Pasos
(in progress)

La Lorgnette

Côté jardin, un pré bordé d’un bois. Un sentier traverse la scène jusqu’au côté cour où coule une rivière. L’autre rivage est flouté par la brume. Ben Balada est assis au bord de l’eau. Alfred Tulipe descend le chemin.

 

Alfred Tulipe — Que diable faites-vous là assis dans l’herbe sur ce rivage peuplé de roseaux qui ne m’inspirent pas ? Je vous surprends en pleine méditation !

Ben Balada — Que non ! Je ne médite point ! Ni ligne ! Figurez-vous que je suis en train de pêcher…

AT — Le poisson se fait rare en ces temps de consommation réglementée…

BB — Je vous parle d’un autre poisson… Il y a belle lurette que je ne pêche plus dans ces eaux-là ! Ce que vous voyez autour de mes chevilles est d’une autre eau.

AT — Vous allez m’éclairer sur ce point !

BB — A la ligne ! En ce moment, mes orteils fouillent la vase du rivage de ce côté de la rivière. Je ne pense pas. Je suis.

AT — Le gué n’est pas loin. J’en viens. Des années que je procède à ces allers et retours entre ici et là-bas. Ainsi se consume la mèche de mon existence.

BB — Je vous soupçonne de l’avoir vendue… Mais enfin, ça ne me regarde pas. Vous êtes vous et je suis moi.

Faisant un peu de place sur l’herbe couchée :

C’est tout chaud. Profitez-en ! Ne vous gênez pas. J’étais seulement plongé en moi. On ne se noie pas de cette heureuse façon. Et puis j’en ai vu d’autres…

AT — Nous en verrons encore, vous et moi.

BB — Forcément ! Tâtez donc la température de l’eau. Et mesurez la profondeur de ce fond. Des herbes vous caressent, cachées dans l’ombre. Elles menacent de remonter jusqu’à vous, si tant est que ces pieds ne vous appartiennent pas. Il en est ainsi de toute racine. On l’hérite. Et nous n’en faisons rien. A moins d’être soi-même. Mais qui suis-je ?

AT — Ce n’est pas moi en tout cas que vous hantez ! Le philosophe auquel nous pensons tous les deux en ce moment eut assez d’intuition pour élargir ce champ d’action à la possession. Et de se demander ce qu’en pensent les autres. De cet être. De cet avoir.

Trempant ses deux pieds d’un coup, éclaboussant un peu :

Nous tournons trop longtemps autour du même pot… Et le moment venu…

BB — Il vient !

AT — Nous n’avons plus le temps ! Et ne reste que l’héritage. La culture ! Même si on a gagné en connaissance. Je suis désespéré !

BB — L’eau est toujours accueillante dans ces circonstances… moi-même…

AT — Oh ! Je vous en prie ! Parlons d’autre chose !

BB — Puisque nous ne pêchons pas…

AT — Que pêchiez-vous, au fait ? Pas de poisson, pas de pêche.

BB — Je vous ai déjà dit que je me fiche du poisson ! Je n’en mange pas, d’ailleurs. Je ne me nourris que de viande rouge.

AT — Vous plaisantez… ?

BB — A peine. Comment le dire en quelques mots ?... Je me voyais me voir et l’autre me regardait.

AT — En voilà un poisson !

BB — Nous ferions bien de quitter le domaine de l’eau… Trop de terre dessous ! Et pas assez d’ombre sous les arbres.

AT — Etc. Etc.

BB — Comme vous dites. Mais ce n’est pas triste ! Oh ! Pas le moins du monde !

AT — On ne le dirait pas… Vous larmoyez.

BB — C’est vous qui postillonnez ! Parlons d’autre chose.

AT — Vous évoquiez cet autre…

BB — Oh ! pas l’autre du moi !

AT — Ainsi nous revenons à ce moi de l’autre…

BB — Comme hier, oui. Les jours…

AT — Certes… Comme il n’y a rien entre le jour et la nuit, nous avons créé le crépuscule.

BB — Au nombre de deux. Encore une fois, ce qui fait deux. Nous avons cette sale manie de tout multiplier par deux alors que la règle est de trois.

AT — Et plus encore pour le mathématicien.

BB — Jusqu’à l’infini s’il le souhaite.

AT — Grand bien lui fasse !

BB (sursautant) — Avez-vous observé ce phénomène éclair ?

AT — Une carpe, je crois… Elle va attirer d’autres pêcheurs.

BB — N’est-ce pas ainsi que nous peuplons notre solitude, vous et moi ?

AT — Je vous vois venir… Nos enfants…

BB — Nos personnages plutôt. Ils finissent par nous ressembler. Et pourtant, au départ… ils étaient nos ennemis.

AT — Pas tous ! J’ai créé des amis ! Des tas d’amis. J’en avais besoin. Les autres sont si…

BB — Sont si sont ! (riant) Oups ! Je me laisse aller ! Un peu de poésie, toutefois…

AT — Vous appelez ça de la poésie… ? Un jeu de mots, tout au plus. Saucisson ? De quel saucisson parlez-vous ? Du mien ? Du vôtre ?

BB — Je n’en parlais pas… Je… saucissonnais. C’est qu’un être appartenant à la vase vient de me chatouiller la plante. Voulez-vous que nous l’interrogions ?

AT — Je vous en sais capable, maudit Andalou ! Ce chant finirait dans la profondeur de cette eau. Vous me laisseriez à peine le temps de remonter pour pousser ma rengaine une dernière fois. Je vous connais !

BB — J’en ai connu de plus rapide en matière de compréhension. Mais vous êtes du genre à aligner les petits soldats de vos inventions romanesques. Je ne mange pas de ce pain-là. Vous m’en excuserez. Vous vous êtes d’ailleurs si souvent excusé qu’il m’est arrivé de me prendre pour vous. Voyez l’effet d’une éthique inachevée sur mon comportement de compagnon.

AT — Bah ! L’Éthique…

BB — Balai tique !

AT — Vous avez l’humeur badine ce matin !

BB — Sommes-nous le matin ? N’allez-vous pas un peu vite en besogne… ?

AT — Peu importe ce que nous sommes de ce point de vue-là ! Je ne me vois pas changer du matin au soir…

BB — Ni du soir au matin, en effet. Quoique le rêve… si on en croit les évènements quotidiens… Rêve, apparences. Nous ne nageons pas dans le bonheur.

AT — C’est bien connu !

BB (sursautant encore) — Oh !

AT — Une carpe ?

BB — Non.

AT — Quoi alors ?

BB — Pourquoi pas qui ?

AT — C’est passé… Je n’en saurais rien si vous continuez d’entretenir le silence.

BB — C’est quelque chose en tout cas.

AT — Ou quelqu’un…

BB — Nous multiplions…

AT — Par deux.

BB — Et j’ai vu ce que vous n’avez pas vu parce que vous regardiez ailleurs.

AT — Ici ou là… Aussi loin que le regard porte ses fruits. Mais je n’ai rien vu. Rien n’a changé. Il faut que ça change si nous voulons avoir une chance de voir. L’immobilité nous rendra fous, plus que la tramontane. Je vous le dis !

BB (mimant) — C’était une carpe…

AT — Encore !

BB — Je l’ai multipliée.

AT — Elle se multipliera sans compter. (pensif) Elle est bien calme, cette eau !

BB — Pas un noyé pour l’agiter ! (joyeux) Vous comprenez ?

AT — Non…

BB — La giter ! L’habiter ! Le noyé habite l’eau. Logique, non ?

AT (agacé) — Je ne fais pas mieux. Mais sans noyé, les poissons voyagent à l’endroit même qu’ils habitent.

Ben Balada rit aux éclats :

BB — Je vois que la leçon a porté !

Puis soudain aussi triste que l’autre :

Ce qui ne change rien à la nature de l’eau…

AT — De cette eau. De cette manière de pêcher de bon matin. De nous rencontrer à peine éveillés. Au sortir de quel rêve qui figure l’oubli ? Vous souvenez-vous du dernier cri ?

BB — Je ne criais pas ! Je m’en souviendrais !

AT — Le même sommeil. Le même rêve réveille-matin. Nous enfilons nos bottes de caoutchouc et après avoir avalé un café chaud comme le cœur qui nous anime, nous filons sur le chemin en direction de la rivière !

BB — La rivière Noire !

AT — Ou la Bidassoa. Ou la Seine.

BB — Deux fleuves cependant…

AT — Multiplions !

Ben Balada se recroqueville.

Que vous arrive-t-il qui ne m’arrive pas ? (inquiet) Étrangement…

BB — La troisième carpe…

AT — Encore raté !

BB — Je n’ai pas dit que je l’avais vue…

AT — Quid ?

BB — Je tentais un effort d’imagination. (très inquiet) Cette eau si calme…

AT — Sans carpe…

BB — En effet. Je vous taquinais le goujon. Vous regardez toujours ailleurs. Je ne sais dans quelle direction.

AT — Suivez mon regard.

BB — Je le croiserai ! Me voir ! Me voir vous voyant ! Je n’imagine rien d’aussi angoissant. (riant à peine) Je crois que les petits animaux de la vase se sont multipliés par plus que deux. J’en ai les plantes aux anges ! (cessant brusquement de rire) Les avez-vous déjà vus de près ?

AT — Vous voulez dire : observés… ? Avec quelle science pour méthode… ? Non ! Je ne sais pas observer. Je vois ce que je vois comme d’autres sont ce qu’ils sont.

BB — Si je lève le pied (façon de parler), vous les verriez courir sur ma peau et sous les ongles.

AT — Ils se nourrissent de vous…

BB — Non ! Ils cherchent ! Ils cherchent et ne trouvent pas.

AT — Vous font-ils mal au moins ? Il n’y a pas de connaissance sans douleur, c’est bien connu.

BB — Pas d’acte sans plaisir, je sais.

AT (observant malgré lui) — J’ignore à quelle espèce ils appartiennent… Je compte les pattes… Une… deux… Ah ! Quelle vitesse acquise ! Le mouvement les multiplie ou les annule. J’en vois une ! Puis l’instant d’après, ce sont des milliers qui taquinent mon œil. Je ne suis pas fait pour ces travaux !

BB — Nous ne pêchons rien, nous autres artistes. Nous venons pour pêcher, mais sans ligne…

AT — Ni point…

BB — …nous ne pouvons que constater, ce qui nous éloigne définitivement de tout esprit d’observation. Nous caressons ce que l’autre pénètre.

AT — Et même traverse ! L’image ne me déconcerte nullement. La création est un acte d’amour.

BB — Et de haine…

AT — Multiplions !

BB — Par deux !

AT — Pendant que les animaux communiquent entre eux, peuplant maintenant vos membres jusqu’au membre qu’ils menacent de tourisme poétique !

BB (chassant les petites bêtes de ses poils) — J’en conçois un certain plaisir ! Mais n’alimentons pas la rhétorique qui a la réputation de tuer toute velléité moderniste. Et rejetons tout ce peuple à l’eau qui les abrite sans doute pour l’éternité.

AT — Je n’en connais pas d’autre.

BB — D’autres quoi… ?

AT — Éternité. Là. Sous l’eau qui nous sert de miroir. Une éternité y voyage.

BB — Pas de carpe à l’horizon…

AT — Ni carpe ni noyé. Panne d’imagination. Comme si, au moment de l’amour, on pensait à autre chose…

BB — Ça m’arrive… On n’aime pas à ce point, redoutons-le ! L’autre n’est qu’un effet, pas un reflet.

AT — D’où la multiplication par deux. Vous et moi.

BB — Je peux en dire autant, mais dans l’autre sens : vous et moi. Ce qui ne revient pas au même.

AT — Qu’en savez-vous ?

BB (péremptoire) — Je le sais. C’est tout.

AT — Saine conviction ! Mais rien n’existe parce que je suis moi et pas vous ! Cette rivière. Cette eau. Ces imaginaires noyés ou sautant. L’autre rivage, là, en face. Le gué à quelques pas d’ici. Notre maison. Mon lit. Mon sommeil. Ce que je sais de la douleur. Nous sommes venus pour rien !

Disant cela, il menace de se jeter à l’eau.

BB (intervenant) — Brrr… N’en faites rien ! Jouons plutôt. Je m’y connais.

AT — Jeux de mots !

BB — On a la poésie qu’on mérite…

AT — Et on a bien tort de s’en contenter ! Chansonnettes ! Gesticulations exhibitoires !

BB — Nous ne sommes pas en chambre ! (avec un geste large de ses bras)  Nous sommes ici, les pieds dans l’eau, le regard partout et nulle part, prêts à chanter s’il le faut ou à expliquer si on nous le demande. J’appelle cela l’existence, que ça vous plaise ou non !

AT (exaspéré) — Ah ! Je voudrais tellement être capable d’observation ! Être l’autre. Celui qui sait. Celui qui sait y faire avec nos limites perceptives. Celui qui traverse le miroir…

BB — Ah ! Là, je vous arrête ! Ce n’est pas un miroir ! Non, monsieur !

AT — Et qu’est-ce donc que ceci où je me vois me voir au lieu de m’observer ? Je vous le demande, monsieur !

BB (raide) — C’est une surface, euh… monsieur !

AT (triomphant) — Nous y voilà !

BB — La lorgnette !

Il fouille dans son bissac.

Je ne sors jamais sans…

Il s’active, ne trouve rien, sort des choses qu’il répand dans l’herbe.

Vous savez bien de quoi je parle ! Et vous… ?

AT — Et moi quoi… ?

BB — Oh ! Pas de poésie, s’il vous plaît !

AT — Mais je n’en faisais pas !

BB — Et cet émoi quoi c’est quoi si ce n’est pas de la poésie ?

AT (épuisé) — J’abandonne !

BB (exultant) — Euréka !

Il étale une carte de papier sur l’herbe.

Aplatissez-la bien pendant que je remets tout ça d’où ça vient.

AT (observant) — Vous avez encore apporté des modifications… Je ne vais plus rien comprendre. Comment comprendre si on commence par la fin ?

BB — D’abord, ce n’est pas la fin. Laissez-moi faire !

AT — Reprenons depuis le début. Vous disiez…

BB — Ou bien c’est vous qui le disiez.

AT — Après tout peu importe qui a commencé.

BB — Mettons que nous nous sommes éveillés en même temps. (impatient) Oh ! Tout ça n’a aucune importance !

AT — Dites plutôt que vous avez oublié.

BB — Où en êtes-vous vous-même ?

Il tapote la carte avec ses ongles.

Je me souviens… J’étais doué pour la mathématique. Et pour certaines de ses applications. La mécanique me fascinait. Les flux hydrauliques et électriques… Les forces en présence et leurs résultantes. On me voyait un avenir d’ingénieur. Pas vous ?

AT — Pareil.

BB — Ah ! Ces étoiles. Cet inaccessible ! L’irréversibilité des faits. Je rêvais de pouvoir mesurer tout ça. Après de longues études, bien sûr ! Qui ne connaît pas ne sait pas. Et nous nous penchions…

AT — Vous et moi ?

BB — Si vous voulez. Je dis je par facilité d’expression. Je… Nous…

AT — Encore de la poésie !

BB — Si ce n’était que cela ! Une fourmi de 18 mètres ou autre chose. Chansonnettes ! Mettez-les dans la bouche des enfants et ils s’exhibent comme des stars…

AT — Des étoiles.

BB — Ce ciel ! Imaginez le voyage. Interminable ! Or, le poème veut qu’on l’achève. C’est tout ce qu’on demande et puis on va se coucher sagement.

AT — On dort ou on ne dort pas.

BB — Pourvu qu’on rêve ! C’est alors que l’ingénieur s’adonne à des travaux finis et que le poète s’endort sur le ventre de sa lyre. On finit d’une manière ou d’une autre par abandonner. Et si on ne se rend pas utile, on dépasse les limites du raisonnable. La morale en prend un coup. Il faut savoir cela dès le départ. Qu’en pensez-vous ?

AT — On vous place devant le fait accompli. C’est une surface. Cette partie de nous-mêmes que nous appelons perception faute de mieux cerner sa nature. On lui trouve cinq sens et même six en poussant un peu dans les angles de son manque de sens.

BB — Comme une quatrième dimension qui ne serait pas le temps…

AT — Étrangère au temps. Rien à voir !

BB — Est-ce que cette surface réfléchit ?

AT — Comme vous et moi ? Je n’en sais rien. C’est là. Devant. Entre moi et le reste. Oui, c’est ainsi que tout commence…

BB — La perception… Ces portes qui ont tant fait jaser certaines générations de l’être…

AT — Et de l’existence ! Ah ! Comment ne pas associer l’enfance à cette attente ?

BB — Il faut y retourner ! Trouvons le moyen !

AT — Mais c’est qu’il n’y en a pas ! Vous pouvez toujours observer l’enfant qui se trouve à votre portée. Mais qui est-il s’il n’est ni moi ni l’autre ?

BB — Ça ne vaut pas un bon personnage, reconnaissons-le ensemble. Et puis il faut un homme et une femme pour en concevoir un. Ça fait plaisir quelquefois…

AT — Et même souvent !

BB — Mais il faut rester neutre !

AT — Vous croyez… ?

BB — Ce n’est pas ce que j’ai voulu dire ! Mettons de côté la question du rapport de cause à effet entre la différence et l’égalité. Vive l’anarchie !

AT — Méfiez-vous de ne pas le crier sur les toits ! On meurt pour moins que ça de nos jours. On vous prend pour un fou ou un méchant. Et vous en concevez des œuvres d’un tout autre acabit. Donc…

Ils allument une cigarette qu’ils se partagent.

BB — Donc revenons à nos moutons. Hum ! Hum ! (éclaircissement) La seule chose vraiment vraie qu’on hérite, c’est cette machine à percevoir. Perce, voir. Encore de la poésie !

AT — Ça va finir par rimer à quelque chose !

BB — Ou ça ne voudra rien dire, ce qui revient au même. Passons.

Ils jouent avec les bouffées et les poussent au-dessus de l’eau.

AT — La machine P.

BB — Je vous en prie ! Plus de poésie !

AT — Plus ou plus ?

BB — Plus ! Nevermore ! La machine avec un grand P !

AT — Un petit nous eût disqualifiés.

Ils rient à gorge déployée.

BB — Cessons de jouer ! (pensif) Oui… je me souviens… l’enfance… la machine… Elle… elle…

AT — Elle s’interposait ! Je me souviens de ça ! Même très bien.

BB — Nous nous souvenons tous de ça. On ne peut pas ne pas s’en souvenir, même en coin de l’œil.

AT — Et cet œil, ou plutôt le regard, ne voyait pas plus loin que cette surface. Pareil pour les autres.

BB — Les autres ? Quels autres ?

AT — Vous le savez bien ! L’oreille, le nez, la peau… j’en oublie… (réfléchissant) la glande…

BB — Ainsi commence l’attente. On ne commence rien sans cette attente. Toutefois…

AT — Toutefois…

BB — Imaginez un instant que vous ne fussiez pas doué pour la mathématique…

AT — Imaginez encore que vous n’eussiez aucun talent…

BB — Alors ici il n’est pas question de vous. Inutile de tendre l’oreille pour comprendre le sens multiple de cette conversation. Elle ne vous concerne pas. Vous n’appartenez pas au cercle défini par le trinôme sciences-arts-philosophie. Dès le départ… dès la ligne de départ, vous avez été placé, ou éjecté, dans quelque cercle extérieur où les questions d’industrie, de sécurité et de conquête agitent votre esprit.

AT — Ce n’est pas plus mal… J’eusse aimé voyager… Au lieu de ça, cette rivière… tous les matins… vous… moi… et cet autre que je ne suis pas devenu alors que j’étais doué pour la mathématique.

BB — Idem. Je ne dénigre personne. Je parle de ce que je connais.

AT — Nous sommes des artistes doués pour la mathématique mais sans doute pas assez pour devenir ingénieurs. Nous eussions aussi bien rêvé de trouver notre place dans l’industrie ou dans la guerre…

BB — Ou même dans la police… L’ouvrier, le soldat et le flic. Le seul point commun avec la trilogie baudelairienne est le soldat. On ne peut pas confondre le flic et le poète. Quoique le poète et l’ouvrier… Le prêtre ? Sa question ne nous a pas effleuré l’esprit.

AT — Et c’est ainsi que nous continuons de nous interroger sur notre sort. Voyons cette carte…

BB — En commençant par le début ou par la fin ?

Un brouhaha dans la salle.

AT — Ils ne voient pas…

BB — Qui sont-ils ?

AT — Le… le public… Enfin je crois ! Des artistes. Ici ou là. Quelques ingénieurs dignes de ce nom. Et…

BB — Et les autres, je sais ! Ceux qui n’ont rien à faire ici.

Il se dresse comme un coq.

Il était convenu que cela se passerait entre nous. Nous n’avons invité personne d’étranger à notre… à notre… Aidez-moi !

AT — À notre cause… ? Je ne sais pas moi ! Ils veulent voir la carte. C’est tout ce que je sais.

BB (renonçant) — Bon ! Bien ! Qu’on apporte un rétroprojecteur ! Un smartphone ! Quelque chose qui agrandisse notre sujet aux dimensions de ce public… hétéroclite.

AT (aux coulisses, mains en porte-voix) — Un écran ! Ils adorent les écrans. Ils ne font rien sans télévision. Plus rien ne passe sans cet écran. C’est la porte de la perception depuis que…

BB — Depuis que ?

AT — Depuis que nous avons perdu le fil. Ce n’est pas faute de nous y être accrochés ! Depuis des années-lumière de bons services rendus à l’humanité et à ses dépendances.

Dans le public — Loyaux. Vous oubliez loyaux.

AT (à Ben Balada, de près) — Encore un qui n’appartient pas à votre clique !

BB — S’il faut tenir compte de tout le monde…

AT — Les écrans de la perception. Ou les portes. Peu importe. Il n’y a rien qui ressemble plus à une porte qu’un écran. Le trou de serrure. L’œil dedans. Ah ! Mon enfance !

BB — Vous vous faites du mal. N’y pensez plus.

AT — Mais je suis venu pour ça ! Que dis-je ? Vous et moi sommes venus pour ça !

Il secoue la carte qui se froisse.

BB — Tout doux, mon ami ! Vous allez fiche en l’air toute une vie de travail. Ah ! Voilà le rétroprojecteur. Posez donc la carte par terre. Je me charge de fixer cet instrument de la bonne manière. Je m’y connais.

AT — Voilà l’écran. (aux machinistes) Tournez-le vers le public, pas vers la rivière ! Il n’y a personne de l’autre côté, à part les coulisses.

Les machinistes (en chœur) — Les coulisses c’est personne ?

BB — En personne ! Déguerpissez maintenant ! Ce n’est pas votre affaire. La prochaine fois, nous irons pêcher au bord d’une vraie rivière.

AT — Une rivière de diamants. Quelle poésie !

BB — Pleuguez !

AT — Comment ?

BB — Branchez ! Il faut que ce soit branché pour que ça marche. Sans branchement, ça ne vaut rien. Vous ne connaissez rien aux principes de la connexion.

AT — Mais justement ! Parlons-en ! Il s’agit bien de se connecter à…

BB — À quoi donc ? Dites-le pour que tout le monde comprenne. Même les moins doués pour la mathématique et pour les arts.

AT (reprenant) — On vous place devant si vous héritez la bonne éducation. Sinon, vous tournez le dos à l’essentiel et vous allez servir ailleurs où l’on a besoin de vous.

BB (méprisant) — Métiers de larbins…

AT — Il en faut.

L’écran s’illumine, blanc.

Il est vide ! Vous ne savez donc pas régler votre machine à agrandir !

BB (professoral) — Nous allons partir du blanc, comme dans la réalité.

AT — Vous ne me demandez pas ce que j’en pense ! Et si je prétendais au contraire partir dans le noir le plus complet. C’est ainsi qu’on éduque, d’ordinaire.

Il mime la trajectoire d’un pas de danse.

Vous êtes dans l’ignorance la plus… crasse et, petit à petit, vous entrez dans la lumière.

BB — Comme en religion ! Ah ! Pas question ! (péremptoire) D’abord, le blanc, qui est l’addition de tout le spectre lumineux. Alors que votre noir, c’est le néant. Si on est dans le néant, on n’en sort pas. C’est bien connu !

AT — Si on arrêtait de faire les clowns… ? Nous ne sommes plus seuls.

BB — À qui la faute ?

AT — Mais je ne suis pas le seul coupable !

BB — Il y en a d’autres ! (furieux) Vous m’en direz tant ! (sentencieux) J’ai l’habitude de travailler seul, moi.

AT — Certes, mais pas sans moi.

BB — Je n’ai pas dit le contraire. Et on arrête de faire le clown. Nous ne sommes pas venus pour ça. (reculant) Il faut dire que le trompe-l’œil est assez réussi. On ne me l’aurait pas dit…

AT — Mais je vous l’ai dit ! Et puisque nous y sommes, continuons !

BB — Vous gugusse et moi le clown. (sérieux) Je vous suis. Mais…

AT — Mais… ?

BB — Nous allons du blanc, non pas vers le noir, car nous ne sommes pas suicidaires ni assassins, mais vers quelque chose de concret qui apportera du grain à moudre à notre moulin.

AT (jeu) — Petit à petit.

BB (même jeu) — Comme l’oiseau fait son nid.

AT — C’est parti ! Musique !

Une fanfare traverse la scène.

Le rideau tombe et se relève aussitôt. L’écran n’est pas blanc. On y voit ceci, en grand pour que tout le monde puisse voir :

Lorgnette

BB (clown) — Comme ça il n’y aura pas de jaloux.

AT (sévère) — On avait dit pas clown…

BB — Ni gugusse. Ok ! On ne joue plus. L’écran redevient blanc, s’il vous plaît !

Devant l’écran tout blanc :

Un tour de mise en scène qu’il ne sera pas possible de reproduire dans un livre. Le lecteur ne pourra pas s’empêcher de fixer ses yeux sur ce qu’on vient d’apercevoir. Disons, pour couper court à ce débat, que le lecteur n’est pas un spectateur et que ce dernier apprend à lire. Imaginez un peu ce qui se passerait si ledit lecteur n’a pas pris la précaution d’assister à cette représentation avant d’oser ouvrir le livre qui en contient le texte…

AT — Et les images. (sournois) C’est un conseil… d’ami.

BB — D’amis…

AT — Oui, bien sûr : d’amis.

BB — Nous en étions donc à l’enfance…

AT — …de l’Art.

BB (commence) — L’enfant…

Du bruit dans la salle.

AT — Quelque chose se passe…

BB — Oui, mais quoi ?

AT — Je distingue une lueur dans le public…

BB — Merde ! Un smartphone !

Il se précipite au bord de la scène.

Monsieur ! Monsieur ! Ou Madame ! Votre téléphone !

Une voix dans le public — Il a pris une photo de l’écran !

BB (affolé) — Il va tout fausser !

AT (même jeu) — Ah ! Ces engins de malheur ! Il a capturé l’écran alors que…

BB — Que voulez-vous qu’on y fasse ? Nous n’y avions pas pensé… Notre âge…

AT — Notre retard… Il a l’écran. Que va-t-il en faire ?

BB — Le poster sur Internet ! Les écrans vont s’activer dans la salle.

AT — Est-on foutu… ?

BB — Horreur !

L’image capturée apparaît sur le plafond du théâtre.

AT — C’est un coup monté !

BB — Sécurité ! Sécurité !

AT — Faites cesser ce trouble !

BB — Allumez tout !

Une lumière aveuglante inonde toute la salle. Cris. Bousculade.

La foule — Faites cesser ce trouble !

AT (clown) — Oui ! Que cela cesse ! Finissons-en ! The end ! Tuez-les tous !

Un machiniste — Et le rideau… Qu’est-ce qu’on fait du rideau… ?

BB (furieux) — De la charpie ! Faut qu’ça saigne maintenant !

AT — Ça ne peut plus durer ! Arrêtez tout ! Ah ! Je me meurs ! Tout le monde meurt !

BB (joyeux et fou) — Quel retour à l’enfance ! Et tout ça pour un smartphone !

AT (pitre) — Délation ! Délation !

BB — On n’est pas dans un livre. Comprenez-nous. Ce n’est pas la même chose, un théâtre et un livre. Je vous explique…

Mais le vacarme est tel qu’on ne l’entend pas. Il gesticule et couvre le tableau de flèches et autres signes de savoir.

Une voix — Si j’avais su…

Le machiniste — Ils s’en prennent au rideau maintenant ! Il y a des blessés. Des morts. Quelle enfance ! Vite ! Un biberon.

Il s’enfuit.

AT (inquiet) — Quel bordel on a mis ! C’est la dernière fois que je participe à un spectacle philosophique.

Entre Silvestre Paradox suivi de Lazarillo.

Silvestre — ¡Date prisa, Lazarillo! ¡Una pizarra! ¡Tengo que trazar el próximo esquema! El del auto segundo…

Rideau

 

La Mort d'Ulysse

...des efforts insensés furent faits pour établir une Démocratie universelle. Ce mal surgit nécessairement du mal premier : la Science. L'homme ne pouvait pas en même temps devenir savant et se soumettre.
Colloque entre Monos et Una - Edgar Poe.

— Tu f'ras pas ça si j'peux t'en empêcher, que j'lui dis.
Le baladin du monde occidental - John Millington Synge.

Un jardin d'arbres fruitiers : des mandariniers, un citronnier, on aperçoit les scintillements des oliviers au loin. Une jarre est posée sur la murette d'une aire de battage qui forme l'orée du côté jardin. Côté cour, un chemin descend vite. La nuit tombe. Le ciel est rose. Monos (Baladindoc) est debout. Una (Chasure) est couchée sur une jarapa.

 

MONOS — Ah ! Migraine...

UNA — Mon pauvre Monos ! Juste au moment où...

MONOS — ...où j'allais répondre à vos objections. De quoi était-il question ?

UNA — Si votre migraine le permet...

MONOS — La douleur s'assoit dans ma pensée comme si elle était chez elle.

UNA — Nous nous éloignons de notre sujet.

MONOS — Soyons sérieux.

UNA — Vous ne pourrez pas oublier cette douleur. Allons nous coucher.

MONOS — Une si belle soirée...

UNA — ...gâchée par mon attente.

MONOS — Vous m'attendiez ?

UNA — J'attendais ! Oh ! Partons. J'ai sommeil.

MONOS — Vous dormirez malgré moi.

 

 

Nuit. La chambre d'un hôtel moyen, éclairée par la lune et par une chandelle. Au fond, une fenêtre : on aperçoit les toits de la ville et les collines environnantes. Côté jardin, oblique et dosseret vers la scène, le lit ; un tapis au milieu ; un fauteuil confortable côté cour, tourné comme le lit vers l'intérieur, dos oblique au public ; ces deux lignes de force désignent le centre de la chambre, seul point où les personnages se croisent. Una est couchée sur le lit ; Monos se dirige vers la fenêtre.

UNA — Que faites-vous ?

MONOS — Chaque fois que j'ouvre une fenêtre sur Brindisi...

UNA — ...vous pensez à Virgile et...

MONOS — Je m'en veux de relire sa mort sans pouvoir en faire autant.

UNA — Vous êtes jaloux ?

MONOS — En un sens, qu'il faudrait préciser. Mais qu'y puis-je ? Il y aura toujours ce que j'écris et ce que j'ai voulu écrire.

UNA — Nous nous éloignons de notre sujet.

MONOS — J'aime votre obstination, ma mie.

UNA — Mon pain ! Venez vous recoucher. Laissez la fenêtre ouverte. Oh ! non, pas pour l'air de la ville qui est saturé de fragilités mentales. Pour les rideaux, que j'aime voir bouger.

MONOS — Vous parlez si bien de nos ambiances !

UNA — Mais nous ne parlons plus de notre sujet...

MONOS — ...depuis que cette migraine...

UNA — ...vous en empêche.

 

 

MONOS — Je ne dors pas.

UNA — Moi non plus.

MONOS — Si nous en profitions...

UNA — ...pour revenir à notre sujet.

MONOS — Ce qui fonde l'Occident à croire que...

UNA — ...qu'il détient la vérité et qu'il est donc investi d'une mission. Qui dit mission, dit commandement.

MONOS — Vous y croyez, vous, à cette mission ? En quoi consiste-t-elle au juste ?

UNA — Nous avons déjà parlé de cela. Est-il bien utile d'y revenir ? Vous avez oublié votre mal de tête ?

MONOS — Oh ! L'image de ces capillaires qui s'obstruent ou refusent leur élasticité à mon sort. Je n'en dors plus. Si j'étais seul...

UNA — ...comme Virgile à Brindisi...

MONOS — ...comme je l'ai déjà été avant de vous connaître. Avant de savoir que vous finiriez par compter plus que...

UNA — ...la ville ?

MONOS — La ville, oui, où je suis connu pour la rigueur de mes raisonnements. Elle vous reproche de me distraire. Elle ne me comprendra plus quand vous aurez fini votre oeuvre.

UNA — Elle comprendra que j'existe. Parlons d'autre chose. Nous parlions de...

MONOS - ...cette après-midi. Vous adorez les kakis et les nèfles. Vous êtes une enfant quelquefois.

UNA — Ne parlons pas de moi.

MONOS — Des autres ?

UNA — De cet autre qui est entré dans la ville.

MONOS — Nous l'avons suivi, vous et moi.

UNA — Quelle honte quand j'y pense !

MONOS — Vous êtes douce où les autres ne le sont plus.

UNA — Vous revenez sans cesse à moi et nous avons à parler de...

MONOS — Comme il était nécessaire de parler de... ! Sans cette conversation, nous ne sommes plus nous-mêmes et vous demeurez ce que vous êtes : une belle femme.

UNA — Pensez à votre migraine si elle ne pense plus à vous !

MONOS — Mes anévrismes ! L'indescriptible réseau de ma résistance à l'immobilité. La paralysie nous guette tous. Ne devrions-nous pas fermer la fenêtre et tout oublier ?

UNA — Pour attendre quoi ? Vous m'éloignez de nos conversations comme si j'en étais le personnage nécessaire !

MONOS — Soit ! Gardons la fenêtre ouverte. Nous y ferons peut-être des observations. Il se passe toujours quelque chose dans la rue quand il ne s'y passe plus rien.

UNA — Nous nous aimons.

MONOS — C'est ce que vous dites toujours quand la douleur vous remplace. Vous pensez me ramener à vous en invoquant notre possible désir l'un de l'autre.

UNA — Vous n'avez jamais rien trouvé à y redire. On vous surprend plutôt à la fenêtre en train d'essayer de distinguer l'ombre de ce qui s'y cache. Il ne se passera rien.

MONOS — Est-il possible que ce que vous pensez n'ait pas d'importance à mes yeux ?

UNA — Est-ce moi qui pose la question ?

MONOS — Ou bien me la retournez-vous. Si je pouvais dormir, là, en ce moment...

UNA — ...Vous dormiriez et je ne dormirais plus. Il faut que l'un veille sur l'autre, tant ce que l'un pense de l'autre n'a aucune importance à ses yeux. On devient aveugle dans la dernière seconde d'existence.

MONOS — Il fallait donc que...

UNA — ...vous fussiez mort.

MONOS — Ma mie !

UNA — La mie, ce doit être la chair, je suppose. On dit « ma mie » comme on ne dit pas « mon amour ».

MONOS — On ne dit pas assez qu'on s'aime.

UNA — Ou on dit trop ce qu'on n'aime pas. Vous vous êtes levé pour aller à la fenêtre. Vous ne vous en approchez plus.

MONOS — Nous sommes seuls, vous et moi. Cette chambre, sa porte, son couloir perpendiculaire, sa possibilité d'escalier, de vestibule. Nous sommes dans un hôtel.

UNA — Ou nous sommes chez nous et Brindisi nous a vus naître.

MONOS — Ainsi, celui qui est entré dans la ville et que nous supposions...

UNA — ...n'en être jamais sorti. Ainsi ?

MONOS — Si nous l'avions interrogé au lieu de le suivre comme si nous ne le suivions pas...

UNA — C'était parfait !

MONOS — Et inutile.

UNA — Il avançait non pas plus vite mais mieux que nous.

MONOS — Nous ne l'avons pas perdu de vue, toutefois. Nous savons où il crèche, comme dirait...

UNA — ...ces amis que vous trouvez dans la rue après les avoir repérés depuis la fenêtre.

MONOS — Ma mie ! Je suis romancier.

UNA — Je vous voulais poète.

MONOS — Vous êtes bien ce que je craignais que vous devinssiez ! Une...

UNA — Un...

MONOS — Ne nous disputons pas !

 

 

MONOS — De loin, nous ne lui donnions pas d'âge. Il pouvait ressembler à n'importe qui.

UNA — Vous voulez dire : à n'importe lequel d'entre nous.

MONOS — Pourquoi lui ? Nous ne nous sommes même pas posé la question. Ce fut une belle après-midi. On ne sait rien de l'après-midi si on s'éloigne de la Méditerranée. Porte de l'Orient ! Où en étions-nous restés ?

UNA — Vous vouliez mesurer avec exactitude.

MONOS — Avec la plus grande exactitude possible. Je ne suis pas curieux de connaître ce reste ! Il me suffit de savoir que la quantité s'approche du nombre donné par la raison.

UNA — Vous avez d'abord raisonné ?

MONOS — J'ai d'abord comparé. Nous sortons tous pour explorer le réel. Nous appelons cela l'expérience. Il s'agit le plus souvent d'un voyage. Un rapport du temps à la distance. Nous ne saurons jamais ce que nous avons franchi mais nous connaissons assez le temps qu'on a perdu. Nous avons perdu de vue notre sujet. Nous y étions en plein quand il est apparu.

UNA — Resplendissant de soleil !

MONOS — Comme un arbre qui porte ses fruits. Vous vous intéressez aux hommes. Ils vous perdront, ma mie. Vous et moi...

UNA — Nous parlions de lui ! Il soulevait la poussière du chemin et on le regardait passer. Nous étions trop loin pour mesurer cette minute d'attention portée sur celui qu'on ne connaît pas. Nous parlions justement de lui. Nous l'avons peut-être inventé.

MONOS — Une hallucination collective à deux ! Je n'y crois pas. Nous étions plutôt...

UNA — ...sur le point de conclure quand le soleil nous l'a donné d'abord comme une lenteur trop persistante pour passer inaperçu. Vous veniez de me parler de la fragmentation. Je ne me souviens plus de votre introduction. En même temps, vous cueilliez les kakis et j'évoquais pour vous l'éclatement des fruits.

MONOS — C'est pourtant simple ! Dire, je dis bien « dire » que l'infini n'est pas un produit imaginaire ne veut pas mieux dire que le fini n'en est pas moins complexe.

UNA — Vous devenez abstrait. Il n'y avait pas de fenêtre et vous vous serviez des branches d'un mandarinier où des abeilles vous agaçaient. Bien, admettons que j'étais disposée à vous comprendre.

MONOS — Commençons par cette naïveté : si cet espace que je perçois et dont je ne doute pas de l'existence ni de la physique, si cet espace se finit, alors se pose la question de savoir ce qui « se trouve » (notez l'intention poétique) au-delà de cette limite extrême. S'il y a autre chose, cette chose, c'est sans doute la même chose et il nous faut alors reconnaître que nous n'avons pas atteint la limite. Mais s'il s'agit vraiment de la limite, alors ce qui se trouve « derrière » ne peut être que rien.

UNA — Mais rien, c'est encore quelque chose !

MONOS — Non, justement ! Rien, ce n'est rien. Rien, ce n'est pas « quelque chose », sinon ce n'est plus rien. Tout s'achève « quand » il n'y a plus rien. Notez les circonstances de l'expérience : la question est de savoir ce qui « se trouve » LÀ ; la réponse se réfère au temps. Cette immobilité de l'homme devant la limite témoigne de la complexité de son Chant poétique. Celui-ci n'est pas encore allégorique ou simplement exemplaire. Il est, comme on a déjà dit. Il est toujours et à l'instant. Vérité et évidence. Cette zone est un fragment. Elle touche aux limites, ou plutôt elle prépare le terrain de nos attouchements.

UNA — Et les autres fragments ?

MONOS — Vous n'avez rien compris !

UNA — Je comprends que le fragment en question est relatif à notre perception !

MONOS — Il n'est fragment que d'être approximatif et donc fragmentaire.

UNA — Le néant, c'est la mort. Nous serions plongés dans la mort si la mort était quelque chose. La circonstance de lieu demeure et c'est chacun de nous qui donne un sens au temps. Comme si le temps n'était qu'un tournoiement et que le fait de l'arrêter instaurait le lieu de notre existence. Heureusement, nous oublions.

MONOS — L'oubli est le creuset de la foi ! Nous croyons aussi, beaucoup plus qu'on ne croit ! Nous sommes construits dans la croyance et déconstruits dans l'oubli. D'où ce jeu incessant et tragique entre l'espoir et le désespoir. Où finit l'angoisse ?

UNA — C'est à ce jeu que l'Occident excelle en réponse. On ne croit plus aux vieilles recettes. Nous sommes le spectacle d'un autre paramétrage du bonheur. Il ne suffit plus de croire. Nous acceptons la possibilité d'une existence approximative. Ce que nous conservons de la religion, c'est sa nécessaire palliation. Nous pallions les plus hautes douleurs par l'exercice d'une espèce de tranquillité qui offense la fragilité de l'étranger.

MONOS — Comme vous revenez à notre sujet, ma bonne Una ! Je vous reconnais.

UNA — Il n'est peut-être pas trop tard pour lui parler. Par quoi commencerions-nous ?

MONOS — Il ne peut pas comprendre. Il ne saisit que le détail et l'accumulation de ces recherches. On ne détruit pas l'étranger par assimilation.

UNA — Vous voulez donc le détruire ! Je mangeais les fruits de vos arbres cette après-midi. Le soleil n'en finissait pas de redescendre. Ce monde circulaire se présente comme un haut qui promet ou menace de ne jamais se finir et un bas qui est notre horizon. Nous savons reconnaître ces crépuscules. La nuit est le jour et le jour est la nuit. Nous avons choisi de dormir la nuit ou quelque rythme biologique nous l'impose, peu importe après tout. J'adore penser en votre compagnie quand nous ne faisons pas autre chose. Mais nous sommes rarement seuls. Un témoin nous importune ou bien c'est nous qui crevons la surface de notre propriété quand quelque chose ou quelqu'un se signale à proximité. Vous me parliez de l'Occident, de sa leçon, de sa promesse. Je vous écoutais en mangeant les fruits de votre jardin. Ils illustraient, je crois, votre propos. Ma bouche...

MONOS — Taisez-vous ! Excusez ma brusquerie, mais quelqu'un vient de passer !

UNA — En pleine nuit ?

MONOS — Là, dans l'ombre du promontoire.

UNA — On distingue des feuillages. Quelle immobilité ! On croirait que le monde vient de s'achever comme on abandonne la toile au regard. Il semble qu'on ne peut pas aller plus loin.

MONOS — Vous ne regardez pas ! Ce pourrait être lui.

UNA — Ou un chat.

MONOS — Il nous a encore fait perdre le fil. Je n'ose imaginer où nous en serions s'il n'était pas intervenu.

UNA — Il serait plus juste de dire que nous étions sur le point d'intervenir dans son existence, remettant ainsi à plus tard des conclusions provisoires toujours moins incertaines. Je ne vois rien.

MONOS — Vous ne regardez pas assez !

UNA — Pas assez ?

MONOS — Si j'appelais un domestique, il verrait ce que je vois. Vous ne voyez rien parce que vous ne voulez rien voir. Il vous a troublée quand il s'est approché de nous. Vous vous comportiez comme une adolescente qui découvre ce que les autres savent d'elle.

UNA — Ou bien c'est la nuit qui m'indispose. Je préfère l'après-midi. Le sommeil n'y est plus le sommeil. Si je ne craignais pas le ridicule, je dirais que c'est le soleil. Mais toutes les langues...

MONOS — Je le vois ! Il porte la même chemise. Il n'a pas trouvé l'endroit qu'il cherchait. Il nous a déroutés plus d'une fois. Cette même manière de regarder de bas en haut.

UNA — Comment voyez-vous ce que je ne vois pas ? Vous inventez !

MONOS — Il est là, vous dis-je ! Si je l'appelais...

UNA — N'importe qui répondrait à votre appel. Les péripatéticiennes...

MONOS — Il ne comprendrait pas. J'aurais beau lui expliquer, prendre le temps, mettre les formes, rien n'y ferait. Il demeurerait fermé à mes calculs, à mes raisonnements, à mes comparaisons. Il n'en percevrait que la rigueur, dans le mauvais sens du terme, l'incohérence et les métamorphoses résiduelles. J'ai déjà vécu...

UNA — Vous me l'apprenez !

MONOS — Vous ne savez pas tout. Nous nous rencontrons quand tout est déjà joué. Vous êtes alors le facteur de la précipitation ou de l'attente. Je ne sais pas encore...

UNA — Je n'en saurais pas plus moi non plus. Vous le voyez toujours ?

MONOS — Comme vous ne le voyez toujours pas. Je m'étonne que vous ne m'aidiez pas un peu. Comme je prépare vos fruits, les pelant, les épépinant, les coupant, en retenant les saveurs et les coulures.

UNA — Nous ne retrouverons plus le sommeil cette nuit.

MONOS — Nous trouverons le soleil cette après-midi.

UNA — Dans notre langue. Pas dans la sienne.

MONOS — Encore lui !

UNA — Mais vous voyez ce que je ne vois pas !

MONOS — Je désire tellement ne pas voir ce que vous voyez !

UNA — Comme si je ne voyais pas tout ce que vous voyez !

MONOS — N'épuisons pas le sujet. Pas si vite !

UNA — L'aube nous révélera un massif de fleurs.

MONOS — Ou l'homme que nous recherchons.

UNA — Je ne le recherche pas ! Je ne désire plus l'approcher. Nous nous sommes presque touchés...

MONOS — Dans ces cas, les habits n'ont plus d'épaisseur, plus d'existence.

UNA — Vous êtes jaloux.

MONOS — Non. Mais je consacre de plus en plus de temps à mesurer ce qui nous sépare parce que vous me tenez à distance. Il pourrait bien servir vos projets.

UNA — À quoi pensez-vous ? Vous feriez mieux de reconnaître que vous ne voyez rien parce que je ne vois rien. Laissez votre domestique à son sommeil de pacotille !

MONOS — Vous vous emportez encore une fois, ma chère Una. Je ne voudrais pas...

UNA — ...dépasser les bornes au-delà desquelles le rien n'est pas quelque chose. Je comprends mieux l'impossibilité de diviser le zéro. Je m'imagine assez avec mon petit couteau cherchant le fruit à couper et ne le trouvant pas. Je ne couperai rien tant que je n'aurai pas mis la main dessus. Par contre, ne pas pouvoir percer cette paroi qui me sépare du néant, je ne comprends plus. Et je ne trouve même pas la force de la peupler de mythes. Je reste avec mon petit couteau en l'air, comme s'il n'y avait plus personne pour assister à mon caprice d'enfant. Je m'en souviens encore, tellement c'est proche de moi, ce moment fragmenté d'instants que je ne reconnais pas au son de votre voix. Vous préférez les leçons d'éthique à mes tourments d'oiseau blessé. La chair devient... inconsommable.

MONOS — Vous allez oublier la leçon...

UNA — Cet étranger sur la route, maintenant cette ombre que vous prenez pour lui ! On n'en finira jamais. Le monde serait donc une sphère plus ou moins exacte plongée (c'est une image) dans le néant qui n'a pas, par définition, d'infini. On comprend que la totalité de nos étrangers soient de fervents croyants !

MONOS — Croire, c'est croire que l'infini...

UNA — ...existe ?

MONOS — Que l'infini est probable alors qu'il est imaginaire. Quand je pense par où nous sommes passés pour concevoir ce que nous concevons ! Sans l'infini, pas de calcul. Mais comme on ne peut rien lui comparer, la métaphore impose ses niaiseries. Il n'y a guère que la logique qui ne s'en laisse pas compter.

UNA — Brindisi... une logique de logicien.

MONOS — Une logique de... penseur.

UNA — Nous excluons le poète ?

MONOS — C'est le poète qui pense !

UNA — Que pense-t-il de l'étranger ? Que lui destine-t-il pour perdurer dans sa mémoire d'homme de passage ou d'immigration ? Vous ne répondez plus. Notre conversation s'épuise en inachèvement ou en inaccomplissement.

MONOS — Dites que c'est de ma faute si...

UNA — Je n'ai rien dit. Je ne vois rien, du moins pas ce que vous voyez. Et je ne perçois pas dans les limites que vous cherchez à...

MONOS — Je ne vous impose rien ! D'ailleurs, je suis un spéculateur, pas un inventeur comme tous les écrivains...

UNA — ...secondaires.

MONOS — Si vous voulez...

UNA — ...être cruelle.

MONOS — Votre cruauté...

UNA — ...mon théâtre féminin.

MONOS — Vos rencontres fortuites...

UNA — ...la préparation de leur terrain.

MONOS — Si j'avais su...

UNA — ...vous lui auriez adressé la parole. Au lieu de cela, vous avez ralenti jusqu'à le perdre de vue.

MONOS — Encore une relation lieu/temps. Je m'y attendais.

UNA — Vous êtes si...

MONOS — ...attendu ? Prévisible ?

UNA — Non : égal, inchangé, comme s'il fallait maintenant s'attendre à ce que vous ne teniez plus vos promesses.

MONOS — Je n'ai rien promis depuis...

UNA — ...que je ne promets plus moi-même. Mais j'avais l'excuse de la douleur...

MONOS — La douleur ! Vous n'aviez que l'expérience du chagrin. On ne peut pas passer sa vie à s'amouracher du premier venu.

UNA — Il venait. D'où ? Nous ne le saurons plus.

MONOS — À qui la faute ?

UNA — Quand ? Nous ne l'oublierons plus.

MONOS — Vous me plagiez !

UNA — Non. je m'identifie. Comme si vous étiez le texte de ma propre aventure et que j'étais moi-même l'auteur de cette possibilité.

MONOS — Je ne le vois plus. Je ne l'ai peut-être jamais vu.

UNA — Vous l'avez vu cette après-midi. J'en témoigne.

MONOS — Vous n'en parlerez qu'à moi-même.

UNA — Et vous ne vous en prendrez qu'à moi.

 

 

MONOS — Ma mie, à cette heure, il est trop tard ou trop tôt.

UNA — Trop tard pour espérer et trop tôt pour recommencer. Que voyez-vous ?

MONOS — Un profil hanté par la différence.

UNA — Vous insistez !

MONOS — Ce monde doit avoir un sens ! Comment imaginer qu'il n'en ait pas un ? Ou bien c'est au-dessus de mes forces ou bien nous nous égarons. L'impuissance et la déroute. C'est finalement ce qui nous arrive. Si la vie ne s'achevait pas aussi...

UNA — ...aussi bêtement...

MONOS — ...non ! Aussi vite, aussi tôt, aussi... exagérément !

UNA — Alors vous ne trouveriez plus le temps mais le chemin. Nous savons déjà cela !

MONOS — À un moment donné, nous passons du corps à quelque chose qui a toutes les chances de n'être rien. Donc, nous ne passons pas.

UNA — Quel pauvre jeu de mots !

MONOS — Je ne joue pas ! Le temps s'arrête à deux doigts de notre mort. Toute l'explication doit être là.

UNA — Pourquoi pas dans un de ces fruits que j'ai tant de plaisir à renouveler ?

MONOS — Imaginez mon impuissance. Et la mesure de ma déroute. Que vous reste-t-il alors ?

UNA — Le veuvage ! Vous ne cessez vraiment d'exister qu'avec ma propre disparition.

MONOS — Comment se peut-il que le non étranger ne laisse pas sa trace dans la mémoire de l'étranger qui se nourrit de ce nombre croissant de disparitions ? Il...

UNA — ...l'étranger...

MONOS — ...nous devance d'un rien. Si vous pouviez voir ce visage qui croit se cacher dans l'ombre de la nuit, vous comprendriez de qui je veux parler.

UNA — Seulement, mon bon Monos, je n'ai pas votre acuité... visuelle. Vos yeux dans la nuit y trouvent ce que votre imagination refuse à votre pensée.

MONOS — Ce n'est qu'une sensation. Comme si je réduisais le champ de ma perception pour toucher également les bords où tout finit, s'achève, recommence par reflets et rebonds, par itération.

UNA — Vous décrivez un cas de folie circulaire !

MONOS — Description. Vous avez lâché le mot. Si je n'étais pas tant obsédé par les conversations, c'est-à-dire par ce qu'on sait, je n'attacherais ma personne qu'au train des choses. Pourquoi ne trouvons-nous pas la force de nous contenter de la surface des choses ? Nous avons inventé la profondeur et les choses n'en ont pas. Elles ne demandent qu'à se laisser décrire et nous nous en servons pour les expliquer. Nous n'avons qu'une seule véritable idée : la vie éternelle. et il nous semble qu'en approfondissant, on pourrait répondre à cette attente peuplée par les choses. Jusqu'où irons-nous pour conserver cette propriété ? Nous irons loin, mais pas assez longtemps.

UNA — Oh ! la belle définition de la vie.

MONOS — Ce n'est pas ce que j'ai voulu dire. Cette après-midi, quand il est apparu, les circonstances...

UNA — Vous ne saurez plus rien de cette complexité. Nous ne nous souvenons que du récit. L'apparition, comme vous dites, au beau milieu de notre conversation. Puis ce temps que nous n'avons pas mesuré, qui ne ressemble plus à du temps maintenant qu'on en parle. Enfin, nous revenons sur nos pas et, sans nous égarer, nous retrouvons notre bonne habitude de ne jamais nous coucher sans avoir cherché à reformer nos idées. À une heure, vous ouvrez la fenêtre, où que nous nous trouvions et quel que soit le temps.

MONOS — Je vous l'ai déjà dit : pour dormir, il faut trouver le soleil.

UNA — Ça ne marche pas dans toutes les langues.

MONOS — On ne perdait pas de temps à rechercher toutes les équivalences.

UNA — Un livre des Concordances ! Vous en avez toujours rêvé. Vous avez toujours eu ce besoin de retrouver le fil chronologique.

MONOS — Temps !

 

 

MONOS — J'ai bien peur, ma mie, que notre oiseau se soit envolé.

UNA — Aurait-il profité de... (elle rit)

MONOS — Ne vous amusez plus ! Il fait encore nuit à cette heure. L'été, on rencontre des promeneurs. L'été se passe entre l'insomnie et la sieste.

UNA — Sommes-nous au printemps ? Ces fruits...

MONOS — Je me demande où l'on va quand on ne sait pas où. Sans doute jusqu'au quai. On s'engage dans l'obscurité de la digue, franchissant cette dorsale de béton et de roches. L'après-midi...

UNA — ...des pêcheurs à la ligne apparaissent où on ne pensait pas les trouver. Vous déconseillez toujours ces croquis où le temps surgit en chapeaux de paille. Il n'y a pas d'araignées au bout de ces fils qui scintillent verticalement.

MONOS — Des bouchons flotteurs. Médiocres symboles non pas de l'attente mais de ce qu'on attend de l'attente. Nous n'y sommes pas. Nous nous arrêtons toujours au milieu des filets qu'on ravaude.

UNA — Nous n'avons pas d'histoire.

MONOS — Nous SOMMES l'Histoire. Il en serait la contradiction alors que nous voulons le réduire à l'anecdote. Il a traversé le jour, écrasé de soleil, puis la nuit l'a dissous.

UNA — Et vous ne vous demandez plus où il est passé. Recouchons-nous, sans rien faire cette fois !

MONOS — Nous ne nous désirons plus. Nous avons seulement besoin l'un de l'autre.

UNA — N'est-ce pas plus...

MONOS — ...nécessaire !

UNA — Ce n'est pas ce que j'allais dire !

MONOS — Vous auriez cherché à changer la vérité en évidence. L'évidence d'une trouvaille, je vous connais. Que la nuit paraît...

UNA — ...interminable.

MONOS — Non. Je sais trop qu'elle se termine quand commence le jour ! Deuxième évidence. Tout à l'heure, je disais : Je me demande où l'on va quand on ne sait pas où. En quoi consiste ma naïveté ! La nuit, interminable ? Non. Je voulais dire : impensable, sans mesurer les effets d'une pareille hypothèse. Je sais seulement qu'elle se propose à la pensée en attendant de s'achever, promettant d'exister encore avec les mêmes personnages indistincts. Je pèse alors toute l'importance d'un nom, s'il était prononcé. Mais nous réduisons au silence même nos tentatives de nommer l'étranger. Ressemble-t-il assez à quelqu'un pour être pris pour un autre ?

UNA — Interminable. Dans ces conditions, on ne construit plus, on cède à l'improvisation. Nous avons fini par nous mettre à courir.

MONOS — Vous êtes si insaisissable dans ces moments-là ! J'ai cru vous perdre.

UNA — Ah ! Vous et votre vue ! La distance amenuise le corps qui continue de s'éloigner. On ressent le temps, non plus comme l'attente ou le désespoir, mais comme la question de savoir s'il est encore temps. Oui, je courais à sa rencontre. Je me disais que cette conversation m'appartenait, qu'il me suffisait de le toucher pour me croire propriétaire de ses réponses et que votre stupeur portait déjà les fruits de ma fugue. Le chemin montait. Il redescendait...

MONOS — ...l'étranger, je suppose...

UNA — ...l'étranger. Il redescendait et son corps retrouvait le temps perdu à demander son chemin. Une dernière fois, il s'adressa à un passant pour lui demander si le numéro qu'il cherchait était aussi éloigné que le laissait entendre le numéro du porche où ils s'abritaient.

MONOS — Tiens ? Cette séquence ne me revient pas.

UNA — Votre vigilance, mon cher Monos...

MONOS — Je suis rarement vigilant. J'ai plutôt de la chance mais je passe pour un militant.

UNA — Vous ? Militant ?

MONOS — Vous ne comprenez pas, bien sûr. Il faut posséder les outils de la création pour comprendre. Un simple crayon...

UNA — ...et une feuille de papier...

MONOS — ...posée à plat devant soi...

UNA — ...comme s'il s'agissait...

MONOS — ...de continuer. J'ai toujours cette impression d'avoir interrompu ma relation à l'objet pour cause de contingence. Je m'y remets avec d'autant plus d'ardeur que...

UNA — ...que la contingence en question est lourde de conséquences. Je vous envie.

MONOS — Vous ? Una ?

UNA — Votre facilité.

MONOS — Parlons-en. On en viendrait à évoquer votre influence sur mes travaux.

UNA — Je ne vous interdis pas les fenêtres, celle-ci en particulier, que je reconnais quand j'y découvre les traces de la ville.

MONOS — Nous ne revenons pas assez souvent.

UNA — Vous rêvez de revenir seul.

MONOS — Détrompez-vous ! J'ai besoin...

UNA — ...d'un reflet. Je suis l'exactitude même quand je ne suis plus moi.

MONOS — Nous avons tant besoin...

UNA — ...de ne ressembler qu'à soi...

MONOS — ...l'espace d'un matin. Le voyez-vous poindre ? On le reconnaît à la disparition de toute trace de découragement.

UNA — Une aubade...

MONOS — ...est toujours un chant d'adieu. Nul ne sait s'il reviendra. Et s'il revient, à la nuit tombée, sa sérénade recommence ce qui a à peine commencé. Nous n'en finirons jamais. C'est moi qui vous envie de prendre plaisir à la morsure des fruits. Les gens vous regardaient.

UNA — Ils me voyaient ?

MONOS — Ils vous regardaient parce qu'ils vous voyaient. Ils ne me regardaient pas parce que je les voyais.

UNA — Comment traduire cette double posture : regarder et ne pas regarder ?

MONOS — Mais en personnages, ma mie ! Il n'y a pas d'autres moyens. Vous ne prêtez pas assez attention aux regards qui vous déshabillent. Vous ne voyez que l'insecte qui ne voit pas votre bouche et sa gourmandise. Ils (les insectes) finissent déconcertés par votre voracité. Je les voyais tournoyer dans l'ombre où ils se ressemblaient tous. Les gens ne comprenaient pas. Ils attendaient votre beauté, sans connaître les raisons profondes de cette attente. L'étranger passa à ce moment-là.

UNA — Ils durent lui en vouloir !

MONOS — D'abord, ils ne répondirent pas à sa question. Ils reculèrent sous les arbres. Ils pouvaient reconnaître chaque détail de leur apparence.

UNA — Je n'ai pas vu cela.

MONOS — Vous l'avez vu ensuite. Il se passa une bonne minute. Vous étiez aux prises avec l'insecte.

UNA —L'hyménoptère strident. Vous vous souvenez de cette nouvelle ?

MONOS — Un récit tout au plus. Je ne l'ai pas retenu.

UNA — Vous l'aviez écrit en pensant que jamais vous ne vous approcheriez plus près que la moindre de mes confidentes. Les moyens de la séduction occupaient votre temps consacré aux recherches nominales.

MONOS — Vous n'avez jamais vu ceux qui vous voyaient. Maintenant, vous voyez le moindre changement. Il suffit d'une minute plus longue que les autres. Ils prononcèrent le premier mot et il parut déçu.

UNA — Je finissais de tourmenter l'insecte avant de poser ma langue exactement à l'endroit qu'il venait d'explorer pour atteindre la pulpe. Je fermai les yeux.

MONOS — Ils trouvèrent d'autres mots. Il ne paraissait pas convaincu. Vous avez eu ce désir inexplicable de le rencontrer.

UNA — Je voulais le toucher comme on touche un rehaut sur la toile pour s'assurer que c'est de la peinture et non pas un artifice mécanique. La vue avec la vue et la mécanique avec les autres !

MONOS — Étrange étranger en effet. Il en est de moins bizarre. On les voit moins mais ils intéressent moins aussi. Il suffit d'un de ces riens qui modifient l'attitude au point de la rendre inconvenante ou simplement déplacée. Il semblait se moquer de leur retenue. Il portait un chapeau de cuir et désignait les choses et les êtres avec un bâton si noueux qu'on ne pouvait s'empêcher de le prendre pour un pèlerin. Mais quelle eût été sa destination rituelle ? Il ne paraissait pas pouvoir supporter la comparaison. Quelque chose le distinguait, peut-être un signe qu'ils voyaient et que la distance et le soleil nous interdisaient de reconnaître. Le fruit finissait son existence dans votre bouche, dernière bouchée.

UNA — Je l'ai suivi sans le désirer, j'en suis sûre. Il entra dans le porche pour interroger un habitant. Je ne vois pas d'autre mot pour le désigner celui-là !

MONOS — C'est que votre pensée se précise à l'approche de cette chair. Je comprends.

UNA — Vous ne comprenez rien ! Je suis passée...

MONOS — ...à un cheveu !

UNA (elle rit) Vous vous souvenez de ce détail ! Vous sembliez courir après moi !

MONOS — Je voulais...

UNA — ...vous désiriez...

MONOS — ...vous prévenir.

UNA — Me prévenir ? Mais de quoi ? De quelle possibilité qui m'eût encore rapprochée de ce que je voulais...

MONOS — ...désirais...

UNA — ...attendre en lui ? Nous nous sommes retrouvés chez nous !

MONOS — Nous ne sommes pas sortis depuis. Nous avons attendu la nuit.

UNA — VOUS avez attendu la nuit. Toujours ce terrain préparatoire aux sérénades.

MONOS — Propitiatoire.

UNA — Comme vous voulez ! Nous avons oublié de dîner.

MONOS — Je ne comprends pas. D'habitude, quelqu'un frappe à la porte et entre sans attendre la réponse qui est toujours la même.

UNA — Personne n'est entré cette fois. Un oubli ?

MONOS — Nous avons payé la semaine.

UNA — Je voulais dire : Qu'ont-ils oublié ?

MONOS — Qu'ont-ils changé dans leur mode opératoire ? Personne ne nous a prévenus. Mais vous n'y songiez pas, nourrie de fruits et d'aventures...

UNA — ...extraconjugales, je sais. Je ne regrette rien. Je reviens toujours.

MONOS — Pardi ! Je n'ai pas bougé, moi !

UNA — Mais vous ne m'attendiez pas. Je ne vous surprends jamais.

MONOS — Je vous revois sans cesse. Mes arbres, le lit, la rue où je vous rejoins finalement. Ma vie circulaire. Mon effort circonstanciel pour retrouver le point de rencontre. Cette incroyable douleur une fois par jour.

UNA — Je vous plains tous les jours mais vous n'écoutez pas.

MONOS — Je voulais...

UNA — ...vous désiriez...

MONOS — ...que vous me vissiez au lieu de...

UNA — ...vous reconnaître, je sais. D'ailleurs, j'entre en catimini. Vous êtes déjà couché...

MONOS — ...et vous sentez... la poule !

 

 

La terrasse devant la chambre. La ville par-dessus un bougainvillier. Una est assise à un guéridon, en peignoir. Elle sirote pensivement un café au lait. Monos arrive dans les feux de la rampe, avec sa canne et son chapeau à la main.

UNA — Vous en venez !

MONOS — On ne peut rien vous cacher. J'aime ces matins où on ne rencontre que des chiens.

UNA — Vous ne l'avez donc pas trouvé. Des traces ?

MONOS — Même pas. Mieux vaut ne plus y penser.

UNA — Je me lève à peine. Un dernier rêve m'a réveillée. Je ne sais ce qu'il faut en penser.

MONOS — Ne me racontez rien ! Je veux d'abord vous entretenir de ma promenade matinale.

UNA — Vous n'avez rencontré personne ! Et je connais les lieux. Il ne s'est rien passé, je le sais.

MONOS — En effet. Il faisait encore nuit quand je suis sorti. Je guettais le jour pendant que vous feigniez de dormir. Et je voulais arriver le premier.

UNA — Le premier ? Vous, mon Monos ?

MONOS — Oui, le premier. Là-bas. Le plus près possible de nulle part. J'ai quelquefois ce besoin d'anéantissement. Je suis sorti pour ne pas vous réveiller.

UNA — Vous m'avez tenue éveillée toute la nuit !

MONOS — Vous dormiez quand c'est arrivé. Je crois...

UNA — Mais que vous est-il arrivé ? Vous semblez encore sous le coup de cet...

MONOS — ...de cette improvisation.

UNA — Vous improvisiez ?

MONOS — Mon esprit exigeait cette improvisation. Je venais d'admettre que mon existence n'avait plus aucun sens, conséquence inévitable du non-sens que j'accorde au monde depuis que je ne le reconnais plus comme monde mais comme séjour provisoire. D'habitude, quand cela arrive, je songe à des aventures...

UNA — ...amoureuses ?

MONOS — Non ! L'aventure des voyages. Les traversées horizontales. Les rencontres décisives. Les recherches verticales. Vous connaissez mes passions. Je ne vous cache plus mes découvertes.

UNA — Vous avez commencé par là.

MONOS — Puis nous nous sommes aimés. Et je vous ai raconté mon premier voyage. Avec quelle fidélité ! Les mots...

UNA — Les personnages agissaient comme si le désir venait de je ne sais quelle volonté au détriment des besoins naturels. Jeune littérature de l'idée. Je me souviens.

MONOS — Oh ! Jeune... puis nous avons voyagé ensemble.

UNA — Moi avec vos bagages et vous avec les invités de la première heure. On les retrouvait dans d'autres circonstances. Je m'épuisais facilement en argumentation. Ils étaient...

MONOS — Vous étiez impatiente en ce temps-là.

UNA — Ce n'était pas faute de chercher à comprendre. Vous paraissiez joyeux quelquefois, je ne me souviens pas en quelles circonstances. Mon esprit aurait dû en retenir les répétitions. Je joue si mal quand je joue !

MONOS — Je l'étais, joyeux ! Souvenez-vous. Je revenais à vous. Et il vous est arrivé de m'accompagner.

UNA — Où voulez-vous en venir ce matin ? Oui, je feignais...

MONOS — Je m'en doutais sans désirer le savoir...

UNA — Partiez-vous pour ne plus revenir ? Si près ?

MONOS — Il y a peut-être des choses que je ne veux pas revivre.

UNA — Mais avec moi, vous ne revivez que ces choses ! Il vous faudrait inventer une autre femme. Je ne le supporterais pas !

MONOS — C'est la raison pour laquelle je me suis longtemps contenté des personnages que je dois à votre exigence et à vos passions. On ne compose pas des personnages avec des fragments de corps. On les trouve tels qu'ils sont. Ils sont tout de suite doués de la parole.

UNA — Je n'y suis pour rien ! Vous partez et vous revenez. C'est encore le matin. Mon rêve...

MONOS — Ne m'en parlez pas ! Je voulais vous revoir.

UNA — Vous repartez ?

MONOS — Partir ? Sortir ? Je ne sais plus...

UNA — Vous revenez plus souvent, en effet.

MONOS — Vous m'avez rarement surpris en flagrant délit d'éloignement. Je vous ai plutôt donné des voyages.

UNA — J'évitais de vous rappeler.

MONOS — On ne siffle que son chien.

UNA — Je souhaitais votre bonheur, même avec une autre, pourvu que vous revinssiez sans elle.

MONOS — Je ne suis jamais allé aussi loin !

UNA — Nos personnages...

MONOS — ...ne m'accompagnaient pas. Je craignais trop qu'ils vous inventassent.

UNA — J'ai souvent été seule. Il fallait que je connusse la joie à défaut du bonheur. J'ai toujours souhaité être appréciée, laisser une bonne impression de moi-même. Et je n'ai jamais cherché à prendre la place de ces souvenirs, s'ils n'ont jamais existé. On me l'a confirmé quelquefois et chaque fois j'ai connu la joie d'une retrouvaille avec moi-même. On se perd de vue si on ne revient pas de loin pour se retrouver.

MONOS — J'y songeais en marchant plus vite que d'habitude. Je voulais arriver avant moi. Vous savez comme on se retrouve. L'être que nous serons est déjà une conscience. Nous sommes tellement habitués à converser avec les reflets de nos apparences qu'une pareille aventure nous éternise... un moment.

UNA — J'appellerais cela le bonheur.

MONOS — Mais ce n'était qu'un instant de connaissance pure. Du moins, je le crois. J'étais ce que je serai, ce que je ne suis pas encore, pas si vite. Cela ne dure pas.

UNA — Et vous revenez par le même chemin.

MONOS — Je vous retrouve.

UNA — Comme si vous m'aviez perdue.

MONOS — Je ne savais pas que vous seriez éveillée et prête à recommencer ce que vous n'avez pas achevé hier. La minutie et la patience vous honorent de petites satisfactions dont le spectacle prend quelquefois toute la place.

UNA — Les fruits ?

MONOS — Les fruits, les hommes, les nuits passées avec vous, les jours où je vous perds en route. Le recueil inachevable de mes aubades et de mes sérénades.

UNA — Vous êtes l'écriture même.

MONOS — N'exagérons rien. J'ai failli même me résoudre à ne plus rien écrire, ce qui chez moi équivaut...

UNA — ...au suicide...

MONOS — ...à la disparition. Je disparaissais comme j'étais venu : sans la langue.

UNA — Et vous revenez me demander si je la parle encore. Je vous rassure : je la comprends pour vous lire.

MONOS — Je ne souhaite pas que vous me lisiez. Je ne désire rien d'autre que votre...

UNA — ...disparition.

MONOS — Rien n'est possible sans vous. À part la promenade du matin dont je reviens toujours parce que vous l'expliquez. Votre présence est une explication. Je ne vais jamais plus loin que...

UNA — J'aimerais connaître ce lieu.

MONOS — Ou l'instant qu'il promeut.

UNA — Nous ne sommes jamais allés plus loin que l'écume. Mes pieds...

MONOS — Vos jambes...

UNA — Ma noyade !

MONOS — Mon attente !

UNA — Vous êtes déjà passé par là. Vous reconnaissez je ne sais quel détail de sable ou de coquillage. Vous paraissez indécis. Je lutte contre cette présence !

MONOS — Nous en revenons comme si rien ne s'était passé. Et je vous interroge sur vos goûts. Je n'ai pas honte de vous mentir. Nous croisons d'anciennes connaissances. Tout ce qui n'a servi à rien remonte à la surface et nous plongeons ensemble dans ce silence. Parfait ensemble pour une fois. À midi...

UNA — Il est trop tôt pour en parler. Je me réveille à peine. Vous êtes revenu. Et nous ne connaissons personne. Pas de traces ?

MONOS — Ni de ce que je voulais savoir ni de ce qu'il a rendu possible. J'ai vite fait le tour. Je suis descendu dans la nuit. Je vous laissais à vos affectations de dormeuse. Le vestibule était peuplé des conséquences de ma dernière aventure avec l'existence des autres. Puis la nuit, dès le seuil que j'hésitais à franchir, toisant les marches qui descendaient dans l'inconsistance du gravier. Mes pas vous eussent réveillée si je n'avais pas eu l'impression de légèreté qui accompagne toutes mes rencontres avec le premier mot. Je ne sais pas jusqu'où je suis allé. Des oiseaux apparaissaient dans l'ombre, déjà criards. Ils me révélaient ainsi au monde que je voulais dépasser sans le quitter.

UNA — J'étais loin de soupçonner votre tourment ce matin en me réveillant.

MONOS — Je ne me tourmentais pas. Rien ne me forçait à ne pas aller plus loin et je ne souffrais pas d'y parvenir sans peine. Je me sentais...

UNA — ...inutile. Tandis qu'une espèce de joie m'envahissait, promesse vite envolée avec la vision globale de la chambre réduite à l'inventaire de ses objets. Je me suis sentie impatiente pendant une seconde, et prête à n'importe quel désordre. Mais vous n'étiez pas là pour me le dire.

MONOS — C'est peut-être ce que je cherche en lui.

UNA — Je ne comprends pas...

MONOS — Je cherche à le dire avec son corps !

UNA — Mais vous ne le connaissez pas.

MONOS — Pas aussi bien que vous, c'est entendu. Je n'ai pas vécu ce premier instant de la découverte. J'étais trop occupé à relever les détails de votre présence. Je voyais de près ce qu'ils regardaient de loin. J'ai mon idée...

UNA — Vos idées confinent l'être au personnage. Vous n'allez jamais plus loin que...

MONOS — ...que vous-même !

UNA — ...que ce que je vous inspire ! Je ne suis pas un personnage ! J'existe.

MONOS — Donc, nous existons. Ce qui n'implique pas que j'existe moi-même. Je suis peut-être votre personnage.

UNA — Mais je ne sais pas écrire !

MONOS — Ce qui complique tout...

UNA — ...et fragilise vos observations...

MONOS — ...surtout quand vous vous en prenez à un fruit...

UNA — ...et qu'un étranger me séduit d'assez loin pour ne pas exister...

MONOS — ...comme je voudrais qu'il existât.

 

 

UNA — Mais enfin, Monos, en quoi consiste votre philosophie ? Je vous connais depuis assez longtemps pour savoir que l'apparent désordre de vos pensées ni l'abondance des hypothèses contradictoires ne constituent chez vous un paravent de la misère intellectuelle. Ce n'est pas seulement par amour que je m'interdis le soupçon ; mon expérience de notre conversation m'enseigne tous les jours la plus grande attention à l'égard de vos... propos. Vous abondez dans ce qu'il convient je crois d'appeler le chantier, et toutes vos allégations sont autant de pierres apportées à un édifice qui n'est pas la forme qu'on attend d'abord du penseur, ni surtout ce fond indiscutable ou difficilement aporétique que les inventeurs de tous crins proposent à l'esprit dès les prolégomènes. Il semble que vous enrichissiez votre laboratoire à tel point qu'on ne s'y retrouve pas sans s'y perdre vraiment. Vous invitez à la réflexion uniquement dans votre jardin. Je ne vous ai jamais vu ailleurs quand il s'agit de se mettre à l'ouvrage.

MONOS — Vous voulez dire : quand il est temps de le faire. Après, on ne peut plus rien envisager de franchement fertile (« arable », dit Saint-John Perse). Mes fruits et votre bouche, ma douce Una (douce à ma pensée) sont la parabole de mon destin. Je ne suis ni ne possède ni l'un ni l'autre. J'assiste en spectateur médusé à une rencontre que mon désir a préparé tout en reconnaissant que je ne m'y attendais plus. Je cultive les fruits, j'en entretiens les saisons et vous êtes l'approche de ce qui leur convient le mieux : le plaisir de les mordre, d'en savourer la chair et de savoir que c'est encore possible.

UNA — La philosophie a connu deux rencontres décisives : la chose, avec Descartes, et l'homme, avec Nietszche. Il fallait que l'homme s'imposât à Dieu pour que la chose prît tout son sens. Mais vous ne prenez pas la chose. Vous attendez l'évènement. ce pouvait être autre chose que ma bouche et si ce n'était pas moi, ce serait une autre. Qui est cette autre, Monos ? En quoi reconnaissez-vous que ce n'est pas moi ?

MONOS — Je sais toujours que c'est vous sinon je ne suis plus sûr de rien, ni même s'il s'agit de quelqu'un ou du produit de mon imagination. Cette autre dont vous parlez avec une pointe de jalousie qui me flatte, mon Una, n'existe que parce que vous existez. Vous la rendez possible comme la persistance des fruits que j'offre à votre attente en dépit sans doute des saisons.

UNA — Vous ne répondez pas à ma question, Monos. Qui est-ce ?

MONOS — C'est une autre question. Qui est-ce si ce n'est pas vous ? me suggérez-vous. L'autre serait cette personne que je distingue parfaitement, ou du moins clairement, de moi-même et de ce que vous êtes pour moi. Je ne l'invite pas alors que je vous attendais.

UNA — Elle entre dans le jardin. Vous la voyez m'observer. Elle s'enrichit en même temps que votre pensée...

MONOS — ...pensée est ici pris dans son acception la plus large...

UNA — Est-ce le premier personnage ?

MONOS —Comment voulez-vous l'être si elle arrive en second ?

UNA — Elle se distingue nettement. Elle ne m'imite pas. À quoi la destinez-vous ?

MONOS — Mais je n'en suis pas le maître ! Vous en parlez comme si je la connaissais depuis longtemps.

UNA — Elle existait avant moi, je le sais...

MONOS — Vous ne savez rien ! Avant vous...

UNA — ...les fruits existaient...

MONOS — J'existais moi aussi. Je suppose que vous existiez. On me prendrait pour un fou si j'affirmais le contraire.

UNA — Et elle ?

MONOS — Je ne la vois pas. Non ! J'ai beau tenter de me souvenir...

UNA — Mais qui vous parle de la mémoire ?

MONOS — Les Muses...

UNA — Les Muses ? Ces femmes qui n'en sont pas ? Il y a bien un moment où elle n'est plus la seule...

MONOS — ...parce que vous vous mettez à exister dans la même proximité. J'ignore à quoi on doit les hasards de la vie ni même si on les doit...

UNA — Nous avons exclu le bon Dieu et augmenté la chose !

MONOS — Il est inutile de me le rappeler. Mais maintenant, sans Dieu pour chapeauter et avec cette chose qui a pris des proportions...

UNA — ...inimaginables.

MONOS — Je les imagine très bien ! Je veux dire que j'en imagine la portée.

UNA — Mais pas les limites qu'il faudrait calculer et qu'aucun raisonnement, si parfait soit-il, ne réussit à représenter un tant soit peu... visiblement.

MONOS — Comme vous y allez ! Nous avons déjà dit qu'en la matière nous manquons des ressources de la comparaison. Comme si...

UNA — ...elle était la première et que le désir ne pouvait arriver que par moi. Dans ce jardin, vous n'avez jamais été seul, ce qui explique votre passion.

MONOS — Ma passion ?

UNA — Vos fruits ! Vos saisons ! Ma bouche !

MONOS — Je n'oublie pas !

UNA — Vous entrez cependant à une date certaine mais sans le moindre souvenir d'avoir frappé à la porte.

MONOS — La myélinisation a fait une oeuvre dont j'aurais tort de me plaindre !

UNA — Vous vous... comparez à la médiocrité !... Effet de contraste plutôt facile.

MONOS — Facile et momentané. Je cloue ainsi le bec à mes doutes... redondants.

UNA — Ceux que vous n'avez pas choisi d'exercer sur les tenants de la chose.

MONOS — Et sur ses aboutissants. La chose implique l'existence, donc l'évènement. C'est trop simple ! Un peu comme cette constatation que l'être vivant est cerveau, digestion et appréhension ; autrement dit : tête, tronc et membres. La chose existe, donc le temps est histoire. La chose inspire la possession donc le temps c'est de l'argent ! Que de conclusions que je ne tire pas de ma propre activité cogitative, mais de ce que l'on convient d'appeler la lecture. Je ne lis plus.

UNA — Vous ne pouvez pas ne pas lire ! Tout est prétexte à déchiffrement. La moindre babiole que la nature...

MONOS — ...la chose. Le monde ne peut être à la fois centrifuge et centripète. J'ai songé à l'immobilité comme clinique de la complexité.

UNA — Je m'en souviens : vous parliez alors de tranquillité. Vos vers...

MONOS — Des essais de jeunesse ! Prenons-les pour ce qu'ils sont : des essais d'existence quand c'était l'être qui me réclamait tout entier.

UNA — Vous croyiez... donc.

MONOS — Je tentais de voir plus loin que les fruits que je devais au hasard. Comment imaginer alors que je les devais à l'Histoire ? Moi qui n'héritais rien...

UNA — Vos livres témoignent du contraire.

MONOS — Ceux que j'ai écrits, oui.

UNA — Vous les avez écrits sans moi.

MONOS — J'ai écrit le premier quand j'ai commencé à vous voir.

UNA — Elle me surveillait.

MONOS — Qui voulez-vous que ce fût ?

UNA — Je ne veux rien. La place était déjà prise. Je me sentais comme une comédienne...

MONOS — Vous m'emmenez au théâtre maintenant !

UNA — C'en est un, pour le spectateur.

MONOS — Qui est-il ?

UNA — N'importe qui ?

MONOS — Vous créez le nombre.

UNA — Si vous y tenez.... Nous allons y venir, car il nous faut achever notre conversation d'hier, avant...

MONOS — Oh ! Oui, celui-là !

UNA — Vous ne pouvez pas l'oublier. Ce matin, vous marchiez dans ses pas.

MONOS — Vous m'en attribuez, des personnages ! Elle, lui... eux !

UNA — J'essaie de comprendre. Ce n'est pas si facile. Avec un...

MONOS — Oh ! Avec moi...

UNA — Sans vous, je suis une autre. J'imagine les autres autres.

MONOS — Vos peuplements vous éloignent de moi.

UNA — Mais pas de votre jardin. Vous êtes ce que vous êtes dans le jardin. Ailleurs...

MONOS — ...je ne suis pas chez moi, je sais !

 

 

UNA — Vous ne pensez plus à la ville.

MONOS — Vous me parlez trop de mon jardin.

UNA — Vous ne me parlez pas de l'été.

MONOS — C'est le printemps.

UNA — Du printemps, on dit que c'est encore l'hiver ou que c'est déjà l'été.

MONOS — Vous écoutez trop les gens. Leur conversation vous perdra, ma bonne Una. Vous deviendrez une commère si vous perdez votre temps avec ces...

UNA — Monos ! Est-il bien nécessaire d'en reparler ? Il y a en vous... une voix qui n'est pas la vôtre. Je n'aime pas l'entendre. Les gens sont merveilleux et vous le savez. Sans eux...

MONOS — Sans eux, ma douce Una, nous serions heureux. Je veux le croire.

UNA — Trois personnages dans un jardin. C'est tout ce que vous exigez de l'imagination pour vous mettre à l'ouvrage !

MONOS — Euh !

UNA — Midi approche. Nous n'avons pas mangé ce matin. Nous mangerons...

MONOS — Vous mangerez les fruits de mon jardin, en plein après-midi, sur le lent et solennel déclin de notre soleil, le lent et solitaire soleil qui décline tandis que notre après-midi se remplit de sa solennité.

UNA — Des vers !

MONOS — Que de biens communs quand ils sont inaccessibles ! Mais il suffit que la chose se trouve à portée de la main pour qu'elle fasse l'objet d'une requête en propriété légitime. Le Droit est une ignominie, plus que la guerre. Au fond de nous, nous le savons pertinemment. Nous nous organisons pour posséder et non pas pour connaître. Or, le bonheur est dans la connaissance. Propriété égale ignorance. Mais la propriété donne sur le jardin de la connaissance où croît l'éternité. On pousse alors le savant à s'y aventurer alors que sa seule aventure est l'instant. Personne n'est à sa place dans ce monde : les savants dans les jardins d'agrément, les riches dans leurs palais, les pauvres dans la rue et l'ignorance dans le travail. Concevez-vous un seul instant de bonheur quand la propriété nous est enfin acquise ?

UNA — Votre amertume, Monos...

MONOS — Vous avez raison ! Il n'y a guère que le pardon pour pallier l'effet de ces appréciations sur l'esprit. Et non pas l'oubli comme vous le préconisez quelquefois, je ne sais pas à quel moment de votre silence, je n'ai jamais su cueillir la fleur de vos attentes et je ne le saurais sans doute jamais. Pardonnons à ceux dont la présence même nous offense !

UNA — Oh ! Monos !

MONOS — Midi ! Écoutons. Je ne me pose plus la question de savoir si l'erreur a quelque conséquence sur notre destin de promeneurs de l'après-midi.

UNA — Je ne comprends pas...

MONOS — Cet écart différentiel entre la seconde de temps et celle de l'horloge. L'enfant que j'étais y trouvait une peur inexplicable.

UNA — Vous auriez dû en parler.

MONOS — À qui ? L'enfant qui s'écarte du chemin passe ce temps à revenir à la place qu'on lui a assignée. Il ne prend pas ce temps pour en découvrir les aventures. C'est plutôt l'imagination qui s'invite et tout est à recommencer. L'œil s'exerce. Il n'y a guère que cette alternative : l'aguet et la mire. On ne m'enseigna rien d'autre. Comme tout le monde, j'ai perdu la majeure partie de mon temps à me « préparer » au lieu d'« apprendre » à connaître. On nous réduit ainsi à l'attente et au projet. Comment voulez-vous que je leur pardonne ?

UNA — Je ne suis donc pas dans l'erreur quand je vous demande sur « quoi » vous fondez votre philosophie ?

MONOS — Mais vous êtes impertinente, ce qui vaut mieux que l'injure à l'enfance, je le reconnais volontiers. Oui, c'est la première question « ordinaire » que je pose au premier venu : « Fondez-vous votre doctrine sur quelque chose ? »

UNA — La question prend rarement au dépourvu.

MONOS — On commence par mentir au lieu de répondre. L'idée même de cette chose qui fait le lit de la pensée est difficilement discutable. On peut mettre fin à l'interrogatoire en répondant non. C'est prendre le risque d'avoir à s'expliquer là où un oui eût emporté la sympathie de la question suivante. Non, c'est aussi interdire cette seconde chance. C'est se mettre à la place du questionneur alors qu'un oui affecte la soumission. « Oui, ma pensée s'assoit sur quelque chose. Vous voulez maintenant savoir ce qu'est cette chose ? »

UNA — Il n'y a pas d'autre question.

MONOS — Et bien je ne la pose pas. Je ne propose pas non plus une variante. Je demande alors si l'on est « conscient » de cette chose.

UNA — On ne répond pas tout de suite. On veut d'abord s'expliquer, justifier la question de savoir ce qu'est cette chose.

MONOS — Moment de pur comique. Il s'agit d'interrompre, de forcer à s'exprimer sur cette « conscience » !

UNA — Pourquoi ne pas tout simplement admettre que, oui, on est « conscient » de la chose qui précède la pensée ?

MONOS — On se pose plutôt la question de savoir ce qu'il faut entendre par « conscience ». Chose. Conscience. On vient d'installer les conditions du débat philosophique (je devrais dire « procès » mais le mot, à cet endroit de ma réflexion, est encore trop entaché de polémique).

UNA — Pure dialectique ! On n'en finira plus de s'expliquer. La chose c'est ceci, cela, je ne sais pas, j'en sais trop ! Tandis que le degré de conscience prend des allures de barreau sur l'échelle de la considération. On ne peut pas mieux tourner en rond.

MONOS — Ni en bourrique ! D'où le peu d'attrait éprouvé par les gens pour la philosophie qui demeure le fait et la science des philosophes. Une philosophie pour philosophes. Une philosophie qui ne sert pas à quelque chose !

UNA — Comment en sortir ?

MONOS — En posant la bonne question.

UNA — Suicide ?

MONOS — Non. Le suicide se tire de l'absurde comme la sardine de sa boîte. L'un ne va pas sans l'autre. Si c'est absurde, la mort prend un sens considérable. On connaît la suite.

UNA — L'abandon ?

MONOS — Trop religieux.

UNA — L'indifférence ?

MONOS — Pour s'imposer l'intérêt ? À quoi bon ? On finirait mal.

UNA — Ma langue au chat.

MONOS — Vous ne croyez pas si bien dire ! Je demande alors jusqu'à quel point on est prêt à aller pour augmenter cette conscience de la chose quelconque qui fonde la pensée. Jusqu'où ? Le temps n'a plus alors d'importance. On mesure des distances, des portées, des encablures, des probabilités. Jusqu'où suis-je prêt à aller pour en savoir plus long sur le degré de conscience que j'ai de la chose ? Une philosophie préparatoire aux grands examens. C'est tout ce que j'ai pu concevoir dans le genre. C'est peu, mais je m'en nourris jusqu'au personnage.

UNA — Ce qui pourrait vous faire passer pour un romancier traditionnel.

MONOS — Avec le coup décisif que prend alors l'histoire ? On m'en veut plutôt de ne pas conclure.

UNA — Servez ou disparaissez !

MONOS — Le salut au drapeau. On s'enveloppe de rituels. Le coeur y est, remarquez bien ! Il faut faire partie de l'équipe. Si c'est possible, on atteindra l'élite pour y implanter son influence ou plus tragiquement pour ne plus avoir à vivre avec les siens ! Que d'ambitions vaines et nocives !

UNA — Revenons à notre « degré de conscience ».

MONOS — Ou plus exactement, ma bonne Una, à ce qu'on est prêt à faire, à sacrifier peut-être, pour l'atteindre.

UNA — Il faut l'avoir fixé comme but, avoir déjà conscience de son importance et des relations à l'importance. Inextricable réseau d'intrications complexe ! Comment cela commence-t-il ? Il semble que l'influence des autres est décisive, déterminante, essentielle...

MONOS — Vous n'épuiserez aucun sujet avec des adjectifs. Leçon romanesque. Reprenons. Je vous ai d'abord demandé si votre pensée repose sur « quelque chose » et nous avons admis l'hypothèse d'un oui. Quel meilleur début au roman ! « Oui, je sais quelque chose ».

UNA — C'est le valet de Pinget !

MONOS — Pourquoi pas ? Avec le temps, il rattrape les modifications et autres jalousies. Il fut, en son temps, plus radical, moins séducteur. Il sera (pour reprendre encore une constatation intranquille sur les temps de l'indicatif).

UNA — Il n'était plus !

MONOS — Una ! Reprenons.

UNA — Oui, mon bon Monos.

MONOS — On sait ici à quoi il faut répondre oui ou non, en admettant que l'une ou l'autre réponse finisse par composer une suite. Sans conséquences, pas de roman. Le personnage qui s'esquive n'en est pas un. « Oui ou non répondez ». — Vous forcez ensuite le personnage à exister, ce qui confirme votre propre existence.

UNA — Bien. Je réponds oui et je m'attends un peu à une deuxième question dont la nature ne m'est pas tout à fait inconnue...

MONOS — Parce que vous y avez déjà réfléchi. On ne se surprend jamais comme on souhaite dissimuler la chose à l'interlocuteur dont on attend autre chose.

UNA — En effet, je ne me suis jamais posé la question du degré de conscience. C'est la noix de la chanson. Mais je vais plus loin que le chansonnier : une fois ouverte, le cerneau a bien l'air d'un cerveau exactement comme l'après-midi le soleil et le sommeil se confondent l'instant de la sieste...

MONOS — ...réparatrice. C'est que ce questionnement, tout anodin qu'il a l'air, vous a contrainte à passer de l'intégrité à la mesure. Passage délicat que ne franchit aucune dialectique.

UNA — Ça se complique ! Ce n'est plus... naturel. Devons-nous prendre le temps d'en parler avant d'examiner la troisième question qui, je n'en doute plus, contient toute votre philosophie ?

MONOS — Tout à l'heure, ma mie.

Mangeons et sortons.
Restons ensemble
Et ne partons pas.

...

UNA — Nous sommes en plein jour. On n'a aucun moyen de reconnaître la pleine nuit, sauf cette horloge qui fascine encore votre attente de guetteur et de franc-tireur.

MONOS — Demandez à ce serviteur de nous servir.

UNA — Monos, soyez patient avec lui.

MONOS — Patient avec les lents ! Vous m'en demandez trop ! Hep ! Ragazzo !

 

 

Le jardin. Entrent Monos et Una, un peu à distance l'un de l'autre. Una étend la jarapa et se couche sur le côté. Monos choisit de s'asseoir sur la murette de l'aire de battage.

UNA — Personne.

MONOS — Qui voulez-vous...

UNA — Personne. Et pourtant, tout est à recommencer.

MONOS — De ce côté, on aperçoit la ville.

UNA — Et donc la mer. Les touristes...

MONOS — Là, le chemin que les femmes remontent jusqu'au lavoir. Des roses dans les feuillages.

UNA — Le bouquet d'arbres et son ombre où les hommes s'assoient pour bavarder.

MONOS — La croisée où apparaît quelquefois l'étranger qui vient d'on ne sait où.

UNA — La première maison dont on aperçoit le toit bleu.

MONOS — Carte postale cylindrique. Il m'arrive d'utiliser une Hulcher.

UNA — Je préfère ma boîte de couleurs mais je l'oublie pour ne pas oublier que je suis avec vous.

MONOS — Nous attendrons le coucher du soleil.

UNA — Comme hier. Nous avons attendu...

MONOS — ...six longues heures...

UNA — ...nous attendrons...

MONOS — ...six autres heures...

UNA — ...longues et solennelles.

MONOS — Vous souvenez-vous...

UNA — ...d'avoir évoqué notre jeunesse...

MONOS — Il n'y avait pas encore de personnages. Je me souviens des croissances. Je me comparais avec les herbes du jardin où dormaient...

UNA — ...les lents lézards verts qui bornaient votre imagination. J'imagine.

MONOS — Je voulais pénétrer dans l'impénétrable au lieu de m'éloigner avec les autres vers les lieux de l'invention romanesque. Je touchais à des objets insoupçonnables autrement. Ces carcasses et ces masques m'observaient à travers l'herbe folle, m'interdisant d'aller plus loin. Alors je pénétrais les yeux fermés et...

UNA — ...il ne se passait rien.

MONOS — Rien que le cri de ma mère ou celui de ma petite voisine dont la blondeur d'épi apparaissait au-dessus d'un mur envahi de lierre et de liserons. Ses yeux en disaient long sur l'admiration...

UNA — ...ou l'attente...

MONOS — Nous n'en parlions pas !

UNA — Future femme pénétrable.

MONOS — Elle ne le savait pas mais je m'en doutais.

UNA — Un an d'avance tout au plus.

MONOS — Pourquoi commencer toujours nos conversations de l'après-midi par ces cristallisations de la mémoire ? Vos yeux se ferment sous l'effet conjugué de l'ombre et de la chaleur. Vous ne m'écoutez peut-être plus...

UNA — ... le sommeil...

MONOS — ...vous rend disponible mais c'est le soleil qui caresse vos cheveux, par langues de lumière interposée, agitée de feuillages et d'insectes.

UNA — Qu'il me caresse... je dors peut-être...

MONOS — ...ou votre corps s'éveille.

 

 

UNA — Expliquez-moi !

MONOS — Un exemple ?

UNA — Concret si ce n'est pas trop vous demander.

MONOS — Qu'est-ce, à votre avis ?

UNA — Un rond. Un rond tracé dans le sable. Vous avez tracé un rond avec votre bâton !

MONOS — C'est un rond. Voici deux ronds.

UNA — Il est déjà difficile d'admettre qu'ils sont semblables.

MONOS — Ils sont égaux par hypothèse.

UNA — Un rond est un rond.

MONOS — Définition même de l'intégrité.

UNA — Il n'y a rien de plus précis, de plus net...

MONOS — De plus individuel.

UNA — Et rond et rond...

MONOS — Una ! Je tente d'approcher ma pensée pour que vous en saisissiez au moins le sens...

UNA — Je suis... disponible. Continuez, mon Monos.

MONOS — La vie est ainsi faite que la nature l'emporte sur toute autre espèce de spéculation. Un rond, un personnage, un objet, une rencontre...

UNA — On finit alors dans le plus strict dualisme. Ou le pire. Quel est le rapport entre le cercle compris et celui qui comprend ? Vous m'aviez promis cette démonstration. Sans métaphore. Votre rond a l'air d'un triangle de jeu de billes !

MONOS — Encore l'enfance, ô jardin ! Si nous nous en éloignions enfin ? Je pourrais vous expliquer...

UNA — ...alors...

MONOS — Oui, alors... là, plus tard, ainsi... Le moment est-il bien choisi pour... Oh ! Una, vous paraissez distraite. Par quoi ?

UNA — Je m'éveille. Examinons ce rond. Que faut-il en dire ? Vous tracez des ronds parfaitement circulaires.

MONOS — Oubliez le carré, ma bonne Una ! Je ne prétends vous entretenir que de la mesure.

UNA — Un rond n'est plus un rond ? Évènement fictif...

MONOS — On peut encore l'appeler un rond. Mais nous en sommes à examiner sa surface.

UNA — Surface de rond.

MONOS — Vous connaissez la formule.

UNA — Il n'y a pas deux ronds qui se ressemblent.

MONOS — Ou alors tout à fait par hasard.

UNA — De naturel qu'il était, il devient complexe. Voici un rond. C'est un rond. Quelle est sa surface ? C'est une question... En quoi consiste le procédé ?

MONOS — Mais il n'y a pas de procédé ! C'est un fait. Nous avions un rond, pour jouer aux billes si vous voulez. Voici, ou plutôt ne voilà pas la surface. Son calcul est tellement exact que l'application à ce rond particulier est d'une imprécision remarquable. En passant dialectiquement de l'intégrité à la mesure, nous avons résolu la difficulté même du naturel exprimé par le rond qui est un rond. Le résultat est une approximation concrète d'une exactitude tout abstraite. Si nous nous contentions de vivre avec des ronds...

UNA — Oh ! Monos... Vous ?

MONOS — Eh bien nous jouerions aux billes comme les enfants que nous avons été. Tandis que le calcul nous force à penser ou du moins à commencer à le faire.

UNA — En quoi consiste la leçon ?

MONOS — Elle nous ramène en Occident.

UNA — Avec Virgile ? À Brindisi ?

MONOS — Nous voyagerons si notre amour y trouve le bonheur. Nous en parlerons cette nuit. Pour l'heure...

UNA — Si le rond est un objet, je suis. Si c'est un résultat, je doute.

MONOS — Vous doutez mais vous savez. Vous ne savez rien de l'objet mais vous avez découvert le résultat.

UNA — Je ne peux être que l'un de ces deux personnages. Le premier est philosophe, comme vous, mon Monos. Le second est...

MONOS — ...un Occidental, ce que vous n'êtes pas, ma belle Orientale !

UNA — Expliquez-vous !

 

 

MONOS — Una ! Una ! Je deviens fou !

UNA — Monos ! Vous m'aviez promis...

MONOS — ...l'amour, je sais. Mais le désespoir...

UNA — Vous revenez encore à votre jeunesse...

MONOS — ...à mes vers ! Oh ! Que ce mot est mal choisi ! ¡Versos ! Verses ! Vers de terre !... Vers quoi ?... Vers du poème... C'est un récit ! Ah ! Una, tout est récit. Il n'y a pas de temps, pas d'espace. Effets d'illusions, erreurs de jugement. Il n'y a que le récit, les récits, le récit des récits. Retrouvez-moi ce livre !

UNA — Je préfère manger vos fruits. Ils sont délicieux. Vous devriez les partager avec...

MONOS — ...l'étranger ?

UNA — Oui ! D'ailleurs, le voilà.

MONOS — Il faut recommencer.

UNA — Il monte.

MONOS — Le chemin ? Il connaît le chemin ?

UNA — Non. Il nous a vus et souhaite nous demander quelque chose. Cette nuit...

MONOS — Ne parlons pas de cette nuit !

UNA — Il s'en souviendra.

MONOS — Ne lui posons pas la question.

UNA — S'il évoque...

MONOS — Mon regard ? Cette facilité que je dois à l'expérience ?

UNA — À l'habitude, mon cher Monos, à vos petites manies qui font de vous le personnage que nous connaissons.

MONOS — Nous ?

UNA — Oui. Moi et... l'étranger.

MONOS — Pourquoi lui ? Il vous reconnaît ? Cette facilité...

UNA — Nous ne parlerons ni de cette nuit ni d'hier après-midi. De quoi voulez-vous parler ?

MONOS — Laissez-le d'abord poser la question qui l'amène ici.

UNA — Quoi, par exemple ?

MONOS — Je ne sais pas... son chemin, l'auberge la plus proche, un de ces fruits, votre...

UNA — Le voilà !

MONOS — Scène courte ! Mauvais signe !

 

 

MONOS — Il n'a pas insisté.

UNA — Vous n'avez pas été aussi aimable...

MONOS — ...que lui ? J'étais ravi.

UNA — Vous n'avez pas cessé d'insinuer...

MONOS — Il a refusé de goûter à mes fruits ! Il n'a même pas parlé du chemin. Nous entretenir pendant une heure de Brindisi et de son économie touristique !

UNA — Il aurait volontiers évoqué avec vous ce livre qui vous empêche d'écrire...

MONOS — ...un roman. Vous êtes cruelle quelquefois de me le rappeler. J'écris des polars dans un pur esprit de rhétorique. Nous avons cette nostalgie de la cohérence, de la clarté et de... l'intérêt. Attention. Curiosité. Affinité. Utilité. Dit le dictionnaire. Révélateur, n'est-ce pas, de notre... coutume.

UNA — Nous n'avons guère le temps d'en parler.

MONOS — Je vous sens... ennemie. Comme si vous n'étiez pas là quand nous construisons les fossés de notre mythologie. Enfants, on pousse des goélettes de papier ou de feuilles d'automne. Se concentrer mentalement. Ce désir de connaître l'autre. L'évidence de la parenté, de l'analogie. La cohérence de la conception. Oh ! Una , tout y est ! Le récit se continue dans toutes nos adductions. Si j'avais réussi à placer un mot dans cette conversation avec l'étranger...

UNA — ...vous n'auriez rien dit de ce que vous vouliez dire, évidemment. Mais vous ne vous êtes pas privé de dire ce qu'il ne souhaitait pas entendre ! Virgile...

MONOS — Ce n'est jamais ainsi que j'en finis avec la douleur, vous le savez, mon Una. Nous avons même perdu le fil de notre conversation.

UNA — Ce n'est pas ce qu'il vous demandait !

MONOS — Il ne demandait pas vraiment quelque chose ! Il...

UNA — Vous ne l'écoutiez pas ! Avec vos fossés, vos paraboles, votre...

MONOS — Allez ! Una, dites-le !

UNA — Votre lenteur, Monos. Vous êtes...

MONOS — Lent ? Vous voulez dire patient.

UNA — Patient ? Vous ? Même l'impatience ne vous retient pas.

MONOS — Vous n'avez pas dit grand-chose.

UNA — Dire ? Moi qui voulais sentir...

MONOS — Encore votre peau ! L'art n'utilise pas la peau. L'œil et l'oreille sont seuls invités au festin. Tout le reste est imitation, spéculation, incertitude, temps perdu sans espoir de le retrouver. L'œil, mon Una, et son oreille !

UNA — Oh ! L'oreille et son œil. Quelle réciprocité ! Quelle dialectique ! Quelle intimité ! C'est le lit de la modernité ou le tombeau de l'intelligence. En voilà un être parfait ! S'il faut se réduire à cette apagogie pour comprendre un peu ce qui se passe dans votre tête...

MONOS — Eh bien ?

UNA — Eh bien on a envie de manger, de boire, de respirer, de...

MONOS — De ?

UNA — De nager, de courir, de...

MONOS — Etc. On voit ça au cinéma. Navrante réussite de l'industrie et de l'investissement. Chacun y choisit son créneau. Il s'agit de s'extasier. L'œil et l'oreille au service de la peau ! Je ne vous reconnais plus, Una. Ou plutôt oui, je reconnais votre goût immodéré de la fugue, petit voyage pas plus loin que le piano.

UNA — Vous en jouez à merveille quand vous daignez perdre un peu de votre sacré temps avec... nous.

MONOS — Je joue... pour vous plaire, pour exister avec vous, pour vous montrer le chemin.

UNA — Mon petit animal domestique !

MONOS — Vous pouvez vous moquer. Vous lui avez tapé dans l'oeil !

UNA — Vous savez bien que je tape dans l'oeil de tous les hommes.

MONOS — Mais vous ne le saviez pas aussi facilement.

UNA — Une heure d'absence et...

MONOS — Une heure d'angoisse. Mais que peut-on attendre après une scène courte ou écourtée, sinon l'attente de votre retour ? Il est toujours possible que vous ne reveniez pas.

UNA — Il voulait me montrer l'endroit où on loue des barques. Nous n'avons jamais ramé plus loin que vos coquillages.

MONOS — Mes coquillages ! Vos fugues ! Une heure pour voir des barques !

UNA — Une heure pour prendre le temps. Vous n'avez pas voulu nous accompagner.

MONOS — Vous suivre. J'attendais quelqu'un.

UNA — Qui donc ?

MONOS — Vous.

UNA — Moi ?

MONOS — Qui d'autre ?

UNA — Comment m'attendiez-vous s'il est encore possible...

MONOS — Ah ! Cette angoisse qui me tourneboule ! Je ne vous conseille pas l'angoisse.

UNA — Vous ne voulez pas savoir...

MONOS — Je ne veux rien savoir. Vous ne me demandez rien sur cette attente ?

UNA — Situation absurde.

MONOS — Non, baroque. Je ne me suicide pas. Je me donne en spectacle.

UNA — On vous regardait ?

MONOS — Ici, nous sommes aux loges et sur la scène, comme à la foire et au moulin !

UNA — Vous me l'apprenez. Je ne reviendrai plus dans ce jardin sans me sentir regardée alors que j'y reviendrai pour voir. Vous me plongez dans votre attente.

MONOS — Dans quelle attente vous plonge-t-il, si ce n'est pas indiscret de vous le demander ?

UNA — Il voulait savoir si vous étiez sincère.

MONOS — De quoi voulait-il parler dont il ne parla pas devant moi ?

UNA — Votre idée d'un Occident prêt mentalement à tout détruire l'a séduit.

MONOS — Il ne m'a pourtant pas donné le temps de développer ma thèse. L'Occident détruit la nature et les conservatoires de l'humanité au seul profit de sa jouissance. En voilà une idée capable de séduire l'étranger ! Il se sent solidaire, ce qui le sauve de l'exclusion. Mais vous êtes là, ma bonne Una, pour recueillir les fragments de sa déconfiture. De ma fenêtre, je vois le monde tel que l'Occident le forge. Si vous n'aviez pas eu cette curiosité pour ces barques désuètes...

UNA — Je reconnais que j'ai mis fin à la conversation...

MONOS — ...au moment où j'en venais à l'essentiel, à des idées autrement profondes que ces pauvres gnosies sur le pouvoir destructeur de l'Occident, représentations exactes en un sens, mais totalement dénuées de...

UNA — ...de poésie ?

MONOS — Mon amour d'Una ! Vous ne m'avez pas quitté ! Ne parlons plus de cette escapade.

UNA — Une escapade ? Les barques...

MONOS — Chchchchchchut ! Achevons le jour juste un instant avant qu'il ne s'achève.

UNA — Un instant, c'est un tant...

MONOS — ...suffisant. Une éternité si nous y pensons exclusivement.

UNA — Mais je ne veux pas mourir, mon Monos !

MONOS — Qui vous parle de mourir ? Je vous propose de conclure notre conversation. Demain sera un nouveau jour !

UNA — Et cette nuit ?

MONOS — Je n'irai pas à la fenêtre. Pas une seconde !

 

 

De nouveau la nuit, la chambre, le lit où ils sont couchés. La fenêtre est fermée.

UNA — Monos, mon ami, vous ne dormez pas.

MONOS — Je n'ai plus sommeil. Tout à l'heure, après cet abus, peut-être, de viande cuite sur la braise...

UNA — ...et peut-être un peu après ce vin qui vous a fait chanter avec les autres.

MONOS — Comment ne pas chanter quand tout vous y invite ? La viande saignait sous le couteau et je vous regardais chipoter des feuilles de salade.

UNA — Vous vous moquiez de moi dans l'oreille de votre voisine. Le vin vous avait communiqué la rougeur de ses joues. Le bleu de ses yeux voyageait dans votre regard et le cuivre de ses épaules effleurait vos lèvres pour en dénaturer le discours.

MONOS — Je ne sais pas ce qui m'a pris d'absorber ainsi tout ce qui s'offrait à ma curiosité. Je reconnais vous avoir un peu abandonnée. L'étranger revenait en habit de serveur. Il vous proposait ses liquides et renonçait à visiter les miens. Vous n'avez pas accepté de danser avec lui.

UNA — Mais je n'ai pas refusé sa conversation. Il s'est assis pour me regarder.

MONOS — Et je me suis levé pour ne plus vous voir !

UNA — Le vin commençait à trouver la douleur où vous savez la dissimuler. Vous chanceliez parmi ces marionnettes agitées de rythmes faciles.

MONOS — C'est alors que le sommeil m'a ralenti à la limite du ridicule et je vous ai demandé de rentrer avec moi.

UNA — Vous l'avez demandé par-dessus les têtes, les mains en porte-voix ! Il s'est levé et vous a salué. Nous ne le reverrons peut-être jamais plus.

MONOS — Raven ! Vous m'en voulez d'être le témoin de vos recherches.

UNA — Je suis la spectatrice des vôtres.

MONOS — Mais vous ne témoignez pas ! En rentrant, j'ai cru être capable de tout écrire sans un seul instant de cette obscurité qui se cherche un style.

UNA — Mais vous n'avez rien écrit.

MONOS — Le sommeil...

UNA — La nuit. Seulement la nuit. On s'agite dans la lumière artificielle, exactement comme ces insectes dont on se sent tellement différent. Les visages sont masqués, les jambes rapides, les regards fuyants.

MONOS — Il vaut mieux être seul quand la nuit s'installe. Un bon lit...

UNA — ...une fenêtre sur la ville en cas d'insomnie.

MONOS — Scène courte. Mauvais, mauvais signe !

 

 

UNA — Chaleur ? Quelle chaleur ? Voulez-vous que j'ouvre la fenêtre ? Le vin vous travaille maintenant de l'intérieur. Et tout ce sang que vous avez avalé !

Elle se lève et ouvre la fenêtre, y demeurant.

MONOS — Les rideaux bougent, mais je tiens ma promesse.

UNA — Ne la tenez pas, je n'y tiens pas moi-même. On devine des passants. Ce pourrait être leurs ombres. Même effet de glissement, d'apparition et de dissolution. Une telle économie de bruit m'inquiète...

MONOS — L'économie touristique de Brindisi, l'influence de Broch...

UNA — J'ai envie de crier.

MONOS — J'ai envie de crier moi aussi !

UNA — Mais nous ne crions pas. C'est ainsi. Vous trempez le lit de vos suées et je reçois l'air de la nuit comme une nouvelle venue de loin.

MONOS — Quand partons-nous ?

UNA — Partons-nous ensemble ?

MONOS — Imaginez-vous deux voyages ?

UNA — Seraient-ils différents ? Complémentaires ? Contradictoires ?

MONOS — Pourquoi rechercher la comparaison ?

UNA — Qui comparera si nous ne nous retrouvons pas ?

MONOS — Ma mie ! Votre imagination...

UNA — ...ne traverse pas la nuit sans souci de visages, de mots, de relations peut-être...

MONOS — Vous n'imaginez rien. Vous n'êtes même pas inspirée. Vous... vous extrapolez. On ne part pas sans horaires, sans séjours, sans incidents de parcours, et que dire des trouvailles, des coups de foudre et des abandons à l'autre ? Je ne ferai plus rien sans vous.

UNA — Vous écrirez. Je n'écrirai pas. Deux voyages. Vous agissez, à votre manière, et je me déplace, toujours à votre manière. Venez à la fenêtre.

Elle revient au lit et tire Monos par les mains qu'il a tendues. Il résiste.

UNA — Vous êtes fiévreux.

MONOS — Trop de calories ! Je bous. Je ne veux pas me frotter à la nuit. Pas maintenant.

UNA — Plus tard, j'aurai trouvé le sommeil. En attendant, je passe entre la nuit et votre agitation. Je ne suis plus moi-même. Cette femme qui coulisse sur le fil narratif, ce n'est pas moi. Je sens bien à quel point on est votre personnage dès qu'on ouvre la bouche pour répondre à vos invitations à exister. De quoi avons-nous parlé pour ne pas en parler ?

MONOS — Nous cherchions le repos. Nous avons trouvé une espèce de tranquillité. Équanimité, disais-je.

UNA — Quelle différence ? Vous voulez être le baladin occidental. Je vous ai suivi pour ne pas m'ennuyer de vous. Nous n'allons jamais bien loin.

MONOS — Oui, je sais, vos fugues, mes coquillages !

UNA — Finalement, vous n'avez rien écrit pour en témoigner.

MONOS — Qui donc lirait le témoignage du chemin le plus court d'un point à un autre ? Qui perdrait ce temps précieux ? Vous ne connaissez pas les hommes comme je les connais. Je suis un pragmatique et un faussaire.

UNA — Vous ? Le baladin occidental ? Pragmatique et faussaire, comme l'araignée ? Pragmatique comme l'animal domestique et faussaire comme l'enfant qu'on n'accompagne pas ? Vous changez de personnage !

MONOS — Non, non. Je l'ai toujours été, pragmatique et faussaire. Pragmatique parce que j'obtiens des résultats et faussaire parce que ces résultats ne sont pas tout à fait justes. Cependant, j'avance, avec mon temps, avec les autres. Au fond, je suis un pédagogue. On en retient quelque chose. C'est même clair et utile. On en conçoit d'autres opérations. L'Occident est une application de lui-même sur l'ensemble du monde.

UNA — Oh ! Oh ! Vous ne dormez vraiment pas. C'est la fièvre qui vous retient dans cette démesure.

MONOS — J'essayais de mettre au point mon intervention de demain à la Faculté de médecine.

UNA — Vous avez pris un acompte avec le vin et cette fille goulue qui...

MONOS — Oublions-la ! Je l'ai à peine envisagée...

UNA — Envisagée ?

MONOS — Je n'y pensais plus. J'ai oublié ses détails. Vous savez comme je tiens aux détails d'ordinaire.

UNA — Mais ce n'était pas ordinaire ! Vous pensiez vraiment à votre discours aux carabins ? Je vous connais moins préoccupé par l'effet à produire.

MONOS — Raven ! Vous ne connaissez pas mes extrêmes. Vous n'avez jamais pratiqué que l'homme du milieu.

UNA — Vous allez vous expliquer, dites-moi ?

MONOS — Laissez la fenêtre ouverte et venez vous coucher. Vous vous êtes mise à ma place !

UNA — Sans le vouloir. Vous avez peut-être raison. Mais ne nous précipitons pas. Je suis à votre place, je ne suis pas moi-même, mais de là à penser que je tente de vous remplacer, il y a loin. Par quoi allez-vous commencer votre discours aux carabins ? Par quelque chose de moins... romanesque ?

MONOS (ravi) Dites-moi l'effet que ça fera : « Je possède 1,40... »

UNA — Un quarante quoi ?

MONOS — 1,40 de la monnaie courante.

UNA — Il faudra le préciser. Ces pauvres carabins...

MONOS — « Or, un pain vaut 1,40. Donc, je peux posséder un pain. »

UNA — Vous pouvez aussi en être dépossédé !

MONOS — « Je peux le manger ou le partager. Je peux perdre 1,40 avant de l'acheter. »

UNA — Je vous suis. Vous me tenez éveillée.

MONOS — « Ce simple récit avec son commentaire recoupe la réalité :

— le flux économique ;

— le délit de vol ;

— les nécessités vitales,

— la générosité, la vie sociale ;

— la malchance, sa possibilité. »

UNA — Cette histoire est aussi vraie en Occident qu'ailleurs :

— le flux économique existe aussi ailleurs, il est même fournisseur de l'Occident ;

— le vol est une constante humaine, animale même ;

— les besoins vitaux aussi ;

— la vie sociale, bien que franchement différente d'un côté et de l'autre, mais seulement par le spectacle qu'elle donne, rend possible le partage ou toute autre participation à l'existence de l'autre ;

— perdre est une constante.

Perd-on de la même manière ? Sans doute. Partage-t-on dans les mêmes conditions ? Oui. Les corps sont-ils différents ? Non. Peut-on être volé ? Oui. S'il y a une différence, elle consiste dans la manière d'acquérir 1,40. C'est le Code qui détermine les droits d'acquérir. On n'acquiert jamais « légalement » par vol ni par trouvaille.

MONOS — Je n'irai peut-être pas jusqu'à mettre le vol et la trouvaille sur le même plan.

UNA — Vous ? Un poète ?

MONOS — Pas devant une assemblée de carabins qui souhaitent me connaître un peu mieux. Mes livres ne me livrent pas assez. J'ai des chaînes à rompre. Voyez l'effet.

UNA — Et s'ils essaient de comprendre ?

MONOS — Vous voulez dire : d'aller plus loin ?

UNA — Le baladin occidental est un pragmatique et un faussaire qui prétend que l'Occident et le monde ne se différencient que dans la manière d'acquérir. Partout, on acquiert par contrat : de vente, de mariage, de succession. Quand on ne vole pas et si on n'écrit rien de méritoire. Vous avez pourtant affirmé, dans le cours d'une autre conversation (je ne suis pas votre seule interlocutrice) que l'étranger, ce n'est pas l'Occidental. Cette idée prend toute son ampleur quand l'Occidental devient capable de détruire ce qui n'a plus à ses yeux aucun intérêt et ce qui s'oppose à ses résolutions de propriétaire. Maintenant, vous dites que l'étranger et l'Occidental fondent leurs désirs réciproques sur une ressemblance presque parfaite. Vous voulez dire qu'un homme est un homme, qu'il n'y a que des gagnants et des perdants, qu'il n'y a rien de plus proche du désir que le désir lui-même ? J'y voyais, moi, la différence, dans ce désir de posséder. J'espérais la révélation de deux rites à ce point différents que l'un est étranger à l'autre, et que l'autre est le propriétaire potentiel de ce que l'un possède encore. L'un désir se consumerait tandis que l'autre promettrait.

MONOS — Je comprends mieux votre curiosité à l'égard de cet inconnu que nous n'avons d'ailleurs pas réussi à connaître. À moins que les barques...

UNA — L'Occident voit juste. Il ne détient pas l'exactitude ni la perfection, mais il sait voir juste. Tout le reste, vos conservatoires de l'humanité comme vous les appelez, ces traditions du pouvoir et de la foi, tout le reste est...

MONOS — ...littérature. Mais il faudrait raisonner un peu avant de proposer cette conclusion imminente et ...étrange.

UNA — Oh ! Non, je vous en prie ! Assez de démonstrations pour ce soir ! La littérature...

MONOS — ...serait celle de l'étranger. Avez-vous lu, ma bonne Una, ce que l'Occident propose à l'humanité comme... littérature ?

UNA — J'ai lu tout ce que...

MONOS — Que croyez-vous qu'il restera de notre... temps ? Nos recherches impériales, y compris l'expression d'une douleur qui témoigne du temps incommensurable qui préside à l'accomplissement de notre identité ? Ou les chants de l'ailleurs, qui nous paraissent quelquefois enfantins tant ils nous sont étrangers, exotiques ou cacophoniques, ces chants qui reviennent de loin et qui promettent longtemps, menace de décadence, d'étouffement, mais que la lenteur retient à la surface de l'existence ? Pensez-vous vraiment, ma bonne Una, que nos romans grammatiques et dramatiques formeront le recours au chant dans un temps où l'ailleurs aura rejoint l'infiniment petit ? Nous n'aurons pas la chance d'ailleurs donnée aux mythologies par nous-mêmes. C'est en cela que les imitateurs se trompent et mystifient. Mais ils ont si peur de l'anonymat, ces poètes dont la voix est déjà celle du chant des chants ! Ulysse, il le faudra bien, laissera toute la place à l'étranger. À la place de personne, symboliquement personne, l'étranger, tragiquement. Je donnerais cher pour en savoir un peu sur ces moyens prosodiques et narratifs, moyens que mon impuissance à concevoir autrement réduit à la prosodie et au conte. L'Occident impose une impasse. Ailleurs, ailleurs qu'en Orient sans doute et ailleurs que dans l'aventure désespérée de l'émigration, on pense déjà autrement et nous n'en savons rien. Il suffira d'un geste court, pourtant, pour basculer dans l'oubli et donc dans cette attente qui ne peut être que celle d'un chant à venir. La littérature sera ce manquement aux convenances alors qu'elle aura été pour nous la pédagogie de l'égalité et de la propreté à la fois. Nos livres auront le charme des nostalgies de l'enfance tandis que la littérature, moins consommable, plus rare et moins appréciable, conservera le peu qui n'aura pas pu être détruit ou approprié. Espérons que cette fois, nul prophète ne viendra changer le cours de l'Histoire. Una ?... Elle dort. Ce jeune corps se repose, ayant trouvé naturellement les points d'appui qui garantissent son immobilité. Respiration tranquille qu'un peu de littérature détourne des traces qu'on suit par habitude de la proie. J'ai envie de la prendre dans mes bras et ainsi de la donner à ma propre peau, mais la vision de cet équilibre parfait de corps humain et de soie volatile me contraint moi-même, non pas à l'immobilité, mais à l'arrêt, à l'interruption, à l'attente forcée sans objet nommable. Je ne peux pas dire que je l'aime bien que toutes les apparences disent et redisent le contraire. Elle est le hasard qui me reconduit sans cesse à la source de mon inspiration. Rien de moins étranger à mon habitude du retour. Rien d'aussi nécessaire que ces tournoiements de la pensée au sein de ce que la pensée décrit comme le vin crée le verre où il attend d'être bu. Ce contenant ne se laisse pas décrire autrement. Il faut à la fois être sage et réaliste. Sage en n'allant pas plus loin et réaliste en reconnaissant qu'aller plus loin est encore possible. Mais rien sans elle. J'ai beau la réduire à ses parfums, elle contient ce que je sais, comme le vin, comme le verre, comme le vin épouse et comme le verre se laisse épouser. Quand elle s'éveillera à la faveur d'une brise, elle murmurera :

UNA — J'ai rêvé.

Rideau

 

Marie-Pipi

C'est le 2e tableau de [Bortek]

 

Cuisine. Marie Pipi prépare la soupe. Elle dispose le couvert, verse le contenu d'une fiole dans la soupière. La porte s'ouvre. Entre Marco, qui se débarrasse de son manteau. Il s'assoit à table.

 

MARIE-PIPI — La soupe est prête !

MARCO-POLO — Sers-moi sans réserve, ma femme.

MARIE-PIPI — Tu as eu une dure journée, n'est-ce pas ?

MARCO-POLO — Je me suis écorché les mains pour un maigre salaire, est-ce ce que tu veux dire ?

MARIE-PIPI — Mon existence à moi est moins pénible, je crois, à part l'ennui.

MARCO-POLO — Je ne peux être tout le temps à tes côtés.

MARIE-PIPI — Ce n'est pas ce que j'ai voulu dire.

MARCO-POLO — Ah ? Que disais-tu, que j'ai compris de travers ?

MARIE-PIPI — Les pauvres ont de l'intérêt à parler d'autre chose que de leur misère.

MARCO-POLO — Le travail est dur, la maison peu confortable, mais nous avons à manger tous les jours. Que Dieu me permette longtemps de te procurer les ingrédients que tu accommodes si bien.

MARIE-PIPI — Il nous faut parler d'autre chose.

MARCO-POLO — Laisse-moi manger, puis je te parlerai d'amour, ma femme. C'est là la meilleure conversation qu'un homme puisse tenir à une femme. Au diable les mots et le sens qu'on leur donne.

MARIE-PIPI — J'aime t'entendre parler comme cela, mon mari. Finis ta soupe. Elle va refroidir. Elle est plus efficace quand elle arrive chaude dans l'estomac.

MARCO-POLO — Je ne sais pas. Celui-ci me tourmente depuis quelque temps. Trop de soucis, et pas grand-chose pour les régler.

MARIE-PIPI — Cela ira mieux tout à l'heure. Je vais chauffer le lit.

MARCO-POLO — Oui, c'est ça, ma femme. Chauffe la soupe, chauffe le lit. Elle me chauffe bien un peu la tête quelquefois. Elle n'est pas parfaite. Je ne suis pas parfait non plus.

MARIE-PIPI — Je saurais aussi te chauffer le portefeuille s'il était mieux rempli.

MARCO-POLO — Ah ! ma femme ! Ne fais pas de l'esprit. Cela ne convient pas à une femme d'avoir de l'esprit. Qu'en ferais-tu, d'ailleurs. Et puis en ai-je moi même assez pour supporter le tien ? Aïe ! Cet estomac. Je travaille trop et ne gagne pas assez.

MARIE-PIPI — Finis ta soupe. Elle est encore chaude.

MARCO-POLO — C'est peut-être cette chaleur soudaine qui le fait souffrir. Il fait si froid dehors. Travailler par ce temps, c'est inhumain.

MARIE-PIPI — Tu dis n'importe quoi, mon mari.

MARCO-POLO — Ne te mêle pas de ce que je dis.

MARIE-PIPI — Je te chaufferai toi aussi.

MARCO-POLO — Aïe ! Je ne sais si c'est l'estomac ou autre chose.

MARIE-PIPI — Cela passera. Jamais le corps n'est à son aise en hiver.

MARCO-POLO — Ah ! oui ? Et de quoi souffres-tu ?

MARIE-PIPI — Du mal d'amour.

MARCO-POLO — Cela ne fait pas si mal. Au moins l'organe concerné y trouve quelque plaisir.

MARIE-PIPI — Si l'on sait s'y prendre.

MARCO-POLO — Insinuerais-tu que je n'ai pas ce talent ?

MARIE-PIPI — Rien d'autre que nous n'avons pas d'enfant pour prouver ce que tu dis.

MARCO-POLO — Des preuves, je t'en donne toutes les nuits.

MARIE-PIPI — Il y a des voisins qui jasent. Tant d'années de vie commune ! et pas un enfant pour témoigner de notre amour à la face du monde.

MARCO-POLO — Qu'est-ce que j'y peux ? Tu n'es pas faite pour enfanter.

MARIE-PIPI — Pourquoi moi ?

MARCO-POLO — Il ne peut en être autrement. Cela se voit bien, non ?

MARIE-PIPI — Ce qui se voit, c'est que nous vieillissons bien piteusement.

MARCO-POLO — Dieu sait ce qu'il fait. Ce n'est pas à nous de deviner ce qu'il fait. Et ce qu'il fait est bien fait. Qui oserait dire le contraire ?

MARIE-PIPI — Je peux le dire, moi.

MARCO-POLO — Pas si fort, ma femme. Si l'on t'entendait tenir de pareils propos, et par les temps qui courent.

MARIE-PIPI — Je dis ce que je dis, et si Dieu s'en offense, c'est qu'il ne vaut pas grand-chose.

MARCO-POLO — Es-tu folle ! Tais-toi !

MARIE-PIPI — Nous faudra-t-il prier le diable pour qu'un enfant me remplisse le ventre.

MARCO-POLO — Cesse, veux-tu ?

MARIE-PIPI — Ou bien j'irai chercher le diable pour qu'il me fasse un fils !

MARCO-POLO — Ah ! putain ! vas-tu te taire ?

MARIE-PIPI — Fais-moi taire, allons mon petit mari, fais-moi taire !

 

Elle saute sur le lit.

 

MARCO-POLO — Aïe ! Maudit estomac ! Je ne me sens pas en forme, ce soir. Tu vas parler toute la nuit et nous envoyer au bûcher, je crois.

 

On frappe à la porte.

 

MARCO-POLO — Tiens ? Quelqu'un qui s'inquiète, ou qui croit avoir mal entendu tes propos.

MARIE-PIPI — Lui diras-tu que c'est le jeu qui nous excite ? Ou bien ne le détromperas-tu pas ? Que vas-tu faire, mon mari ?

MARCO-POLO — Tais-toi, ne jouons plus !

 

Il ouvre la porte.

Entre Bortek qui s'assoit à table.

Il regarde Marie Pipi sur le lit.

 

MARCO-POLO — Ça par exemple ! Me direz-vous ce que vous venez chercher ici ?

BORTEK — Un asile pour la nuit. Je ne crois pas que vous soyez si riches, mais il y a de la soupe sur la table, et j'ai faim et froid.

MARCO-POLO — Si j'avais su qu'on pouvait se procurer le gîte et le couvert de cette manière-là, je ne me serais pas mis dans l'idée que le travail honore son homme.

BORTEK — Il m'arrive de travailler, savez-vous ?

MARCO-POLO — Pas si souvent que ça, si j'en juge aux os qui saillent ça et là.

BORTEK — Le travail n'est pas un droit, et puis n'est-ce pas cette misère qui sauve le monde ? On dit cela partout. C'est une opinion partagée par tout le monde.

MARCO-POLO — S'il vous plaît de vous charger de mes péchés en échange d'une soupe, nous avons un marché à conclure d'abord.

BORTEK — Vous parlez comme le diable.

MARIE-PIPI — Marco !

MARCO-POLO — Que voulez-vous dire ? N'êtes-vous pas un gueux qui traîne la savate de soupière en soupière ?

BORTEK — Je suis ce que je parais être.

MARCO-POLO — Ah ! Ah ! Ah ! Vous autres les gueux vous avez bien le loisir de cogiter ! Je travaille moi, et je n'ai pas de temps à consacrer à ces sortes de finesses. Si vous pensez que je parle comme le diable, c'est que cela vous regarde quelque peu. Auquel cas vous n'êtes ni gueux ni bel esprit.

MARIE-PIPI — Méfie-toi, Marco !

MARCO-POLO — Je ne suis rien, moi, monsieur le traîne-savate. Rien qu'un pauvre travailleur qui accepte de vivre sans poser de question ni répondre à celle des autres. Je connais mon chantier et ma maison, et les ruelles qu'il me faut emprunter pour aller de l'un à l'autre. Je prie Dieu tous les jours et je n'ai jamais vu le diable ailleurs que dans mes cauchemars, au moment où je ne maîtrise plus ma fatigue ni mes douleurs.

MARIE-PIPI — Tais-toi, Marco !

MARCO-POLO — Vous voulez de la soupe ! Voilà de la soupe ! Quant au lit, il est étroit, et puis ma femme couche dedans, et je ne saurais la partager, sauf avec Dieu, qui l'aime je crois comme il aime les femmes, c'est-à-dire comme nous ne les aimons pas.

MARIE-PIPI — Marco !

MARCO-POLO — Donc, avalez ces restes, et couchez-vous devant la porte. Voilà ce que je peux vous offrir, par respect pour le dieu qui vous a créé et qui si j'en crois, n'est pas le diable. Est-ce tout pour ce soir ?

 

Bortek remplit son assiette. Marie s'amène.

 

MARIE-PIPI — Elle est froide maintenant. Je vais la mettre sur le feu.

BORTEK — Ce ne sera pas la peine.

MARCO-POLO — Laissez-la faire, mon vieux. Elle sait de quoi elle parle. Elle fait ça tous les jours.

BORTEK — Si vous pensez qu'elle sera meilleure.

MARIE-PIPI — Je le pense, oui.

 

Marco sort. Marie jette la soupe dans l'évier.

 

BORTEK — Mais que faites-vous donc ? Qu'est-ce que je vais manger ?

MARIE-PIPI — Vous avez si faim que ça ?

BORTEK — Suis-je ici pour autre chose que pour répondre à l'agacement de mon estomac ?

MARIE-PIPI — Est-ce que je sais pourquoi vous êtes ici ? Vous mangerez du fromage.

BORTEK — Il vous manquera. Votre mari pourrait bien y trouver les raisons d'une colère encore plus vivace que celle qui lui fait prendre l'air en ce moment. Qu'est-ce qui lui a pris de m'asticoter de cette manière ?

MARIE-PIPI — Vous avez interrompu notre jeu.

BORTEK — Vous jouiez ? De quel jeu s'agit-il ? Je peux me substituer.

MARIE-PIPI — Certes non. Vous ne jouerez pas dans mon lit, en tout cas pas avec moi.

BORTEK — Ah ? Mille excuses, madame. Je le croyais trop épuisé pour ça.

MARIE-PIPI — Il l'est, en effet. Il ne se passera rien ce soir.

BORTEK — Rien, en effet.

MARIE-PIPI — En effet.

 

Silences.

 

BORTEK — Pas d'enfants pour égayer ce triste logis.

MARIE-PIPI — Point d'enfant.

BORTEK — Je vois.

MARIE-PIPI — Vous ne voyez rien du tout. Je suis comme je suis.

BORTEK — Vous êtes bien comme vous êtes.

MARIE-PIPI — Il vaut mieux cesser de parler. Vous allez me faire la cour.

BORTEK — Je suis comme je suis.

MARIE-PIPI — Que voulez-vous dire ?

BORTEK — Ce que je dis.

MARIE-PIPI — Vous êtes bien indiscret, en tout cas.

BORTEK — Il vaut mieux cesser de parler.

MARIE-PIPI — Puisque vous le dites.

 

Silences.

 

MARIE-PIPI — Ce n'est pas vous en tout cas qui égayerez ces murs. Vous êtes triste à mourir.

BORTEK — Un homme qui se tait parce qu'on le lui demande est un homme triste.

 

Elle rit.

 

BORTEK — Marie ?

MARIE-PIPI — Oui ?

BORTEK — Qu'avez-vous mis dans la soupe de votre mari, que je n'ai pas goûté ?

MARIE-PIPI — Quelques épices qui n'auraient pas été de votre goût.

BORTEK — Autre chose ?

MARIE-PIPI — Comment cela, autre chose ?

BORTEK — Cette fiole, entre vos seins ?

MARIE-PIPI — Il n'y a pas de fiole à cet endroit-là. Il n'y en a jamais eu.

BORTEK — Faites voir.

MARIE-PIPI — La belle excuse ! Il faut être plus adroit avec les femmes.

BORTEK — Je ne crois pas manquer d'adresse. Je vous aime bien.

MARIE-PIPI — Moi pas. Mangez votre fromage et allez dormir.

BORTEK — Je ne dormirai pas ce soir.

MARIE-PIPI — Vous ferez ce qu'il vous plaira.

BORTEK — Ce qui me plaît, non. Mais je le ferai tout de même.

MARIE-PIPI — Dormir ?

BORTEK — Dormir, oui, mais j'ai autre chose à faire avant que de dormir.

MARIE-PIPI — Faites-le, pourvu que ce soit digne.

BORTEK — Nous avons à parler tous deux, au sujet de cette fiole.

MARIE-PIPI — Mais de quoi parlez-vous ? Ah ! peut-être du remède que j'administre à mon mari à cause de son estomac qui le fait souffrir. Il pesterait s'il savait que je tente de le soigner à son insu. J'agis selon ma conscience, c'est tout.

BORTEK — Quelle folle vous faites !

MARIE-PIPI — Que dites-vous ?

BORTEK — Je dis que vous êtes folle, de vous livrer à ce jeu dangereux. Ces poisons se reniflent, ma bonne amie, et il vous en coûtera la tête un de ces jours.

MARIE-PIPI — Mais de quoi parlez-vous ?

BORTEK — Je parle des brûlures d'estomac de votre époux, et de la cause qui les augmente jour après jour, jusqu'à ce que la mort l'emporte au diable.

MARIE-PIPI — Quand bien même j'empoisonnerais la vie de mon mari, en quoi cela vous regarde-t-il ? Les femmes souvent empoisonnent la vie de leurs maris. Cela ne mérite pas une telle enquête. Je parle au figuré, bien entendu. La fiole est aussi une figure de l'esprit. C'est ce que vous voulez dire, n'est-ce pas ? Il n'y a point de femmes dans votre vie ? En avez-vous jamais connu ? Il semble que non. En tout cas pas de femmes dignes de ce nom. Des putains, peut-être, quoiqu'il faille avoir le sou pour ça. Ce qui n'est pas le cas.

BORTEK — Mon cas n'intéresse que moi.

MARIE-PIPI — Le mien semble vous intéresser, et je ne suis pas d'avis de vous voir continuer de vous y intéresser. Si vous avez fini de manger, sortez. Voulez-vous un peu de tabac ? Un peu de fumée vous aidera à vous endormir, et à chasser les mauvaises pensées qui peuplent votre esprit.

BORTEK — Si je vous disais...

MARIE-PIPI — Ne me dites plus rien.

BORTEK — Attendez de savoir ce que j'ai à dire !

MARIE-PIPI — Je ne veux pas le savoir.

BORTEK — Il ne vous baisera pas ce soir.

MARIE-PIPI — Vous non plus. Je penserai à autre chose.

BORTEK — J'y penserai moi aussi.

MARIE-PIPI — Ah ! Oui ?

BORTEK — Oui.

MARIE-PIPI — À quelle chose donc ?

BORTEK — Au mal qui ulcère l'estomac de votre mari.

MARIE-PIPI — Vous n'allez pas recommencer !

BORTEK — Je dis que je vais y penser, comme vous y penserez. Nous ne dormirons pas cette nuit. Il nous faudra supporter les ronflements de ce malade.

MARIE-PIPI — Peut-être savez-vous ce que vous voulez.

BORTEK — Plaît-il ?

MARIE-PIPI — Je dis que vous savez ce que vous voulez.

BORTEK — Je le sais.

MARIE-PIPI — Mais je doute qu'une femme vous donne du plaisir cette nuit.

BORTEK — Ce n'est pas ce que je demande.

MARIE-PIPI — C'est ce que vous dites.

BORTEK — Je n'en dis rien du tout.

MARIE-PIPI — Vous ne vous écoutez pas parler. Vous êtes obsédé par cette idée.

BORTEK — Obsédé, oui, mais pas par cette idée.

MARIE-PIPI — Et par quelle idée alors ?

BORTEK — La même qui vous obsède.

MARIE-PIPI — Rien ne m'obsède. Je vais rêver sans doute. Ni plus ni moins.

BORTEK — Nous rêverons de la même chose.

MARIE-PIPI — Et quelle est cette chose ?

BORTEK — Un grand trou dans l'estomac de votre mari.

MARIE-PIPI — Je l'aime trop.

BORTEK — Seulement...

MARIE-PIPI — Seulement ?

BORTEK — Il y a aussi des manifestations cutanées.

MARIE-PIPI — De quoi ?

BORTEK — Une peau qui devient noire comme le charbon, des yeux rouges comme braise, des pustules sur la langue, le nez qui saigne.

MARIE-PIPI — Mon Dieu, qu'est-ce que ceci !

BORTEK — Un cadavre d'homme empoisonné.

MARIE-PIPI — J'espère que sa mort sera douce.

BORTEK — Elle ne le sera pas. Il hurlera de douleur. Tout le voisinage tendra ses oreilles perverses. Il doutera peut-être lui-même. Il a forcément entendu parler de ces sortes de choses. Elles lui viendront à l'esprit. Il vous regardera avec horreur, et il comprendra peut-être. Il faudra lui fermer la bouche, pour qu'il ne crie pas ce que son cœur lui inspire. Mais cela ne servira à rien. La pourriture de son corps parlera à la place de sa bouche. Il y aura des témoins. On vous posera des questions. Vous n'y répondrez pas.

 

Silences.

 

MARIE-PIPI — Si vous êtes policier, vous perdez votre temps.

BORTEK — Je n'ai pas de temps à perdre, et je n'en perds pas.

MARIE-PIPI — C'est ce qui semble, oui. Tout ça parce que vous mourez d'envie d'entrer dans mon lit. Voilà tout l'objet de ces discours.

BORTEK — Puisque cette idée semble avoir votre faveur, achevez-le ce soir, et livrons-nous à la débauche. Je sais tout.

MARIE-PIPI — Vous ne savez rien.

BORTEK — Je vous dis que je sais tout.

MARIE-PIPI — Vous affabulez. Vous avez bien l'air de vous nourrir de fables.

BORTEK — Il y a cette fiole.

MARIE-PIPI — Quand bien même il y aurait une fiole, en quoi son contenu vous soucie-t-il ?

BORTEK — Je me soucie de vous.

MARIE-PIPI — Parce que vous m'aimez !

BORTEK — Oui.

MARIE-PIPI — Nous nous connaissons si peu. Ce ne serait pas convenable.

BORTEK — Sans cette fiole, ce ne serait effectivement pas convenable.

MARIE-PIPI — Vous êtes un maître-chanteur.

BORTEK — Votre voix n'est pas si mauvaise.

MARIE-PIPI — Je vais chercher mon mari. Vous vous expliquerez avec lui.

BORTEK — Vous le ferez ?

MARIE-PIPI — Je le ferai.

BORTEK — Et bien, faites.

MARIE-PIPI — Vous êtes un ignoble personnage.

BORTEK — Vous, une empoisonneuse, ce qui ne me déplaît pas.

MARIE-PIPI — C'est ainsi qu'on vous plaît.

BORTEK — Entre autres.

MARIE-PIPI — Vous êtes pervers.

BORTEK — Vous ne saurez plus jamais me mentir.

 

Silences.

 

MARIE-PIPI — Comment avez-vous su ?

BORTEK — La fenêtre, là. J'y vole la nourriture de votre chat.

MARIE-PIPI — Je n'ai plus de chat.

BORTEK — Je l'ai mangé.

MARIE-PIPI — Vous êtes un fou dégoûtant.

BORTEK — Je cherche à vous plaire.

MARIE-PIPI — Vous n'y réussissez pas.

BORTEK — J'œuvre dans ce sens.

MARIE-PIPI — J'aurais dû vous servir cette soupe. J'ai eu pitié de vous. Vous ne méritez pas qu'on s'intéresse à vous.

BORTEK — Je vous intéresse donc ?

MARIE-PIPI — Puisque vous savez tout. Et que voulez-vous de moi ?

BORTEK — Que veut un homme d'une femme ? Ce qu'elle a. Vous n'avez pas d'argent.

MARIE-PIPI — Pas ici.

BORTEK — Pourquoi pas ici ?

MARIE-PIPI — Pas à cette heure. Demain. Il sera sur le chantier.

BORTEK — Je serai là pour égayer vos après-midi. Il n'en saura rien.

MARIE-PIPI — Vous forcerez sur la dose.

BORTEK — Comptez sur moi.

MARIE-PIPI — Je parle du poison.

BORTEK — J'en parlais moi aussi.

MARIE-PIPI — Et pour le reste.

BORTEK — Ni plus ni moins.

MARIE-PIPI — Je vais payer cher mes imprudences.

BORTEK — Vous les paierez à leur prix, leur juste prix.

MARIE-PIPI — C'est ce que vous appelez l'amour. Je vous détromperai.

BORTEK — Je compte sur vous.

 

Marco entre.

 

MARCO-POLO — Vous êtes encore là, vous ? Et bien repu, à ce que je vois !

BORTEK — Je vous remercie infiniment pour vos bontés.

MARCO-POLO — Voilà qui conclut votre visite. Bonsoir, monsieur.

BORTEK — Bonsoir. Passez une bonne nuit.

 

Bortek sort.

 

MARCO-POLO — Il a dit cela sur un ton !

MARIE-PIPI — Quel ton ?

MARCO-POLO — De quelle nuit veut-il parler ?

MARIE-PIPI — De la nôtre, mon époux, de la nôtre.

MARCO-POLO — Nous n'aurons pas le même sommeil ce soir.

MARIE-PIPI — Ton estomac ?

MARCO-POLO — Qui veux-tu que ce soit d'autre ?

MARIE-PIPI — Il faudra songer à voir un médecin.

MARCO-POLO — Au diable les médecins. Ils m'assassineraient plutôt !

MARIE-PIPI — Pas s'ils peuvent quelque chose contre le mal qui t'indispose.

MARCO-POLO — Et puis avec quoi les paierais-je, ces foutus carabins ?

MARIE-PIPI — Sais-tu que ce pouilleux n'est autre qu'un étudiant en médecine ?

MARCO-POLO — Il te l'a dit ?

MARIE-PIPI — Il me l'a certifié.

MARCO-POLO — Ces gueux mentent comme ils respirent.

MARIE-PIPI — Il paraît avoir de l'éducation.

MARCO-POLO — A-t-il de la science au moins ? Il te l'a fait savoir ?

MARIE-PIPI — Je ne connais rien aux choses de la science, et pour cause, mais pour ce qui est de l'éducation, j'ai mon mot à dire là-dessus.

MARCO-POLO — À quoi me servirait son éducation s'il ne sait pas la science dont tu parles ?

MARIE-PIPI — Il prétend la connaître.

MARCO-POLO — Il l'étudie, c'est différent.

MARIE-PIPI — Au moins, sa consultation ne te coûtera pas un sou.

MARCO-POLO — Nous verrons demain. Je ne sais pas si je dormirai ce soir.

MARIE-PIPI — Fais-le venir ce soir. Demain, il aura peut-être filé sur d'autres routes.

MARCO-POLO — Tu t'inquiètes beaucoup pour ton petit mari.

MARIE-PIPI — Ce mal me fait peur.

MARCO-POLO — Il n'y a là rien de grave.

MARIE-PIPI — Sait-on ? Lui le saurait.

MARCO-POLO — Il ne saura rien du tout de mes petites misères, qui sont aussi les tiennes. Gardons-nous de les ébruiter. Ça ne regarde personne.

MARIE-PIPI — Il ne regardera pas pour jaser, mais pour guérir.

MARCO-POLO — Ah ! Remettons tout ça à demain. Je dois me lever tôt.

MARIE-PIPI — Il aura disparu.

MARCO-POLO — S'il s'est bien régalé ce soir, ma femme, il sera là demain. Nous en discuterons alors. Je détesterais ce soir qu'un homme me chatouille le ventre, et y pose son oreille pour écouter ce qu'il n'entendra peut-être pas. On dit que ces sortes de douleurs sont quelquefois cérébrales, et c'est peut-être le cas.

MARIE-PIPI — Je crois que je ne te convaincrai pas ce soir. Couchons-nous donc !

 

La porte s'ouvre. Bortek entre.

 

MARCO-POLO — Ma foi ! Il écoute aux portes.

BORTEK — Cela m'arrive, monsieur, cela m'arrive. Malgré moi. Mais toujours animé par les meilleures intentions qui soient.

MARCO-POLO — C'est donc que vous n'avez pas assez mangé ?

BORTEK — J'ai mangé ce qu'il faut, monsieur, pour vivre.

MARCO-POLO — Cela ne vous suffit-il pas que vous en redemandiez.

BORTEK — Mais je ne demande rien.

MARCO-POLO — Alors pourquoi vous réintroduire chez moi si c'est pour ne rien demander. Qu'avons-nous à faire d'un homme qui se tait ?

MARIE-PIPI — C'est un voyeur.

MARCO-POLO — Il ne manquait plus que ça.

BORTEK — Madame plaisante. J'ai déjà eu le plaisir de goûter à ses plaisanteries, lesquelles sont les plus fines du monde.

MARCO-POLO — Pendant que j'ai le dos tourné, vous en faites de belles, ma mie. Vous ai-je autorisée à plaisanter un autre homme que moi ?

MARIE-PIPI — Peuh ! Celui-ci n'est pas un homme.

BORTEK — Vous voilà si proche de la vérité, Madame. Vous brûlez.

MARCO-POLO — Cela ne t'autorise pas à plaisanter ma femme, pouilleux ! Qu'est-ce qui t'amène ?

BORTEK — Votre estomac, monsieur.

MARCO-POLO — Que vous disais-je ? Il écoute aux portes. Je ne veux pas confier mon estomac à un apprenti sorcier.

BORTEK — Je n'y toucherai pas. Je diagnostiquerai. Et vous penserez ce qu'il vous plaira de mon diagnostic. Je ne suis pas susceptible. Je fais mon devoir.

MARIE-PIPI — Laissez-vous faire, mon mari.

MARCO-POLO — Heu ! Que dois-je faire pour me laisser faire ?

BORTEK — Vous allonger sur le lit, sur le dos et vous relaxer.

MARIE-PIPI — Allons, mon mari, faites ce qu'il vous dit.

MARCO-POLO — C'est bien contre mon cœur.

MARIE-PIPI — Écoutez votre raison et laissez jaser votre cœur. Vous ne savez plus ce que vous dites ce soir. Couche-toi, mon mari, couche-toi.

BORTEK — Cela n'est pas douloureux. Il vous faut fermer les yeux.

MARCO-POLO — Certes non ! Je veux vous surveiller.

BORTEK — Rien n'est possible si vous gardez les yeux ouverts. Je ne réponds pas du résultat.

MARIE-PIPI — Ferme les yeux. Ce n'est pas si difficile. Je regarde pour toi. Tu me fais confiance ?

MARCO-POLO — Je ne sais.

MARIE-PIPI — Tu m'aimes si peu !

MARCO-POLO — Pourras-tu voir ce que je verrais, moi, si cela tournait mal ?

BORTEK — Monsieur se fait prier.

MARIE-PIPI — Il se soumettra. Ferme tes yeux, ou j'y pose les mains.

BORTEK — Vous feriez bien de les y poser. Il trichera.

MARCO-POLO — Quoi ! Vous m'insultez ? Mais qui est-ce qui m'a foutu ce sacré carabin ! Est-ce qu'on insulte un malade, et chez lui qui plus est !

MARIE-PIPI — Cesse de babiller. Est-ce ce qu'il faut ?

 

Mains sur les yeux de Marco.

Bortek lui arrache un baiser.

Elle recule. Marco se redresse.

 

MARCO-POLO — Bon sang ! Que se passe-t-il ?

BORTEK — Il se passe, monsieur, que l'horreur m'a fait tressaillir.

MARIE-PIPI — Il m'appelle une horreur maintenant !

MARCO-POLO — Mais quelle horreur, bon dieu !

BORTEK — Tâtez vous-même, là, cette grosseur.

MARCO-POLO — N'est-ce point un os ?

BORTEK — Certes non. Il n'y a jamais eu d'os à cet endroit.

MARCO-POLO — Mais j'ai toujours eu un os, moi, à cet endroit.

BORTEK — Alors c'est que vous avez toujours été malade.

MARCO-POLO — Je souffre depuis peu.

BORTEK — Vous avez incubé longtemps.

MARIE-PIPI — Êtes-vous sûr de ce que vous avancez ?

BORTEK — Aussi sûr que je vous vois quand je vous regarde.

MARCO-POLO — Est-ce si grave ?

BORTEK — Ce l'est.

MARCO-POLO — Je suis perdu !

BORTEK — Pas si l'on vous soigne.

MARCO-POLO — Et qui me soignerait, que je ne paierai point puisque je ne le peux.

BORTEK — Je le pourrais, certes, mais je ne vis pas d'amour et d'eau fraîche.

MARCO-POLO — Pour l'amour, je ne vous promets rien. Je saurais bien mettre un peu de pain dans l'eau dont vous parlez.

BORTEK — Du pain seulement ?

MARCO-POLO — Quelques légumes sans doute. Oh ! pas tous les jours.

BORTEK — Il faut que cela soit écrit.

MARCO-POLO — Vous ne me croyez pas sur parole !

BORTEK — Je vous crois, monsieur, en ce moment. Mais si le mal empire, vous serez en proie au délire et susceptible d'oublier votre parole, ce que personne ne vous reprochera.

MARCO-POLO — Comment le mal pourrait-il empirer si je vous paye pour qu'il n'empire pas ?

BORTEK — C'est que je n'ai rien garanti, monsieur.

MARCO-POLO — Peut-être de la viande, le lundi. On en trouve pour pas cher ce jour-là. N'est-ce pas, ma mie ?

BORTEK — Va pour la viande. Elle consolidera mon diagnostic et atténuera les symptômes.

MARCO-POLO — J'en prendrais bien un morceau, il est vrai.

BORTEK — Vous ne prendrez rien du tout sur ma part du gâteau ! Je parlais des symptômes de ma faiblesse physiologique.

MARCO-POLO — Vous êtes donc malade. Vois à quoi j'en suis réduit, ma mie ! Me laisser soigner par un plus malade que moi.

BORTEK — C'est que mon cas n'est pas désespéré.

MARCO-POLO — Le mien peut-il vous intéresser s'il est sans espoir ? Je pense que vous voulez voir un homme se mourir. Les étudiants raffolent de ça. Ils prennent des notes pendant qu'on se débat et que la mort se nourrit de ce qui reste. Je vois où vous voulez en venir, monsieur. Je ne marche pas dans votre combine. Vous n'aurez pas le spectacle de ma mort.

BORTEK — Ah non, monsieur ! Ce spectacle, je me l'offre en prime, si je ne réussis pas à vous guérir.

MARCO-POLO — Vous seriez mieux payé si je mourais plutôt que si je vivais. Cela est immoral et va contre les affaires ordinaires de ce monde. Je ne peux pas conclure un tel marché. Allez vous faire voir ailleurs !

BORTEK — Il ne vous en coûtera rien si vous périssez. Remarquez bien que ce n'est pas moi, la cause de votre mort, mais vous-même.

MARIE-PIPI — Il est vrai, mon chéri, que le salaire qu'il réclame est peu payer si vous devez vivre. Et puis si vous périssez, que vous importe de vous donner en spectacle ?

BORTEK — Il faudra cependant signer ce papier-là.

MARCO-POLO — Un papier ? Qué papier ? Où avez-vous donc trouvé le temps de le rédiger ?

BORTEK — Là, dehors. Vous me reprochiez ma paresse. J'ai fait en sorte que le travail me soit mérité, voilà tout.

MARCO-POLO — Il y a de l'immoralité dans l'exercice de ce métier-là. Où dois-je signer ?

BORTEK — À l'endroit habituel. Le plus bas possible dans la page.

MARCO-POLO — Mes yeux se sont troublés. Veux-tu lire pour moi, ma chérie ?

 

Elle lit pour elle-même.

 

MARCO-POLO — Je n'entends rien. Suis-je donc devenu sourd par-dessus le marché ?

MARIE-PIPI — Tu n'entends rien parce qu'il n'y a rien à entendre.

MARCO-POLO — Qu'y a-t-il d'écrit là-dessus ?

MARIE-PIPI — Rien que de très ordinaire. En fait, je n'y comprends pas grand-chose.

MARCO-POLO — Fais voir, que je me rende compte par moi-même.

BORTEK — La langue y est certes quelque peu obscure, mais la légalité n'autorise pas ni d'autres mots, ni d'autre syntaxe.

MARCO-POLO — Et comment saurais-je si je ne signe pas un pacte avec le diable ?

BORTEK — Vous le saurez, monsieur. Ou plutôt, vous le saurez bien assez tôt. Ceci dit, pour le service que je vous rends, à si bon marché, vous ne faites pas grand cas de mon sens de l'honneur. J'ai quelques valeurs à soutenir, monsieur, malgré des apparences qui ne vous autorisent pas à me cracher dessus sans vous soucier de savoir si je me nourris de vos crachats.

MARCO-POLO — Ne prenez pas la mouche, monsieur l'étudiant !

BORTEK — N'est-ce point qu'il délire déjà ?

MARIE-PIPI — On voit bien qu'il délire, et qu'il est perdu si vous n'intervenez pas.

MARCO-POLO — Moquez-vous, tous les deux ! Si je meurs, tu riras moins. Il n'est pas bon pour une femme de perdre son mari en ce bas monde. Et vous, le carabin, votre réputation ne s'affichera pas en compagnie de ma mort, n'est-ce pas ?

MARIE-PIPI — Au fait, monsieur l'étudiant, au fait !

BORTEK — La seconde étape de l'acte médical, conséquemment au diagnostic, est la confection d'une potion destinée, dans un premier temps, à arrêter le mal, qu'il ne s'accroisse plus ; dans un deuxième temps, à le réduire, qu'il décroisse ; dans un troisième, l'anéantir ; dans un quatrième, faire en sorte qu'il ne réapparaisse plus, c'est-à-dire supprimer les causes. Ce programme vous convient-il ?

MARCO-POLO — Il m'irait à merveille si j'étais sûr que cela figure dans le contrat.

BORTEK — Cela y figure d'une manière implicite.

MARCO-POLO — Les juges sont-ils informés de cet implicite-là ?

BORTEK — Ils le sont. Vous êtes rassuré ? Allez-vous donc signer ?

MARCO-POLO — Signe à ma place. Je n'ai plus de force.

BORTEK — C'est au malade de signer. Que vaut la parole d'une femme ?

MARCO-POLO — C'est de ma femme dont vous parlez. Elle vaut ce que je vaux.

BORTEK — Dans ce cas, elle ne vaut pas cher.

MARCO-POLO — Comment !

BORTEK — Je dis que je ferais mieux de me trouver une autre clientèle. Mais enfin ! Vous tergiversez, mâchonnez mon crayon, me faites des compliments de votre femme, de vous-même, et point sur moi-même ! Dois-je supporter ces inconvenances sans sourciller ? Après tout, vous êtes maçon, et moi médecin. La différence se note au premier coup d'œil. On est sûr de ne pas se tromper. Le médecin, c'est moi. Le malade est un maçon.

MARCO-POLO — Je ne vous paierai pas de compliments, si c'est ce que vous voulez dire !

BORTEK — Il est vrai que cette exigence ne figure pas dans le contrat, même de manière implicite. Mais c'est une addition nécessaire entre nous, dont je ne saurais me passer. Un condiment sans quoi le goût des choses de la vie me serait amer.

MARCO-POLO — Soit, monsieur le médecin. Vous aurez vos compliments. Je les ravalerai si je dois, malgré tout ce que vous aurez fait, vous offrir le spectacle de ma mort qui vous fournira matière à thèse. Je me demande si je ne ferais pas mieux de mourir à l'instant.

MARIE-PIPI — Mon mari, tu dis de sottes paroles.

BORTEK — C'est qu'il délire. Il approche de la mort. Il la sent venir. Et il parle d'elle comme si elle l'avait déjà vaincu. Nous guérirons cela.

MARIE-PIPI — Si je puis vous aider...

BORTEK — Certes, madame. Vous ferez la vaisselle.

MARIE-PIPI — La vaisselle, monsieur ?

BORTEK — Il y aura des fioles à nettoyer, des bassinets à récurer, des seringues à faire bouillir. Le contrat ne prévoit pas que je me charge de cela.

MARCO-POLO — Quel programme !

MARIE-PIPI — Autrement dit, je dois rester femme, toujours femme.

MARCO-POLO — Et que voudrais-tu être d'autre ? Il est bien choisi le moment de se révolter !

MARIE-PIPI — Je ne me révolte pas. Je ferai ce qu'on me dira. Je suis à vos ordres, monsieur.

 

Rideau

 

 

© patrick cintas - (textes, images, site)
pcintas@ral-m.com - www.patrickcintas.fr - www.ral-m.com

[Plan du site]

 

 

« À ceux-là je présente cette composition simplement comme un objet d'Art ; —disons comme un Roman, ou, si ma prétention n'est pas jugée trop haute, comme un Poème. » - Edgar Poe. Eureka.
Blason des Cintas