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![]() oOo Article de Laura Guien-Slate –décembre 2017 Traduction Henri Valéro
Plus de 40 ans après la mort de Franco, son héritage continue de diviser l’Espagne, tiraillée entre des familles de victimes en quête de reconnaissance et des nostalgiques du régime. Le 2 novembre 2017, le projet initié par la maire de Madrid de renommer 52 rues rendant hommage au franquisme dans la capitale était suspendu juridiquement, suite à une plainte déposée par la Fondation Francisco Franco. Cet évènement, qui peut sembler à bien des égards surréaliste, renseigne sur deux aspects essentiels du conflit mémoriel espagnol : le fait qu’il existe dans le pays une fondation chargée de veiller au souvenir du dictateur, mais aussi que près de 44 ans après la mort de ce dernier, les symboles franquistes persistent dans l’espace urbain et le quotidien des Espagnols. Fin de non-recevoir pour les familles des victimes Ainsi, en Espagne, plus d’un millier de rues affichent encore les noms des haut-gradés et « héros du franquisme », tandis que plus de 300 plaques et monuments continuent d’honorer directement Franco et le fondateur du mouvement fasciste espagnol de la Phalange, José Antonio Primo de Rivera. Fait non moins choquant, il existe encore plus de 80 établissements scolaires nommés d’après des personnalités liées au franquisme, anciens ministres et hauts responsables. Une toponymie figée dans un passé particulièrement sulfureux, qui ne représente que la face visible d’un travail de mémoire laissé au point mort. L’Espagne, qui détient ainsi le triste record mondial du plus grand nombre de disparitions forcées après le Cambodge, n’a en effet toujours pas entrepris de travail effectif de mémoire et de réparation auprès des victimes du franquisme : plus de 120.000 personnes jetées dans des fosses communes durant la guerre civile, pour lesquelles des associations de familles de victimes militent afin d’obtenir réparation, en vain. Une même fin de non-recevoir est opposée à la cause des « bébés volés », ces enfants enlevés pour être donnés ou vendus à des familles adhérant aux valeurs du national-catholicisme de Franco. Une pratique vieille comme le régime, maintenue jusque sous la démocratie, et qui aurait pu toucher, selon les associations de familles concernées, près de 300.000 enfants entre 1939 et la fin des années 1980. Alors que certains pays comme l’Allemagne ont depuis longtemps réalisé leur devoir de mémoire, et à l’heure où les États-Unis commencent petit à petit à remettre en question leur passé esclavagiste, l’Espagne en est ainsi à son troisième avertissement du Haut commissaire des droit de l’homme des Nations Unies, qui l’intime à mettre en place un plan de réparation pour les victimes du franquisme. Pourquoi le pays a-t-il tellement de mal à faire face à cet épisode de son passé récent ? Amnésie et amnistie Pour mieux cerner cette exception mémorielle espagnole, il est nécessaire de revenir à l’étape de la transition démocratique. Cette période, qui s’ouvre à la mort de Franco, va jeter les bases d’un changement politique issu d’une négociation complexe entre les secteurs réformistes du franquisme et les forces modérées de l’opposition démocratique. En 1977, les élites franquistes acceptent ainsi l’ouverture vers la démocratie en échange d’une amnistie politique, ainsi que le rappelle Ariel Dulitsky, membre du groupe de travail des Nations Unies ayant participé à la rédaction du premier rapport rappelant l’Espagne à l’ordre sur son manque de politique mémorielle : « L’Espagne s’est transformée en un État démocratique, et cette transformation s’est en partie opérée sur la base de ne pas avoir réalisé de travail de mémoire, de justice, ni de réparation adéquate pour les victimes de la dictature franquiste. » Une particularité ibérique que l’anthropologue José Mansilla analyse de la sorte : « Quand meurt le dictateur, s’opère une transition qui ne comprend aucun mouvement de négociation. Ce qui laisse beaucoup de choses en suspens. L’une d’entre elles est justement la mémoire positive de ce que fut le passé franquiste. » De fait, aucune condamnation, ni aucun procès du franquisme n’aura lieu. Au contraire, pour asseoir le processus de transition, les élites politiques vont alors concevoir un outil législatif qui, s’il est censé garantir la paix sociale, entrave par la réciproque tout travail de mémoire. Dans un de ses articles sur les dynamiques de transmission du passé, Paloma Aguilar, professeure de sciences politiques et de sociologie à l’UNED, en explique les contours : « La première loi adoptée par le nouveau parlement démocratique fut une loi d’amnistie. Tout en libérant les quelques prisonniers politiques restant de l’ère franquiste, et en fournissant des pensions à certaines des victimes du franquisme, elle a également gracié les violations commises par les officiers de la dictature », écrit la chercheuse, spécialiste des conflits mémoriels espagnols. Votée en 1977, cette loi d’amnistie est toujours en vigueur en Espagne. Elle constitue actuellement le principal obstacle sur lequel viennent buter les familles des victimes, désormais contraintes d’aller chercher justice en Argentine, où reste actuellement ouvert l’unique processus judiciaire contre les crimes franquistes. C’est par ailleurs le recours à ce même texte qui a permis à la Fondation Francisco Franco de suspendre judiciairement le changement des noms de rues madrilènes. Puissant traumatisme générationnel Le pardon des bourreaux, inscrit dans la loi, a ainsi précédé et annihilé tout acte de contrition. Mais ce refus de toucher au passé franquiste n’est pas uniquement le fait des politiques. À la mort de Franco, la société espagnole craint également de se lancer dans ce nécessaire devoir de mémoire. Des motivations sociologiques que décrypte Paloma Aguilar : « La décision des élites politiques de l’époque de n’appliquer aucune mesure pour rétablir la vérité, la justice ou la réparation symbolique, fut néanmoins largement soutenue par la société espagnole, qui, à cette époque, craignait fortement la recrudescence d’un conflit comme la guerre civile. » Un traumatisme encore profond de la part des générations ayant connu la guerre et qui se serait en partie transmis à la génération suivante. Y compris aux plus politisés, comme Neus, 60 ans, militante catalane depuis les années 1980 pour le droit à la mémoire en Espagne : « Je me souviens très bien être allée voter la Constitution espagnole en 1978 avec mes parents, la peur au ventre. On a voté oui, sans broncher. Nous avions trop peur que le franquisme revienne. » Durant la transition, les traumatismes éclipsent ainsi les désirs de mémoire. D’autre part, la chape de plomb et le silence imposé enterrent, pour un temps du moins, les revendications des victimes. Paloma Aguilar poursuit : « La répression extrême subie par le camp défait pendant la dictature et la stigmatisation sociale associée au fait d’être considéré comme un “perdant” de la guerre, expliquent pourquoi de nombreuses familles espagnoles ont choisi de garder le silence après la guerre sur le passé. » D’autres, traumatisés par la violence et la disparition de proches, garderont le doute que la répression ait réellement existé. Un traumatisme que racontent certains militants pour le droit à la mémoire comme Maïté, petite-fille d’un républicain fusillé : « Lorsque ma mère a vu le nom de son père sur le monument que nous avons fait ériger dans notre village, elle m’a avoué n’avoir réalisé que ce dernier n’avait réellement existé que ce jour-là. Auparavant, il était resté un fantôme pour elle ». De multiples niveaux de conflits sont ainsi à l’œuvre dans les processus mémoriels en Espagne. Une première fracture oppose les Espagnols exigeant un devoir de mémoire et une partie de leurs concitoyens qui, en l’absence de consensus politique sur les aspects néfastes du régime, continuent de percevoir les symboles franquistes comme un élément neutre, voire positif de leur histoire passée. À cette profonde fracture mémorielle s’ajoute un deuxième niveau de conflit, à l’oeuvre au sein même du groupe en attente d’un devoir de mémoire de l’État. « La deuxième génération interprète parfois les initiatives audacieuses de la troisième génération comme une attaque à sa propre inaction et considère que sa progéniture –qui est beaucoup plus critique face au processus de démocratisation– ne reconnaît pas leur contribution cruciale à la stabilisation de la démocratie espagnole », note Paloma Aguilar. Une loi de mémoire historique trop faible Ces traumatismes complexes suffisent-ils à expliquer qu’entre 1977 et 2017, aucune réelle politique n’ait réussi à émerger ? Dans le cas des symboles franquistes, le travail de mémoire s’est heurté en outre à la faiblesse d’un autre outil législatif : la loi de mémoire historique, votée en 2007 sous le mandat du socialiste José Luis Zapatero. Si cette loi fixe le retrait « des écus, insignes, plaques et autres objets ou mentions commémoratives exaltant le soulèvement militaire, la guerre civile ou la répression de la dictature » des édifices publics, elle ne prévoit son application que lorsque ce retrait n’entre pas en « opposition avec des raisons artistiques, architecturales ou artistico-religieuses » des monuments. Des limitations que n’ont jamais cessé d’exploiter les plus fervents défenseurs du passé franquiste de l’Espagne. De fait, la loi de mémoire historique de 2007 –qui prévoit également la dépolitisation du Valle de los Caídos, monument démesuré à la gloire du franquisme où est encore enterré le dictateur– n’est pas appliquée dans environ 150 municipalités espagnoles. Eduardo Ranz, avocat madrilène qui se dédie depuis 2015 à attaquer judiciairement les mairies ne débaptisant pas leurs rues et monuments franquistes, revient sur les limites du texte : « La loi-même ne prévoit pas de sanction ni de délais précis d’application pour le changement de nom des rues. Certains maires et évêques qui ne sont pas d’accord avec son contenu ont donc tout simplement décidé de ne pas la respecter. » Pour Ranz, qui fait partie d’un groupe de travail pour une réforme du projet de loi de mémoire historique auquel se sont récemment joints les socialistes espagnols, l’absence de politique mémorielle en Espagne est avant tout un problème politique. « Pour que la volonté politique soit réelle, il faut une bonne régularisation juridique et une ligne budgétaire. En Espagne, aucune de ces deux choses n’existe. » Depuis 2011 et l’arrivée au pouvoir du Parti populaire de Mariano Rajoy, les faibles budgets accordés à la mémoire historique dans le cadre de la loi de 2007 ont en effet été drastiquement réduits, puis totalement supprimés. Terrain politique miné En réalité, la question du devoir de mémoire est depuis toujours un terrain miné pour les deux acteurs historiques du bipartisme espagnol : le PSOE (socialistes espagnols) et le Parti populaire. Ce dernier, héritier d’Alliance Populaire, formation fondée par des anciens ministres de Franco, entretient toujours des liens biographiques avec l’ancien appareil franquiste et n’a donc aucun intérêt à agiter un passé sulfureux. Les socialistes, après un silence complice durant la transition, portent désormais le stigmate d’une politique mémorielle trop faible, non appliquée et non dotée financièrement. Face aux acteurs historiques, les deux nouveaux partis censés marquer la régénération démocratique espagnole semblent jouer une variation de cette incapacité à se saisir de la problématique du passé franquiste. À gauche, Podemos ne dispose pas d’appui suffisant pour imposer un agenda pourtant audacieux sur les questions de mémoire. Ciudadanos, nouveau centre libéral en voie d’extrême-droitisation express –comme l’explicite son constant recours à l’argument du nationalisme espagnol durant la crise catalane (au point de faire réagir y compris la droite du Parti populaire dans des régions comme le Pays basque)–, s’inscrit dans le discours sacralisé durant la transition de « ne pas rouvrir les blessures du passé ». Dans cette inertie politique vis-à-vis des questions mémorielles, les derniers épisodes des violences policières en Catalogne ont eu tôt fait de réactiver l’argument d’un franquisme immortel, plus que jamais incarné en son héritier naturel, le Parti populaire. Pour l’écrivain Isaac Rosa, auteur d’un roman sur le tabou mémoriel ayant touché la génération née sous la transition, l’impossibilité à construire des politiques de mémoire doit cependant dépasser cette lecture : « En Espagne, il n’y a plus de franquisme, ce qui reste est une démocratie insuffisante. Il faut désormais exiger d’une ou deux générations de dirigeants, qui n’ont jamais participé au régime de Franco et dont toute la carrière politique s’est déroulée après le franquisme, de prendre leurs responsabilités. » Une posture de revendication délicate pour la société espagnole qui, en l’absence de consensus clair sur la période franquiste, continue d’être divisée sur le sujet. Une étude menée en 2008 sur la perception de la loi de mémoire historique mettait ainsi particulièrement en relief ces divergences d’opinion. Ainsi, sur l’ensemble des participants, seuls 18% des répondants entre 18 et 24 ans avait une image négative de la loi « parce qu’elle raviverait de vieilles rancunes ». Les répondants âgés de plus de 65 ans étaient quant à eux 43% à adhérer à cette idée. Une génération encore attachée au mythe de la « transition démocratique idéale » qui s’est largement exportée à l’étranger et explique en partie la surprise qu’ont généré les soubresauts de violence et la politique autoritaire face à la récente rébellion catalane. Redéfinir ou détruire Reste que certaines décisions, même symboliques, semblent amorcer un changement à venir. Comme le vote par les députés, en mai dernier au Congrès, d’un texte demandant au gouvernement l’exhumation du corps de Franco de son mausolée franquiste. Adopté à l’écrasante majorité, en dépit de l’abstention attendue du Parti populaire, ce texte, bien que sans aucune obligation contraignante, a été perçu comme « affichant une charge morale très importante » par certains observateurs, tels qu’Eduardo Ranz. Mais une fois de plus, et à travers cet exemple paradigmatique du conflit mémoriel espagnol, s’expriment encore de nombreuses hésitations. Que faire en effet d’un vestige aussi complexe que le tombeau d’un dictateur non condamné, ni de son vivant, ni après sa mort ? Là encore, la question soulève un conflit interne, y compris dans les rangs de ceux qui défendent le devoir de mémoire envers les victimes du franquisme. « C’est un lieu qui n’aurait jamais dû exister mais il faut désormais le redéfinir, expliquer qui l’a construit, comme cela a été fait à Auschwitz ou à Mauthausen », défend Eduardo Ranz. Un travail de mise en perspective historique qui apparaît difficile aux yeux de l’anthropologue et spécialiste des conflits urbains, José Mansilla : « Redéfinir un lieu avec une racine symbolique si puissante reste très difficile. En le faisant, nous ferions ce que nous avons toujours fait avec le franquisme : réactiver cet accord qui consiste à dire que tout ne fut pas complètement mauvais. » De fait, nombreux sont ceux qui prennent ainsi position pour l’éradication pure et simple de ce symbole suprême du franquisme, comme l’auteur Isaac Rosa : « Convertir le plus grand monument franquiste en monument démocratique serait une victoire posthume pour le dictateur. Cela peut paraître drastique, mais je suis pour sa destruction. Sa valeur historique possible est trop contaminée par sa signification : ce sera toujours un monument fasciste, quel que soit le nombre de panneaux explicatifs qui y seront placés. » Un débat qui incarne à la perfection la relation complexe que continue d’entretenir l’Espagne envers son passé. Et qui tant qu’elle ne l’aura pas résolu, peinera à construire des références démocratiques reconnues par tous dans son futur. |
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