerait la confrontation de deux arts au sein d’un même champs artistique (par exemple la peinture d’un paysage en mots qui répondrait à ekphrasis comme figure de rhétorique, elle-même trouverait des variantes dans d’autres domaines d’art) serait valable pour la confrontation de deux arts au physique c-à-d comme dans les livres d’artistes où les mots sont inscrits dans la peinture-même ce qui permettrait l’élargissement de l’idée du concept. C’est ainsi qu’on arrive à la dématérialisation de l’œuvre – la transformation du texte écrit en peinture ou bien la naissance d’une œuvre du genre mixte comme c’est avec les livres d’artistes. C’est dans ce sens la que Philippe Marion dans sa synthèse du colloque dont on a parle plus haut évoquant la dematerialisation du media littéraire au profit de sa possible et future transmedialisation et remedialisation quand il explique la remédiation – c-à-d la naissance d’un nouveau media à travers plusieurs types de médialités ses composantes. Comme « un média est toujours engrosse d’un média qui va le suivre » on a l’émergence interminable d’un palimpseste interartistique à travers lequel on verrait perpetuum mobile une œuvre d’art appartenant à n’importe quel champ artistique comportant en soit des éléments interartistiques innombrables, où le scintillement du phénomène interartistique changerait de sens et de vision lors de la rencontre à l’abstrait de tellement de réalités interartistiques, suivant le contexte dans lequel elle apparaîtrait (époque, réception...). Dans ce sens on donnerait une explication plutôt théorique en synchronie du phénomène interartistique qui compléterait celle d’interartialité de Moser présentant le problème en diachronie. En ce qui concerne le livre d’artiste on dirait qu’il comporte l’intermedialité proliférante provenant de la combinaison de deux arts en soi et existe toujours dans un contexte intermédial.

Genette[xxvii] emploie le terme d’inter-artistique en analysant le système des arts de Hegel, proposant un autre aussi, celui d’intra-artistique« qui pose au sein de chaque art une échelle axiologique sur laquelle certaines œuvres, ou certains genres, surplomberaient d’autres œuvres ou d’autres genres, du fait de leur plus grande teneur de spiritualité… ». Notre idée consiste en le fait d’exprimer les différentes configurations des arts au sein d’un même art, par exemple la littérature comme c’est le cas avec « La Nausée » (car la textualité fait partie du tissu artistique), ou la peinture... Il s’agit de la sensation provoquée de la confrontation entre deux ou plusieurs arts, idée qu’exprime Platon dans Cratyle (texte-image), Kant[xxviii].

Le phénomène interartistique tellement invisible et en même temps tellement omniprésent pourrait trouver de multiples explications- chez Saussure (l’aspect plastique[xxix] et acoustique du signe), Peirce (l’interprétant et la sémiose interminable, où l’interprétation se superpose a une autre, continuellement avec des proliférations dans une interprétation à l’infini, par exemple une musique qu’on entend et qu’on interprète de manière figurative en images et ainsi de suite ou bien l’inverse, ce qui fait pendant à la synesthésie multimodale mais dont l’essence de tous les exemples cités donne le même invariant – l’interférence qui fait naître le phénomène interartistique ), Hjelmslev (la frontière entre le contenu et la forme des deux signes), peut-être, est-il au fondement de la structure absente[xxx] que U. Eco étudie. Eco explique que le langage artistique, voire poétique est différent de celui de la langue que l’on parle, entrant dans le domaine esthétique. Ainsi la vision post structurale brise la structure et recherche l’insondable d’une analyse à jamais finie car le fondement de la structure absente nous échappe, à moins qu’on ne saisit le sens de l’explication biblique[xxxi] qui est à la base de toute approche interartistique de même qu’artistique. C’est la forme qui guide la construction des réalités interartistiques. Voilà pourquoi il serait nécessaire de tisser une approche interartistique dans l’étude de ces phénomènes. Le nom de phénomène serait lié à la phénoménologie qui aspire à découvrir les structures transcendantes de la conscience, la manifestation des objets à la conscience, par l’intermédiaire des sens, ce qui met en premier plan la sensation. Et c’est elle qui justifié et donne sens à l’interartistique car elle en découle. Il est lié à l’inhabituel.

Bouville dont le fond reste principalement sombre, à part le fait que quelques lumières pâles ou étincelantes l’éclairent à des moments subitement, est très important puisqu’il donne l’impression d’une grande accumulation du « livresque » d’un point de vue abstrait. Il recrée d’une manière propre et originale l’idée du livre-monde-ville.

Il s’agit d’un intertexte flaubertien particulièrement intensifié – c’est Bouville – la ville de ufs, une ville bourgeoise qui est contenue d’une manière toujours livresque dans le nom de Bovary. Il y a une rencontre du bourgeois et du livresque très dévalorisée.

Le B de Bouville renvoie, même implicitement éloigné, au B de la Bible (emprunté – XVe s. au lat.chretien biblia« livres sacrés »-IIIs., bien attesté en lat. médiéval à partir du XIIe s.)[xxxii] . L e B qui relie Bouville à la Bible c’est le b de biblion (Bible) qui en grec signifie livre :« du grec biblia pluriel neutre de biblion...de bublion, dérive de bublos, biblos. Ce dernier désigne d’abord le papyrus égyptien d’où par métonymie, les fibres de papyrus utilisées pour écrire, en rouleau et en livre. »[xxxiii]

Bible-biblion-ville

Et le livre joue un rôle particulièrement important dans le roman.C’est une Création du monde livresque. Le B de Bouville peut remonter à Babylone, capitale intellectuelle et religieuse de la Mésopotamie dont l’un des fondateurs s’empare de Jérusalem (587 av. J.C)[xxxiv] Si on se réfère à la Bible[xxxv] encore, on s’apercevra que le lieu ou les fils de Noé s’apprêtent à élever une tour jusqu’aux cieux, Dieu l’appelle Babel –« nom hébreu de Babylone »[xxxvi] (« « désordre »-et « La Nausée » ressemble vraiment à un désordre de livres et d’arts ) en fonction de la confusion des langues sur toute la surface de la terre. L’ensemble de mots donne : babel- biblion-babylone – une homophonie.

C’est une véritable odyssée de partir à la recherche réseaux intertextuels, dont la prolifération à l’infini ne pourrait pas permettre d’arriver à un aboutissement de décryptage. Les références transtextuelles s’interpénètrent littéralement jusqu’à se fondre dans la masse amorphe et même polymorphe d’une lecture babylonienne de citations[xxxvii], qui s’inscrit bien dans le contexte bouvillois – ville-livre-citation.

Bouville est antibiblique et antilittéraire. La notion de livre est contenue dans le nom de la ville, mais dévalorisée. « L’hypothèse généralement admise selon laquelle bublos serait purement et simplement le nom de la ville phénicienne de Byblos, d’ou le papyrus était importé »[xxxviii]. Théoriquement s’institue le postulat suivant : La Bible se présente comme un début par rapport à tout dans le monde, dans notre variante par rapport à tout livre plus tard.

Bible – monde – macro niveau

Livre – monde - micro niveau

 

 

La seule courbe de droite indique que le monde est contenu dans la Bible. La courbe de gauche qui descend vers le livre, marque la naissance du livre futur que Roquentin écrira. Celle qui retourne vers Bouville de nouveau, représente symboliquement le lieu causal entre la ville et le livre, un monde contenu dans chaque livre... Le cycle du mouvement circulaire du schéma permet un renouvellement permanent du sens, puisqu’il est riche en connotations sémantiques, prolongeant la polysémie à l’infini. On assiste à une fermeture du cercle avec le livre à venir et on revient de nouveau non pas seulement visuellement. C’est autour du livre qu’on tourne avec le B, mais le monde aussi se réduit à un livre (la Bible) – livre de la Création du monde. Le lien entre la Création et la création artistique est très fort. Butor l’interprète dans son ouvrage « Improvisations sur Michel Butor » où il décrit l’intérieur de l’ancienne cathédrale et le moment de son exaltation devant un vitrail célèbre fait en France « ...au XVIe s. qui représente l’histoire de Caïn dont les fils sont considérés dans la Bible comme le premier constructeur des villes, le premier industriel et le premier inventeur d’instruments de musique. » [xxxix] L’idée de la Création Divine et du créateur n’est pas seulement littérale mais peut être étudiée plus profondément. Tout en peignant une ville en boue (Boue – ville) Sartre donne en effet son programme de la création du monde et se fait créateur tout en se substituant au Créateur. A l’Écriture sainte se substitue une Écriture humaine, artistique. L’image de la Création apparaît lorsque Sartre peint les rues et le sol, détrempés de boue, les hommes au point de s’enliser dans elle et de réapparaître. La Bible crée l’homme de la boue et de l’argile. Chez Sartre l’homme qui marche dans la boue, évoque la difficulté et l’existence dans laquelle il se sent empêtré. En plus, la matière même dont il est fait, suggère l’impossibilité de se recréer. Dans ce sens, ces références théologiques font penser à la réécriture de la Bible par Sartre. « La Nausée » se présente aussi comme une anti-Bible ou Bible à l’envers, soi-disant réécriture de la Bible à la manière de Sartre. Par extension, il se dit à propos d’un grand livre, d’un travail important (1223), figurant au Moyen Age dans les titres (XIIIe s.) donnés à des ouvrages satiriques qui passaient en revue les principaux états de la société. [xl] Seulement dans notre cas la dénonciation s’élargit dans un sens plus philosophique. Nous sommes juste sur le point de croire que même l’art est contesté et parodié et nous hésitons de nouveau quand il touche Roquentin. Mais Sartre ne fait que poser une question : est-ce que l’art peut justifier l’existence ? En tout cas il est organiquement implanté dans les fibres du roman. Unifiés par le prisme de l’art qui est traversé par les noms, la ville, le livre, ces éléments cessent d’être réels grâce à la textualité qui les contient, tout en étant une partie intégrante de l’esprit artistique qu’on ne pourrait jamais diviser.

Vassiléna KOLAROVA


[i] On pourrait établir un calendrier à partir des notes de Roquentin et ainsi reconstituer le temps passé. De cette façon on aurait pu compare les 7 parties étudiées dans « La Nausée » et les 7 parties du « Temps perdu » de Proust. Sartre aurait –il pense à pasticher Proustmême dans ce détail ?

[ii] LECARME, “Sartre lecteur de Maupassant”, in “Lectures de Sartre”, Presses Universitaires de Lyon, 1986, p.196

[iii] SARTRE, “Les Mots”, Gallimard, 1968

[iv] SARTRE, “Situations IX”, Gallimard, 1972

[v] LECARME, Op.cit., p.195

[vi] “Dictionnaire historique de la langue française”, sous la direction d’ Alain Rey, 1992

[vii] “Oeuvres romanesques” de Sartre, Gallimard, 1981, p. 1674-1675

[viii] “Dictionnaire historique...”, Op. cit.

[ix] Ibid.

[x] Ibid.

[xi] Ibid., roche-« un gros bloc de matière minérale, dure ...mais aussi au XVIIIe s. assemblage de minéraux, servant à former des syntagmes ».

[xii] “Oeuvres romanesques”, Op. Cit. p.1657 ; Sartre compare l’oeuvre « Lumières d’août » a un minéral. « La Nausée » peut être un minéral aussi, d’autant plus que les minéraux entrent dans la composition des roches.

[xiii] “Dictionnaire historique...”, Op. cit. rocaille au XVIIIe s. dans le vocabulaire des arts décoratifs designe un morceau de minéral, mais aussi l’ouvrage construit avec ces matériaux, caractérisant le genre décoratif baroque.

[xiv] “Collins Cobuild English Dictionary”, Harper Collins Publishers, 1995 ; roll – When something rolls or when you roll it, it moves along a surface, turning over many times Le grapheme roll – est contenu dans l’expression française. D’après le Dictionnaire historique rouler est emprunté (1375) à l’ancien français roler, roller, devenu rouler.

[xv] Ibid.

[xvi] Ibid.

[xvii] TARASTI, E., La musique et les signes. L’HARMATTAN, Paris, 2006, Il explique de point de vue sémiotique la présence du leitmotiv dans le domaine musical. Ici nous comparons le leitmotiv en musique et en littérature, dans ce cas la la surface du texte se dématérialise de manière intermediale devenant musicale.

[xviii] La base théorique du phénomène interartistique et la source de sa provenance et d’extraction sont les travaux de J. KRISTEVA et G. GENETTE, d’où ses origines peuvent trouver une justification dans le domaine de la théorie littéraire. Si l’intertextualité présuppose le croisement de plusieurs textes, l’interartistique exprime la confrontation de plusieurs arts. Dans un certain sens nous approfondissons nos recherches d’un degré de plus, en ce qui concerne les cadres scientifiques des études cités plus haut, en particulier dans un domaine plus spécifique et plus détermine comme l’art., Voir a ce sujet l’analyse interartistique de ces phénomènes cf. KOLAROVA, Vassiléna, « Sémantique des couleursdans « La Modification » de Michel Butor » et « Traits interartistiques dans l’« Autoportrait » de Montaigne », in « Les signes du monde, programme & résumés », 8ème Congrès de l’Association Internationale de Sémiotique Visuelle, Lyon 2004, p.543, p.557 et sur l’explication biblique, Applied Semiotics, Sémiotique Appliquée, A Learned Journal of Literary Research on the World Wide Web, Issue Nº17, volume 7, Semiotics, Religion and Ideology, “L’indicible chez Michel Butor”, June 2006, Toronto, CanadaNous mentionnons le terme de phénomène interartistique au Séminaire de la Nouvelle Université Bulgare de Sofia « La sonorité intersémiotique de la théorie et des peintures de Kandinsky », le 4 avril 2003.

[xix] Michelet, “Histoire de France, le XVIe s. la Réforme », Chamelot 1855, pp.82-90, cite par TERONI, « Sartre et les séductions de la Mélancolie »in « Lectures de Sartre », Op. cit. p. 41

[xx] GENETTE, Gérard, Palimpsestes, la littérature au second degré”, Éd du Seuil, 1982, p. 20

[xxi] HELBO, André,”L’ enjeu du discours”, “Lectures de Sartre”, Editions COMPLEXE, Bruxelles, 1978, p.236-237, ”…la citation : l’inachèvement, la mosaïque d’énoncés segmentent le sens : le récit est pénétré par une énonciation répetée ;” : ce qui recrée l’effet musical dont parle Helbo au-dessus en soulignant la transformation du roman en sonate …” , (pour le terme sonate voir Michel Beaujour, “ Sartre and surrealism”, in Yale French Studies, n 30, hiver 1962-1963., Cité par HELBO, André,”L’ enjeu du discours”, Ibid. ) Il faut noter l’emploi interartistique des termes dont Helbo se sert pour caractériser la même œuvre - sonate et mosaïque.

[xxii] IDT, Geneviève, “La Nausée de Sartre”, Profil d’une œuvre, Hatier, Paris, 1971, p. 74

[xxiii] HELBO, André, Op. cit., une étude minutieuse sur la signification des tons dans l’œuvre sartrienne est soigneusement élaborée : p.113 à la p.125, ainsi qu’une synthèse de leur influence pour la structuration sémantique des idées

[xxiv] KRISTEVA, J., Sêméiotiké, Recherche pour une sémanalyse, Seuil, Paris, 1969

[xxv] MÜLLER, J. , Intermedialität : Formen moderner kultureller Kommunikation, Munster, Nodus, 1995

[xxvi] MOSER, W., L’interartialité : une contribution à l’archéologie de l’intermédialité, V Colloque du CRI, Histoire d’un concept, Montréal, 1 Octobre 2003

[xxvii] GENETTE, « Figures IV », Seuil, 1999, p.81

[xxviii] KANT, « Critique de la capacité de jugement », Académie bulgare des sciences, Sofia, 1993, §52 « De la liaison des beaux-arts dans une même œuvre », p.219 Sur la référence à Kant sur l’icône et du rapprochement avec son idée voir, l’étude de BORDRON, Jean-François, « L’iconicité », p.121 in « Ateliers de sémiotique visuelle », sous la direction de Anne HENAULT et Anne BEYAERT, PUF, Paris, 2004

[xxix] Voir sur les formes visuelles et l’intersémiotique le livre emblématique de FONTANILLE, J., « Sémiotique du visible -des nombres de lumière », PUF, 1998

[xxx] ECO, U. “La Structure absente”, Mercure de France, 1972, p.228-229

[xxxi] Il y a diversité de dons, mais le même Esprit ;, BIBLE, “Nouveau Testament”, “Première épître aux Corinthiens », 12:4:12.4, Traduction Louis Segond, 1910, Sur l’explication biblique, Applied Semiotics, Sémiotique Appliquée, A Learned Journal of Literary Research on the World Wide Web, Issue Nº17, volume 7, Semiotics, Religion and Ideology, “L’indicible chez Michel Butor”, June 2006, Toronto, Canada. Nous mentionnons le terme de phénomène interartistique au Séminaire de la Nouvelle Université Bulgare de Sofia « La sonorité intersémiotique de la théorie et des peintures de Kandinsky », le 4 avril 2003.

[xxxii] “Dictionnaire historique...”, Op. cit.

[xxxiii] Ibid.

[xxxiv] Petit Larousse en couleurs, Librairie Larousse, 1989

[xxxv] La Bible, Genèse, LivreI- ChapitreII, vers 2-8

[xxxvi] “Dictionnaire historique...”, Op. cit.

[xxxvii] GUEORGUIEV, Nicola, “Homo citans dans le texte littéraire”Ed.St Kliment Ochridski », Sofia, 1992

[xxxviii] “Dictionnaire historique...”, Op. cit.

[xxxix] BUTOR, M., “Improvisations sur Michel Butor – L’écriture en transformation”, ELA/La Différence, Paris, 1993, p.129-130

[xl] Ibid.

 

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