Río

Patrick Cintas

 

RÍO ou (La) Bidasoa

Personnages :

RÍO — Homme (ou femme).

BLANCO — Ami de Río.

BLANCA — Guitare gitane.

NERA — Amante.

CHEF DE GARE.

LE SYCOPHANTE.

GOR UR — Le "GORille URinant.

UN HOMME (Gor Ur).

Voyageurs, musiciens, enfants, chœur, Coryphée...

 

ACTE PREMIER

Scène première

Río et Blanco dans un décor.

RÍO

(lit)

Petits maîtres tout droit sortis

De l’université et des églises

En rang par deux chez l’éditeur

Se disputant les miettes laissées

Par le combat douteux des larbins

La Ville n’est pas devenue une cité.

 

Croissez, oiseaux des tombes !

« Nous attendons l’employé

Municipal : c’est lui qui a

la clé.

»

Ce matin, ma chérie, j’ai les fleurs.

J’ai le bison séminole et toute la Floride.

Le soleil n’est pas encore debout.

Qui a déposé toute cette rosée ?

Mes espadrilles trempées : « Tu

Ne prends pas assez soin de nous ! »

Sont-ce des dahlias / « je m’en parfume

En lisant l’histoire de ces femmes,

Princesses et courtisanes, amantes

Pour servir de prétexte, ne m’en veux pas ! »

 

L’employé municipal a la clé.

Il arrive dans son auto verte.

Il a déjà un coup dans le nez.

Mais il a la clé, nom de Dieu !

 

Ce matin les fleurs sont mouillées.

Le dallage est sombre, la terre noire,

Il manque une étoile à ce ciel de deuil.

« Je vous ouvre ! »

Parole d’employé.

Il a la clé, ma mie !

C’est l’aube qui le veut !

Bouquets en main,

La lavande du jardin,

Le persil du potager,

« Vous avez vu cet engin ! »

Tonnerre de guerre, tuyère

Rouge traversant le ciel

Encore noir à cette heure.

« Nous allons tous mourir ! »

Vases des nuits de colombe.

Les vieilles fleurs dans la poche.

Les nouvelles caressées comme

Si « elles pouvaient parler » / nous

Sommes au printemps de l’automne.

« Je vous ouvre et je m’en vais. »

Il ouvre et il s’en va. « Revenez

Quand vous voudrez ! » Et au soir,

Nous voilà devant les inscriptions

Séculaires, « nous avons bien travaillé ! »

« Mon Dieu ! Qu’est-ce que ce monde ! »

Froissements des jupes, claquettes des semelles,

« Il va nous arriver quelque chose ! » / MAIS

Rien n’arrive de ce que nous avons souhaité

Ensemble ou dans le secret de nos écrits /

Ellipses et syllepses / fées des siècles passés

/ raison de ne pas rester à la maison

« à attendre que ça recommence »

 

Carthage en feu

Dans ton esprit

/ personnages

Parmi les

Personnages !

 

Ces morts doucement exprimés.

Croix, étoiles et demi-lunes, rien /

Patriotes de la langue plus que de l’écriture.

La fournée de « la main tendue »

Sur le déclin / l’âge n’est pas étranger

À cette dissipation des sources vives.

 

Ce matin je ne sais plus

Si j’habite encore ici

/ avec vous, citoyens

Des sillons, et sans vous

Électeurs des futurs enfants.

 

Ce matin je suis aux Everglades.

Je croise les pélerines amantes

Du bonheur / mais je ne sais plus

Si ma maison est ma maison

Ni si ce que je suis a bien été.

 

Donnez le sein si ça vous chante.

Fumez du gris avec ou sans visions.

Jouez à ne pas jouer pour exister.

Moi, je ne me sens pas d’ici.

Je me mets à parler kinoro.

Je ne peux pas m’en empêcher.

Je salue et même je bavarde,

Mais le cœur n’y est pas, n’y

Est plus / je ne suis plus

un enfant.

Ricky vous salue bien, mes ouailles !

 

Les fleurs tremblent doucement.

La guerre en route vers l’Afrique

Ou l’autan qui lutte contre l’Ouest

d’où vient la pluie.

« Nous venions avec elle

Il n’y a pas si longtemps,

Ô ma voisine en turlututu !

Et les goélettes de mon enfance

Se déposaient avec la neige

Sur tes fleurs toujours vieillissantes.

C’était l’hiver,

Avec ses loups nourris de vent

Ab intestat / « t’as raison mon filou ! »

 

Que chasse le chasseur abstrait ?

Quel est le nom de cette forêt ?

Suis-je né pour la qasida ? Moi

Qui vient de nulle part / avec toi

Et avec la tramontane qui rend fou

Les petits poètes de la Grande Poésie.

 

Tous ensemble avec l’industrie

Guerrière et les vacances promises !

Sur la plage on revoit les films

Qui ont nourri notre adolescence.

« J’ai oublié de quel mot

il s’agissait »

Ailes delta dans la nuit finissante.

Déchirement des airs. Mais bientôt

Nous ne serons plus là pour y penser

Comme nous y pensons aujourd’hui

Car nous n’avons pas d’enfants,

Pas de patrie, pas d’ennemis, rien

Que la musique et cette lenteur

Héritée des meilleurs romans

Que le siècle propose aux poètes

En signe de deuil / « Voici les fleurs

Que j’ai arrachées au talus en venant

Ici pour me souvenir encore de toi »

« J’ai oublié de quel mot il s’agissait »

« Avant j’étais plus proche de la nature »

« Qui a brisé ce vase, nom de Dieu ! »

Voici le vent qui chasse la pluie / le pain

(sur la table) devient dur comme du bois

/ « Veux-tu que nous allions sur la Côte ? »

« Avant, j’étais ouvrier dans le bâtiment »

Lions des cirques sans dompteurs /

« Le malheur est le principe de la reproduction »

Piquant les troupeaux de poètes

Comme à la campagne / la Ville

mon cher

N’est pas la cité dont vous rêviez

En bon architecte de la tranquillité.

 

Ne rêvez plus si vous avez déjà rêvé.

 

« C’est vous qui cuisinez ?

— Ça m’arrive des fois.

I’ll be back un de ces jours.

— Mais d’autres fois, je suis mort ! »

 

Dehors, la rivière s’en prend aux rives.

« Je ne sais pas si je sortirai ce matin…

— Pour aller où ? » / le vent mouche

L’allumette / « Ça sent le kérosène

Comme en vacances / mais c’est pas

Les vacances » / sur le pont on se penche :

Dans la passe les poissons en lutte.

« D’où sort donc toute cette eau ? »

« Avez-vous la clé ? (et ajoute) au moins ? »

Petite ascension du monticule

Où couvent les petits animaux.

« L’année dernière, à cette époque,

Il neigeait (au moins !) — Mais c’est

La neige (ma chérie) cette blancheur

Qui a pris la place de la poésie jadis

Si volubile ! — Ah bon ! Tu crois… ? »

 

Le campanile maintenant.

La même oraison sonore.

Ne veut rien dire mais ça

Tourmente le cervelas

De la poésie Gallimard.

 

Vous êtes déjà venu ici.

Souvenez-vous de l’enfant.

Déjà le plaisir d’exister.

Les jeux sans innocence.

La poésie des éditeurs.

« La mineur, je crois… »

 

Au campanile les pendus

Et les corbeaux, les chairs

En ciel de lit, les putains

Qui font de la vieillesse

Un spectacle pour le peuple.

 

Ce matin, il ne pleut pas.

Mais l’asphalte est mouillé.

L’employé a la clé / ça grince

« sinon ce n’est pas une grille »

Ça ne grinçait pas autrefois.

L’allée laisse filer des rus

Minces comme des fils d’Ariane.

« Vous êtes déjà venu, non ?

On ne vient pas ici sans au moins

Une raison » / C’était avant

de devenir fou !

 

Je reconnais l’allée, les lentes destructions,

Mais le ciment encore frais n’a pas de langage.

Nuit de plomb en phase avec d’autres fusions.

Voici la portion de mur qui s’écroula

Dans nos jambes / « Qui sont ces morts ? »

« Oui ! Vous avez raison (pas fou) sans la clé

Il n’y a plus d’employé et sans lui, la porte

(vous vouliez dire la grille) ne s’ouvre pas »

Sauf esprit d’escalade / puis la fuite au moment

Où un mort s’est mis à parler / Pas le temps

D’écouter ce que disent les morts

Quand on a l’âge de l’enfance !

 

« Il fait jour ? » Pas vraiment.

Rafale à l’exercice de nuit.

La tuyère en feu dans l’interstice

Du volet / « Toi tu sais peut-être

De quoi est fait le Monde !

— Mais j’y étais, ma chère !

Et je peux vous dire que… »

 

SVP, pas de flatterie.

On ne flatte pas la mort.

Or, j’en suis une. Parmi

Les morts de l’université

Et des communes associées.

 

« Qu’est-ce que vous aimez le mieux ? »

 

Je ne sais pas si j’aime.

Mais si c’est possible

I’ll be back wiz you or wizaout !

La route n’a pas été si longue.

Demandez-le aux corbeaux.

Ce matin nous perdons une étoile,

Dit la radio en sourdine sous l’oreiller.

Suffit pas de s’baisser pour la retrouver !

Scène II

Il sort.

Reste Blanco.

BLANCO

(lit)

Penseurs à la croix de bois

/ voix de bigophone rejouée

Sur le tapis du vent publicitaire

/ « avant j’étais un champion

Mais j’ai pas eu d’papa » / claires-voies

Des jardins conçus pour l’élevage

Et le vote / les personnalités rongées

Par la pratique du moi d’abord /

« Je me penche à ma fenêtre . . .

Que voulez-vous . . . Je n’ai que ça »

Et voit passer ce qu’il a été naguère.

Des escouades vouées à l’apprentissage

/ sous la zerouata plombée d’un boulon

Arraché à la voie ferrée / ou le fouet

Des détraqués de la crucifixion / fumant

Une cigarette en attendant de l’attraper

/ « Avant j’étais et maintenant je suis »

/ file indienne entre les pins parasols

Noirs de suie / « Après on verra / »

« Qu’est-ce que tu comptes faire sans

Dieu ? — Faut bien expliquer l’infini

Par la courbe / j’ai toujours eu cette

Impression de me relever là-même

Où je ne suis pas tombé ! » Mein hilh !

« Je sais même pas où tu crèches ! »

 

« Dis donc le matin ça gamberge !

On t’entend réfléchir d’ici ! » / Un

Chien pour compagnon / les fusillés

De la Propriété / les fosses où-va-t-on /

« Ramassez votre fusil et courez ! »

Dans le ciel la préparation des orages.

Savourait des fruits exotiques sous

L’arbre de sa ruralité / charbovari éclair

/ « Nous avons une rivière vive » / turbine

Hurlant comme si c’était la fin / « Jadis

Oui jadis et maintenant je mange ton pain »

 

Comme la poésie est poétique si on y met du sien !

« Je ne sais pas si tu voudras de moi, meine Liebe »

Et il répondit : « Nous ne sommes pas en Amérique »

La pluie tomba toute la journée sans la moindre

Éclaircie puis le soleil se coucha enfin et la nuit

Fut conseillère / « On ne guérit pas de l’égoïsme »

/ au loin la Ville n’a toujours pas changé / croco

Des fuites en avant / « partons si c’est ce que

tu veux.

 

Ça me revient (sont couchés l’un sur l’autre) ça

Me turlupine comme un projet de roman / ça

Vient de quelque part mais je ne sais pas d’où

/ des fois je me dis que j’ai perdu mon temps

(ils roulent dans les draps) et d’autres fois ça

Me prend et je ne suis plus moi-même » ÇA

finit par tuer.

 

Quelle chance tu as

Pêcheur de revenir

Avec ton filet et tes

Vents !

 

Qu’est-ce qui t’attend

Que tu n’attendais plus ?

 

Ils vendent tout à crédit.

Ya plus qu’à attendre meine

Liebe / et le matin ressemble

À la nuit plus que le jour à tes rêves.

 

Reviens ! Ils ont accepté

Le report d’échéance /

Reviens avant qu’une mauvaise

Idée de toi et de nous autres

N’empoissonne mon existence !

 

Ces quais

Où je ne mets

Plus les pieds !

 

De peur

De repartir

Avec les autres.

 

Ravaudage

Du langage

En usage.

 

Ces mains

Agiles comme

Des chats !

 

Le cul par terre

Et le dos fatigué

Par tant d’amour.

 

N’insiste pas

Meine Liebe

Je ne suis

Pas fait pour toi.

 

« Voulez-vous un promeneur

Du dimanche ? C’est vite peint

Par-dessus les murs déjà oints.

Et une fille qui montre ses cuisses

En fumant une cigarette, le matin

Avec la pluie qui commence l’automne

Ou finit l’été : comme vous voulez.

C’est vous le client. »

 

« Marre de revivre ce que j’ai déjà vécu ! »

Le drap s’envole avec les tourterelles

Du balcon / « Pour le café descendons ! »

« Nous avons de beaux ciels d’automne,

Vous verrez. » « Nous avons aussi une langue

Et elle a son Histoire ! » « Nous ne savons

Plus peindre » / la peau d’un alligator /

Trempe ses bras dans cette eau et prie

/ « Nous avons des fils et des filles »

Lance la ligne et le crochet scintille

Dans la lumière du matin / « Nous avons

Le temps de notre côté » / faute d’assez

D’espace pour renaître des cendres « Nous

Aimons la vie plus que l’existence, ô meine

Lieben !

« Ça me prend à toute heure

Et je m’enfuis à toutes jambes

Pour ne pas me donner en spectacle »

 

À l’heure du rendez-vous

Compose un haïku

Avant de pousser la porte.

 

« Revenez si ça fait mal »

« De qui êtes-vous le personnage ? »

La fenêtre fermée.

 

Au carreau la pluie.

Le parking dans

Un nuage de cendre.

 

« Heureusement

Que vous êtes

Motorisé ! »

 

Achetez un bison,

Séminole

De préférence.

 

« C’est cousu

À la main

Et c’est pratique »

 

Un amour de tramway !

« Tu as vu

La Seine ? »

 

Un jour tu liras

Dans les journaux

Et le monde se jettera à tes pieds,

Mon amour ! Mes amours ! / Ça

Arrive comme ça : à tout le monde.

 

« Je ne sais pas si c’est l’heure,

Mais j’ai hâte que ça finisse ! »

Pas le temps de prendre le temps.

L’hallucination est de courte durée.

« Nous avons des tas de choses

À mettre sous la dent

De votre imagination »

Poursuivis par une averse circulaire.

« Avant j’étais ce que je ne suis pas »

Vite ! Avant que les flics y mettent

Leur nez et la Justice ses dents !

 

Ne dormez pas

Sur le coussin

Brodé par votre

Aïeule aux yeux

De lynx !

 

Ceci est mon pain.

Et voici ce que je sais

Du vin et de la terre.

 

« Vous énervez pas si ça vous énerve !

Ne revenez pas si ça vous revient

En mémoire !

Ne quittez rien si ça vous quitte !

Nous sommes

Là pour vous aider… »

 

Nous en parlions en tout cas.

 

Devant un café et sous le parasol

Qui sert de parapluie : « Pas l’année

Prochaine — Quand ? — Il n’y a pas

De quand ! » / Pourtant, le ciel revient.

« J’m’en vas causer à ce pêcheur »

« Mais de quoi que vous voulez

Qu’on dise du mal ? » « Tu n’as

Pas vidé ta tasse » / Que se passe-t-il

Dans mon cerveau ? / « Je prends

Le bison et aussi l’eau où s’enfuit

L’alligator vexé » « Nous sommes

Là pour vous » / Dis-moi Vénus /

« Avant je travaillais avec ça et  ! »

Poing sur le tapis sautent les dés.

« Comme c’est bon de ne plus savoir

Où on est ni pourquoi on est revenu »

Vous prendrez bien

Un dernier verre

Pour le voyage

Et pour ce que

vous savez…

Avant je travaillais.

 

Pourquoi ne pas continuer ?

Le chemin vous mène où vous voulez.

Vous ne serez pas dérangé.

Je peux vous demander

Où vous habitez /

Je veux dire :

En temps ordinaire… ?

 

Ils ont beaucoup vécu.

 

Mais ne nous attardons pas.

Nous avons pris l’habitude

De perdre notre temps.

Hou ! J’entends qu’on vient !

On ne me surprendra pas.

Je ne serai pas loin…

(un temps)

Mais qui ça peut-il être ?

(réfléchissant)

Je n’ai pas d’affaire en cours…

Je n’aime personne en particulier…

Nous ne sommes pas en guerre…

Est-ce quelqu’un que je connais… ?

Vite ! Il approche, heu…

(jeu)

« il » ou « elle » /

Car je ne sais pas

Qui ça peut être.

Mais il s’agit de « quelqu’un »

Il y a si longtemps

Que je joue seul !

Il n’est rien arrivé

Depuis longtemps.

Et puis je n’y étais pas !

Cachons-nous derrière

Ce buffet qui appartient

Au décor, avec ses confitures

Et sa vieille poussière.

Scène III

Entre Río.

RÍO

S’assoit, creuse un trou pour planter un sauvageon.

Il tient un livre d’une main et l’outil de l’autre.

(lisant) Toute société qui ne laisse pas de place aux minorités ni à l’individu est une dictature.

(réfléchissant) J’ai déjà lu ça quelque part…

Place le livre sous ses fesses.

(à Blanco) Je croyais que tu t’appelais Negro.

BLANCO

Marre de ces matins

Qui ne font pas de moi

Un adepte du jour !

 

Certains se ravigotent en respirant cet air.

Pas moi. J’ai peur de travailler. On me dit :

« Tu dois faire ta part de labeur, Blanco. »

Et je dois croire aussi à ce qu’on me dit.

Au diable ceux qui m’ont fait tel que je suis !

 

Est-ce que j’aimerai quelqu’un un jour ?

RÍO

Ça devient philosophique.

BLANCO

qui n’a pas écouté.

Qui ne comprend pas qu’il a perdu ?

Le matin je cours sur la plage encore nue.

Je poursuis des crabes et je les tue.

L’esprit chahuté par l’écume aux pieds.

Je suis ici parce que je veux exister.

Mais le travail m’attend comme un voleur

Guette sa proie derrière la vitrine mouillée

Du café où nous nous connaissons tous.

La marmaille va à l’école pour apprendre

À travailler. On n’apprend pas à vivre.

« Écris-la donc, ta chansonnette, troubaba ! »

Jamais je n’y arriverai !

Je me remplis.

Je ne me vide pas !

Qu’est-ce que le monde

Si ce n’est pas un Monde ?

J’ai les mains en compote !

Ainsi donc : on peut vivre

Sans exister…

RÍO

C’est ce que dit le philosophe.

BLANCO

Et celui-là qui ne s’ennuie pas

Avec son livre sous les fesses !

 

« Ils ont des bombes, mon fils !

Et le tapis qui va avec. « Braoum ! »

Voici les moellons fruits de mon travail.

À toi le ciment ! Et baise bien ! »

 

Les joliesses de la poésie.

L’instant de les reconnaître

Sans avoir besoin de prier.

 

Le jour viendra bien une nuit

Où je deviendrai fou de rage.

Comme c’est joli ce qui est joli !

Entre le matin et l’heure d’y aller.

Cette longue nuit qui commence

Avec le jour / nous avons le soleil

Pour boire ensemble entre les heures.

 

Nous possédons tellement de choses !

Les uns plus que les autres, et les autres

En phase terminale, caressant leurs enfants.

 

Sous la surface, la même eau peuplée

Des animaux qui vivent eux aussi.

La rue déjà occupée par la vitesse.

Les clignotements des regards et des feux.

« Me reconnais-tu ? »

 

Peut-on, est-il permis de :

S’enfermer ?

« Qui produira cette électricité ? »

Personne n’a fait de moi un bonzaï.

Mais j’ai poussé dans le pot familial.

Malgré les voyages au bout de la merde.

« Les saisons, c’est 2 ou 4 »

 

Ivresse causée par la douleur recherchée

Ou la pratique de l’impression à tout bout de champ.

« Dire que j’ai appris à conduire ! Moi ! »

Ce qu’on ne fait pas comme les autres

N’existe pas.

RÍO

Dit le philosophe…

BLANCO

Descendre. Monter. Traverser. Creuser…

RÍO

C’est ce que je fais !

BLANCO

À quoi bon s’échiner sur l’œuvre à faire

Si tout ceci doit disparaître un jour ?

RÍO

Bonne question.

BLANCO

Autant se rendre utile et…

RÍO

Travailler !

BLANCO

Je ne reviendrai plus !

RÍO

Tu veux rire !

Personne ne revient.

BLANCO

Je veux être MOI !

RÍO

Pas la peine de le crier sur les toi !

BLANCO

Je ne sais même pas pourquoi je suis venu ici.

RÍO

Moi, j’y plante un arbre.

BLANCO

Je n’ai rien amené

Pour ne pas m’ennuyer.

Ils vous jettent dans le décor

Sans vous préparer à mourir.

Je suis venu sans rien.

(jetant un œil sur Río.)

On dirait que d’autres reviennent.

(pensif)

Il faudra qu’on m’explique ça.

Río sort.

Scène IV

Pourquoi sort-il ?

(gai)

Mais oui ! Pour « revenir » !

(excessif)

Il a laissé son embryon.

Son livre et son outil.

Mais il est sorti avec ses vêtements.

 

Ce qui explique pourquoi je suis nu.

 

Quelque chose m’empêche de sortir.

J’ai des jambes pour franchir la porte.

Mais il n’y a pas de porte / ce concept

N’existe plus ici / Je n’ai pas assez réfléchi.

(inquiet)

Il faut que je mange quelque chose.

« Mange de la poésie » / me conseille

La sagesse / c’est bon la poésie, amère

Comme le verbe et sucrée comme les noms

Qu’on lui donne / à portée de la main

/ comme si le festin expliquait

Qu’on n’arrive pas à comprendre

Pourquoi il n’y a ni commencement

Ni fin : ou le contraire : je ne sais plus

Ce qu’on m’a enseigné avant de me

Mettre au travail / nous étions pleins

En arrivant au port / « ici commence

La vie » / « ne coupez pas le son

De nos publicités : sous peine d’amende

Délictuelle » / l’amende amande, dit

Le magister en se tenant les côtes

/ mais revenons à la poésie : bonne

Ou mauvaise, ça donne envie de

Recommencer (ou de revenir) /

Souvenez-vous de la première

Éjaculation volontaire. « Ouah ! »

 

. . .

 

Le fleuve dans le canyon étriqué.

Avec la sécheresse des étés

Et les pluies de l’automne

La roche se fragmente.

 

Le cactus donne à voir

Sa structure grise.

L’iguane est bleu.

Le roseau sonore

Sans autre théorie.

À l’ombre,

L’homme prévoyant

Cultive ses papas.

 

Sommes-nous si loin de tout ?

L’olivier scintille dans l’aube.

Il y a longtemps

Que je ne suis

Pas venu ici.

Si longtemps que je ne parle plus votre langue.

Les ravines laissent pousser l’herbe.

Je ne reconnais pas l’oiseau bavard.

 

Qui ou quoi nous jette dans le décor ?

Est-ce que ça vient de l’intérieur ?

Est-ce que tout vient de cet organe ?

Qui sait ce que je ne sais pas, qui

Ne soit pas devin ou membre du clan ?

 

« Vous posez trop de questions.

Et ce ne sont pas les bonnes,

Celles qu’il est nécessaire de poser

Si ce qu’on souhaite c’est travailler. »

 

Voilà comment on jette le doute

Sur la question de notre capacité

À vivre « en même temps que les autres ».

Scène V

Río revient et reprend sa position.

Je ne veux plus être ce que je ne suis pas.

RÍO

Pfff…

BLANCO

Je veux savoir ce que je suis !

RÍO

Pour qui ? Pour moi ? Pour nous ?

BLANCO

Ah ! si le monde n’était pas si complexe

On pourrait au moins le trouver absurde !

On aurait alors beaucoup de choses à dire.

RÍO

Faites comme si.

BLANCO

Mais je ne fais rien comme les autres

/ à part travailler pour paraître utile

Et mériter de la considération nationale

À défaut d’accéder à l’universalité.

Comme ça arrive aux plus chanceux.

 

Ô ma plage de sable fin

Et d’objets perdus !

Comme tes matins

Sont rêvés !

 

J’aime la méduse morte

Et la mouette traversée

Par l’hameçon rutilant

Sous ce soleil naissant

Une fois de plus.

 

Que l’écume efface

Mes pas ou mon souvenir

Ne figurera pas dans

Le roman de mon enfance.

D’un bout à l’autre revisitant

Le mode de survie.

 

Ne nous éternisons pas

Aussi facilement que

Les probables et les fins.

Blanco sort de derrière le buffet.

BLANCO

Il ne me voit pas.

RÍO

Mais je l’ai entendu.

BLANCO

Heureusement ! parce que je suis nu.

RÍO

Nous sommes faits pour nous entendre.

Voyez les bonnes confitures ! Cerise

Du jardin. Figues. Sureau. Étiquettes

Soigneusement calligraphiées. Ô enfant

Que je suis ! J’en frissonne chaque matin

En enfonçant le drap. Avez-vous été marié ?

Faites-le au moins une fois dans votre vie.

Quelle poésie n’aime pas ça ? Je l’entends

Qui fait grincer les portes du buffet. La clé

Est dans ma poche, mais il ne le sait pas.

Jadis, j’avais une armoire. Pleine de lin

Et de fleurs séchées. Pratique de l’amidon

Dans le texte. Devant la justice, sauvez

Votre peau en prétextant un désir de morale

Parfaitement conforme à ce qu’on attend

De la littérature et de son bourgeois. Voyez Pinard,

Deuxième porte à gauche au premier. Ne vous

Trompez pas. Et repassez dans le couloir feutré

L’argumentaire moraliste conçu par votre con

Seiller. Vous ne reviendrez pas de sitôt, peut-être

Même jamais. Il n’y a qu’une Bovary. Ensuite, on

Se perd dans les détails qui rendent fou mais qui

Réduisent la critique à une leçon de choses. Ainsi

Va la poésie, du cœur à l’ouvrage, et de l’ouvrage

À la pratique commerciale qui accompagne l’ami

Libraire, ô églises des pas de portes ouvertes !

 

« Veuillez décrotter vos godasses avant

De mettre les pieds chez moi ! » Or, l’ami,

Ce sont mes croquenots que je vends, avec

La crasse des rues et des chemins, au bord

Des rivières poissonneuses à souhait et sous

Les arbres qui poussent sur l’horizon comme

Les fruits sur la branche.

D’Iliade en Odyssée,

Le fil à rompre ou à

Tisser avec les autres.

« Rêvez si vous voulez endurer.

J’ai là une solution à tous les maux

Qui limitent la jouissance en vacances.

Dites-moi un nombre, même à un chiffre,

Et je vous ouvre la moindre porte fermée.

Rêvez même en travaillant au Bien commun

Et au Mal réservé aux élus. J’ai un fils

Alors que je voulais une fille. Née du cul.

Si ! Si ! C’est possible ! N’oubliez pas

le Guide.

»

 

Queues dressées des athlètes

Et ventre mou des avocats /

Nous sommes jugés par l’homme.

Pour le dieu, tintin ! Allez faire

Un tour sur l’île et vous serez fixé

Sur la probabilité de ne pas saigner

Avant de mourir.

« Comme j’ai raison

De vous inviter

À partager avec moi

Et mes enfants

Le pain quotidien

Et le vin de saison ! »

Quelle douleur quand c’est fini ! Rêve

Cisaillé aux entournures. Sous prétexte

D’amour. Et d’esthétique recherchée

À force d’y mettre du sien. Comme

La Ville est reposante ! Ces relents

De caoutchouc synthétique. Vomi

Des trajectoires paraboliques de l’être

Au travail de son existence. Avocats

Pour vous sauver. Et juge en prime.

Suant du con sous la soutane répu

Républicaine. Un porteur de croix

Croise mes sentes en fuite, joyeux

Comme l’enfant que je n’ai pas été.

Ne riez pas quand je vous pose

la Question !

Mais votre conversation préfère

La rime et le rythme.

 

Qui ne trahit pas son voisin

En vérifiant si la clôture est

Conforme aux dispositions

Municipales ? Trompettes

Au derrière ! Saluez le maire !

Car en lui vous avez élu

Le représentant de l’État.

Bornes topographiques

Sous le gazon frais des soirs

À odeur de barbecue éteint.

Soumettez à la musique

Tout ce qui vous vient

À l’esprit et vous verrez

À quel point j’ai raison !

 

Aussi vrai que la paille craint le tesson.

 

Je vois, j’entends, je pense

Comme le césar aux frontières.

 

« Exigez la facture

Et payez cash ! »

 

Tombée du ciel

Cette pluie oblique.

Ou de ta bouche.

 

« La boîte de vitesse est d’une douceur

Et d’une précision ! Vous m’en direz

Des nouvelles

Avant Noël ! »

Les tiroirs contiennent d’autres souvenirs.

Blanco ouvre et fouille.

« Vous aimerez le moelleux des sièges.

Du pur plaisir à renouveler chaque matin

Et même chaque soir. Caressez-moi ce cuir !

 

L’immense crasse laissée par l’humanité.

Bus universel en série disponible gratos.

Vous lirez tout ou rien selon degré.

 

Je vous emmène au bout du monde

Pour y crever de joie dans le bonheur

Partagé avec la clientèle. Suivez-moi !

 

Ces cités ! Ces fleuves ! Ces rues

Commerçantes ! Ces discours aux

Animaux ! Ces possibilités infinies !

 

Comment ne pas oser tromper

Son voisin sur la position des bornes ?

Sous le gazon frais, le métal des limites.

 

Vendez-leur de la merde et partez en vacances ! »

 

Promène son miroir et se perd

En chemin, car le chien a perdu

Son légendaire odorat. Pourquoi ?

Alors s’enivre avec son avocat.

Paye les flacons et la sebsi, honnête.

Vaporisant les vieux rêves toujours

Redits. Entre le souci de perfection

Et le besoin de pureté. Le génie

Ne compte pas les jours. Grincement

Du volet au matin. « C’est toi ? »

Non, c’est moi.

 

Pas de profondeur sans ivresse.

BLANCO

(fouillant dans un tiroir) Il a raison.

RÍO

J’ai toujours aimé le spectacle

De l’homme (quel que soit son

Âge) qui farfouille dans les tiroirs.

Le voici plus enfant que l’enfant.

Perquisition ou recherche, peu

Importe ce qui motive son labeur.

Vite ! Un smartphone pour im

Mortaliser ! Sinon qui m’aimera ?

BLANCO

Il a raison.

RÍO

Ce qu’il faut ajouter au dictionnaire

Pour lui donner un sens.

Creuse encore.

Fouille encore l’Histoire et les Mythologies.

Feuillette les journaux, écume les bibliothèques.

Rencontre les contemporains, petits et grands.

Pose la question aux enfants, aux plus que morts.

Chaque matin en ouvrant sa fenêtre voisine.

Descends dans le jardin mouillé par la pluie.

Fends l’air avec son auto, arrive à l’heure.

Découpe les magazines, colle les lettres,

Relis, oublie, demande sa voix au désir.

Et comme en neige sur les poutres à nu,

Se dépose la crasse des jours et les visions

Des nuits et du voyage.

 

« Si nous allions au cimetière ?

Aujourd’hui c’est jour de repos.

Mais il pleut et la plage est loin.

N’ouvrons pas la fenêtre et sortons.

Il n’y a rien de plus beau qu’un cimetière

Sous la pluie, sur le gravier mesurant

Nos pas, étreignant le bouquet dans

Sa transparence plastique, viens ! »

 

Trottinantes voisines au seuil

Sur les marches ruisselantes

Évoquant une fois de plus

Ce que nous avons été pour elles.

 

Quelle hâte ce matin !

BLANCO

Heureusement, ce n’est pas jour de marché !

RÍO

Nous aimons nous revoir,

Quelles que soient les circonstances.

Nous avons voyagé ensemble si longtemps !

« Je vous ai écrit une lettre anonyme

Avec les mots de Flaubert. »

BLANCO

Pas lu, pas pris !

Il sort avec des « choses » dans les mains.

Scène VI

RÍO

Ne jouons plus s’il fait noir.

Laissons le silence approximatif

Former la houle du voyage.

Il sort, oubliant pourquoi il était venu.

Scène VII

VOIX

Au pluriel

« As-tu acheté le journal ? »

Les beaux titres à découper !

Les sens à changer de sens !

Avant j’étais enfant, et vous ?

Je n’ai pas connu mes parents.

Il y a eu cette histoire, à côté :

La voisine morte

à cause d’un couteau.

« Non, mais j’ai acheté le pain. »

Les temps sont durs et la vie molle.

Ce que j’ai vu dans le ciel lors

De mon dernier voyage au bout

Du monde visible : Je vous raconte ?

Qui est-ce ? Le connaissons-nous

de tous temps ? « Pas la bonne

Date ! »

La voisine qui mordait ?

Au lieu de dire

La vérité ?

« Un ou deux sucres ? Je ne me rappelle

Jamais. »

Le temps passé à planifier.

Rythmes et allitérations.

« Encore un qui ne vieillira

Pas ! » Tu veux parler du

Séminole. Et de son bison.

« Où est le théâtre dont

Nous procédons ? »

Scène VIII

Changement de rythme. Entre le chœur.

Veut voir ce qui se cache dessous.

(se passe)

CORYPHÉE

La pince à démonter les roues.

Jette sa ligne parmi les éperlans.

L’autre prépare le feu de bois

Flotté, l’algue crissant dans ses mains.

« Il y a longtemps que vous vivez ici ?

Je vous pose la question

Parce que je ne m’y fais pas. »

Les thoniers en partance dans la houle

De la marée montante.

Dans quelle ville finiras-tu tes jours ?

De quelles nuits se nourrira-t-elle,

Si c’est elle ?

« Aucune idée ne me vient à l’esprit

Au moment où je pétris l’appât, et

Vous ? »

L’estuaire refoulant les cadavres

Descendus de la montagne, nus

Jusqu’à la ceinture, celui que le père

* a trouvé dans le gué, existence

Vouée à l’échec, sans femme ni

Enfant, descendant au gré de l’eau,

Dépossédé et finalement mort.

 

(Il la prend par la taille et lui explique

Comment il en est arrivé là : diplômé

Par le gouvernement au prix de sa foi.)

 

« De quelle poésie me parlez-vous ?

Avant de vous rencontrer (par hasard :

découverte de la pureté)

J’étais une fille comme les autres, douce

Comme une fourrure, instruite au fil du

Récit.

On entend toujours les voix, mais indistinctement.

Ou :

— C’est ça, Nera : raconte-moi ton histoire.

 

C’est en escaladant la montagne

Qu’on se rapproche du ciel.

Partant de mon village, le ciel

À portée de l’intelligence.

 

Voilà comment j’explique le muscle.

Parmi les aiguilles encore vertes,

Mes pas en ascension constante.

Le jour viendra, mais il fait nuit.

 

Le cœur aime les rythmes imposés

Par les sinuosités de la roche encore

En fusion : voici le temps d’aimer.

Sur la table de vieux chêne : la promesse.

 

Mais toujours à la même altitude,

La rencontre du visage et du temps.

Facile de désigner l’endroit exact

Où tout ceci doit se terminer un jour.

 

Cours encore et reviens toujours !

La fenêtre entre rideau et volet.

Le seuil marqué par la dureté du granit.

À l’endroit même où tu pleurais.

 

Quelle ode composer en souvenir ?

À la ville je ne suis que de passage.

Mais tu sais qui je suis et tu me veux !

Là-haut, j’irai pour te fuir et t’aimer. »

Après cette émotion, le coryphée se reprend.

Où sont-ils passés ces deux-là ?

Au moment où je la fais venir

Par la seule puissance de ma voix !

Ého !

Répondez si vous existez toujours.

Je ne tiens pas ici-bas à porter

Les fruits de mon imagination !

Ého !

Des lunes que je vous attends.

J’en ai le cœur malade à force

De me rapprocher du ciel.

Ého !

Mais je me donne en spectacle

Peut-être pour rien, pour la gloire.

Supprimez les contenus et vivez !

Écoutant.

Non… Rien… Le fleuve sépare les pays.

Cette sensation de traverser un mur.

D’un côté ce qui est blanc est noir

Et de l’autre ce qui est noir est blanc.

Je serais mieux ailleurs,

chez moi par exemple.

Mais c’est ici que je suis, avec le chœur

Figuré par ces draps pendus à un fil.

Il traverse les draps plusieurs fois, bras en croix.

(criant comme un enfant)

Imitez-moi si vous pouvez !

Mais je ne le veux pas. Je veux

Être « elle » / vous ne comprenez

Pas / comment / pourquoi / et

Je me prends pour l’enfant que

Je n’ai jamais été : papier blanc

Des attentes : imitez l’horizon

Pour ne pas devenir dingues !

Battler Britton vous découragera !

S’immobilise et rejoue.

(voix de fausset)

Imite donc un peu les cris de la plage !

La friture de l’écume et le crabe réduit au silence.

De quelle montagne me parlais-tu ?

Dans quelle langue qui n’était pas la mienne ?

Nera que je me suis mis à adorer

Pour ne pas manquer à la prière.

(guttural)

Revenez, vous deux les deux idiots !

(reprenant)

Hum… peut-être la mer un jour de raz.

La baie qui change de couleur

Et les conversations savantes sur le parapet

Du pont international, mouettes sans boussoles.

(guttural)

Revenez, vous deux les deux idiots !

Caresse les draps.

Vous ne chanterez jamais, pas un mot !

Décor trop sommaire.

Il y dessine des visages enfantins.

Hier, alors que je revenais du temps,

Je les voyais de loin, comme personnages

En attente de mon retour, et j’ai dessiné

Ces visages disant :

Je suis un enfant.

Ne me violez pas.

J’ai la parole nue

Et le verbe accessoire.

Recevez etc. etc.

 

« Achetez mes bibelots, j’ai des enfants à nourrir ! »

Le malheur avant même l’enfer des autres / table

Où figure le bien en vue / dans la chambre à coucher

: les jouets en vrac : les saisons ratées de peu : lettre

Morte : avant soupçon : achetez mes constructions

Érotiques : sur le rebord de la fenêtre, au-dessus

De la rue en manque : des géraniums malades :

« De qui sont-ils ? » / « Comme si je le savais ! »

L’existence fait de vous un pantin articulé mais

Raison d’aller plus loin : « Recevez mes etc. etc. »

« Je ne sais pas qui vous êtes mais je n’ai jamais su

Enfanter sans crier au moins un peu : hypothermie.

» / Voilà ce que je sais etc. etc. / montrait du doigt

La montagne imaginaire au-dessus des toits voisins.

Dit : je fus réveillé par le cri (strident) d’un enfant.

Raison : doigt coincé dans la porte des chiottes.

« Comment t’as fait ? » / En bas, les tarifs tant

Du plaisir sexuel que de la jouissance artificielle

: au feutre doré à l’or fin : cette existence foutue

D’avance : « Vous n’arriverez jamais à rien, surtout

Pas à grimper aussi haut : » Hiérarchie faussée par

La parenté, l’histoire tribale, la tectonique, Dieu

Lui-même : armé d’un glaive trempé dans le soleil

Et damassé dans l’atelier des « grands poètes »

De ce monde : où tu vis : descendue de ton cirque

Où l’hôtel reprend vie : une source en témoigne

Encore aujourd’hui : « …que je vous parle, aussi net

Que le contour des nuages, clair comme l’eau

De nos roches en fusion, facile comme le sifflet

Des transmissions traditionnelles / revoyez

Votre copie : et revenez quand Battler Britton

En aura fini avec sa maquette de Messerschmitt.

»

 

Vous aimez la poésie ?

Ne posez pas la question

À celui qui ne l’aime pas.

 

« Tout ce qu’on voulait, nous (Río et Blanco)

, c’était revenir sur les lieux pour exercer

Notre pouvoir sur ce qui nous reste d’enfance.

Río : Nous sommes faits pour nous entendre.

Mais de voir (de loin) ce linge qui ne nous

Appartient pas (qui ne nous dit rien) / nous

N’approchons pas : derrière la clôture des

novillos nous attendons que le soleil se couche »

Les draps claquant dans le vent des coulisses.

Vous ne serez jamais ce que je suis !

Pour ça, il faudrait vous remettre

Au travail de l’intention et du savoir.

Mais je suis bien seul maintenant

Qu’elle n’est plus là pour me mentir !

Qu’est-ce qu’un personnage de théâtre

Si ce n’est pas un homme ? Une femme ?

Je vous pose la question en amateur.

Est-ce bien ici qu’on vend les ersatz ?

Je peux jouer n’importe quel rôle.

Homme, femme, enfant, vieillard

De l’un et l’autre sexe, chien, dieu

Révélé ou pas, poète, pédant, salaud,

Sage qui couche sur la plage dès

Que la nuit invite au repos, amant

Avec ou sans amante, cabot de service !

 

Comme il est toujours temps

D’avoir le temps !

 

Avant j’offrais des cigares

À chaque naissance qui

Me surprenait au saut du lit.

J’avais la tradition et un dieu

Pour parler aux femmes.

Mais voici qu’avec l’âge

Je pense à autre chose : par

Exemple :

Au temps qui ne passe pas.

À la circularité de la lecture

Qui a atteint la perfection

En même temps que l’écriture.

Ne m’en veuillez pas

Si j’ai oublié les allumettes.

Je viens sans beau-père.

Je suis passé par la fenêtre.

Pas à travers le mur qui nous

Sépare, ô cratère sans fond

Qui ne vaut pas l’anus

De ma voisine : toi encore !

 

Voyez comme ils aiment la Ville.

Voyez comme ils aiment acheter.

Voyez comme personne ne les aime.

Voyez, voyez encore et tirez-vous !

Se met à décrocher les draps.

(riant bêtement)

Avec le pot que j’ai

Et vu que ces draps

Secs ne m’appartiennent pas,

Je parie que quelqu’un

Va exiger de moi des explications

Que je serai bien inspiré

(ô Poésie !)

De retrouver

À l’endroit même

Où je les ai perdues.

(hurlant)

Parlez à ma place si vous voulez !

Je devrais dire : si vous voulez que

Je ne sois pas ce que je suis.

Je n’ai pas fait le mal mais

J’ai construit mon bien dessus.

Je m’en veux un peu

De ne pas vous reconnaître.

Même père, même source

Vaginale : revenez à ma place

Ô mon pain et mon vin !

Entrent Río et Blanco, de chaque côté.

Scène IX

(guttural)

Revenez, vous deux les deux idiots !

Vapeur

Ce que nous sommes quand nous n’existons plus.

« Ce qui demeure » dit le gardien du cimetière.

J’ai laissé la trace de mes pas dans l’herbe rase.

Pétales de cendres / ton nom n’y figure pas

Encore / la série continue / verbe et épithète /

Les souvenirs m’assaillent / je crois me voir /

T’ai-je dit que je ne suis pas venu pour ça ?

RÍO et BLANCO

d’une seule voix

Il recommence…

Écoutons…

Et toi, laisse ton arbre !

CORYPHÉE

en oiseau

Nous ne reviendrons plus.

En tout cas pas ensemble.

Le miroir ne pivotera plus.

Le détail n’aura plus l’importance

De l’interprétation, rien ne suit.

 

Agaves je vous aimais !

Comme une armée dressée

Contre le ciel de la mer.

 

Sommes-nous venus

Chaque fois que c’était possible ?

Trop de hasard tue le hasard.

Mes yeux fermés retrouvent

Les chants du vent

Dans les fourrés

Inhabités.

 

Pendant ce temps,

La société s’organise

Pour ne pas s’autodétruire

/ et je n’y pense pas.

 

Mâles et femelles

Au sommet de la pyramide

Qui ne signifie rien.

 

D’autres rêvent encore

D’une cohérence gagnée

Sur la fièvre du combat.

Nous habitons les villes.

Puis nous voyageons

En marins inquiets.

Imaginer le moteur

Par rapport à la source

D’énergie encore possible.

 

Nous en avons écrit, des chants !

Poussé des héros dans la cage

D’escalier ! Repris les refrains !

Rien n’est aussi vrai

Que ce qui n’est pas mort !

 

L’ennemi est en soi, bavard

Mais sans les mots du journal.

Sa harangue ne parvient pas

Aux oreilles, le spectacle est

Si cher ! Coude à coude avec

Ce qui n’a encore aucun sens.

Il désigne la salle.

Je ne suis pas venu pour ça.

Et je ne reviendrai pas demain.

Douceur des brises d’automne.

La feuille se réveille

De sa nuit d’été.

 

Je perds le temps

Qui m’était donné.

 

Avant, dit l’enfant

Redevenu enfant,

Je descendais

Et la nuit me paraissait

Aussi obscure que ton regard

Derrière le voile des jours.

 

Voilà ce que je suis.

Pas une seconde

De métamorphose

Ou au moins de changement.

Aux autres :

Vous me reconnaissez ?

Il semble que non.

Chantons :

Ils se lèvent, mains dans le dos.

Le vent en profite pour se lever lui aussi.

Moment de confusion car :

La peau ne sait pas s’il vient de la mer

Ou des terres avec leurs montagnes lointaines.

Passent des paysans en fourgons blancs.

Aux vitres les visages des tâcherons.

Des enfants vont à l’école.

Il dit : « Pas de pays sans au moins une école »

On l’écoute et les portes s’ouvrent.

Les rideaux frôlent les seuils déserts à cette heure.

Au mur, la trace des souliers.

Dans la rigole, les peaux d’orange.

« Arrivez-vous de loin ? »

Une chaise oubliée invite au repos

Avant même le travail.

« Avant, j’étais heureux avec toi »

L’odeur des chants marins arrive lui aussi,

Fidèle au rendez-vous.

« Les charmes du quotidien qui consiste

À nourrir les historiques, »

Dit un touriste arrivé là

Par une espèce de hasard

Qui ne dit pas son nom.

« Rien n’est plus beau que cette solidarité ! »

S’écrit le poète élu pour la semaine.

Les oranges des allées sont amères

Mais les orangers sont bien alignés

Dans le sens de la rue

Aux angles morts.

« Voilà comment j’embraye ! » dit le chauffeur.

Et nous nous en souvenons.

En tout cas, nous passions beaucoup de temps

À nous souvenir (le jour même) de ces instants

Que le miroir fixe dans la chambre.

Ainsi naissent tes saisons, ma chérie.

Et je le pensais !

Vous avez noté ?

Ils hochent leurs têtes, mains dans le dos.

Professoral :

Maintenant je vais disparaître pour toujours.

Comprenez par là que je ne reviendrai pas.

J’emporte mon chœur dans la tourmente.

Vous ne me regretterez pas, je suppose…

Voulez-vous que je vous laisse un souvenir ?

Ils attendent.

Vous n’attendez rien de moi…

Derrière, la ville se réveille,

Prête à recommencer,

Soucieuse de progrès

Ou du moins d’améliorations.

Je ne pars pas le cœur allègre !

 

Au chœur :

Rhabillez-vous ! Nous partons.

Je sais, je sais ! Comme ça, au réveil,

C’est dur à avaler, mais j’ai mal rêvé

Cette nuit et je reviens d’un cimetière

Aussi inattendu que ce qui nous attend.

Sortie en fanfare.

Río et Blanco en profitent

Pour se mettre au pas,

Mais ils « demeurent »

Alors que le chœur au complet disparaît

Sans laisser de traces.

Scène X

Les deux, singeant et tournoyant :

Il ne reviendra pas !

Nous devrions dire :

Ils ne reviendront pas !

Bourriche et coup du sort !

Y a-t-il une sorcière

En triple exemplaire

Pour nous révéler

L’exotisme de la scène ?

 

Avant : nous riions.

Río tape du pied.

Je le redis : avant, nous riions.

Nous le disons en chœur

Dans l’espoir de n’être qu’un !

BLANCO

la main en visière, tournoyant

J’avais cru voir Nera…

Était-ce encore

Une de ces maudites illusions

Que je me fais

Quand je perds le Nord ?

RÍO

ironique

C’est le Sud que tu perds.

La faute à tes reculades.

Je t’avais dit : garde tes pieds

Sur le sable de notre seule mer !

Mais tu n’en fais qu’à ta tête !

Et moi, je te suis !

Non mais quel âne je fais !

Main en visière lui aussi, plus circonspect.

Tu as dit : Nera est passée nous voir ?

Il réfléchit pendant que son arbre réclame de l’eau.

Je croyais qu’elle était morte…

BLANCO

C’est bien de toi, ça !

Croire et se laisser avoir !

Tu ne changeras jamais.

Et je ne te quitterai pas !

Âne que je suis moi aussi !

RÍO

Nous sommes faits l’un pour l’autre.

BLANCO

Que tu dis !

Moi, j’étais fait pour Nera.

RÍO

Mais je l’étais aussi !

BLANCO

triste

Elle n’est plus là.

Il cherche en rond.

J’ai bien cru qu’elle l’était.

RÍO

rageur

Il ne faut pas croire ce qu’on croit.

Regarde ce que le monde est devenu

À cause de ceux qui croient ce qu’ils croient !

Amer et désolé.

Non ! Non !

Moi aussi je crois qu’elle n’est plus là.

Mais je ne peux pas croire qu’elle y était

Quand tu as cru qu’elle passait par ici.

Cherche encore, bouscule son arbre.

Pourtant, j’y crois !

Et voilà que je t’aime, mon bon Blanco !

BLANCO

offusqué

Je t’ai toujours aimé, moi !

Je n’ai jamais douté !

RÍO

Il va pleurer maintenant !

Alors que nous avons d’autres

Sujets de mélancolie.

Pensif.

Crois-tu ce qu’il a dit ?

BLANCO

comme se réveillant

Qui ? Qu’a-t-il dit ? Parle !

RÍO

Moi, tel que je me connais,

Je pense qu’il reviendra.

Avec son chœur et ses nouveautés.

Péremptoire.

Il ne peut pas partir comme ça !

BLANCO

Tu l’as dit !

Je vois de qui tu veux parler.

À peine parti, on le voit

En funambule de l’horizon.

Il ne part jamais plus loin.

C’est déjà arrivé…

RÍO

Je préfèrerai penser à autre chose…

BLANCO

Mais tu ne penses qu’à ça…

Tout disparaît.

ACTE II

Scène première

Il n’y a plus de théâtre.

Sommes-nous dans la rue avec Apollinaire ?

Au-dessous de zéro.

On dirait qu’il fait nuit.

Le jour est celui des vitrines.

Et l’existence celle des salariés et de leurs retraités.

Pas un mort dans les rues.

Pas un signe de faim ou de malheur.

Des enfants aux anges.

Passage d’un vent de négociations.

Charpie de romans sur les blessures.

« On ne lit plus comme on lisait.

Mais on rime comme des révolvers. »

Ne suivez pas le personnage qui vous ressemble.

Ne reconnaissez pas le chemin.

Les serviteurs au travail de la perfection.

Pour un peu, on se prendrait pour un poète.

« Il y a longtemps que je ne suis pas revenu.

C’est que j’appartenais à quelqu’un.

Laissez-moi vous suivre encore un peu.

Je retourne où vous allez pour la première fois.

Je ne veux pas vous ennuyer. »

Passe son temps à insérer les didascalies nécessaires

À la compréhension de son spectacle.

« Pour une fois que nous avons quelque chose en commun ! »

Masqués, là même où il est nécessaire de se reconnaître

Autrement que par la voix.

« J’ai toujours aimé la lumière artificielle. »

Marche dans ces flaques de couleurs.

Voit l’enfant asexué.

Faut-il vagabonder avant d’en finir ?

En quoi cette expérience est-elle « nécessaire » ?

Le bien commun signale l’apparition des symptômes.

Spécialistes à l’œuvre du temps mesuré en voyages interstellaires.

« Ce n’est pas mon enfant ! »

La crasse s’ajoute à la misère

Comme la rime à la pauvreté.

« Combien de néons vous faudra-t-il ? »

Ceci n’est pas une conversation cueillie derrière le rideau.

L’ivresse comme moyen de fuir

Non pas l’existence

Mais la mort.

Faire son Apollinaire avant de commettre l’irréparable.

« Suivez-moi si vous voulez.

Je n’ai jamais suivi personne.

Peut-être au retour.

Si le temps le veut.

Étrange ce temps-personnage

Qui ne remplacera pas Dieu.

Je vous paye un verre

Avant de continuer ? »

 

Payant il se rassérène.

« Je vous croyais seul…

— J’avais besoin d’une saveur

Sur la langue dont je ne me sers plus.

J’insiste pour vous payer un verre…

— Avant j’étais comédien.

— Et avant de jouer devant les autres… ?

— Demandez aux miens de s’en souvenir.

— Comme c’est beau un théâtre !

Vous revenez souvent sur les lieux… ?

— Je reviens toujours à temps, mais

Je ne sais pas si je suis bien compris.

— L’avez-vous jamais été… ?

— Si ça vous rend heureux de l’imaginer…

— Je ne suis plus un enfant ! J’ai l’âge !

— Et le moment ! »

 

Comme le temps est temps !

Et comme ce qui ne l’est pas le devient !

Aimez-vous la mer qui s’annonce ?

Nous approchons du Finisterre.

« Combien de marins, combien de… »

Nous ne saurons jamais si notre perception des cycles

Appartient plutôt à ce que les autres pensent de nous.

 

Chat sur des coussins que la brise du soir caresse.

Nous sommes toujours au rendez-vous des fées.

Il n’y a pas de temps sans le lieu de nos évasions.

 

Fenêtre toujours en attendant d’en écrire le roman.

Entre le début et la fin, l’étirement du verre en fusion.

Et cette pratique constante de la transparence acquise.

 

Le temps palpite avec le cœur / souvenez-vous de l’or

Des couchants en ce pays de mer et de montagnes /

Vous aimiez retrouver les héros de votre enfance.

 

Nous ne sommes pas faits pour nous ennuyer /

Dehors on travaille pour nous / mais de quel héritage

Nourrirons-nous ces prodigalités ?

 

Vous aimiez le temps parce qu’il passait et non pas

Parce qu’il vous donnait l’occasion de rimer avec lui.

Que vaut l’amour sans surréalisme à la clé des champs ?

 

Nous irons où vous allez

De ce pas tranquille habitué

Aux sommations de l’hiver

Et des huissiers.

 

Dépouilles dans les fossés

Et les talus des saisons passées

À retrouver le sens des voyages

Entrepris dans un esprit de conquête.

 

Il ne nous reste que la fusée

Et ses capsules mirifiques.

Ces paraboles magnétiques

Sont à l’image de nos retours.

 

Tout le reste est politique,

Acteurs et électeurs en verve

De loin ou en gros plan, jésuites

Des limites à ne pas dépasser

Sous peine de ne plus être payé.

 

Río et Blanco rêvant en même temps

D’une Nera au parfum d’écume

Tandis qu’on chante dans leurs dos

Les grandeurs de la Nation en route

Vers son passé et ses trésors perdus.

 

Comme c’est admirable de s’admirer !

Les miroirs sont faits pour ça, n’est-ce pas

Ô vitriers des ouvertures de l’opéra !

Nous aimons tant les feux du Commerce

Et de la Propriété qui promet le calme,

Le luxe et la volupté des pyramidions !

 

Passant devant des vitrines inaccessibles,

Nous avons du crédit avec l’emploi

Si c’est ça, rêver / sans les autres ou

Nous donnant en spectacle pour la cause.

 

« Avez-vous seulement goûté au plaisir

D’acquérir ce qu’il est possible d’acheter ? »

Les automates sont si ressemblants !

« Bonjour, monsieur qui recevez mes biens ! »

 

L’enfant est tenu par la main

De peur de le perdre

Avant qu’il témoigne

De notre propre mort.

« Qui sont ces poètes

Qui perdent leurs temps

Devant les vitrines

De nos librairies ? »

Main déjà moite,

L’autre fend l’air des passants.

La capuche contient une tête de flic.

« Nous l’avons trouvé.e dans les rayons

[ici les caractéristiques desdits rayons]

Mais il ne posait pas de questions…

— Étrange, en effet… »

N’oubliez pas la main,

Ni vos vagins.

 

Automates branleurs à gogo

Sur les trottoirs de nos cités

Et jusqu’au coin les plus reculés

De nos campagnes « hallucinées »

 

Réseaux sans mélange des origines.

Chaque éprouvette est une œuvre

Originale garantissant l’héritage

Des valeurs de la République.

 

Nous donnons un nom évocateur

À chaque possibilité de biographie.

Qui sont ces intermédiaires, juges

Et parlementaires, exécuteurs

Des œuvres au détriment de l’œuvre

Qui grogne en nous ?

 

Ne vous trompez pas d’orifice !

Trois sous la passe automatique !

Vous serez nus sous les réverbères

Et la nuit picotera vos hanches vertes !

 

« Avant j’avais peur

D’être ce que j’étais

Mais grâce à vous

Je n’ai plus peur

D’être ce que je suis »

 

Bien pour le chat

Des coussins sous

La fenêtre jamais

Visitée par la nuit.

 

Entretenez vos dents

Pour garder le sourire.

« Ce que je suis maintenant

Ne sera pas perdu

Si tout le monde a raison »

 

Et payez pour conserver vos biens.

L’Histoire ne vous sauvera pas

De l’anéantissement / dit le chat

Si vous le faites parler dans un

roman.

 

Nous aimons tant en parler !

Avec ou sans chat, sans fenêtre

Ou avec un balcon pour propriété

Privée, à l’hôtel comme dans le train,

Ces conversations avec nous-mêmes.

 

Qui parle seul ne parle pas, dit-on.

On dit aussi qu’il s’ennuie seul.

Mais de quoi parle-t-il ? Question

À poser dans un théâtre.

 

Ce matin les bateaux reviennent

Hanter nos quais / qui vomissent

La glace pilée / au restaurant

L’homme s’essaie à la solitude

De l’inaction / le chat sait bien

Où il va quand il quitte les coussins.

 

« Avant j’étais ce que j’étais

Et maintenant je suis ce que je suis »

Usure des chaussées qui se rejoignent

Sur ces quais aujourd’hui désertés.

Qui n’erre pas là où personne

N’a jamais erré ?

 

« Un papillon ! C’est un papillon !

Ça ne peut pas être autre chose !

Tu as vu le papillon blanc ?

Ça donne envie de l’attraper !

De sautiller, d’aller plus loin,

De revenir en riant comme un fou !

J’ai déjà vu des papillons, tu parles !

Mais aujourd’hui, c’est aujourd’hui !

On ne fait pas mieux en matière

De temps à passer enfin avec soi !

Je te dis que c’est un papillon !

Je ne sais pas toi mais moi j’y vais !

Je veux tenter ma chance ce matin.

J’ai trois sous à dépenser et du temps

Comme si je n’en avais jamais eu ! »

 

Où va se mettre la poésie

Quand elle fuit le poète ?

 

Le canal a l’odeur de l’Histoire

De France / « ce que je peux te

dire » / tant d’années ont passé

/ et avec toi le travail au fil de l’eau

/ « les gens que je rencontre, rives

De mon propre fleuve » / paperasses

De l’existence sociale — nous aimons

Flâner avec les pizzas « bastingage

des lieux » / « aimes-tu me revoir

au même endroit ? » / il se sent

Abandonné comme feuille d’automne

/ « que nous reste-t-il, Walden, une fois

qu’on se sent seul ! » / lâche un regard

Sur les paumés ::: plaies purulentes

Des genoux ::: trouver de quoi oublier

::: masques des enfants ::: la famille

En vadrouille dominicale comme avant

/ « réservez si vous voulez partir » ou

Demeurez à l’endroit même des lectures

::: « tout s’explique » dit-il en avalant

Les glaçons de son whiskey / sur l’écran

: les taudis de l’imagination : le suck

Du syphon capitaliste ::: « nous sommes

Les gardiens de la doxa » / verte comme

Les treillis / une affaire d’ingénieur :::

« revenez quand ça vous chante »

Plus loin les odeurs de la pêche et /

Les filets de l’angoisse / ravaudeurs

Pieds nus / l’orteil au travail / yeux

Déjà demain / « nous sommes issus »

Vous ne saurez jamais d’où vous venez

Voulant dire : d’où vous vient ce style /

D’autres expansions du désir / fusées

Trouant le ciel / perdu au dés un jour

De Grande Déveine : elle te trahira

Tôt ou tard : et tu croiras encore

À ses fictions ::: « je vous en paye un ? »

Grattant le fond de la coquille / larme

D’un blanc / « ces étrangers qui passent »

« nous ne savions plus quoi penser »

« où trouver le plaisir sinon ? » / déjà

Mort avant même de pouvoir signer

/ la Grande Déveine / Spacex en feu

À l’horizon / avec son équipage en feu

Parmi les îles encore secrètes / peuples

Toujours lointains mais pas inaccessibles

/ « souvenez-vous de ce détail » / écluse

Bouillonnante un jour de pluie / visages

Mouillés des hublots / à bicyclette allait

En ville pour acheter nourritures et services

/ « nous aurons des enfants » / passions

Relatives aux communions / « nous

finirons par savoir » / « regardez devant

vous » / « ne perdez pas de vue le concept

d’île » / Shanti de retour / « vous cherchez »

Un chat se prélasse sur des coussins en tas

/ perspective des vacances à l’hôtel :::

Service compris / « je t’ai amenée ici »

Maintenant le Canal résonne de rues

/ « ça pourrait finir comme ça » / mais

Le texte revient hanter la mémoire /

Encore un rehaut ! Une nuance d’ombre !

« je ne vous ai pas invité à me regarder »

Répond : « je ne savais pas que j’existais

pour vous » / et il arrache son masque. (point)

RÍO

Point ! Point ! Point !

Et pourquoi papapa ?

Il a déraciné son sauvageon

Et le porte contre sa poitrine,

Effritant la motte de terre noire

Qui souille ses baskets blanc neige.

BLANCO

En chemise

Celui-là a perdu la tête.

Son discours se fragmente.

Il se laisse faire par son esprit.

J’ai connu ça quand j’étais jeune :

Les bulles remontent à la surface.

Et la surface devient crémeuse

Et jaune comme la pire des journées

Passée à se remettre en tête

Les évènements qui ont plié la nuit.

Je le plains de vivre pareil théâtre !

Mais ce n’est pas un comédien.

Jamais il ne maîtrisera son souffle.

Il se comportera comme un amateur

Devant ses juges / Voyez comme

Sa tête penche du côté où elle va

Tomber : il a naguère pratiqué

La poésie : mais sans lui accorder

La divination : il n’a pas vu venir

La cacophonie qui annonce

La plus terrible des solitudes :

Celle qui suit le Grand Amour…

RÍO

Il a parlé de la Grande Déveine…

BLANCO

Il ne parle plus : il joue

/ mais pas à la manière

De l’acteur qui suit le texte

Pour le donner à comprendre

/ il joue comme un enfant

Que le sable de son terrain

De jeu amortit : mollesse

Des tours de magie imaginés

En un moment de pure folie.

RÍO

Effeuillant

Existerait-il sans toi ni moi ?

BLANCO

Ne nous posons pas la question

Tant que nous ne sommes pas

Sûrs d’agir sur la même scène !

RÍO

Ça porte malheur… heu… dit-on…

BLANCO

Donnons-lui un nom !

RÍO

Paco !

BLANCO

Je ne connais pas de Paco…

RÍO

Alors dis qui tu connais !

Je te dirai qui il est…

BLANCO

Il est entré sans nom.

Pas même invité, alors

Que la fête bat son plein…

RÍO

La fête ? Quelle fête ?

BLANCO

C’est une façon de parler…

RÍO

Énervé

C’est ça ! Parle ! Parle !

Parle même à sa place !

Je t’écoute comme si je n’étais plus moi !

BLANCO

Tu exagères…

Un temps.

Tu exagères toujours.

Comme si je t’avais fait.

RÍO

Mais nous ne sommes pas frères !

BLANCO

Doigt sur les lèvres

Chut ! Il va parler…

Un temps.

Río paralysé.

Non… Il ne parle pas.

RÍO

Il se déplace…

BLANCO

C’est nous qui le déplaçons.

Il n’était pas à sa place.

Nous agissons en maîtres des lieux.

RÍO

Jetant des regards autour

Ce que nous ne sommes pas.

J’ai l’impression d’être tombé du ciel.

Lève les yeux.

BLANCO

Inquiet

Je ne me sens pas chez moi…

J’ai froid… comme si… comme si…

(éructant)

Comme si je n’avais rien à faire ici !

RÍO

Ne sommes-nous pas chez nous

Dès lors qu’il s’agit de jouer ?

C’est ce que j’ai appris à l’école.

Je n’étais pas très bon élève,

Soit, sauf en pantalonnade

Si le texte me ressemblait,

Ce qui arriva rarement car

Je n’étais pas encore amoureux.

BLANCO

Riant

Toi ? Amoureux ? Mais de qui donc ?

De quelle donzelle claudélienne ?

Répliquant aux données espagnoles

Revues et corrigées par les nécessités

Des planches et du rideau et de que

Sais-je encore qui appartient à ce passé

Qu’en effet je partage avec toi, ami.

RÍO

Tu as tort de te moquer des sentiments

Que nous éprouvâmes l’un pour l’autre

En ces temps d’études et d’attente !

BLANCO

Tu veux parler de Nera, I presume.

Nous ne nous battîmes pas sur le pré,

Que je sache !

(colérique)

Nous n’étions pas encore

Nous-mêmes. Mais j’étais moi, que je sache.

RÍO

Inquiet

Nous l’avons perdu de vue…

BLANCO

En effet. Mais qu’y pouvons-nous ?

Ce n’est pas un personnage.

On ne peut pas l’interpréter.

On ne joue pas avec lui.

Il ne suffit pas de lui opposer

Une fille de bonne famille

(ou autre chose) pour lui donner

De quoi appartenir à l’intrigue.

RÍO

Mais il n’y a pas d’intrigue !

C’est tout juste si ce port

Existe ! Si cette Amérique

Était au bout du fil ! Mais elle

Ne décroche pas ! J’ai tant

Aimé l’imaginer ! Européen

Que je suis ! Ni français ni

Espagnol ! Encore moins

Andalou ! Nous ferions bien

De changer de métier…

BLANCO

Parle pour toi ! J’ai mon César !

Le rideau pas une fois ne m’est

Tombé dessus !

RÍO

Quelle vie !

Non mais quelle vie ! Quelle attente

En attendant ! Et Nera qui se fait prier !

BLANCO

Comme d’hab ! Ni l’un ni l’autre.

Dès la première scène :

(jouant)

Wie einst Lili Marleen…

Braoum ! Et ça recommence !

On ne s’aime vraiment pas !

Mais que valent ces personnages

Nés de la Guerre ?

RÍO

Étonné

Elle n’est pas née de la guerre…

(imitant)

Pas que je sache…

Mais je n’étais pas né moi-même !

(riant aux éclats)

Comme c’est beau le théâtre !

Avec ou sans ombre, que c’est beau

La parole de Dieu lui-même !

BLANCO

Avec humour

Qu’est-ce qu’il vient faire là celui-là ?

 

Avoir été aimé et ne plus l’être / l’homme

Arpentait une rue du matin avec le silence

Des premiers rayons / « vous aimez le théâtre ?

Je vous pose la question parce que je l’aime.

J’en reviens comme si j’avais toujours été seul.

Mais si vous ne voulez pas répondre… imitons

le même silence. Nous sommes loin des cafés,

des trottoirs, des retours à Ithaque, du rêve

qui remet en cause la réalité des tractations

quotidiennes. Lorsque la doña s’est effondrée

vous avez poussé un cri. Puis j’ai compris que

vous l’interprétiez avec une seconde d’avance.

Maintenant je peux me laisser distancer. Allez ! »

RÍO

Quelque peu irrité

Le voilà qui recommence !

BLANCO

Il est vrai que nous ne l’avons pas invité.

RÍO

Ni personnage ni interprète !

BLANCO

Pas même apparu !

RÍO

Des mots ! Des mots ! Des mots !

BLANCO

Qu’est-ce que c’est que cette histoire de… théâtre ?

RÍO

Il se laisse emporter par le vent :

 

Je revenais seul, sauf que je venais d’assister

(de mon plein gré) à la représentation d’un jeu

Que je n’avais pas joué parce qu’il y avait longtemps

Que je n’habitais plus avec eux.

BLANCO

Que veut-il dire ?

Que devons-nous comprendre ?

RÍO

Ah ! si nous l’avions invité…

BLANCO

Mais ce n’est pas le cas.

RÍO

Le texte est sacré !

Toute la musique l’est !

Et il revient du théâtre !

Comme si la nuit s’achevait !

Les cafés sont fermés

Comme les maisons.

Les jardins obscurs

Comme le silence

Des rues mouillées.

BLANCO

Ce n’est pas revivre qu’il veut.

Il tente l’impossible.

Moi, j’ai sommeil.

Je reconnais ce chemin…

RÍO

Il nous ressemble tellement !

Ni dieu ni hypothèse.

Mais le rideau est tombé.

J’ai sommeil moi aussi.

(il baille)

Il y avait longtemps

Que je n’avais pas souhaité

Avec autant d’envie

Dormir dans un bon lit,

À Nantucket ou ailleurs.

« La porte sera ouverte »

Pas besoin de clé cette fois.

BLANCO

Encore heureux !

Ils s’arrêtent pour écouter.

Une fontaine s’accroit de leur silence.

L’autre reprend :

 

« J’ai été aimé puisqu’elle le dit.

Froissement d’un journal.

Puis de nouveau le silence.

Ils se regardent, renonçant à quitter les lieux.

 

S’il y avait une fontaine,

Ça se saurait, mais le vent

Ne sait pas d’où il vient…

RÍO et BLANCO

Il recommence !

 

(s’assoit sur la margelle)

C’était un théâtre de choses.

J’avais l’impression de lire un roman.

Il y avait du monde et on me parlait

(continuez !)

Vous ne saurez jamais qui je suis !

Je ne serai jamais ce que j’ai été.

(voyant une vitrine s’éclairer)

Je boirais bien un verre, mais seul…

Est-il possible que je m’en sois sorti ?

Je n’ai vu personne à la sortie.

Pas même une ouvreuse pour me saluer.

« bonne nuit monsieur qui revenez »

(frissonnant)

Le texte devient philosophique.

Et alors c’en est fini de la poésie !

Le type ne s’aventure même plus.

Il sait où il va alors qu’on l’attendait

À l’endroit même de sa solitude.

J’ai perdu mon temps avec l’autre.

Il jette un œil critique sur les deux « autres ».

Un jour peut-être ils vous aimeront…

Je ne dis pas qu’ils comprendront.

Nous sommes venus en vacances.

En famille et en été, budgétisés

En prisme, l’œil sur l’ivresse et

La chair aux jeunes corps que le sable

Mélange à l’écume ::: parlons aux crabes

Du rivage, immisçons notre regard

Dans les interstices de la roche offerte

Avec les particularités locales ::: nus

Ces corps vus de la terrasse, verre

De gouttelettes / « avez-vous été

aimé ? » / « je ne vous connais pas

assez (réfléchissant) mais je me sens

tellement seule, abandonnée, inutile ! »

Les deux autres se taisent obstinément,

L’air de penser : « Il se répète »

Quel théâtre ! J’en vis encore !

(soucieux, doigt dans la joue)

Il y avait du monde. Il y a toujours

Du monde s’il est question

De savoir qui a été aimé

Et qui ne l’est plus. Un monde fou !

Un temps d’hésitation avant la fin,

Puis le « tonnerre » des applaudissements.

« comprenne qui pourra » dit mon voisin

De siège en se levant avant moi / puis

« Vous y étiez ! Ne dites pas le contraire…

— Encore un café d’ouvert à cette heure,

Propose quelqu’un en secouant ses miettes.

— Je ne sais pas si je suis disposée…

— Elle veut parler de la conversation

Qu’elle nous invite à remettre à plus tard.

— Nous avons tous envie de nous coucher.

— J’ai bien vu que vous étiez concerné

Par cette réplique à propos d’avoir été

Aimé ou pas… » / Comment le nier

Maintenant que la nuit menace

De laisser toute la place au jour ?

 

RÍO

Voilà qui est parlé !

BLANCO

Mais c’est toi qui parles, mon vieux !

Jamais tu n’as parlé autant !

RÍO

Parle pour toi !

Ils se taisent, attendant.

Ils n’allument pas leurs cigarettes.

La fontaine demeure muette.

La pluie tombe, glaciale.

 

Un jour quelqu’un lira cela.

Scène II

 

BLANCO

Que dis-tu ?

RÍO

Moi ? (se ravisant) Rien.

BLANCO

Je croyais…

RÍO

Nous avons tort d’aller au théâtre…

BLANCO

Tu veux dire : quand il pleut.

Quel grésil ! J’en frissonne !

RÍO

Riant

Marre de ton cultisme !

BLANCO

Quel théâtre n’est pas baroque ?

RÍO

Demain à la page des spectacles.

(circonspect)

Bientôt l’heure…

L’employé viendra chercher sa goutte.

BLANCO

Pour moi ce sera un café… bien serré !

RÍO

Chut !

BLANCO

Il recommence ?

Ils se rejoignent pour écouter :

Non… C’est la fontaine.

Ou le premier oiseau tombé du nid.

(soupir)

Qui n’est pas rentré chez soi ?

BLANCO

J’aime la trivialité des dialogues.

On devrait aller plus souvent au théâtre.

RÍO

Mais tu dis le contraire de… !

BLANCO

Je dis ce que je pense !

Tu ferais bien de t’y mettre toi aussi !

(docte)

Qui sommes-nous quand nous ne sommes pas au théâtre ?

RÍO

Tragique

Il n’y a qu’à nous regarder…

BLANCO

Main en visière

Personne pour filmer la scène…

(brusquement)

Il revient !

Marre d’être hanté

Alors que j’ai été un enfant !

RÍO

Mais tiens-toi donc !

Nous ne sommes pas seuls !

Nous avons été aimés !

 

Puisque vous le dites… aimés

L’un et l’autre par l’autre qui

N’est plus là pour aimer…

 

BLANCO

Tu as entendu… ?

RÍO

Rien…

(réfléchit)

Tu veux dire : comprendre ?

BLANCO

Je dis ce que je dis !

RÍO

Étirant les pavillons de ses oreilles

Nous ne tenions pas ce genre de conversation…

BLANCO

Nous ne revenions pas du théâtre…

RÍO

Nous n’y allions pas non plus…

BLANCO

Nous attendons le premier employé.

Signe que le rideau ne va pas tarder

À s’ouvrir. Le percolateur chuinte

Déjà. La pluie tombe verticale, signe

Que le vent n’est plus ce qu’il était.

Forêt de signes et non pas de symboles.

Bois joli des hypothèses qui font le matin.

Qui n’a pas été aimé au moins une fois ?

À part lui. N’en frisonnes-tu pas, Río ?

Río se pelotonne contre la muraille.

J’avais oublié de préciser

Qu’il y a une muraille.

Dans leur dos, une muraille.

Et le jour se lève

Avec l’arrivée d’un premier employé.

 

Scène III

C’est fermé ! Toujours fermé !

Avant l’heure ce n’est pas l’heure !

La voilà, la sagesse populaire !

On se lève tôt par habitude

Mais c’est trop tôt pour le monde !

Parlez-moi de la solitude de l’Homme !

Il n’a pas dormi de la nuit et il se lève.

Il sort pour ne pas demeurer dans sa chambre

Et les rues sont désertes, sans vitrine ni femmes.

Pas de trace d’une veille passée à fêter

Telle ou telle tradition héritée de l’Age de Pierre.

Il pleut sur son parapluie et sur ses épaules.

Il n’évite pas les flaques ni la rigole.

Les rideaux grincent sous le vent ou :

C’est autre chose qui grince / il en a vu

De pire : nuits comme des murs entre les jours

/ Il devrait dire : journée, car l’heure est précise,

Comptée, décomptée, revue et corrigée

Comme le manuscrit provisoire de son contrat

Avec les maîtres des lieux / sa langue claque

Sous les branchages ployés / il n’entend

Que ses semelles et sa voix intérieure, celle :

Qui ne le quitte pas : depuis qu’il n’est plus

Un enfant comme les autres : nom volé

Aux parois, aux portes, aux trous de serrure

/ « j’ai toujours été seul, même en compagnie

De la joie partagée et des résultats d’entreprise »

 

RÍO

Il ne nous voit pas…

BLANCO

Tu veux dire qu’il ne nous entend pas.

RÍO

Que nous arrive-t-il

Si nous ne croyons plus

À ce personnage donné

Comme il vient sur le tapis ?

BLANCO

Chut !

 

Fermé ! Et moi qui attends

Que ça ouvre ! Fermé comme

Pour toujours ! Et pourtant

Ça va recommencer, toujours !

 

Me voir sans la complicité

Des vitrines ni des yeux qui

Passent comme des oiseaux

Qui reviendront tôt ou tard.

 

De quelle saison suis-je le fils ?

Personne ne me l’a dit ! Peur

De faire de moi un être à part…

Peut-être m’ont-ils aimé vraiment.

 

J’aime ce « vraiment » que je mets

Partout où ça ne chante plus.

J’en conçois de vagues angoisses,

Mais je ne suis pas un spécialiste.

 

J’ai dormi sans dormir, rêvé

Sans rêver, sans doute joui

Sans en demander plus, ravi

De me mentir une fois de plus.

 

« Qu’est-ce que vous faites

Dans la vie ? » / si je vous le disais

Vous ne me croiriez pas / je mens

Pour ne pas mentir / c’est vraiment !

 

Ils ferment tout pour avoir le temps

De dormir et je me lève avec la nuit

Sans avoir une idée de ce que le temps

Signifie si je n’en dis rien, « vraiment »

 

C’est « fermé » quand j’arrive et s’il

Ne pleut pas, avec ou sans le vent,

Mer lointaine ou seulement rêvée,

Je ne convoque pas mes personnages.

 

Voilà comment j’explique ma « solitude »

/ mon attente d’un petit verre jetant

Les dés avec les bris de la coquille /

« Quel beau temps il va faire sans vous ! »

 

Ces chaises enchaînées, cette toile qui

Dégouline en silence, ou à peine le bruit

Des écoulements de surface / qui es-tu

Toi qui me suis comme si j’étais « quelqu’un » ?

 

Non ! Non ! Nous ne sommes pas là !

Soumis à l’Histoire propriétaire des lieux

Et des états ! Nous voyageons avec

L’écriture, soumis à sa nécessité !

 

Seulement voilà j’ai soif ! Par habitude

Du matin. Ma main tient déjà le verre !

Mes doigts brisent la coquille

Au contenu bouilli encore chaud.

 

« Je passerai vous voir dans l’après

Midi » / des « choses à faire ensemble »

/ « je suis payé pour ça » / ô flux

Incessants des échanges de procédés !

 

RÍO

Il se tait…

BLANCO

C’est nous qui nous taisons.

N’oublions pas que nous sommes au théâtre,

Soumis aux mêmes lois que le citoyen ordinaire.

La même existence coule dans nos veines.

RÍO

Nous n’en avons pas !

BLANCO

D’existence oui !

RÍO

De veine !

BLANCO

Doigt sur ses lèvres

Chut ! Voilà un moment

Qu’il s’est remis à parler.

Ne parlons plus s’il parle.

Jouons sans parler !

 

(jeu)

Pas un bruit à l’intérieur…

Chaque matin je colle

Mon oreille à ce rideau.

Mais aucun signe de vie !

 

Qualité de l’endormissement

Et non pas quantité de sommeil.

L’instrument de mesure

Est un rideau tombé et cadenassé !

 

Plus tard nous mesurerons

La portée de nos conversations :

« Comprenez que dès que ça devient

poétique, le temps n’est plus le temps »

 

Pour comprendre, je comprends !

J’ai le sens de l’équation inné.

Je travaille et je vis / on peut même

Dire qu’il m’arrive de profiter

 

Du bon temps ! Qui ne s’incline pas

Devant tant de savoir ? Manquez

Un rendez-vous et on vous en veut

Au point de vous réduire au procès.

 

(chantant)

Río et Blanco sont dans un bateau.

Río dit que ce n’est pas Blanco

Et Blanco dit que ce n’est pas Río.

Devinez qui je suis !

 

Il cogne le rideau à poing fermé.

Mais aucun bruit ne résulte

De ce moment d’impatience,

Ce qui est

« Illogique ! » dit Río.

« Insensé ! » dit Blanco.

Beaucoup de bruit pour ça ?

Je n’ai réveillé personne.

 

L’un me conseille de retourner

Chez moi, l’autre me dit que

L’heure approche, et je pense

Qu’entre moi et le travail :

 

RÍO

Il n’y a rien !

Pas même le néant.

Rien du tout !

Je passe d’ici

Au travail

Sans « passer » !

Qui dit mieux ?

BLANCO

Résigné

Personne ne dit le contraire.

Mais peut-être que le sommeil

Explique ça mieux qu’un discours

Ou un élan poétique… Qu’en dis-tu ?

RÍO

Qui parle ?

Bruit de bouteilles dans les cageots.

(corrigeant)

Qui va bientôt parler ?

Les mêmes mots pour dire la même chose.

Depuis l’Age de Pierre. Voyant l’écriture

Avant même de la prononcer comme

Il convient : « Musique ! Maestro ! »

Son de la télé, nettement reconnaissable

À la voix ou au jingle.

 

Ça va ouvrir ! Je dirai bonjour

Dans l’interstice croissant (mais

Dans quel sens ?) du rideau

Et des paupières encore

Ensommeillées, bonjour !

Vous savez bien pourquoi

Je viens. Vous savez ce que

Je « fais » dans la vie. Vous

Connaissez mes habitudes.

Bonjour ! Ça recommence

Et je ne m’en plains pas.

J’en souffre, par habitude.

Je sais où je vais et même

D’où je viens, ce que je suis

Et ce que je possède et aussi

Ce qu’on pense de moi quand

On y pense… « ça fonctionne-ti

aujourd’hui ? » « des nouvelles ? »

Mais qui en demande si ce n’est

Pas le journal ? « je suis pressé

ce matin ! Ne me demandez pas

pourquoi ! » / Je suis le premier.

Mais pas le dernier. J’aime

Cette odeur ! Quelle promesse !

 

RÍO

Qui ne recommence pas ?

Qui ne veut pas savoir ?

Frappe au rideau ! Appelle !

Le matin promet qu’à midi

Il sera presque minuit.

Quel rythme ! Quelle foison !

Il ne manque plus que l’enfance !

BLANCO

Poings serrés

Mais nous l’avons perdue…

Ah ! s’il y avait un dieu…

Quelle prophétie à faire !

Je saurais m’y prendre, moi !

RÍO

Et moi donc !

Avec le petit verre du matin.

Et le sourire de la première femme !

La première page du journal

Et la première éclaircie !

Aimons la vie, Río !

Comme nous n’aimons pas la mort.

Toi et moi plus vivants que jamais !

Ils entrent et saluent le monde déjà entré.

Scène IV

[promenant ses personnages

Au bord du canal où la noyée

Abandonna sa chevelure,

Laisse tomber ses gouttes

Avec le ciel, comme chiens

De compagnie ces noms

Qui appartiennent à tout le monde.

 

Trouve assez d’herbe pour se coucher.

Quelle nuit d’été encore ?

Et de quel songe qui fut ?

Pas même une barque

Alors que d’autres possèdent

De quoi franchir le Sud.

 

Entre l’écluse et le vieux pont,

Ces hôpitaux que déserte la foi.

On n’entend pas le bruit des eaux

Ni la voix des locataires.

 

« Tu aurais pu venir avec ton chien,

mais tu n’as pas de chien

ni le temps d’en écrire le temps »

Sous l’arbre à moitié mort,

Les feuilles de l’année dernière,

Écrites sans le chien d’usage.

 

Bonjour à la petite fille

Qui fut l’amante en poésie.

Salut aux oiseaux des toits

Comme si le ciel était bleu.

Ça traîne la savate en halant.

Et ça vient de la périphérie en saut.

Bonjour aux pieds dans l’eau

Et au fusil de pierre moussue.

 

Que chercher d’autre sinon le bonheur ?

Lazarille trouve de quoi alimenter

Son imagination : rigoles toujours

Et des foisons de suppositions.

Bonjour à la carpe à fleur de l’eau.

 

« Nous ne sommes pas venus pour rien »

Il faut bien s’en remettre au rythme.

Aux annonces répond par le feu.

Tignasse des algues maintenant,

Voilà ce que tu es devenue, noyée !

 

Quel voisinage que cette bourgeoisie

Flottante ! — Qu’est-ce que vous

Regardez ? / À part les filles du passé

Et celles qui fuient l’Histoire… rien.

Je pensais revenir sur mes pas.

 

Songe un instant à traverser, nu.

Puis agite une casquette NY.

Sent la froidure des jeunes hivers.

Le tissu a vieilli avec la peau.

« Je suis chair avant d’y penser »

 

Au théâtre on ne joue plus.

On s’y donne en spectacle.

« Qu’est-ce que j’ai raté ? »

Tentative de dialogue avec

Quelque inconnu en rade.

On ne boit pas le pot sans

Créancier « pourquoi vivre ? »

 

On voit ça dans tous les poèmes.

Ça trinque avant de boire cul sec.

Enfumant les lieux de végétation

Comme si le ciel n’existait pas

Ou qu’il fût simplement oublié.

Roule ta bosse d’atmosphère

Et de profondeurs telluriques !

 

Gerbes à huit heures des travaux

De rénovations ! Cris des scies

Dans l’acier ! Les « ploc » dans

L’eau verte. Ça flotte un instant

Ou ça coule à pic. Du linge au vent

Sur le roof. Bras nus au travail

Du rêve en cours d’extraction.

Pas un enfant sur le pont, pas

Un chien, feu d’étincelles comme

Jaillissant d’un enfer à venir.

 

« Qu’est devenu ton chien errant ? »

Plus loin les feux conditionnent,

Les trottoirs laissent couler leurs flots.

Les rideaux grincent au vilebrequin.

« Devenu… ? Tu veux dire que j’étais… »

 

Surface non réfléchissante des eaux

En cause. Point de miroir pour se voir.

Impossible calcul des profondeurs

À atteindre en cas d’obsession.

Plus loin on sollicite l’écluse

Et tout est à refaire. Connais-toi.

 

« Iras-tu au théâtre ce soir ?

Río et Blanco ne jouent plus.

Mais le spectacle vaut la peine

d’être payé ! Je t’attends au

guichet. Ma robe de soirée etc. »

 

Quel matin n’est pas celui de la nuit

Plutôt que le cheval de volée du train

Train quotidien ? Questionne encore

Des passants. Nulle réponse en vrac.

« On te prendra pour un fou » / nuit

Comme la roche de Thomas, obscure.

 

Balade ses nœuds en marin avisé.

La savate au vent, cheveux noirs

Des suies de l’hiver à force de toits.

« Il n’y a pas de ciel sans un dieu

gagné sur la magie des lieux »

Cut-up des trajets / romances

Des bassins en enfilade / rails

Vers les pays / aux alpes vaincues

Les vents de l’âge en fusion /

« Ne reviens pas si c’est pour

redire » / sans chien devant soi.

 

Au concret des doutes n’oppose rien.

« Río et Blanco me sont venus à l’esprit

alors que je taquinais le goujon

en solitaire » / mais quand il s’approche

Du théâtre (le lieu) : il vomit son vin

Et passe pour un « homme de trop »

 

Quel rossignol ne le sait pas ?

Quelle invention pour plaire

Ignore les tenants et les aboutissants

Du principe matinal ? Il s’extrait

Non pas de la nuit ni du rêve mais

DE L’ATTENTE ::: xoco ona au sel

Des embruns : boit dans les creux

D’un coquillage tenu par des mains

Expertes / mâche la feuille inerte.

 

Ainsi coule la scène. Sans pont

Ni feux. Témoin : le voisin ami

Des amis. Il trottine pour gagner

Du terrain, éviter les écueils

Du roman, mériter une invitation

À désirer le même objet, marcher

Sans boussole et trouver le coin

Aussi agréable que possible. Au

 

Diable les tenants de l’architecture !

« Comme je comprends ! » / ardoise

Grasse de doigts / au canal revoit

Le Sud des égarements narratifs

Et d’un trait rature l’espace ici :

Guéridons aux chaises en rond

Et vides : la viande salée taquinant

Les extases du vin : « je sais qui

j’étais avant de vous connaître ô

imparfaitement je le reconnais ! »

 

« Je vous raconte ça comme ça ! »

Préfère le verre transparent au vitrail.

La lumière vient de ses propres yeux.

Projette les miroirs absentés, excusés

Les miroirs ponctuant les surfaces !

Trinque avant d’en dire plus au môme

Qui se prend pour un homme ou

Une femme : comment savoir qui

On aimera avant de le ou la perdre ?

 

Puis le jour s’installe avec les pays,

Les étrangers, les inconnus et midi

N’est pas plus midi que l’heure fixée

Au fronton des palais où œuvrent

Le larbin bienheureux et la limace

Qui s’en veut : « vous oubliez votre

chien : » Les chaises ont quatre pattes,

Mais elles ne voyagent pas. « Avant

j’étais sensible aux changements :

maintenant, je vis au jour le jour :

j’en ai marre de la solitude !

Ça ne se soigne pas autrement que :

par l’acceptation d’un pieux mensonge :

finissez votre verre et allons-nous-en ! »

coupez.

 

La campagne un matin d’automne, les alouettes

Et les mottes de terre figées par le degré zéro

Du réveil, la langue aux chaleurs du verre avalé

Sur le seuil, regard pas plus loin que la brume :

Sachant que la moindre blessure change la donne.

Les objets accumulés par pur esprit pratique, derrière

Soi, ces accumulations méthodiques sans enfant

À la clé, n’ouvrant la bouche sur les autres que

Pour parler de soi : à deux doigts de la furie, toujours

Amer malgré d’incontestables réussites poétiques /

Enfin seul le fusil à l’épaule au service de l’existence

Encore gagnée depuis hier : dans le viseur les larbins

Du Pouvoir et de l’Ordre qu’il légitime sans pitié

Pour les mauvais payeurs et les malchanceux : guerre

Personnelle aux portes de la mosquée ou de l’asile /

Sabrant le champagne aux nouvelles / loin, en rêve,

De la domesticité et de la production, en silence

Pour ne pas éveiller les soupçons, voire la haine /

Ce matin d’un automne grisollant, branches dénudées

En contrejour, chien patient sur le même seuil, poches

Bourrées de munitions, la langue encore tannée par :

Les habitudes du réveil : « qui se méfie de toi ? »

Les putains au service de la politique et du journalisme

Se maquillent derrière les miroirs : « je suis venu te dire »

L’œil ensommeillé des témoins dans les fenêtres closes.

Nulle angoisse en saison, pas même une douleur en phase

Avec l’alchimie en jeu, à l’intérieur le feu est à la joie :

« le courage des flics » / « l’abnégation des rond-de-cuir »

« saisissez l’idole quand elle est encore chaude » « pâleur

de la boulangère » « les gosses sont tout ce qui nous reste »

Entre la masse sociale et le désir de différence maintenant

Clairement associé à la mort : « veut faire des joliesses

surréalistes sans surréalisme » / ou pas encore levé

Le soleil signe d’unité : la boue cristalline et les traces

Du gibier : « je vous emmerde tous ! » mais sans rire

Devant l’écran ensanglanté de flic / joyeux sans excès

/ patient comme l’hiver qui attend son heure de feuillage

/ des joliesses, des trouvailles, des paillettes de grammaire

Et de jambes en l’air / juste de quoi nourrir ce vieux corps

À la dérive : debout sur le seuil venteux : les volets secoués

Grinçant claquant : « tu ne tueras point » / ici (pense-t-il)

Je suis moi-même : j’habite les lieux de mon invention : je

Suis prêt à défendre ma solitude : quitte à tuer un enfant :

Avec ou sans Matzneff / chaque minute assiste à sa perte

:::

Nous n’irons pas plus loin

Que cet arbre rencontré

Au hasard de la promenade.

Nous avons connu les limites.

 

Maintenant le souffle est cadencé,

Sans préciosité de circonstance.

« n’oublie pas de prendre de quoi

Éclairer cette obscurité matinale »

 

S’approcher des paludes du temps

Et retrouver ce qu’il était avant

Que tout nous soit supprimé :

Voici l’heure des superficialités.

 

« as-tu cherché à entrer dans

l’Histoire ? » ou simplement

T’es-tu évertué à ne pas mourir

Sans savoir son fin mot ?

 

Le chemin est celui du retour.

Chaque matin revient l’après-midi.

À l’intérieur le feu est aussi vivace

Qu’hier, la nuit a veillé tard cette nuit.

 

Heureusement tu n’as pas enfanté

La poésie pour les enfants, ni les contes

Illustrés, ni l’éducation nationale !

Quel bonheur presque d’y penser !

 

Il te vient à l’esprit que tu sais chanter

Sans soumission à Pythagore, le fusil

À l’épaule, oyant les froissements de poils

Et de plumes dans la complexité

 

Topographique, plan en tête, chassant

La pluie de la veille comme une mauvaise

Idée du Monde, les dieux au rendez-vous

De la transparence et du récit en cours.

 

« nous ne sommes plus ce que nous avons été »

Martèle l’écran têtu : mages de l’information

Au service de l’ordre : « sans ordre pas de pouvoir

et sans pouvoir pas de séparation »

Ordre magique

Donné par des fous

Que le Désir emporte

Avec l’idée d’océan.

 

« quelque chose au fond de nous »

(désignant la poitrine

Ou le ventre à défaut

Du regard) « là, ici »

 

« depuis quand la poésie… ? »

Suivant le chien qui sait

Où il va / le même canal

Mais à l’ombre des platanes.

 

Disposant ses personnages

Sans se soucier de leur langue,

Effraie les ailes d’un oiseau

Qui n’a pas connu la cage.

 

« depuis quand je ne sais pas »

Personne sur le rivage clos.

Pas un clapotement de coque.

Ni de chevelure parmi les joncs.

 

« ce ne sont pas mes lieux,

les vôtres » dit-il sans y penser.

Immobilité des ombres projetées

Dans l’assistance prémonitoire.

 

« il fut un temps sans poésie »

Qui n’a pas connu le bonheur

À midi ? quand la table est mise

Et que les autres enfants existent ?

 

Bruissement de feuilles et d’insectes

Dans les parages de cette enfance

Qui métaphorisait les papillons

Jetés à poignées dans la journée

 

Au travail : chien distrait par la fleur ?

Autant que possible les anecdotes

Réduites à leur sens : « arrêtez-vous ! »

Et le jouet s’enfuit sur la rivière.

 

Bête destination des couleurs en jeu.

« je ne savais pas que la poésie… »

« épouse l’air faute d’azur » Nous

Ne revenons pas sans y penser un peu.]

Scène V

RÍO

Gesticulant au milieu de la scène,

hystérique et oiseau.

Mais qui c’est çui-là ?

Mais qui c’est çui-là ?

Mais qui c’est çui-là ?

Mais qui c’est çui-là ?

BLANCO

Interrompant

Tu vas te rendre fou !

RÍO

Tu l’as déjà dit !

BLANCO

Rajustant la chemise de Río

C’est le « Monde… »

RÍO

Dubitatif

Qu’est-ce que tu en sais… ?

BLANCO

Presque en colère

Pourquoi l’avoir laissé entrer ?

RÍO

Nera arrive à 14h par le Sud-Express

Elle a voyagé de nuit. En couchette.

M’a réveillé sur le coup de 3h.

BLANCO

La sonnerie de ton smart est insupportable !

Surtout à cette heure ! Moi aussi je voyageais !

Je n’ai pas vécu le matin qu’il a mis en poésie…

RÍO

Ah parce que pour toi c’est de la poésie… ?

Le « Monde » pénètre par effraction dans

« notre monde » et tu t’agenouilles comme

Au théâtre… ! (rieur) As-tu appris quelque chose

« au moins » ?

BLANCO

Rien sur Nera…

Il s’avance.

La foule recule.

On voit bien qu’il a perdu de vue

Celui qu’il appelle « le forastero. »

J’ai peur de ce que la peur

Peut inspirer à mon enfance.

RÍO

Angoissé, se touchant le cœur

Elle est toujours là…

Après tant de festin et de désir,

Toutes ces années passées à le dire,

C’est « là » que je la retrouve, mais

En pièces…

BLANCO

En pièce… ?

RÍO

Amer, mais ne s’adressant pas à Blanco

Je fais entrer qui je veux.

Je suis peut-être seul avec

Heu… disons… ces « passants »

BLANCO

Révolté par cette réflexion « absurde »

Parce que je n’existe pas peut-être… ?

RÍO

Renonçant

Si, si. Tu existes. Tout le monde existe.

Je ne suis pas comme ça… (réfléchissant)

Il paraît qu’on le devient au dernier instant.

BLANCO

Quoi ? Seul ?

RÍO

(pas envie d’ergoter)

Ce n’est pas ça la solitude !

BLANCO

Pédant

Comment appelles-tu ça… ?

RÍO

Pas de mes vœux en tout cas !

Il rit en cherchant son arbre des yeux.

Rien sans cette société inévitable

Et sans cette idée de la mort que nous avons

Il désigne un point sur sa poitrine.

« là » / à deux doigts de l’enfance, incalculable.

(se reprenant)

Nous aurions tort de ne pas les écouter…

BLANCO

Tu veux dire : de ne pas les laisser parler.

Hum…

Pas moyen de les inviter à trinquer au bastingage !

Je ne suis pas radin, mais ma bouteille est sommaire.

RÍO

Je ne trouve pas « ça » très poétique…

BLANCO

Ça ne l’est pas ! C’est lui le poète ! Il le sait.

Le cherchant

Mais ne le trouvant pas.

C’est comme jouer aux dés !

Lances-en un en l’air, il retombera

À l’endroit même prévu…

RÍO

Par qui ?

BLANCO

Haussant les épaules

Qu’est-ce que j’en sais. Moi ?

Je n’étais pas né quand c’est arrivé.

Mais on m’en a parlé, j’avais 15 ans

Quand on a cessé de me nourrir

Au sein / j’en ai conçu…

RÍO

Joyeux

Oh ! Je sais ! Moi-même

(mais dans une autre enfance…)

BLANCO

En es-tu si sûr… ?

RÍO

Pas vexé

Maintenant que tu le dis…

Va coucher son trouble contre le mur.

Il accepte une grappe de raisin

Et en croque les grains un à un

Pendant que Blanco en cherche d’autres

Sous les pieds.

(mâchonnant)

Tu ne trouveras rien.

BLANCO

Irrité

Tu ne sais même pas ce que je cherche !

RÍO

Une fille…

BLANCO

Nous attendrons le Sud-Express de 14 h précises.

RÍO

Il n’y a jamais eu de Sud-Express à cette heure-là.

Crache peaux et pépins.

BLANCO

Tu en doutes ? Maintenant que tout est joué

Tu te mets à douter de ce que je t’ai annoncé ?

RÍO

Nous n’étions que deux à ce moment-là…

L’argument fait mouche.

Blanco trésaille puis faiblit

Et cherche l’appui d’une épaule.

Tout le « Monde » recule dans le noir.

Je ne dis pas ça pour te faire mal…

BLANCO

Je n’ai pas mal ! Je sais me tenir

Quand il le faut ! Tu le sais bien :

« Tout existe même ce qui n’est pas

Encore arrivé…

RÍO

…à l’heure ! »

En attendant, j’ai peur d’avoir peur.

Je ne redeviens pas enfant, pas encore.

(inquiet, voix faible)

Et si je n’avais jamais aimé personne… ?

BLANCO

On en est tous là, allez ! Pose la question

À l’enfant...

RÍO

Mais c’est à lui que je la pose !

BLANCO

La page n’était même pas transparente…

Tu sais… comme la feuille morte depuis

L’année dernière… cette fragilité

De la structure nue… la poussière sans

Les cendres… au fil des balladas revues

Et corrigées une fois de plus… l’enfant

Ne pense qu’à jeter sa ligne dans le ru.

Est-ce pour « passer le temps » ou :

Pour revenir avec de quoi alimenter

Sa légende ? Maintenant les branches

Raturent le ciel devenu gris ou blanc.

« Que va-t-on faire de toutes ces feuilles,

Papa… ? » Il n’y a que des têtards

Dans cette eau morne… Demain,

Troque la canne pour un bocal /

Invente-toi une raison et reviens

Dans ton lit pour y rêver d’amour.

RÍO

Avalant le dernier grain

À force d’attendre…

Si rien ne vient…

(cherche)

C’est l’idée d’un refrain…

Mais un refrain sans rimes…

N’est-ce pas… ? Sans le jeu

Qui rythme mieux que le verbe

… T’ai-je interrompu, mon bon

Blanco… ?

BLANCO

J’ai vu pire…

[]

Ah non ! Il recommence !

Scène VI

Le train arrive.

Personne !

RÍO

Fallait s’attendre à…

BLANCO

Nous ne le dirons jamais assez.

RÍO

Personne !

BLANCO

Toi aussi !

RÍO

Qui attendons-nous ?

BLANCO

Il va repartir… Dieu sait où.

RÍO

Hausse les épaules

Jetons un œil… Personne…

BLANCO

Qu’est-ce que je disais… ?

(sur la pointe des pieds)

Les ennemis de la pensée… ministres, députés,

Juges et avocats, curés, imams, rabbins, bah !

RÍO

Tu oublies le populo.

BLANCO

Je n’oublie rien, hélas !

Toute ma jeunesse partie

En fumée / temps perdu

À jamais / nous ne revenons

Plus / mais nous attendons

/ personne ne descend /

Le quai et nous / toi et moi

/ et je ne sais quoi de triste

/ comme si la mauvaise herbe

Avait envahi le vieux jardin

Où nous avons connu la joie

De posséder le lendemain /

Imagine l’attente maintenant

/ les bruits du voyage / les feux

De route / l’agitation rouge /

« sais-tu ce que nous possédons ? »

Entre ce que nous sommes

Et ce que les autres pensent

De nous ::: cette possession

Sans visage / nommons-là !

Mais où trouver la première

Rencontre ? / ces jambes nues

Dans les herbes folles / n’oubliez

Pas la masse qu’il faut fendre

Pour oublier la forêt natale /

Réalité réduite à l’actualité

/ d’écran en écran au lieu

De port en port / rien à voir

Ni à cirer / un peu de lyrisme

Au coin des lèvres ::: une île

Qui ne revient pas / cette eau

Qui sert de frontière / à l’heure

Le train de midi / mais personne

Ne descend / ni l’inconnu ni toi

/ « nous aurons des conversations »

Mais à propos de quoi ? / le quai

Ne se visite pas comme un château

Appartenant aux meilleurs moments

De l’Histoire / « t’as lu le livre ? /

Je ne sais même plus qui tu es !

RÍO

Ah bravo !

On entend des bruits de moteur,

Des glissements, des heurts, des cris,

Des enfants qui ne veulent pas ou plus,

Des chants passés de mode, des canons.

(consultant sa montre)

Au moins il est à l’heure.

Toujours ça de gagné…

BLANCO

Furieux, menaçant

Mais gagné sur quoi, nom de Dieu !

RÍO

Encore lui !

BLANCO

Cherchant autour de lui

Qui ça « lui » ?

Tu vois quelqu’un, toi ?

Il n’y a personne parce que

Personne n’est descendu !

Qui descend si ce n’est pas

Son point de chute ? Personne !

Mais tu le sais déjà ! Personne

C’est personne ! Personne d’autre !

Ni toi, ni moi !

(tragique)

Nous sommes seuls…

RÍO

Amusé

Le train est bondé !

Plus de place libre !

On ne monte pas !

On ne descend pas !

On repart et « rien n’a

Eu lieu que le lieu ! »

(blasé)

Comme si on ne le savait pas…

BLANCO

Ils arrivent… Je les sens…

RÍO

Humant

Tu les entends.

Il n’y a rien à sentir ici.

BLANCO

Anosmie.

RÍO

Agueusie.

BLANCO

Et tout ce qui s’ensuit !

On connaît la chanson.

Donne deux coups de sifflet !

Comme : « Ti-rez ! » / trois

Et tout recommence « re-cu-lez »

RÍO

Ils arrivent, les uns et les autres !

Il fallait que ça arrive / ils prennent

La place et on ne sait plus qui on est,

Ni ce qu’on possède ni même ô malheur

Ce qu’ils pensent de nous / et quand

Je dis malheur je ne dis pas autre chose !

BLANCO

Siffle donc ! Agite le blanc !

Qu’on en finisse avec ce numéro !

RÍO

Mais je ne suis pas chef de gare !

BLANCO

Alors partons ! Quittons ces lieux

Avant de se faire écraser par leurs

Décors / lève les yeux dans les tringles,

Río ! Et vois ce que je vois mieux que toi !

RÍO

Comme si nous étions si différents l’un

De l’autre !

(dépité)

Tu veux toujours

En savoir plus que moi.

BLANCO

J’en sais plus que toi.

RÍO

Je ne le savais pas.

BLANCO

Donne l’ordre de tirer !

Puitt ! Puitt ! et c’est fini !

On n’en parle plus jusqu’à

La prochaine / nous reviendrons

Avec le soleil / train de midi

Toujours à l’heure / plus de champs

Pour surveiller la méridienne /

Plus de poésie à engranger /

Ses jambes nues dans le blé en herbe

/ Puitt ! Puitt ! « tu as lu le livre

que je t’ai donné pour que tu le lises ? »

Il faut en finir avec la chanson /

Et achever ce qu’on a commencé

À penser

RÍO

pensif

Je vois…

BLANCO

Tu ne vois rien.

RÍO

Je vois ce que je vois !

BLANCO

Tu n’as jamais rien vu.

RÍO

Déterminé

Un jour je prendrai le train

Au lieu de l’attendre, inutilement,

inutilement.

BLANCO

Triomphant

Qu’est-ce que je te disais ?

RÍO

Tu ne disais rien !

Tu attendais comme moi.

Ne me prends pas pour

Ce que je ne suis pas /

Ne t’imagine pas que je possède

Ce qui t’appartient et fiche-moi la paix

Au lieu au lieu de faire de moi une idée

Que je n’ai pas !

BLANCO

Ses jambes nues dans le sainfoin…

RÍO

C’était du blé et il était en herbe…

Ce qui nous fait remonter à….

(réfléchit)

Je ne me souviens pas…

Tu as oublié la mémoire

Dans ton eudémonologie.

BLANCO

Je n’ai rien oublié…

Elle avait promis de venir

Pour ne pas rater le Carnaval.

Le train est à l’heure, pas elle !

RÍO

Tu aurais pu en choisir une de fidèle !

Mais tu n’as pas le sens de la mémoire.

Tu oublies jusqu’à ce que tu es, tu meurs

Un peu plus chaque jour / voici le quai

De ta disparition définitive / ni fuite

Ni voyage / le temps d’un éclair

À la mesure du temps.

BLANCO

Nostalgique

Nous avons connu de bons moments…

RÍO

Toi et moi… ?

BLANCO

Non ! Elle et moi… là-bas…

RÍO

Mais tu n’y es jamais allé !

BLANCO

Irrité et pédagogue

Parce que le train vient d’où elle est !

Et il repart où elle ne sera jamais !

RÍO

À moins qu’elle n’en descende pas…

(ironique)

Elle ne voyage jamais seule…

BLANCO

Elle était seule dans le pré.

RÍO

C’était un champ de blé… en herbe.

Les bruits se rapprochent.

Il y a un ténor parmi eux.

Nous allons avoir droit à une aria…

BLANCO

Elle est mezzo soprano.

RÍO

Tendant l’oreille

Elle avait dit « avec le train »…

BLANCO

Elle a changé d’avis, voilà tout.

Maintenant, je veux dire aujourd’hui,

Elle vient avec eux…

RÍO

Mais tu ne sais même pas qui ils sont !

BLANCO

Elle le sait, elle.

Je vois déjà ses jambes

Dans les herbes du quai…

RÍO

… où il ne pousse rien !

BLANCO

C’est ici qu’ils joueront.

Je n’y avais pas pensé.

L’idée est bonne, je crois.

Le train servira de fond,

Immobile et frémissant.

Le quai sera parallèle

Aux feux de la rampe.

Tu serviras de souffleur.

Moi, je descends dans la fosse.

On m’attend : mille instruments !

(cherchant)

Ma baguette ! Où est ma baguette ?

RÍO

Celle en ébène à pommeau d’ivoire

Ou la baguette de coudrier de ton père ?

(il rit aux éclats)

BLANCO

Moque-toi ! Moque-toi tant que tu veux !

Moi je descends dans la fosse, il est temps !

Avec ou sans baguette !

RÍO

Hilare

Et sans queue de pie !

BLANCO

Dis-lui que je l’aime !

RÍO

Mais je l’aime moi aussi !

BLANCO

Fais donc frémir le train si ça te chante !

Il disparaît dans la fosse en disant « plouf ! »

Río se frotte les côtes parce qu’il a froid.

On entend aussi le vent, les arbres, les ailes

Des oiseaux, des moulins, les pies voleuses.

Scène VII

RÍO

Quel onaniste celui-là !

Moi je dis que c’était le blé

Et sa première apparition

À ras de terre / les jambes

Oui il y avait ses jambes

Mais surtout sa voix car

Elle parlait pour ne rien dire.

(il rit en frissonnant de plus belle)

Il fait froid ! On ne fait pas de feu

Sur les quais de gare / jamais vu ça

Même au cinéma / le vendeur du buffet

Ne pousse pas sa cariole tintinnabulante

Et aucune odeur de café ne titille mon nez

/ j’ai souvent été seul sur le quai, à attendre

Qu’il se passe quelque chose d’inattendu /

Mais là, j’attends, j’attends qu’ils arrivent,

Je sais qu’ils arrivent et je sais aussi comment

Ça se passe une fois qu’ils sont là, misère !

(crispé)

Moi aussi je l’aime ! Toujours aimée autant

Qu’il m’en souvienne / d’ailleurs je ne me souviens

Que de ça / j’ai oublié les bombes atomiques

Et la faim dans le monde / oublié la morale

De Kropotkine et les spéculations de Hawking

/ même la plage s’est absentée / les méduses

Mortes dans les galets / les épaves, les plumes,

Les nœuds de marine, la vase de la baie, la mort

Du voisin, les conséquences de l’immigration

Sur mon comportement, l’Histoire racontée

Aux enfants et à leurs jouets / j’y étais !

Et j’y suis encore ! La fosse n’est pas pour moi !

Ni rythme ni eau de source / peut-être encore

Le rossignol / l’ombre d’une fontaine peut-être

/ les traces, oui, et les petits matins brumeux

Avant la nuit ::: je sais ce qui se passe une fois

Qu’ils sont là ::: shakespeariens avec ou sans

Royaume / prenant toute la place, et le temps,

Et l’écriture de la voix et les noms qu’elle porte

::: je sais avant toute chose à venir et à faire /

Il y a des instruments parmi eux.

Et des objets roulant sur cerclage d’acier.

Des enfants qui veulent « tout savoir et rien payer ».

« nous sommes ce que la terre

voudra que nous soyons un jour »

Qui n’a pas peur de l’enfance ?

À moins de la désirer par plaisir.

Mais on ne les voit pas encore.

Río porte sa main en visière,

Essoufflé comme s’il venait de courir

Après eux, maintenant immobile au bord du quai,

Contre la paroi grise du train aux fenêtres closes.

Pas un visage là derrière, pas une promesse,

Regrette-t-il en aspirant l’air glacé de l’hiver.

On dirait qu’il va geler sur place.

Il essaie de lire la conversation avec une momie,

Mais ses doigts sont paralysés, blancs et douloureux,

Et son souffle ne vient pas de l’intérieur,

Il le sait comme il l’a toujours su.

Par terre, en bordure du quai,

On voit les traces de la cariole

Du marchand ambulant

Qui n’est pas venu

Parce qu’il savait

Que personne ne descendrait du train.

Il aurait dit (s’il avait été là) :

« Ce n’est pas le jour.

Je veux dire : c’est le jour. »

Río n’a pas de cigarette ce jour-là.

Il n’a rien à manger et il s’ennuie.

Il dit : « Il faut à tout prix

Inventer un nouveau théâtre.

Les ennemis de la pensée

Sont en train de bouffer l’espace

Et ce qu’il contient.

Vive Kropotkine

Mais n’oublions pas que le populo

Est aussi un ennemi de la pensée. »

Scène VIII

UNE VOIX

Quelque part

Fasciste !

RÍO

Ce qu’on attend n’arrive pas

Et ce qui arrive n’attend pas !

Il gratte la surface du train.

Quel est le décor qui résiste à l’ongle de l’enfermé ?

Il attend une réponse, puis :

Mon expérience du théâtre

Me dit que le comédien

Qui joue l’enfermement

Prend soin de son décor.

Il attend une réfutation, puis :

Ce quatrain mérite mieux que le silence.

Mais bientôt on ne s’entendra plus.

Autant en profiter pour se contredire.

Il attend un geste, puis :

Nous ne sommes

Jamais aussi seuls

Que sur la scène…

Il attend la musique, mais :

Nous n’avons rien perdu

De notre sens du spectacle.

Ce qui doit arriver arrive

Comme le cheveu dans la soupe.

Il attend, attend :

Elle me manque.

Je ne l’ai pas inventée.

Je l’ai trouvée.

Tout le monde trouve.

Ou ne trouve pas.

N’est pas inventeur qui veut.

Coups de tampons dans les coulisses côté cour.

Le train se déplace sensiblement vers sa destination.

Pas un cri, pas une réclamation,

Dedans tout le monde se tait,

Sans visages à la fenêtre,

Sans tirer la chasse,

Rien pour dire quelque chose

Qui pourrait constituer

Un début de conversation.

Río allume une cigarette imaginaire

Et rejette une fumée qui n’existe

Que dans sa pensée.

Il n’a rien pour s’élever à la hauteur des fenêtres.

Le quai est dépourvu d’objets.

Jamais je n’ai vu un quai aussi vide,

Aussi désert, aussi conçu pour la solitude !

Et pourtant « je confesse que j’ai vécu »

/ mais qui n’a pas quelque chose à dire

Si le temps le permet ?

Dehors comme dedans.

En surface comme en

Profondeur ? Personne.

Personne à l’horizon.

Personne n’est venu

Dans l’intention de descendre,

Des fois qu’il y aurait

Quelque chose à dire

Ou à redire (on ne sait jamais)

 

(affolé)

Qu’est-ce qui s’en est allé ?

La fosse est muette muette

Est la fosse il s’appelait Blanco

Et il est parti jouer de la musique

Avec les autres de son espèce

Je suis le seul héros de la tragédie

Qui se joue sans se jouer en vrai

Devant un parterre de nationalistes

Que la Municipalité et l’Université

Vomissent dans la rue qui croise

D’autres rues aux vitrines pensées

Pour redonner du baume au cœur.

Qu’est-ce qui s’en est allé ?

Le train frémit encore.

Grincement des aciers.

Souffles pneumatiques.

Des mains collées aux vitres.

Le quai tremble de toutes ses feuilles.

Quel onanisme ! Ça me tue !

(il fouille dans ses poches)

Rien à fumer ! Ni à croquer !

L’enfance n’est pas la seule

À s’en aller / il y a autre chose

::: quelque chose qui me fuit

/ et ce n’est pas non plus

Ce que je sais de toi / c’est

Autre chose ::: que je ne

Connais pas / comme j’ai

Connu ce que je sais de moi

Imagine le personnage : ses tissus, le noir

De ses yeux, la blancheur des mains, le jet

De sang ou de vin à l’oblique de l’ombre :::

Rien à voir avec l’angoisse ! C’est une douleur

Physique / purement physique ! La douleur

Que seul le corps peut reconnaître comme sienne !

Le train avance péniblement vers le jardin.

Il paraît d’ores et déjà interminable.

On s’attend à ce qu’il ne cesse pas

De se mouvoir dans ce sens, la cour

Régurgitant ses wagons de vitres bleues.

Étincelles des caténaires et des sabots.

Elles retombent sur le quai où Río sautille

Pour les éviter ::: bun grad sans musique

::: rien que la torsion d’acier sur les rails,

Tampons frottés l’un contre l’autre, « où

suis-je ? » fait-il comme s’il revenait de loin.

Tiens ! Un mégot. Il est encore vif. Quel bonheur quand je n’avais pas d’allumettes ! On ne sait jamais où on met les pieds. J’ai les bonnes chaussures. Un deux / un deux trois quatre ! Je progresse. Ard ! Quel bruit ce train et cette foule qui arrive ! On ne s’entend plus… heu… penser… versifier… oui… versifions avant d’en penser quelque chose… les choses nous fuient… il ne restera plus rien… on aura beau laisser quelque chose, rien n’aura lieu… d’ailleurs je suis ce visiteur… ô pyramides ! ma cavurne ! l’épaisseur de mon manuscrit ! les choses qui changent de main… celles qui finissent leur existence dans la poubelle… tout le monde y pense, disant : « si j’avais su, j’aurais appris à écrire avant d’écrire » / (jette le mégot) Un autre ! ou la trace d’un sandwich dans les plis d’un papier ! et pourquoi pas : le coin déchiré d’une photographie.

Sifflet.

Vapeurs et fumées.

Confusion totale.

Un soulier de satin traverse la scène

À la manière d’un domestique

(genre jardinier)

Qui revient des nouvelles de la « plaza »

En agitant le journal en papier

Au-dessus de sa tête folle.

Il est aussitôt suivi par des enfants en haillons.

Un joueur d’orgue ne joue pas, immobile et sinistre.

On peut ainsi multiplier les spots

Sans se soucier du sens à donner

À ce brouillard artificiel.

Río a disparu mais l’arbre pousse vite.

Scène IX

Une voix off :

Pourquoi un théâtre se donne-t-il un nom ?

Avant, j’étais un enfant comme les autres.

Je jouais avec les autres enfants, à la balle

Et à saute-mouton, avec la maîtresse ou sans,

Rêvant de retourner à la plage avec l’été

Dans la poche / et maintenant qui suis-je

Si je ne suis pas ce que je devrais être ?

Les questions qu’on se pose ! Passé le temps

D’aimer / de songer à revenir avec les autres

/ à la porte d’un théâtre qui n’en est pas un.

Il (ou elle) considère le fog.

Non, ce n’est pas un théâtre : quelqu’un me l’a dit.

Tu viens ici parce que tu viens et non pas, jardinier,

Parce que tu vas / on dit que ce n’est rien de vieillir.

 

Si au moins je savais

Ce qui se passe ici, mais

Je suis dans l’ignorance,

À fleur de ce silence, là.

On écoute pendant un long moment.

On peut fumer dans les couloirs,

Bavarder avec les femmes,

Dire n’importe quoi

Pourvu que ça veuille dire quelque chose

Dont l’importance n’est pas remise en cause

À la fin quand on finit par sortir d’ici.

Je n’ai pas peur de venir.

D’ailleurs je suis venu seul.

Accompagné, j’eusse conçu

Quelque petite angoisse, là !

 

Si au moins je savais

Ce que venir veut dire !

Mais j’ai disparu avec tout.

Il ne reste plus que ma voix.

 

Écoutez ce que je dis, ici.

Ou ne l’écoutez pas et faites

Comme si je n’existais pas.

Des fois ça marche, je vous le dis !

Il mesure l’épaisseur à vue de nez,

N’ayant pas d’autres moyens sous la main.

Il a son nez et ses narines,

Et les poils qui vont avec.

Il sent la présence de Río.

Il s’écrie :

Ah ! si tu n’existais pas comme j’existe !

Si tu étais accompagné au lieu d’exister !

Mais je te vois même à travers les murs.

Certes, je ne t’ai pas inventé / pourquoi

Inventer quand on peut simplement vivre

Sa vie ? acheter une bibliothèque au marché

Du quartier où on finit d’exister avec les autres ?

J’ai toujours voulu m’acheter le meuble des livres.

Je possède le mur et l’angle qui va avec.

Une fenêtre avec des enfants qui jouent.

Une rue avec des femmes et des bagages

Sur les trottoirs, en attente de voyager

Parce que le temps c’est aussi ça, partir !

On le sent à la fois angoissé et en colère.

Il gratte le sol ou autre chose,

Sa peau peut-être nue.

On ne sait pas ce qu’il faut s’attendre à voir

Et à entendre (on ne sent rien

À part les autres et le goût qu’on a dans la bouche

Nous appartient)

. Mais n’anticipons pas

(il veut dire : on a le temps

Soit : on n’est pas au théâtre,

La vie n’est pas aussi belle que les coulisses

: il ne dit rien d’autre)

Enfants imaginés :

Río et Blanco

Sont dans un bateau.

Blanco tombe à l’eau.

Qui reste-t-il ?

Río !

Río le fleuve

Qui ne découle pas

De la rivière.

 

Savants enfants

Qui reconstruisent

Ce que Dieu

A détruit

En six jours.

Le septième

Il mourut.

 

Mort d’un passant

Qui va d’un point

À un autre sans

Savoir qui est qui.

 

Enfants imaginaires :

(différence entre

Imaginés et imaginaires)

Jouons encore un peu

Avant de mourir d’enfance !

À la balle et à saute-mouton !

À tout ce qui existe pour jouer.

Jouons comme si la vie

N’était que de la vie !

Un jour nous irons

Passer le temps.

Il sera bien assez tôt !

 

RÍO : Disparaissez, chenapans !

 

BLANCO : Où suis-je devenu ?

Scène X

 

VOIX OFF

Dire qu’un jour nous aurons la patience !

Moi qui en ai tant manqué, tant désiré !

Je ne sais plus où j’en suis avec le temps.

Je traverse en ligne droite et je regarde

Le paysage qui défile à la fenêtre rapide.

Ça sent le panard du Portugais qui émigre

À Champigny / toute une nation traversée

En même temps que l’enfance qui promet

Ce qu’elle ne possède pas, écoutons le temps :

Cahots de jointures aux éclisses élastiques.

Que de voyages en train et dans les airs !

« Sais-tu au moins ce que tu veux ? » /

Río : (minauderie)

Je le savais ou je suis fou

Et si je le suis je n’ai jamais

Été un enfant et toi Blanco ?

Blanco :

Moi ? Heu ? Tu veux

Dire : celui qui est

Tombé dans la fosse

D’orchestre avec

Sa baguette dans

La main Argggh !

Moi : Qui va plus vite que moi ?

Que sépare ce fleuve imaginaire

Qui existe pourtant sur la carte ?

À qui sont ces animaux qui errent

Sur les bancs de sable avec les oiseaux

De l’île ? — nous étions rapides

Et lents à la fois, jeunes et vieux,

Présents et futurs, déjà passés !

« Cela te fait-il du bien ? Si c’est

Le cas, sers-toi des deux mains ! »

Nous avons le temps pour voyager.

Les billets sont hors de prix mais

On a la possibilité de voler

De ses propres ailes.

« Ne minimisez pas la difficulté.

Pour voler on ne tire pas vers le haut ;

On pousse par en bas et comment

Obtient-on cette poussée ? (un temps)

Río ! Tu le savais avant. Et maintenant

Tu ne le sais plus ? Que t’est-il arrivé ?

RÍO : papa… Oh ! je ne sais plus /

(il réfléchit intensément puis)

Le profil de l’aile ou quelque chose

D’approchant / je ne suis plus

Un enfant ! / alors que le fleuve

Ne découlait toujours pas de ses rivières.

 

RÍO

Vous m’avez encore interrompu !

On ne sait plus si le train est à l’heure.

Ce brouillard ! Et ce temps qui impose

Ses attentes comme dans un miroir !

Un coup de vent est nécessaire !

Qu’il vienne des coulisses, nom de Dieu !

On entend les machines

Mais le brouillard ne se lève pas.

Quelqu’un appelle le chef de gare

Qui ne vient pas.

Le sycophante : « Chef ! Chef ! Yen a un qui… »

Des portails de fer coulissent et s’entrechoquent.

Les pas martèlent les flaques.

Les moteurs se lancent.

Un pied est écrasé et tout recommence

Au grand dam de Río qui ne réapparaît pas.

Aïe ! Idiot ! Des escarpins tout neufs !

Mes économies du mois ! Mon enfant

Mal nourri ! Ma cuisine en désordre !

Et l’absence de l’être aimé pour le plaisir !

Vous ne savez pas ce que c’est !

Vous ne désirez pas ce que je désire !

Voix off :

Je ne les laisserai pas parler à ma place !

(grogne puis)

Ils sont en goguette et je suis en poésie.

Avec Carlos ou Ezra, Ernest ou William.

J’aime les fleuves qui ne découlent de rien.

Et qui ne se jettent nulle part, comme moi.

J’aime ce qui me ressemble et s’assemble

Avec moi / entre dunes et parapets / casino

Vite détruit puis lentement reconstruit /

Que d’enfants dans les parages ! Quel

Sujet ! Quelle scénographie ! Revenant

De campagne avec les gris-gris en guise

De souvenirs-preuves / imprégnés

De sang mêlé d’eau salée / laines

Des coqs : « Je sais que vous aimez ça !

Alors continuez et que le plaisir vous joue

Des tours ! Vous verrez comme j’ai raison.

Vous le verrez bien assez tôt, allez ! »

Voix savante :

Au théâtre ça n’irait pas.

Mais dans un livre pourquoi pas ?

Nous aimons nager au gré du vent.

Ou nous n’aimons pas qu’on nous guette.

Nous n’avons pas le choix à la fin.

Et quand ça commence c’est trop tard !

Au théâtre les gens sont pressés

Et le livre peut leur paraître long.

Je vous conseille la fenêtre et l’art

De n’y montrer que le côté pile.

RÍO

Aller ! Traverser ! Parcourir !

Vagabonder en attendant

Que ça vienne comme ça vient

Toujours ! Qui est mort et qui

Ne l’est pas ? Qui revient

Sans souvenir à partager ?

Et qui retourne pour retrouver

Ce qui se perd toujours ?

Ne me parlez pas de fenêtre !

Ni d’azur ni de chair triste !

Je suis ce que je désire, vin !

Je n’ai jamais été un enfant.

Alors que vous n’en sortez pas

De cette enfance d’émigré !

Il tente de chasser l’épais brouillard,

Mais en vain / la pluie menace.

Le train siffle. Friction d’acier.

« Les plus beaux avions ! »

Personne ne traverse ni n’apparaît.

Pas même le chien du jardinier.

« Qu’est-ce que vous attendez pour continuer ? »

RÍO

Attendre / continuer ::: attendre ET

Continuer ou ::: attendre OU continuer.

Accouplez tant que vous voulez, les amis !

Mais surtout ne faites pas d’enfants !

Ou alors ne leur donnez pas votre nom !

À l’œuvre on ne sillonne pas les fossés !

Quelle attente ! Quel possible progrès !

Jamais déçu ! Toujours en quête ! Désir !

Mouvement du train

Qui se laisse tirer, refouler.

Des vitres se baissent.

Chocs des butoirs.

« Vous n’êtes jamais venu ici ? »

Chef de gare :

Arrêt technique ! Arrêt technique !

Personne ne descend ! J’ai dit personne !

RÍO

Si elle est dans le train comme promis,

Elle ne descendra pas et je serai venu

Pour rien : Blanco a eu raison de se jeter

Dans la fosse : j’espère qu’il n’est pas tombé

Dans un pavillon ! (rageur) Ah ! Être venu

Pour rien ! Vous entendez ? Pour rien !

Vient-on pour rien quand on vient ?

Jamais vu ça ! On vient et quelque chose

Arrive / C’est dans l’ordre des choses !

Heureusement qu’il y a des choses et

Un ordre pour les comprendre !

(crispation interne, douloureuse)

Ne viendra pas alors qu’elle est venue.

Arrêt technique, brouillard ou autre chose !

À quoi ça sert d’attendre alors que rien

N’arrive ? « Continuez ! C’est tout droit ! »

Mais ce n’est pas ce qui arrive.

Cliquetis des canettes

Et odeur de jambon d’York.

Voix de fillette qui réclame son dû

Parce qu’elle a su être sage.

Les pieds joints du Portugais

Sur la banquette qu’il occupe seul,

La tête dans sa main,

L’autre main sur la hanche.

Aiguillages de temps en temps.

« On les retrouve à Champigny, allez ! »

Moi je ne retrouve rien !

Ni le chemin ni la trace.

Je me suis noyé dans le fleuve

Avant même son estuaire.

 

Quel horizon de Désir !

Quel Festin j’ai vécu

À la place de l’enfance !

Dévalant les dunes d’or.

 

Thuyas et coquillages,

Culs de bouteilles polis.

Épaves et ailes d’oiseaux.

Le Cap souriait à la vie.

 

Río réussit à déchirer le brouillard-papier,

Ce qui provoque un bruit de déchirure-tissu

Qui se répand comme de l’eau

En suivant les moindres détails du relief

Dont il est ici question,

Qu’on le veuille ou non.

Le sycophante : Chef ! Chef ! Il déchire !

Le chef de gare : M’en fous ! Je n’écris plus

Depuis longtemps, depuis que je ne sais plus

Si Dieu existe ou si c’est autre chose

Qui explique ma soif d’angoisse.

Le sycophante : Ça ne l’empêche pas de déchirer…

Je dis ça comme je dirais autre chose…

Je ne sais même plus pourquoi je suis à quai…

Le chef de gare : Ce n’est pas l’heure !

D’ailleurs il n’y a pas d’heure

En cas d’arrêt technique imprévu

Par la feuille de route (que je consulte

En ce moment) / Déchirez si ça vous chante !

Et Río déchire,

Sans rage ni application,

Presque sans y penser,

Guettant la surface cotonneuse,

Des fois qu’il ne soit pas le seul

À s’en sortir.

Il a extrait la moitié de son corps fatigué,

Vieilli, sans projet, sans amis, sans rien

À inspirer aux autres

Par le simple fait de donner à lire

Ce qui lui passe par la tête-de-pioche.

RÍO

Je ne suis jamais seul quand je veux être seul

Et quand je suis seul je ne le veux pas, merde !

 

Quel était le nom du personnage-enfant

Qui jouait à ma place sous le regard inquiet

De ma nourrice (?) : tétons comme les prunelles

Et le ventre plié à l’endroit du nombril, sourire

Qui n’a jamais eu de sens, je crois : en Dieu et

À ses Saints, au néant qui retourne au néant

Le temps d’une Histoire qui a perdu son sens

Depuis longtemps, ô Pise !

Patrick de la Rubanière écrit son Égoïsmes

(mamelles : Hypocrisies et Jalousies, avec un encart

Me concernant ::: le temps c’est l’expansion, dit-il,

Mais je n’y crois pas comme je crois en Dieu

(ni puissant ni misérable)) / ses saints sont les miens :

Papa, maman, frérot et frangines, l’enfant des autres,

Avec au coin de la rue l’affidé à la place du dealer,

Les aromes purpurins des seuils, le choc des semelles,

L’horaire qui se respecte comme l’honneur, la trouille

Des moins chanceux, les bris divers des naufrages

Sentimentaux, les signes avant-coureurs de l’âge

En proie à ses vérités acquises / « dis-le à papa »

En haut, au-delà des toitures et des monts, vois

Comme la Terre s’épanche en rêve prémonitoire,

Vois comme c’est facile d’en devenir le troubadour

Ou au moins le montreur d’ours, vois comme la vie

Appartient à ce qui n’est peut-être pas : « c’est l’heure »

Incroyable comme il arrive à déchirer

Sans saigner des mains !

Vous trouvez ça normal, vous, Chef ?

Si j’étais à votre place,

Je me poserais la question

De la validité de sa nationalité.

Non, non et non ! La Terre (terre)

N’appartient pas à tout le monde !

Moi aussi je veux sortir du brouillard,

Comme en 40 !

Mais est-ce que j’en sors ?

Est-ce que seulement je tente d’en sortir ?

Ce n’est pas que je sois bien ici

(malgré votre présence nécessaire)

Mais je ne déchire pas ce qui est écrit,

Du moins pas tant que Dieu existe,

Sachant qu’il finira par ne plus exister,

Ce qui me chagrine autant que vous, croyez-moi !

Le chef de gare : Fermez-la !

RÍO

(interrompant la déchirure)

Au théâtre les innocents

N’ont pas les mains pleines.

Je le sais parce que je suis

Aussi innocent que si je n’avais

Jamais vu le jour, cette nuit-là.

Le jour où Grenade fut prise,

Et sa veille / un fait exprès je

Crois / moi l’enfant du Projet

Familial en remplacement

Du mort-né / destiné au baptême

Comme le veut la République.

Mains sales à exhiber en public,

Traversant la conscience des autres

Personnages, annexés comme territoires

Conquis ::: je sais trop bien ce qu’on

Me reproche ::: patati et patata !

Sont dans un bateau et… (se reprend)

Continuons de déchirer / je vais peut-être

Faire ça toute ma vie / et me marier /

Et me cloner sans la science / Nera

Toujours à l’heure mais le quai

Est interdit à la descente / et mon ami

Blanco (qui me ressemble) joue avec

Sa baguette dans la fosse d’orchestre.

Les musiciens accordent leurs instruments

Et trouvent le La

Sans perdre le Nord.

(rustique)

Ça promet ! Je te jure ! Ah bah !

Tous les théâtres sont construits

Selon les mêmes principes bibliques.

Moïse entre et sort sans en dire plus.

La baguette heurte le pupitre

Selon le temp en vigueur.

Derniers ajustements.

Une chanterelle s’attarde.

On attend qu’elle se trouve juste.

On a l’impression que l’Univers

A toujours existé

Alors que c’est faux :

On démontre le contraire tous les jours.

Tac ! Tac ! Tac ! C’est l’heure !

Río tend l’oreille, cligne des yeux,

Exprime sa soif mais ne boit pas.

On se croirait à l’aurore

D’un Grand Jour.

Le chef de gare : « Un déchirement pour commencer… »

Genre slip dont on ne veut plus. (il rit)

Rendez-vous à la préfecture !

RÍO

(reprenant le déchirement)

Tsoin ! Ah ! Moïse ! Sans lui… ah !

Je n’ose y penser ! Confucius

À toute heure du jour et de la nuit.

Mais quel bordel depuis qu’il est mort !

Ça saigne en boucherie et les maladies

Mentales se répandent avec les fleuves.

Des fois je pense que ce n’est plus la peine…

Sans Nera qui vient les jours d’arrêt technique.

Et sans Blanco qui se prend pour sa baguette.

Le tour du monde en dix ouvrages à faire !

Mais qui peut le moins peut le plus, dit-on.

Moi je ne dis rien, je déchire sans lire,

Je n’écoute plus personne, pas même

Mon médecin référent, ni le flic d’à-côté,

Ni la concierge en mal d’amour, personne

Ne m’entend répondre à la critique.

(il redouble d’efforts)

Je ne sais même pas s’il est possible

De sortir de là : si j’ai un fils ? Maintenant

Que vous me posez la question / le jour

De son départ pour les Îles, j’ai pleuré.

« Quand nous reverrons-nous ? »

Mais l’odeur du kérosène m’a entêté

Et je n’ai pas vu la porte se refermer

Sur ce qui désormais n’avait jamais

Eu lieu : ça vous en bouche un coin !

Il y a tellement de chemin sous l’eau !

L’anémone et la coquille en trompe-l’œil.

Les jambes nues de la nageuse qui passe

Sans vous voir / ce besoin de respirer !

Pas le temps d’attendre ! Proximité

D’une plage, été comme hiver, voiles

Dehors des sédentaires qui prennent

Le soleil sur les roofs / bergamote

Des peaux / un gosse exhibe les écailles

De sa découverte / miracle à toute heure

/ un saint se signale par sa nudité

Transitoire / qui peut encore respirer

Dans ces conditions extrêmes ?

(chevaleresque)

Je suis Río, fleuve d’Amour et de Bien.

(rieur)

Elle jette l’enfant par la fenêtre et tente

D’oublier que c’est le sien / métaphore

en remplacement du poète véritable

/ « analysez logiquement / ne pas

Se laisser emporter par les eaux

De l’égout linguistique » / femme sortant

De chez elle comme le poète arabe

Après les complexités du Poème en cours

/ s’arrête devant une fenêtre : y coud

L’autre femme qui sait ce que l’homme peut

Et ne peut pas : copla en quatre vers bien

Sonnés : le rideau se laisse secouer

Par la brise des siècles de sagesse populaire.

Scène XI

La jambe de Río apparaît,

Nue jusqu’aux genoux :

« Maman ! Maman !

Je suis tombé de vélo

À cause de Blanco ! »

On voit nettement la cicatrice.

RÍO

Hein ?

BLANCO

Hein !

RÍO

De quoi s’étonne-t-il ? Il est tombé dans la fosse. Personne ne l’a poussé. Il y est allé tout seul ! Sans moi. Han !

(il peine à sortir du brouillard)

Recuerdos de la Alhambra. Tarrega en fusion

Mineur/majeur. Toi et moi chez Washington.

Cette lumière d’ombre ! Les bois noirs et

Ouvragés dans le sens du repos. L’Islam

Est passé par là. Le sens des générations

En exergue : « Je suis ce que tu ne seras pas. »

Et ainsi d’invention en taxinomie. Contes

D’une lenteur presque désespérante. Passages

Des yeux sur les yeux croisés. Ce silence d’or !

Dessous, la matière est encore en fusion.

Nous descendons les escaliers parfaitement

Entretenus dans la patine. Quelle conversation

Nous anime ? Nous revenons de Tolède la Juive

Où le café infuse en attendant que le soleil

Se lève. Les bravos de la vallée comme des croches

Sur le pentagramme formé par le fleuve. Puis la

Brusque bifurcation vers la mer, la vitesse acquise,

Les amis retrouvés (un instant perdus eux aussi

Dans leurs pensées) / les chaleurs de l’asphalte

— la croissance de l’instinct au contact de l’idée

/ « qui croire maintenant que nous croyons ? »

Quel quatuor « au sampan de tes yeux » ?

« Je vous en prie ! Ne jouez pas avec moi. Je suis

Destinée à ne pas durer autant que vos exigences

De secret. » / l’escalier comme un roc définitif.

Le jour de dehors retrouvé. Les graviers divers.

Les senteurs aquatiques aux pierres renouvelées.

« Voici donc ce que nous sommes venus chercher. »

Pendant que l’homme se bat pour l’Homme, résolu

À gagner du terrain, talweg en feu à la place

De la foi qui est comme l’eau de la pensée

/ où elle nage avec les embarcations de l’Histoire.

« J’vous ai apporté des bonbons, » plaisante

Un Parigot en cavale. Quel vers appliquer autrement

Si la mémoire veut demeurer fidèle au souvenir ?

Ides rectangulaires des reflets comme encyclopédie.

« Nous aimons ce qui se laisse aimer, pas vrai, mon

Amour ! » / « d’où revenons-nous nous-mêmes ? »

Les mains explorent les mains. « Sont-ce tes yeux

Que je baise si follement ? » / « oui, oui, recuerdos

De la Alhambra. Du mineur au majeur insufflant

Le bonheur en taille de pierres assemblées ici,

À l’endroit même où la croyance explore les fonds

Des bassins / réservoirs des pluies séculaires / .

. / main mouillée pour jouer (ce qui provoque

Une vive réaction de la gardienne des lieux)

Recueille ensuite ces gouttes dans les draps

Bleuis par la pratique de la propreté blanche

/ « je sais de quoi je parle » / quelle philosophie

Obéit ? — « nous cherchons au lieu de vagabonder,

Mais quelle nation autorise le rêve nu des nuits

À vivre éveillé ? — lenteur (encore !) des lieux

Contés / excessive attente en conséquence mais

Uniquement en conséquence / « nous aimons tant

Aimer ! » ::: nous ne sommes plus revenus, même

En y croyant ::: pas de poussière sur les meubles

Noirs d’ombre et de suie / « qui invente quoi ? »

« j’ai l’impression de revivre un roman lu après

la découverte de l’enfance » / quel livre est (sera)

Puissamment écrit sur cette joroba ? De quel

Personnage hideux par définition naîtra le nouveau

Romantisme de remplacement ? Trop d’argent

Sous la terre / et pas assez de mort(s) / des os

Ne peut naître l’écriture / ni des peaux-pemmicans

Appendus aux fenêtres sur cour / « pourtant

je vous aimais — comme on aime se réveiller

seul — nouveau pour le soleil et si vieux dès

que la nuit revient ! » ::: Voyons si j’ai raison

D’y penser ::: balayée la métaphore avec le son

/ puis redescend vers la mer qui sert de niveau

Æ / comme si une civilisation s’y retrouvait

Chaque fois que l’esprit manque d’imagination

/ « je sais que je vous ennuie avec mes propos

relatifs » / — ennuyer n’est pas à propos, mein

Hilh ! Nous exerçons des forces pour nous soustraire

À la gravité / sinon pourquoi voler ? / les rouges

Anglais verticaux : l’ocre d’or des tempêtes :::

« tes cheveux au vent des moulins » / nous aimons

Noyer le poisson avant de le pêcher / contes

Nouveaux et lents qui s’interpénètrent aussi

Lentement que récemment / qui peut dire

Si nous avons existé maintenant que plus rien

N’a subsisté ::: devrais-je dire : « résisté » ?

La pierre du désert en témoigne : l’eau est

Au commencement : puis l’idée du fleuve

Naît : et l’écriture se substitue à la vague.

Voici l’écume d’une poignée de terre acquise

Suite à l’effort de reptation / du point x

Au point ∞ / « je ne peux rien faire de mieux »

Entre rien à l’origine et rien après / cette vie

Qui n’est pas la mienne ::: ni acquise ni désirée

::: faute de mieux à faire si aucun métier

N’est utile dans ce sens / ni la pratique

De la dévotion ::: galet inutilement observé

Sous l’angle du soleil / à la plage l’été ou

Sous la pluie normande / qui sait où nous

Sommes quand nous nous trouvons ?

« mais je croyais, mein [paÿ], que tu savais,

toi ! Je n’ai vécu enfant que pour le croire !

Qu’est-ce que ce père idéal et stylisé

Que j’hérite maintenant que je suis père

moi-même ? » / « n’oublie pas que tu joues !

Tous les enfants jouent au lieu de ne pas jouer !

Je l’ai su avant toi ::: voilà ce que tu ne peux

pas changer ! » /

pourtant le touriste est idéal.

Propre chemise et espadrilles

Pas encore empoussiérées.

Suivons sa trace de pluie fine.

 

Mollets d’acier trempé aux

Meilleures sources crois-moi.

Feuillète avec une attention

De guêpe au travail des heures.

 

Au passage recueille l’eau

Des pentes, sous les fruits

Mûrs de l’extase, quel stuc

Après ses pas ! L’enfant à nu.

 

Connaît l’écriture poétique

Mieux que celle de la lenteur.

Et d’ailleurs frappe à la porte

Avant d’entrer dans cette ombre.

 

C’est par imitation que tu le suis.

Qui porte le monde

Dans l’autre monde ?

Le seuil est arrosé à tout instant.

 

On ne sait jamais qui y glisse.

Genou blessé d’une estropiée

Venue ici pour espérer.

« Vous êtes venu pourquoi, vous ? »

 

Pas seul, en compagnie, mais pas

Question de fusion.

Le temps interdit

Les attentes de cette espèce.

 

« Avant j’étais dans le tourisme,

Moi aussi »

Heureux

De vous l’entendre dire.

 

Observez les visages et leurs mains.

Cela ne suffit-il pas

À comprendre le sens

Que chacun veut donner

À cette incursion dans la lenteur ?

 

« Je viens avec vous,

Si vous le permettez…

J’aime prendre le bras

De celui qui sait

Où nous allons »

 

Et moi donc !

Belle insoumise

Du jeu politique

Ailleurs en vigueur.

 

« C’est ici qu’il écrivit

Ce que je vous donne à lire

En attendant de me séparer

De ce qui me retient ailleurs »

 

Beau balcon de nuages gris.

La terre en mottes noires

Fuit ses limites de terre.

Aucun signe d’hiver ici.

 

« La prochaine fois nous irons

Plus loin, dans le désert et sous

Le ciel blanc comme l’acier

Lorquien des jardins grenadins. »

 

Admire qui peut. De stuc et de terre

Ce cœur arraché à l’enfant

Qui finit par mourir de sa foi.

Tremolos sous les linteaux

Où se penche la rose rose.

 

« D’un coup d’aile je te fuis ! »

Menace mise à exécution

Un matin d’un automne

Orange comme son arbre.

 

« Il n’est plus nécessaire d’attendre. »

Des voix en apposition aux ajours.

Les pas du poète qui descend dans la rue

Pour retrouver les rythmes familiers.

Jouets des cordes tendues entre les murs.

Le vent croît dans l’embrun, carènes fines

Comme des corsages / « veux-tu de moi ? »

 

Intérieurement :

Qui ne nourrit pas sa haine

En secret ? Qui en détient la clé ?

Les lieux s’amoncellent devant.

Je suis déjà passé par là, je crois.

 

Puis, au croisement :

Je ne suis pas venu hier car

Je n’avais pas de rêve à donner.

Ce matin je rêve encore, alors

Je ne fais que passer / pase

 

« Vous verrez les choses de plus près.

Vous apprendrez à vous en approcher.

Vous mesurerez toutes les distances.

Et vous en concevrez de la joie.

Mais : Vous n’écoutez pas ! »

 

Oui, oui, il faut se souvenir des lieux.

Le plan tracé d’avance dans les brochures

Touristiques / les effets de focale

Sur les dimensions réelles / la température

De chaque couleur / l’exigence du trait

Une fois admise sa projection cavalière

/ « au diable le music-hall et ses effets

Sur l’envers des rideaux / je suis à vous ! »

 

Palette

Complète

À l’entrée

Pour le prix

D’une orange.

 

« Ce que Dieu ne donne pas.

Ce qu’il prend et ne rend pas.

Tout ceci en coin de rue.

Pas une vitrine à offrir. »

 

Jouets et beignets des fils

Joignant les murs torrides.

Qui gagne perd le Nord !

Qui veut le Sud émigre.

 

Jolis et beaux quelquefois

Les quatrains que la bouche

Laisse filer comme la mouette

Qui s’est crue un instant

Prisonnière des murs.

 

« Rappelez-moi quand vous voulez,

Ami de longue date, appelez dès

Demain si ça vous chante et si

Je demeure comme vous dites ! »

 

(l’effort est vain, il ânonne,

Perd ce qui lui reste de force,

Enrage puis abandonne

Toute idée de résurrection

En orange)

 

L’un

J’ai toqué pourtant…

L’autre

Je n’étais pas là.

J’y serai demain

Si Dieu le veut.

L’un

Ah la la ! Les femmes !

On assiste (muet)

À une parodie de comédie à l’espagnole,

Des gens courent en tous sens,

On annonce mille nouvelles

Qui se croisent

Sans prendre de sens,

Les couleurs se mélangent,

Petit à petit la scène se grise,

Tourbillons du pinceau,

On ne sait plus d’où vient la lumière,

Le brouillard a laissé la place à une mauvaise peinture,

À un barbouillage que la méconnaissance des mélanges

A grisé au point de ressembler à la boue des chemins

Après la pluie.

Río se distingue à peine de ce chahut.

On ne sait pas vraiment s’il est celui-ci ou celui-là.

On entend les aciers du train,

Les conversations souterraines,

Les appels, les conseils, les discours aux enfants.

RÍO

Que voulez-vous ?

Le Monde n’est plus

Ce qu’il était avant

Que l’Homme errant

N’en devienne le Mythe

Fondateur : Internet

Zig-zague entre les bornes.

On me voit penché

Contre un écran et :

J’achète ce qui me plaît.

Vous saurez ce qui me plaît.

Tôt ou tard, vous le saurez.

Vous en concevrez de l’envie

Ou vous en rirez avec moi :

Qui sait ce qui se passera

Après / pourquoi changer

L’ancien avec le démodé ?

Nous ne savons rien de plus.

Un pas devant l’autre et

Le tour est joué ! Qui veut

Vivre ne verra pas / Mort !

Scène XII

BLANCO

Du fond de la fosse

Oh ! Assez ! Assez ! Assez de bourgeoiseries !

La seule vérité croît avec la Guerre.

Escrimons et fusillons ! L’Homme n’est pas errant.

Tout le travail consiste à concilier Morale

Et Connaissance.

Tout le reste n’est qu’un jeu, de mots, de lieux,

De tons, de modes, de genres, etc., etc. /

Nous n’avons vécu que pour nous plaire.

Trois ! Quatre ! Et sans dynamique à la clé !

La musique s’extrait du barbouillage,

Synthétique et sommaire.

Les gris perdent leur forme humaine.

Les trémolos se laissent entendre,

Mais le sentiment n’y est plus.

RÍO

Voilà de quoi dissoudre un Rembrandt.

Quel sentiment, quelle idée

Ne confine pas à l’intolérance ?

Sans une vision exacte des premiers temps,

Nous sommes foutus d’avance.

Il manque un signe entre les commas.

Fier de cet idéogramme,

Il saute dans la boue

Et éclabousse coulisses et public.

Sa joie est manifeste.

Je ne possède plus rien

Qui vaille la peine

De nourrir un refrain.

 

Je m’habille de gris.

Le noir me va si bien !

Moi qui naquis du blanc…

 

Fini les cascades de rouge

Des bougainvilliers de l’ocre !

Nous revenons à la maison.

 

Croisant ceux qui arrivent

De loin, sous la pluie d’étamines.

L’Histoire en veut encore.

 

Des quatre doigts plus le pouce

Forgeant les grilles de l’amour,

Ou de ce qui paraît en être.

 

Quel temps se perd en heures ?

L’eau des ombres dégouline

Comme un discours aux âges.

 

Qui croit le plus en l’autre ?

Mais qui ne dit pas ce que demain

Sera si aujourd’hui tout meurt ?

 

Descendant la pente verte,

La mémoire revisitée en joies

Aussi diverses que convenues.

 

La terre descend jusqu’à la mer,

Comme on s’attend à la trouver

Aussi facile qu’un voyage.

 

Quel soupir à l’angle de la nuit

Qui annonce ses rêves et son aurore ?

Quelle oblique de palais à palais !

 

Vous verrez comme on s’horizontalise

Une fois le repos acquis en fin de journée.

Vous verrez combien j’ai raison.

 

Mais (dit Río) je ne vois rien ici.

Je ne vois rien à la fenêtre, ni toi

Ni ce que nous avons été ensemble.

 

Quelle lutte m’attend contre l’Errance ?

Contre l’Homme lui-même, contre moi,

Contre tout ce qui ne sera plus jamais ?

 

Oui, oui, descendons vers notre mer.

Elle sut si bien nous assembler.

Nous avons tant aimé nous y baigner !

 

Trop d’ambition tue l’ambition,

Comme l’amour finit par tuer

Ce qui n’a pas trouvé le la.

Des femmes de ménage

Entreprennent de nettoyer la scène.

On ne s’agite plus.

On travaille avec conscience.

La musique rythme les gestes.

On devient joyeux et les paroles

Commencent à naître dans l’action.

D’abord apparaît, petit à petit,

Le nom de la station de chemin de fer.

Ai-je vécu ici ?

Suis-je cet enfant ?

Errant de l’estuaire.

 

Deux enfances pourtant.

L’une ne cherchant pas

L’autre, rencontre fortuite.

 

Vient du jardin fleuri

De pâquerettes nouvelles,

Pendant qu’on enterre.

 

Sur la plage du solstice,

Une méduse n’attend plus :

La vague revient en force.

 

À San José le restaurant

Est ouvert, et la nuit feuillète

Les branches des oliviers ;

 

Derrière le moulin on se cache.

La figue de Barbarie promet

Et tient sa promesse de vieille

 

Amante ; « Qui sommes-nous ?

Nous qui ne sommes ni toi,

Ni moi ? Quel est le nom

 

Que la nuit nous conseille

De porter jusqu’à la fin

De ce temps provisoire ? »

Le nettoyage du gris avance.

Tout le monde a l’air satisfait.

On distingue la figure de Río.

Il ne cherche plus.

Il n’attend plus.

Il s’est immobilisé

Et attend les instructions du metteur en scène.

Au-dessus de lui, le panneau s’éclaire

Et la lumière mange le nom

Sans que personne ne s’en inquiète.

Des seaux d’eau éclaboussent le panneau,

Jetés joyeusement sans intention

De lire ce qui y est écrit.

Río reçoit des gerbes tièdes, savonneuses,

Et suit des yeux les rigoles sur son corps,

L’eau s’égouttant au bout de ses orteils suspendus.

Il dit :

« Il faut pousser par en-dessous

Et non point soulever par-dessus.

Voilà comment je vous explique

Ma position dans le décor.

Pour le profil de l’aile, vous

Reviendrez un autre jour. »

ACTE III

Scène première

Les vitres du train resplendissent.

On voit nettement les visages

De ceux qui ne peuvent pas descendre

Sur le quai

Car c’est un arrêt « technique ».

Les mains laissent des traces

Que personne n’efface.

Les cheveux se collent.

La fumée s’enroule, serpentine.

« Quel beau train surréaliste

À la place de l’avion apollinarien ! »

On voit bien comment Río se balance,

Sans corde au cou ni turbine aux pieds.

« D’ailleurs je peux vous expliquer

La douleur d’Immalie. »

LES VOYAGEURS QUI NE SONT PAS DESCENDUS

SERONT RÉCOMPENSÉS COMME IL SE DOIT.

LA COMPAGNIE S’ENGAGE À RENOUVELER

AUTANT DE FOIS QUE NÉCESSAIRE

LE BUT DE LEUR VOYAGE.

VIVE LA FRANCE ET L’IRLANDE RÉUNIES

— NOUVEAU ROYAUME DES CIEUX EN EXPANSION !

RÍO

Je regrette tout ce que j’ai dit,

Fait ou pas fait, donné ou repris.

Un train peut en cacher un autre.

Trop tard pour l’écolier en cavale !

EUX (avec ELLES)

Chacun son travail ici-bas !

Les uns à la soupe et les autres

Au chaudron ! Que les enfants

N’apprennent rien d’autre !

Et que les vieux se taisent

Malgré leur envie de tout dire !

Vous vouliez voir un train :

Et bien vous le verrez comme

Jamais vous n’en avez vu un !

Bien parallèle aux feux de la rampe !

Et bien posé sur ses rails d’acier.

Bien plein et bien en partance !

Voilà ce qui se joue dans ce crâne

Aussi peu fait pour la mort

Que la fleur qui renaît

Même après le pas pesant

De celui qui ne revient pas

(certes, certes) mais qui peut

Retourner d’où il vient.

Le chef de gare :

« J’ai dit : TI-REZ ! »

Et en même temps

(ce qui est « très difficile »)

Il souffle deux fois dans son sifflet

En agitant son drapeau-signal

Mais le carré reste au rouge.

Il trépigne d’impatience.

On entend :

(ça vient de derrière le train

Qui est rappelons-le

Parallèle aux feux de la rampe

Et toutes les vitres sont illuminées

Avec des gens à l’intérieur,

Calmes mais pas sans mouvements)

Con la barba de los Moros

Nuestro humbral barrendamos !

RÍO

Ça recommence ! Toujours

La même Histoire ! Les uns

Se réjouissent des actions

Guerrières et les autres

Disent qu’ils ne sont pas

En guerre parce qu’ils ne

L’ont pas déclarée. On se

Demande dans quel Monde

On vit / D’ailleurs on n’a rien

Demandé : mais le Désir est

Tel qu’on s’assemble autour

De la Table ronde ou carrée.

Il attend l’effet provoqué par ce chant…

Rien… On se croirait à Paterson

Ou à Pise… Dès qu’on ouvre la

Bouche, la Poésie reprend son

Droit de chanter et de chanter

Ce qu’elle veut / Écoutez-les :

(il singe)

Con la barba de los Moros

Nuestro humbral barrendamos !

On se croirait en terre étrangère.

Et pourtant c’est chez nous que nous sommes.

Qu’est-ce qui se passerait si nous la quittions,

Cette Terre

Qui par définition appartient à tout le monde

Et surtout à ceux qui la possèdent ? Pauvre de moi !

Le Droit de Posséder ce qui appartient

Non pas aux autres mais à tout le monde !

Je me sens une âme de prophète, de devin !

Il reste encore du gris

Un peu partout,

Mais l’ensemble est naturel,

Chaque détail apparaît

Comme on est en droit

De s’y attendre.

Le train, lui, malgré

Les efforts du chef de gare

(secondé par le sycophante)

Ne bouge pas et les femmes

De ménage disparaissent (lentement)

Les unes après les autres.

Barbe des Maures et fesses des Juifs !

(s’écrie Río en allumant une cigarette)

Nous sommes l’Égalité native parmi

Les hommes qui n’en veulent pas

Parce qu’ils pratiquent la différence

Dans leur intérêt / Un peu de musique

/ flamenca, rock, milonga, tamtam /

Mais on n’entend que l’acier des cordes

Et des freins, des rotations et des

Frottements, l’acier qui naît de la fusion

/ et rien de nouveau pour changer la

Condition humaine en conséquence !

Con la barba de los Moros

Nuestro humbral barrendamos !

Comme il nous plaît, l’après-midi

Après le travail et pendant que le repas

Mijote, de sortir sur le seuil, battu

Par le rideau que le vent agite

De tous ses plis : comme il nous plaît

De nous dire que malgré tout, malgré

L’Inégalité, nous sommes bien chez

Nous !

Bonjour voisin qui me ressemble

Mais la perspective est faussée

Et on voit bien la différence

De revenu et d’héritage / Nous !

L’eau, la semence, la chair enfin !

Priiiit ! Priiiit ! Siffle autre chose

Qu’un bon verre de notre vin !

Le train s’est arrêté pour toujours,

Devant la maison le train qui attend

Que les conditions techniques soient

Réunies / comme à Paterson ou à

Pise ::: pendant que l’orchestre

Accorde ses instruments (divers)

Et que son chef mesure la portée

Réelle du manque de dynamique

Claire et clairement notée au bas

De la ligne dont il connaît la fin.

Braoum de caisse et de cymbales !

BLANCO

Du fond de la fosse

Voyons si j’y arrive…

Mais il n’y arrive pas.

RÍO

Luttant avec les traces de gris

Nous devrions partir

Avant qu’il ne soit trop

Tard / j’emmènerai Nera

Avec moi avant qu’elle

Se suicide / loin de tout !

BLANCO

Festif

Avant que ! Avant que !

Moi aussi je serai heureux !

Pas de raison de ne pas faire

Comme les autres ! Heureux

Et fier de l’être ! Loin d’ici

Et pourtant à portée, en un

Pays qui n’existe pas encore

Parce que le Monde est en

Expansion…

RÍO

Que tu dis !

BLANCO

Tapotant de pupitre avec sa baguette

Dire est un bien grand mot…

Disons que je suis ce que je suis

Et que ce que je ne suis pas est.

RÍO

Philosophie ! Pour moi, la pensée

Est au-dessus de tout ce qui peut

S’imaginer de possible en… pensée.

BLANCO

Aux musiciens

Essayons un point d’orgue

Après le da capo / (écoutant

Le résultat) / je m’attendais

À mieux / j’espère toujours

Trop de mon attente, bah !

Con la barba de los Moros

Nuestro humbral barrendamos !

RÍO

Priiit ! Priiit ! Rien à faire !

Le chef de gare hausse les épaules,

Faisant tournoyer son sifflet

Au bout de sa ficelle

Sous le regard du sycophante

Qui ne sait plus à quel saint se vouer

Et qui tord ses doigts dans sa bouche.

Quel horrible spectacle !

(sentencieux)

Qu’est-ce qu’on attend de cette existence ?

À quoi faut-il croire si c’est exister qu’on veut ?

Je n’ai pas de Maure sous la main pour balayer

Et il ne possède pas de seuil ni même de rue

Où promener ce qu’il sait depuis longtemps

De la poésie et de sa place dans le monde.

 

Mon fils, je n’ai pas de fils mais je te crée

Parce que je connais la beauté des oliviers

Sous le soleil d’Andalousie / je connais

La fille de dix ans qui touille la mie à l’ombre

D’un mur ancien : sa vue sur le monde

M’est étrangère : une fois que l’être

Est créé il remplace le rêve / je connais

L’influence des vents sur la terre été

Comme hiver : connais la possession.

 

Voyons ce qu’un chien

Qu’on n’a jamais vu

Dans les parages peut

Trouver sur nos seuils.

 

Comme l’intérieur est voisin de l’extérieur !

Nous n’avons plus de fontaines

Ni de fruits à portée de la main.

On s’est mis à la fenêtre pour l’écouter,

Mais personne ne sort,

Pas même les enfants qu’on tiraille

Comme on peut.

Blanco recommande la blanca.

Dans la fosse,

On recherche un joueur de cet instrument.

Chercher n’est rien si on travaille

Pour l’industrie, le commerce ou

L’administration et si on a des en     (respecter la coupure)

fants / Quelle solitude tout de même !

Sans Dieu c’est difficile / c’est même

Quelquefois impossible : ah le sang

Parle pour nous ! Comme si nous

Servions à quelque chose que l’Art

Imite à notre place / « je suis venu

En étranger et je repars en ennemi »

/ je connais bien la poignée de terre

Arrachée à main nue au lit du fleuve.

Des oiseaux chantaient sur la rive,

Dans les roseaux chantaient, plus

Vivants que moi-même / ruines

Muettes des ombres / sans habitant

Ni traces de lutte / la même pierre

Qui ne fut pas lancée pour jouer

Avec les autres / connais-tu la vie

Comme elle se joue de toi ? — ici

On ne meurt pas mais on disparaît.

On tapote les vitres embuées,

À peine impatient.

On entend les pas précipités

Du joueur de blanca,

Mais Blanco exprime son insatisfaction.

Il attendait quelqu’un d’autre…

Lave le gris pendant qu’il est encore temps !

Laisse la rigole emporter ce peu de poésie.

La rue est le véritable lieu du langage.

Dedans, c’est noir de fumée qu’il faut dire.

Une fenêtre n’est qu’une fenêtre, un système !

Con la barba… (il chantonne la la la) de los….

Qui sait ce que personne ne sait ? Je connais

L’écume et l’embrun : soit. Je te connais

Comme si tu m’appartenais : soit. Je reviens

Ou pas : soit : coulée de bougainvilliers

À l’angle sur la rue : soit. Bouche voilée

Qui parle : soit. Le seuil de notre maison :

Dieu ! À l’intérieur l’eau mouille le patio.

La fille de dix ans revient des cotos : soit.

Tu voulais exister et tu es : quel malheur

As-tu causé dans l’esprit de ces gens ?

Le train est agité,

Comme si des enfants couraient

Dans les couloirs,

Bousculant les voyageurs

Qui collent leurs oreilles aux vitres embuées.

Le sycophante, au bord du quai, dans le dos

De son chef, prévient que « l’heure ce n’est plus l’heure »

Et que les temps vont changer :

« Qui n’a pas droit à un jardin

Et pourtant qui le possède ?

Surtout, qu’on ne me reproche rien ! »

BLANCO

Voix lointaine

Passent leur temps à exciter la jalousie

Et l’égoïsme : « vous n’êtes pas égaux

par définition » / je n’ai rien demandé

Qu’une blanca et son joueur : un désir

De couleur locale : mais le joueur est

Blond comme les blés de Velez : soit !

(crispation douloureuse :

Ça fait mal même si on est insensible

À la douleur de l’autre)

Qu’est-ce que j’attends ?

Elle ne descendra pas

Parce que c’est interdit.

Et ainsi toute la vie : Dul        (respecter la coupure)

cinea / qui croit que croire

Ne rend pas fou ? / Gor         (ceci n’est pas une coupure)

Ur chez les cons : soit.

Mais je n’en dis pas plus :

Satisfaction j’écris ton nom.

Je l’écris avec le sang des hom      (coupure indéfinissable)

mes / et pour ne vexer person      (idem)

ne j’ajoute celui de la femme.

J’écris ton nom en pénitence.

Et je reviens avec Río sur les

Lieux de notre enfance vieille

Seulement d’avoir vieilli : soit.

N’allons pas plus loin que la poussière.

La porte git dans la broussaille : tu te

Souviens ? Les amandes n’étaient pas

Mûres. Le bleu des murs et ses ocres.

« vous êtes venus en étrangers »

Qui aime qui si ce n’est par épouvante ?

Río (je me souviens) croyait reconnaître

La pierre, mais la gravure n’était pas son

Nom : ni le mien. Un nom comme les au     (même jeu)

tres : sans poésie à la clé. Homme de bien

Ou femme fidèle ? Enfant pas sûr de lui

Ni de ses rêves ? Río reconnaissait que

Le monde est si petit qu’on s’y croit

« revenu » / le voici assouvi, maître

De ses émotions, capable de chanter

À la place des oiseaux y compris le

Rossignol / « comme c’est grand

maintenant que je le vois de mes

yeux ! » Et je répondis : « Ainsi

soit-il ! » / fini les vacances, ami Río !

RÍO

Quelle folie s’empare de nous

Quand nous envisageons, ô naïfs,

De dramatiser le court chemin

Qui va de la pensée à la croyance ?

Quel cinéma prend la place de l’écrit ?

Quels personnages mi-humains mi-dieux

Traversent le champ de la cour au jardin ?

Ce matin (on voit le matin) je me sens plus

Homme d’esprit que poète / je veux dire :

Les choses prennent un sens que sans doute

Elles n’ont jamais eu / et je me perds en fossé

Et broussailles même de lilas ou de caroube :

Animal ventral par nécessité de progression.

Qui n’a pas vu la mort de près dans le mort

Lui-même ? À la télé ou dans sa propre mai      (re)

Son ? Ce matin, j’ai le dos tourné à la réalité,

Le film croit avec le temps et le temps pense

Au lieu de croire ::: nous ne serons jamais

Ce que nous sommes : voilà un point d’acquis

Avant la crémation /

BLANCO

            Je n’aime pas cette

Tristesse ::: elle n’inspire pas ma baguette /

J’aime ce qui m’inspire et d’ailleurs : je n’aime

Que ça ::: voilà en quoi consiste notre différence

::: c’est à elle de choisir !

RÍO

Wie einst… ? Voici un

Matin comme les autres ::: mais sans elle :::

Qui a vu le film ? Qui a payé sa place ? Qui,

Avant les autres, est sorti ::: dans la noche

oscura ? Ne retournant même pas chez lui

/ vitrines noires et portes closes : tout est

Prêt ! — y compris les effets de substance

Sur la douleur / moi ::: le fleuve qui refuse

De se jeter dans la mer ::: moi le promeneur

Des sables ::: l’écumeur de voyages ::: le fils

Sans père ni frère ::: voué à ceci : j’écrivais

Parce que je n’étais pas encore poète / temps

D’un encore / dit : enfance ::: je ne veux plus

De ce théâtre ! Plus de ces ombres jouées

Avec les dimensions ::: ce matin je veux

Sortir : de moi-même et des autres ::: acte

Sinon phénomène / avec ou sans elle :::

Coupant l’air / brassant haleines et cris

/ je sais que des fois nous sommes faits

L’un pour l’autre ::: d’autres fois nous

Prenons de ce pain parce qu’il est sur

La table ::: et que personne n’y voit

D’inconvénient ::: jambons des plafonds

Andalous / le père se lève un peu, couteau

En l’air, considérant sa filiation au passage,

Le vin ayant troublé cette eau dormante.

Derrière nous la porte est ouverte, poussières

Des mines et des champs, pratique amère

Des chemins qui nous reviennent, voisins

Errant des rues de terre et de mauvaises

Herbes / « sais-tu qui est qui ? » / le sang

Parle pour nous : « des poètes ? jamais ! »

Pas qu’on sache ::: mais qui sait si la blanca

Est l’instrument des seuils ou autre chose

De moins visible à l’œil nu ? Une invention

À la gitane : « je sais ce que vous voulez dire

et je le dis autrement » — matins sans nuit

Comme souvenir ::: ce que vous avez rêvé

Est la nuit même / marre de ce théâtre gris

Et moite comme un portail d’usine ! Moi :

Je suis ce que je pense être / et tu n’es pas

Ce que tu as été pour moi ::: rôles à jouer

Avec les dés pipés de l’aventure sociale /

« qui n’écrit pas ? » / qui n’est pas l’écriture

? / l’auteur de ses propres jours sachant doser

Hypocrisie et jalousie ::: existe ::: alba serena

::: au lieu de mettre en scène relisez ! jouez

Faux ::: veux-je dire ::: les matins sont cristallins

/ on arrive au bout de la nuit et commence

La nuit suivante / « avant j’étais un enfant »

Scène II

Des machinistes s’activent

Sans souci d’esthétique… heu… théâtrale.

Cela fait un bruit d’enfer !

On repeint même le train !

On réécrit les noms et les mots des panneaux.

Les effets de volume sont sans épaisseur

Sitôt qu’on les voit de profil.

Río veut s’arracher les cheveux

« mais ça fait trop mal ! »

(Río reprend)

Carton-pâte ! Nous n’avons pas les moyens

De satisfaire la demande ! Nous agissons

En fonction de notre connaissance de la

Douleur et du verbe qui va avec : alchimie

Des entrées et sorties / billets papillonnant

Dans la rue qui nous donne son nom : voix

D’enfants qui veulent en savoir plus / « qui

Est qui ? » / « l’erreur est de dramatiser

ce qui n’a rien à voir avec le spectacle »

« as-tu mangé tout le paquet ? » / dire

Plutôt : « en as-tu fini avec le contenu ? »

BLANCO

Exubérant mais toujours dans la fosse

Oui ! Oui ! C’était comme ça !

Exactement comme ça ! Facile

Mais rare ! Main dans la main

Pour être conduits sans détour !

Tu te souviens parfaitement, Río !

Presque aussi bien que moi ! Et

Pourtant tu n’es pas à la recherche

D’une blanca — ô désespérément !

Au seuil de ma mort qui déjà chante,

De l’enfant au vieillard, chante et

Danse, barbes et fesses, et nous

Venant de si loin que les pyramides

Nous enchantent — ô désespérément !

Toute cette foison-fusion et Gor Ur !

TOUS

À l’intérieur comme à l’extérieur

Gor Ur !

Il y a de plus en plus de monde sur la scène

Et quelqu’un propose « conséquemment »

De la multiplier « car le besoin

De dire ensemble

Est plus fort que l’onanisme » /

Le sycophante prend la parole en ces termes :

Ce n’est pas parce que la température ambiante

Est supportable et que même par endroit et

Quelquefois on se les gèle que notre Monde

N’est plus en fusion et qu’on n’a plus de souci

À se faire quant à l’avenir de notre conservation

En bocal ::: car ::: à l’extérieur du bocal l’Urine

Est un principe salvateur ::: pas d’existence et

Encore moins de vie sans Urine ::: il faut compter

Sur elle et même la prier de continuer d’exister

Si on veut vivre aussi longtemps que c’est math

Ématiquement possible depuis que le premier

Nombre a roulé sur le tapis tout à fait par ô

Hasard ::: (il tourne la page) Gna gna gna heu

(toune plusieurs pages et s’arrête de tourner

aussi soudainement qu’il a commencé à le

faire) Ah ! Voilà : notre Dieu ne s’appelle

pas mais si on le nomme il vient en autant

d’endroits qu’il y a de lieux de prière ::: c’est

Pratique ::: car si (ici, dit-il, des considérations

D’ordre métaphysique) ce n’était pas le cas

On serait bien emmerdé ::: je tiens à prévenir

Les autorités ! (il fuit et grimpe au rideau)

LE CHEF DE GARE

Impatient et claquant du drapeau

Marre qu’on me prenne pour ce que je ne suis pas !

J’écris : « Mon cher fils, j’espère qu’il fait bon au Mali.

Ici, c’est la grisaille tous les jours et les femmes sont…

Enfin… Tu sais ce que c’est maintenant que tu as l’âge.

Nous ne connaissons personne qui ait perdu un fils.

Ça nous ferait du bien de fréquenter ces personnes

Qui existent, comme tu sais. Mais l’État demeure

Princier dans ce territoire qui se veut plus pays

Que les vrais pays. Nous sommes si seuls sans toi !

Nous regardons la télé mais tu n’y es pas, hélas !

Sinon les trains passent dans les villes et les champs,

Comme des rats. Il y a toujours quelqu’un qui

Cherche quelqu’un, heureusement parce que sinon

Le métier de cheminot serait bien ennuyeux !

Nera t’envoie ses baisers pour que tu en fasses

Ce que tu voudras. Tu sais comme elle est patiente !

Si j’étais à ta place, je l’épouserais avant qu’elle

Se suicide. (saluant du drapeau une vitre du train)

Comme cet arrêt est strictement technique, mon fils,

Je n’ai pas l’occasion de l’embrasser sur les joues

Comme tu le ferais toi-même sur sa bouche si

Tu n’étais pas si loin d’ici. Point à la ligne. Signez.

(en aparté)

J’espère que j’ai trouvé les mots… (cherchant

le sycophante) Ça y est ! Je suis seul ! ÇA, ÇA

Devait arriver un jour ou l’autre ! Un dimanche !

Comme si Dieu existait entre urine et fusion !

(il dingue, clac ! clac !)

TOUS

À l’intérieur comme à l’extérieur

Gor Ur !

Scène III

Río mains dans les poches,

Comme s’il se baladait

Dans Paris.

Il a un air dans la tête

Et il la secoue en rythme.

« Il y avait longtemps

que ÇA ne m’était pas

arrivé » / il s’arrête

Devant une porte fermée,

Levant la tête comme

Pour interroger quelqu’un,

Mais il ne dit rien et voit

Qu’on ne le voit pas.

ÇA le rend triste.

Merde ! Pas un enfant ! Pas même

Une femme-enfant ! Pas de quoi

Satisfaire une curiosité que je peux,

Sans honte ni remords, qualifier de

Légitime tant je me sens tributaire

Du temps qu’il a fallu pour en arriver

LÀ /

LE CHEF DE GARE

Et comment !

LE SYCOPHANTE

Et comment ?

Sifflement du train.

L’air bouge, comme à Venise

Sous l’influence des cheminées.

Le Westinghouse décomprime plusieurs fois.

Les attelages se détendent puis se rapprochent.

On entend les caténaires comme sous la pluie.

Quelle poésie le chemin de fer !

Soudain le sycophante se réveille d’un sommeil

Vieux comme la guerre :

« Alerte rouge ! Alerte rouge !

Quelqu’un (je dis bien « quelqu’un »)

Est descendu du train alors que

LE CHEF DE GARE

…un arrêt technique est en cours !

RÍO

Hilare

Vous exigiez un théâtre populaire

Si vivant que la Mort n’y reconnaît

Plus ses petits / et bien voilà il arrive

Au moment où on ne s’y attend plus.

Nous passions vous et moi dans la rue.

Il était nuit ou elle allait tomber / mort

Tranquille du jour après le gagne-pain.

Votre bras était nu et vos cheveux au

Vent, car il ventait ce soir et nous étions

Pressés de rentrer / soudain : illumination

Comme si on venait de réinventer la

Poésie /

« On entre ? » / pourquoi pas pénétrer

Dans cette ombre ? On y communie

De pain et de vin comme ailleurs /

Et au passage nous saisissons d’autres

Mains ::: nous avons l’habitude d’être

Seuls quand l’heure n’est plus l’heure.

Tout le monde est d’accord là-dessus.

Mais quel désespoir installe les substances

À la place de la pensée ? / nous entrons

Entre les autres / nous trouvons notre

Place / nous nous excusons un peu avant

De nous asseoir / quel lieu ! quelle vie !

« Et ça ne coûte pas cher ! » ô voisine

Qui connaît le texte par cœur ! Pas cher

Et souvent / « je les adore » / nous adorons

Avec une telle facilité ! / tu as dit :

« théâtre ? »

Autour de nous : la communion en cours

De formation stellaire ::: « jamais venus

Avant… ? » / « initiez le nouveau venu

car il savait avant de venir » / chaque

Chose à sa place ::: plus complexe qu’un

Livre qu’on ouvre et referme / « on entre

et on sort ::: mais c’est plus ::: complexe

/ — sans doute parce que nous sommes

plusieurs et non pas deux — ou seul des

fois ::: le désespoir aux mors ::: vieux

cheval sans jeunesse ni enfance / qui

vient ? » / peut-être un auteur en va

Drouille / qui sait ce que nous réserve

La mort ? / interminable glissade sous

La pluie des avenues / trottoirs des pas

Et des attentes / « jouons maintenant !

la mémoire du texte n’attend pas ! »

— vous le vouliez tellement, ce théâtre !

Nous sommes tombés dessus, ensemble.

Entre la chambre et la chambre, carré

Limité par ses affiches racoleuses /

Métier de perroquet / le décor descend

Du ciel avec les sacristies de la douleur

/ qui a la chance de rencontrer son

Semblable ?

Entrez et sortez au lieu d’aller et venir !

Entre rien et beaucoup / cette similitude

Que tout le monde n’a pas la chance

De trouver en chemin ::: « je te reconnais »

Chroniques préparatoires du roman

À venir / faute de poésie tu sors pour

Ne pas rentrer / au bras nu plié comme

L’équerre d’une branche qui a porté

Ses fruits en un temps plus dur encore

/ tu voulais un spectacle et même

Le renouveler autant de fois que la vie

Dure / un soir de promenade digestive

/ incapables de martyriser le corps /

Au contraire fuyant les jeux de rôles

/ de quels dés le poète se sert pour

Compter les jours et soustraire ses

Nuits ? / « comme la poésie serait

belle si je ne l’étais pas avant elle ! »

— Nous entrons dans la crypte ou

Adyton — fragment d’un sanctuaire

Revu et corrigé par le Ministère /

« avant, j’étais… oh ! tu sais très bien

ce que j’étais ! » / je l’étais moi aussi

/ donnez aux enfants les moyens du

Suicide / dites-leur : c’est possible /

Un jour (tu verras) la vie deviendra

Insupportable et tu t’en prendras

À elle plutôt qu’à toi / et vice et versa

/ avec ou sans enfants à la clé : mal

Engagés dans la serrure du temps /

« qui est derrière la porte ? » / signe

D’un lieu / où se signer / singes faux

Des portails monumentaux / le soir,

À la tombée du jour, les avenues

Ruissèlent de bonheur / la vitesse

Acquise est un paramètre à saisir

Quand il est encore temps / glissades

Entre les feux / courbures perspectives

Des ponts / « j’écrirai un poème sur

ce qui arrive au théâtre à cause du texte »

/ je sais que tu l’écriras : vitrines closes

Avec illuminations en découverte noire

/ instruments et rejets au bas des murs

/ des flics veillent / des témoins gisent

/ de l’orteil aux cheveux l’exploration

Constante de la douleur changée en or

Par le miracle des crépuscules / « un jour

tu sauras ::: mais il ne sera plus temps /

disant ah merde si j’avais su » / l’œil

Aux aguets / la chair tremblante / sang

Pour sang / territoires avant rideau /

« comme la poésie devient difficile

quand on ne l’écrit plus ! » / tu étais

Là ::: pourrais-tu dire en entrant dans

La chambre du mort / « quelle famille

de suicidaires ! » / en quelle époque

Distincte de l’enseignement de l’Histoire ?

Ainsi les petites tragédies bukowskiennes

/ en trois vers trois secondes / une de trop

/ « si c’est là que tu veux entrer, entrons ! »

Boniche pour commencer ::: ou jardinier

« ça tourne rond ou ça ne tourne pas /

rien entre Racine et Bukowski / rien passé

ni à venir / vous pouvez sortir d’ici si

ça vous chante ::: ou attendre que ça arrive

/ le texte n’est pas un théâtre ::: le théâtre

n’est pas un texte / le vers se tortille en prose

/ (sérieux et sec) je vous aurai prévenus ! »

(un temps que le sycophante met à profit

pour se plaindre)

Assez de théorie ! Passons à l’acte !

En effet (dit le chef de gare) quelqu’un

Vient d’enfreindre la consigne pourtant

Clairement exprimée par ma propre

Voix ! Il faut toujours que ça m’arrive !

Et ça n’arrive qu’à vous (dit le sycophante

un peu chatouillé par d’autres occupations)

ajoutant si je ne me trompe pas

Quelqu’un, c’est vrai, quelqu’un que je connais

(continue Río)

De longue date ::: remontons à l’enfance près

De la mer, avec le pied des montagnes au cul.

La terre s’arrête là, constata plus d’une fois

L’ami qui voulait toujours aller plus loin, pieds

S’enfonçant dans le sable et la marée montante.

« mais nous sommes au théâtre, Río ! tu ne peux

pas fuir par la porte ::: la seule issue est dans

le texte ! » / comme si je ne le savais pas / mais

Ton bras est nu : sur l’accoudoir nu comme un vers

Que la prose revisite en étrangère au pays : quel

Toxique me dispensera d’y penser et d’agir

En conséquence ? / qui, malchanceux, n’a pas

Rencontré son semblable (à un poil près) ?

Un soir de lune et de soleil / un de ces soirs

Sans inspiration / tenant ferme le bras nu

Qui ne s’oppose pas ::: entrée des artistes

::: un cupidon salue bien bas / jambes aigres

D’une hélène / « vous poussez la mauvaise

porte ::: tirez plutôt celle-ci » / et en effet :

Nous entrons / nous prenons place / orientés

Dans le sens du spectacle / « sinon à quoi bon ? »

Comme la vie est légère quand elle ne pèse

Plus rien ! / — « un jour, je dis bien : un jour

(or, il est nuit à cette heure divertissante)

tu me remercieras… » / « suçons ensemble

la pastille prémonitoire » / « tu le reconnais

? » / « ? » / « hier… chez Blanco… Nera… tu

l’aimes bien ::: ne dis pas le contraire ! » /

Or ::: je le disais / mais ce n’est pas le sujet

De ce spectacle Oh ! vivant ! Oh ! qu’il vive

Tant que nous sommes de ce monde /

Oh ! comme j’aimerais être et exister

Ailleurs ! / d’ailleurs j’y vais si tu n’y vois

Pas d’inconvénient / « moi ? inconvénient ?

moi si seule ? moi abandonnée ? théâtrale

dis-tu / personnage plus que l’énigme qui tue

son passant / Oh ! tu me connais si mal ! »

(ici, le sycophante actionne l’aiguillage)

Quelqu’un descend (ânonne-t-il)

Alors que la consigne est claire

(n’est-ce pas, chef ?) et le Temps

(avec une majuscule) prend la place

De l’action et de ce qu’elle prépare

Pour y mettre fin (à elle-même) /

(s’adressant au chef de gare)

Qui descend, d’après vous… ?

LE CHEF DE GARE

Distrait

Je devais le savoir… ? Je ne sais pas ce que je sais.

Sinon à quoi servirait les consignes ?

LE SYCOPHANTE

La consigne dit : « Personne ne descend du train…

LE CHEF DE GARE

Joyeux

…car ceci est un arrêt technique ! »

Je connais la leçon plus que par cœur

(en bon comédien que je suis)

LE SYCOPHANTE

Mais la consigne ne dit pas pourquoi

On s’arrête sans descendre sur le quai

Pour prendre l’air ou autre chose…

LE CHEF DE GARE

Ce n’est pas le travail d’une consigne

De dire pourquoi elle est ce qu’elle est !

LE SYCOPHANTE

Et pourtant, elle est bien ce qu’elle est

Et pas autre chose…

LE CHEF DE GARE

Circonspect

Vous visez quelqu’un en particulier… ?

LE SYCOPHANTE

Hou ! Le voilà qui arrive !

Scène IV

Et en effet,

Tandis que la brume revient installer ses approximations humides,

Quelqu’un s’approche,

Sur le quai déambule sans cesser de s’approcher,

Noir de moins en moins,

Sans lenteur ni le contraire,

Sans tranquillité ni autre chose,

Quelqu’un qu’on connaît ou pas :

Il est trop tôt pour le savoir

Avec certitude.

Río recule.

Le chef de gare et le sycophante campent sur leur position.

BLANCO

De la fosse

Le moment serait bien choisi

(et Dieu sait si choisir est exister)

Pour composer, à la baguette,

Une ouverture comme à l’Opéra,

Histoire de signifier que rien

N’est encore arrivé, rien de bon,

Rien de dur à cuire sans l’athanor

Cher aux poètes municipaux, tous

Militants. Je propose une musique

(si on peut appeler ça musique)

Aussi proche que possible du cœur

Même de la terre (car n’oublions

pas que nous avons les pieds

dessus et que rien ne dit que

le ciel en est un) avec ses fusions,

Ses magnétismes, ses voyages

Au centre et ses peuples encore

Possibles / une musique sans

Mesure ni limite de souffrance,

Une façon de s’infliger le plaisir

Au lieu de le donner, une musique

À soi, comme si on était seul

Au monde, sans passé ni futur,

Une seconde infinitésimale, nette

Comme le tranchant d’un couteau

Que la Gitane impose à l’amant

D’un soir, soir d’été dans la sierra

Qui se voit dans la mer à la Lune.

Il soupire.

RÍO

Exaspéré

Mais qu’est-ce que tu racontes, pauvre accessoire !

Ceci est un théâtre, pas un livre ouvert à la fenêtre.

Cela n’est pas un ciel tout d’azur composé à la va-vite.

Nous n’avons le temps que de l’action, pas de savoir

Ce qui se passe et ce qui n’arrive pas de toute façon.

Pendant ce temps (perdu) on attend un personnage.

On l’attend parce qu’on a besoin de lui ! Sans lui

Pas de tragédie à imposer au couteau de la Kalé.

LE SYCOPHANTE

Intervenant

Et il nous faut aussi un lieu !

Sans lieu (je veux dire sans lui)

Le personnage en question

N’habite pas / je connais

La question / moi aussi j’ai

Écrit quand j’étais jeune /

Et je savais d’emblée que

Sans lui ni sa maison à Tanger

Ou ailleurs : aucune histoire

N’entre dans l’écrit pour ô

Pour l’habiter / c’était avant

Que je devienne un salaud…

LE CHEF DE GARE

Pas convaincu

Parlez pour vous !

(citant)

« Un arrêt technique est… »

(regrettant amèrement)

Mais personne n’écoute…

RÍO

Sûr de lui

N’écoutez pas le temps qui passe.

Mais voyez comme il passe, seul

Sous les ponts ou dans un verre.

 

Ne serrez pas vos dents fragiles

Ni ne sortez la langue pour la pendre.

Tout est chanson si on y pense.

 

N’en voulez pas aux suicidés ni

Aux morts des champs, parlez

Plutôt d’oiseaux sur les branches.

 

Évoquez le matin si c’est le soir.

Et s’il fait nuit (déjà) pensez à elle,

Les fleurs de la rosée seront fidèles

Au rendez-vous, croyez-moi sur parole.

(il s’interrompt ou a fini,

et précise que)

Je ne sais pas ce qui m’a pris,

De la Gitane ou de l’amant !

Ça m’est venu comme ça vient

Quand on ne s’y attend plus.

 

Ma fenêtre n’entend pas les avions.

Mes murs ne tremblent pas de peur.

Mes coussins me reçoivent aussi nu

Qu’au premier jour de cette existence

Que je n’ai désirée à aucun moment

De mon être, avec ou sans exemple.

 

Qui inviter si personne n’entre ?

Qui racoler au niveau de la rue ?

Que marchander en signe de soi ?

Les dealers sont de bonnes gens,

Mais le ras des murs extérieurs

Est à l’intérieur de nos tombeaux.

(il soupire comme entre Grenade et Motril)

La vitesse est acquise ou la modernité

N’est qu’un attrape-couillon, Blanco !

(se soumettant, échine ployée)

Va pour un concert de fusions !

Notre Gor Ur veille au grain.

Sa hune traverse l’immensité

Verticale /

Que la loi soit le seul principe !

Accords divers des instruments dans la fosse.

Une soprano exerce son influence sur le mode.

Puis se plaint de l’humidité.

Alterne ainsi vocalises et plaintes.

Blanco heurte son pupitre

De sa baguette « magique » /

Il dit

Que personne ne prend plus le temps

De danser dans la rue pour danser

Dans la rue comme si le temps

N’avait rien à voir avec les mathématiques.

LE CHEF DE GARE

Agitant son drapeau

Ça devient compliqué, c’te histoire !

Je ne vois ni Gitane ni amant…

Ça ressemble pourtant à un théâtre…

Ou alors c’est un music-hall

On ne sait pas d’où on vient,

À part de chez soi,

Mais pour ce qui est d’aller

On y va !

LE CHŒUR

Con la barba de los Moros

Zim boum boum général !

Le silence s’impose.

La baguette tapote la paume.

Blanco songe à un cul.

Il le tapote d’abord,

Puis la fesse se contracte

Sous l’effet de la douleur.

Il entend le cri (de plaisir)

Et en pousse un autre

D’une voix de stentor.

La soprano apparaît enfin,

Dodue sur un nuage peint.

LE SYCOPHANTE

Hypocrite et jaloux

Moi aussi j’ai chanté

Quand la chanson

Était à la mode.

(il se souvient)

Papa et maman dans le jardin

De Federico García Lorca,

Près de Grenade avec des roses

Dans le ciel

(car j’étais couché dans l’allée

Que le poète arpenta si souvent)

« Nous aimons tant nos fruits ! »

Et que penser de nos couleurs ?

Des hommes en armes surgissent

(peut-être aussi des femmes)

Et le sang se met à remplacer l’eau.

(prenant les autres à témoin)

Imaginez l’enfant que j’étais

Avant de devenir ce que je suis.

« Nos fruits ! Nos fleurs ! Nos balcons !

Nos allées d’ombre et de lumière

Comme dans l’arène.

Et maintenant il faut mourir !

Abandonner femme et enfant.

Ne plus rien espérer de l’écriture.

N’être jamais revenu sur le seuil.

Comme le ciel est ciel !

Et comme la terre est mer !

Je savais que sans poésie

La vie n’est que le manche du couteau. »

Papa dixit.

LE CHEF DE GARE

Admiratif

Je ne vous connaissais pas sous cet angle.

LE SYCOPHANTE

Maintenant vous me connaissez mieux…

Est-ce que cela vous fait du bien… ?

LE CHEF DE GARE

Malheureux

Ma foi je n’en sais rien…

Quand je ne suis plus chef de gare,

Je suis un cheminot comme les autres.

Mais je n’habite pas aussi loin que vous.

LE SYCOPHANTE

Souffrant vraiment

Mon chef-d’œuvre mort-né !

À l’État civil cette notation :

« N’a jamais eu lieu, personnage

Inventé par la mort elle-même. »

Il me restait, comme à tout le monde,

Le temps et l’écriture, par ouï-dire.

Mais qu’en faire nom de Dieu !

Vous êtes-vous à ce moment-là

Posé la question du chef-d’œuvre ?

Je suppose que non…

LE CHEF DE GARE

Interloqué

C’est une question… ?

LE SYCOPHANTE

Je n’en pose jamais,

Mais j’y réponds souvent…

LA SOPRANO

Soudain !

Quel poète parle de moi ?

Quelle voix imite la mienne ?

Est-ce que je peux commencer ?

Elle s’avance vers la fosse sans y tomber.

Le public fait « oooh ! » car il y a cru,

À la grande satisfaction du metteur en scène.

On voit nettement le « personnage » qui est descendu

Sans permission expresse

De la part de la seule autorité

LE CHEF DE GARE

Solennel

Moi !

compétente en matière de décor ferroviaire.

« Comme le monde est petit

Vu d’ici ! »

Passage du mode mineur au majeur.

Le cœur retrouve de sa vigueur.

Applaudissements, discrets toutefois.

Puis place au silence qui précède

Les grandes interprétations.

Scène V

RÍO

Angoissé

Ils veulent du spectacle et

Ils ont de la poésie avec

L’attente qu’elle suppose.

Elle aime se suspendre

Aux lèvres cependant.

« Chuuuuut ! »

(singeant)

« Qu’il se taise à la fin !

On n’est pas venu pour ça !

On a payé ! On en a mal !

Mais ne sommes-nous pas

Ce que nous sommes ensemble ?

Tellement différents de l’autre !

Si proche de l’idée de Dieu !

Qu’il se taise à la fin !

Nous n’en pouvons plus ! »

Mais qui peut en ces temps

De bonheur à la clé ?

Rêvez de posséder

Et vous perdez un proche.

LE PUBLIC

D’une seule voix

C’est nous qui décidons !

L’Armée n’a pas de sens

Si on n’peut plus chanter

En goguette ou ailleurs.

 

Puis nous avons le temps.

Et Dieu entre avec nous

Dans le temple associé

Au meilleur de nous-mêmes.

 

Voilà qui est bien fait,

Bien pensé, bien à nous !

Nos enfants seront fiers,

Mêm’ quand nous seront morts !

 

Héritez la maison,

Prenez meubles et joies !

Nous somm’ venus pour rien

Mais ça valait le coup !

Un cri horrible !

Blanco brandit sa baguette,

Mais rien n’y fait,

Le cri continue de pousser.

Tout le monde est figé

Dans l’attente (sans doute).

Alors on voit arriver, titubant,

La soprano, bouche grande ouverte,

Bras en V, échevelée et terrible !

Elle atteint le niveau de la scène

Où se trouvent le chef de gare et le sycophante.

Río s’approche bien un peu, mais pas trop.

Elle halète entre deux poussées vocaliques.

Et ânonne enfin,

Brandissant la feuille de papier

Sur laquelle elle pose ses yeux horrifiés :

Jamais je ne pourrais chanter ça !

C’est au-dessus de mes forces !

RÍO

Veut-elle dire « au-dessus de mon intelligence » ?

LE CHEF DE GARE

Outré

Mais enfin, madame… !

Vous êtes payée pour ça…

LE SYCOPHANTE

Vous ne pourrez plus dire le contraire…

LA SOPRANO

Quel horrible personnage !

LE SYCOPHANTE

Horrible, certes, mais beau…

LE CHEF DE GARE

Étonné, au sycophante

Vous connaissez le texte… ?

(haussant les épaules)

Je ne m’étonne plus de rien

Venant de vous…

(à la soprano)

Comment se fait-il que…

LA SOPRANO

Hautaine

J’ai dépensé tout l’argent.

LE CHEF DE GARE

C’est bien ennuyeux…

Autant pour moi que pour vous…

(après réflexion)

Et pourquoi donc ne pouvez-vous pas chanter

Ce que contient ce feuillet arraché à l’automne ?

LE SYCOPHANTE

Surpris

Comment savez-vous que…

LA SOPRANO

Je ne peux pas chanter ceci

(elle secoue la feuille au son d’un tambourin)

Parce que c’est… de la prose !

TOUS

DE LA PROSE ?

LA SOPRANO

Contente d’elle-même

Comme je vous le dis. La différence…

TOUS

Agacés

On sait ! On sait !

LA SOPRANO

Mais ce que vous ne savez pas,

C’est que la prose ne se chante pas.

RÍO

Savant

Elle se dit.

LA SOPRANO

Avec humour

Or, ça ne me dit rien.

LE CHEF DE GARE

Perplexe

En concluez-vous qu’on vous a payée pour… rien ?

LE SYCOPHANTE

C’est ce que je conclurais

Si j’étais à sa place…

LA SOPRANO

Digne

Mais vous n’y êtes pas !

Aussi, trouvez quelqu’un pour… dire.

LE CHEF DE GARE

Les conditions de l’arrêt technique

Ne permettent pas de… trouver…

(il se gratte le crâne sous sa casquette)

LE SYCOPHANTE

Nous n’avons même pas de souffleur.

LA SOPRANO

Hautaine

Qu’est-ce que j’y peux, moi ?

Je ne trouve pas, je chante.

(elle fait mine de sortir

mais Río la retient par la manche,

ce qu’elle accepte avec plaisir)

Avant j’étais une enfant

Et un jour je serai vieille…

RÍO

Si vous êtes venue pour ne pas chanter

Pour dire ça…

LA SOPRANO

Heureuse de pouvoir enfin s’expliquer

devant tout le monde

Avant je ne disais rien

Et ensuite je me tairai…

LE CHEF DE GARE

Trépignant

Je n’ai pas été formé pour ça !

(menaçant)

Quand on est payé pour chanter, on chante !

LE SYCOPHANTE

Et quand on n’est pas payé pour dire, on se tait !

RÍO

Découragé

J’avais pourtant écrit en vers…

LE SYCOPHANTE

Amer

Vous n’avez pas eu de chance…

LA SOPRANO

Caressant la main de Río qui la tient

Je peux rendre d’autres services…

Mais ce n’est pas l’heure…

LE CHEF DE GARE

Consultant son oignon

En voilà du temps perdu !

LE SYCOPHANTE

La prose perd le temps

Qu’il faut pour la dire.

LE CHEF DE GARE

Impatient

Cessez de vous prendre pour Sancho

Et de me traiter de don… (à la soprano)

Mais où donc allez-vous avec l’argent

De la Compagnie ?

LA SOPRANO

Parlant de Río

C’est monsieur qui y va !

Mais je ne sais pas où…

Posez-lui la question.

LE CHEF DE GARE

S’interposant

Où allez-vous, monsieur… ?

RÍO

Hilare

Mais c’est elle qui…

LE CHEF DE GARE

Péremptoire

Vous n’irez nulle par avec mon argent !

LA SOPRANO

Rieuse

Vous voulez dire « celui de la Compagnie… »

LE SYCOPHANTE

Se joignant au rire

…qu’il s’agit maintenant de fausser…

LE CHEF DE GARE

Outré

Vous voulez dire que… de dire…

Cela… cela sonnerait faux… ?

LA SOPRANO

Je ne me tuerai pas à vous le… chanter !

Tout le monde rit,

Sauf le chef de gare.

Il tourne le dos à la salle,

Mais on entend sa voix

Comme venue d’ailleurs :

Je ne sais pas comment Verdi s’y prenait

Pour ne pas trahir son librettiste…

Mais je ne connais pas la musique,

Ce qui explique bien des choses.

(à la soprano, qu’il supplie à genoux

tandis que Río l’entraîne côté jardin)

Je ne vous demande pas de rembourser.

Ce n’est pas à moi de le faire (hésitant)

Enfin… je crois… (lui arrachant le feuillet

des mains qui semblent se transformer

en oiseaux, ce qui ravit Río) / Voyons

ce que ça…

LE SYCOPHANTE

Triomphant

…dit !

LA SOPRANO

Caressée

Il ne manquerait plus que ça ne dise rien !

RÍO

Ou pas grand-chose de nouveau…

LE SYCOPHANTE

…comme cela arrive avec la prose…

LA SOPRANO

…quand on n’a personne pour la…

LE CHEF DE GARE

Déprimé

…dire !

Scène VI

Jeux de lumières.

Comme on voudra.

Le vieux poste de radio est remplacé par un écran de poche.

Río dit qu’il a mal, mais il ne sait « pas où » ?

Il va de l’un à l’autre,

Comme s’il venait d’entrer pour la première fois

Dans une institution qui sait où il a mal.

On lui lance un journal.

Il se rappelle :

C’était « il y a pas si longtemps que ça » /

Il dit « on était jeune /

— qui ça « on » ?

— blanco et moi /

— qui d’autre en effet… ?

— lisez !

Il lit

/ ou fait semblant :

« redeviens normal, papa ! » répétait-il sans se lasser et papa se laissait faire. les mains de blanco passaient sur la peau flasque du vieux qui était allongé sur le ventre à même le volet arraché à ses gonds ancestraux. « je sais pas, vous (disait le vieux) mais moi ça me fait de l’effet. je crois que je vais changer.

t’as jamais changé. t’es toujours resté le même. maman…

elle est plus là pour me contredire ! laisse tomber !

et blanco continuait de passer ses mains sur la peau qui frémissait comme si cette histoire de fluide magnétique (ou autre chose) devenait aussi vraie que celle de l’existence de dieu racontée par des fous. j’en avais la chair tétanisée. j’étais assis dans le canapé avec des coussins dessous et une clope au bec, muet depuis qu’on ne me posait plus de questions. moi aussi je croyais que le vieux pouvait changer parce qu’il croyait que son fils était doué d’un pouvoir qui relevait de quelque puissance maléfique héritée de melmoth. mais pour l’instant le vieux ne ressentait rien qui ressemblât à un changement. ça devait se passer à l’intérieur de lui-même. ça commençait par une douleur et ensuite on se sentait mieux. blanco (avant de devenir musicien) avait expérimenté son truc sur moi. ça m’avait changé au point que j’y croyais plus. la douleur que j’avais ressentie était imaginaire. j’en étais devenu presque fou. j’étais sorti de là comme si j’y avais cru / à un moment donné. mais quel moment ?

ça va dit le vieux je ressens quelque chose que j’ai jamais ressenti…

c’est signe que ça vient dit blanco (qui l’avait déjà dit) / demande à río.

río n’est pas l’exemple à suivre grince le vieux.

il m’aimait pas à cause de ce que je savais. et aussi à cause de ce que j’avais dit. aux uns et aux autres dit comme ça pour être de la conversation. des fois on se sent si seul qu’on se met à parler / ou à écrire / ou à caresser un chien (un animal) en attendant que ça passe.

(ça va jusque-là monsieur l’éditeur ?)

bref on passait le temps à le perdre comme la plupart des gens qui n’ont pas de métier à opposer à l’ennui. et le vieux n’avait pas changé depuis quarante ans. il se souvenait d’avoir changé une fois mais ça n’avait pas été dans le bon sens / justement celui qu’il avait demandé à blanco de changer en s’activant sur lui avec ses mains héritées de la vieille qui était morte depuis aussi longtemps qu’on en avait envie.

et là ? dit blanco en tortillant ses mains d’une drôle de façon (si tu les tords comme ça dans une église on te prend pour un saint) / normalement tu devrais commencer à ressentir quelque chose…

genre quoi… ? j’ai pas tellement envie de souffrir parce que j’ai déjà mal et que ça me fait rien…

des fois ça vient de si loin qu’on se laisse surprendre et on se met à crier.

j’ai jamais crié / sauf après ta mère !

tu crieras si c’est comme ça que ça doit commencer !

ils s’engueulaient comme d’habitude. je fumais près de la fenêtre et le vent annonçait la pluie. c’est toujours comme ça à cette époque de l’année : on attend la pluie et elle vient. le jardin a l’air d’aimer ça et on se sent presque aussi joyeux que ses herbes folles. je ne sais plus quelle heure il pouvait être. on n’avait pas mangé avant de commencer. le changement du vieux s’était imposé comme la chose la plus urgente à mettre en œuvre. en bas la porte était fermée à clé / des fois que ça nous laisse le temps d’aller voir ailleurs si le don de blanco était une réalité ou un truc qu’on s’était mis dans la tête parce que sinon on se sentait aussi seul qu’on l’était. mais le vieux (pour l’instant) ne ressentait rien genre douleur qui arrive de loin (c’était comme ça que blanco en avait parlé) /

bref (dit le vieux) même si ça marche (ton truc) ça les empêchera de me demander comment j’explique ce qui est arrivé / des choses qu’on peut plus changer / mais est-ce que j’en ai envie ?

t’en auras envie lorsque ça viendra (ajoutant) de loin.

je veux bien le croire (continue le vieux) mais ça changera quoi si c’est ça qu’ils veulent.

ce qui est fait est fait décrète blanco et il multiplie les passes et moi je regarde l’espace entre ses mains et la peau inerte et je vois pas comment c’est possible sans au moins un signe. dehors il pleut. mais sans vent maintenant. comme si le vent laissait la place à cette eau tombée du ciel par principe. qu’est-ce que j’attendais ? le vin commençait à me donner des idées que je n’avais pas avant qu’on commence (si je puis dire qu’on a commencé ensemble le vieux blanco et moi) /

ferme la fenêtre ! ça me refroidit !

je ferme la fenêtre. je me supprime la pluie tranquille. elle se met à battre les carreaux. les arbres sont immobiles. la lumière n’a pas de sens. temps d’orage. ça va venir. j’aurais alors peut-être perdu conscience.

ouais c’est ça ! dit le vieux. on perd conscience et ça recommence alors qu’on avait l’intention de changer. tu parles si j’ai essayé ! plus d’une fois ! mais c’est la première fois que…

il frissonna soudain. quelque chose arrivait. il croisa le regard savant et inquiet de blanco qui maintenait le rythme. ma fumée les rejoignait mais ça les gênait pas. ils étaient concentrés autant l’un que l’autre. ne disant rien parce que ça arrivait. de si loin qu’il n’y avait plus de mot pour en dire quelque chose de sensé. c’est ça le vrai silence. celui qui se tait. avec une bonne raison pour la fermer. mais moi j’avais envie de parler. comme au comptoir avec les potes. les soirs d’été comme en hiver après le boulot. des conversations qui me revenaient comme si elles étaient d’hier alors que le temps avait passé pour les changer en scène à faire. le vent secoua brièvement les carreaux. pas un insecte pour fuir. l’eau dégoulinait en traces rapides. ça me filait le mouron. pourquoi j’étais venu ? en quoi ça me concernait que le vieux change ou pas ? je crois pas que blanco m’eût invité à assister à cette séance où le fils est censé changer le père. je savais tout des raisons qui s’imposaient à l’esprit de l’un et de l’autre. mais en quoi j’étais concerné ? j’ai pourtant jamais su que bavarder avec les autres. le nez dans un verre pour y trouver les mots. ya jamais eu de mots dans un verre / même plein !

ça y est ! dit le vieux. je ressens quelque chose.

ça ressemble à quoi dit tranquillement blanco qui perdait pas le nord.

ça picote… (le vieux sombre d’un coup dans l’inquiétude) ça doit picoter… heu… d’après toi… ?

ça dépend des gens, explique blanco. río, lui, ça le picotait pas (j’en tremble) mais ça l’a pas empêché de changer. regarde ce qu’il est devenu…

le vieux ne me regardait pas. je fumais dans leur direction, presque méchamment. le vieux dit :

ça lui faisait quoi si ça le picotait pas ?

faut lui demander.

mais le vieux ne me parlait plus depuis longtemps. j’avais été le premier au courant. il m’en voulait d’en avoir parlé aux autres avant de le consulter. après tout, ça me regardait pas, ce qu’il faisait ou ce qu’il ne faisait pas. il avait dit aux flics qu’il finirait par me tuer. et quand il est sorti de taule il est pas passé à l’acte. les flics se fichaient de ce qui pouvait m’arriver maintenant qu’il avait payé sa dette. mais je dois avouer que pendant longtemps j’ai pensé à me mettre à l’abri, voire à quitter les lieux. je sais pourquoi je suis resté. c’est l’essentiel.

on peut changer en bien ou en mal, dit le vieux qui frissonnait. faut avoir vécu les deux pour en parler. je suis un sacré témoin. ils vont me questionner pour en savoir plus.

ils savent rien dis-je en soufflant ma fumée sur sa nuque embroussaillée.

que tu dis ! (colère du vieux / mais vite calmée par un nouveau frisson)

vous feriez bien de parler d’autre chose si vous voulez que j’y arrive !

moi : j’ai rien demandé… je suis venu parce que tu…

qui ne le savait pas ? il y avait du monde chez popol. ça circulait. j’aurais donné cher pour transcrire ce flux. conscient que j’étais que la page ne peut pas contenir cette marée constante. et puis j’en étais le personnage. j’avais un nom. un métier. une utilité. et même une femme. il ne me restait plus qu’à lui faire un enfant. c’était en discussion. le vieux interrompit ma réflexion :

ça fait au moins trois minutes que je ressens plus rien.

je me suis déconcentré à cause de río qui…

une averse maintenant. le jardin disparaît derrière les gouttes écrasées. plus d’arbres nus. plus de feuillages non plus. le martellement de la pluie sur le toit. ça m’a toujours donné envie de m’endormir pour toujours. ne jamais revenir. en tout cas pas au même endroit. celui qu’on a toujours connu. mais faut sortir, même sous la pluie, et malgré le vent et l’orage, pour tomber sur autre chose. ça ne se rencontre pas au bout de l’allée. même la rue est peu propice aux trouvailles qui changent l’existence en vécu. pas besoin de passes magnétiques pour ça. ni de flic pour en savoir plus sur ce qu’on sait déjà. j’allumai une autre cigarette. la nuque du vieux frémit. il était tout à moi, je le savais. il ne tourna pas la tête une seule fois vers moi, histoire de mesurer l’importance que je prenais dans sa vie, celle qui devait recommencer sous les mains de blanco.

si j’avais su… commença-t-il.

blanco eut une contraction au niveau du regard. mais ses mains ne paraissaient pas en être affectées. elles suivaient la procédure avec une minutie d’araignée au travail du plafond.

si j’avais… dit le vieux puis :

si…

puis plus rien. comme s’il me laissait la parole. je croyais que la pluie deviendrait assourdissante. j’attendais qu’elle le devînt. j’avais cette patience. depuis l’enfance, je suis patient. jamais un signe de hâte en regard de l’attente. comme si je savais que ce qui doit arriver arrive de toute façon. le vieux était d’accord avec moi sur ce sujet. il avait agi parce que « c’était écrit ». par qui et pourquoi ? il n’en savait pas plus que moi sur cette question. mais maintenant, une fois de plus, à vingt ans de distance, on allait lui reposer la question. et dans les mêmes conditions. la même loi qui s’en prend à celui qui ne respecte pas le corps d’autrui. on n’a vraiment pas le droit d’en faire ce qui nous chante. et ça chante si bien si on y pense. et puis vous savez ce que c’est une averse : ça s’interrompt sans explication. le soleil perce le ciel et ses rayons viennent jouer avec les gouttes descendantes. le vieux s’impatiente :

ça va bientôt finir ? avec ta mère : ça durait jamais plus que ce que je pouvais supporter sans la remettre à sa place.

vous n’oseriez pas agir de la sorte avec votre fils, dis-je.

si j’oserais ? j’ai tout osé dans ma vie. et j’ai gagné si souvent que ça m’a encouragé à recommencer. ah ! bon dieu ! recommencer !

vous n’oseriez pas !

ferme-la, río ! grogne blanco.

toujours pas d’étincelles sous ses mains. la vitre est froide. sans insecte. l’été, ils sortaient de dessous les meneaux. les voici en chasse ! quel plaisir d’écraser les plus lents, les moins propres à vaincre mon imagination !

je la fermerai si je veux !

le genre de réplique qui installe le silence. on n’entend plus que les craquements de la couchette où le vieux donne des signes d’abandon. il en veut plus, de ces « simagrées ». il ferait mieux de fuir avant que les flics s’amènent. ils viendront. c’est décidé comme ça. le temps pour eux de se souvenir de cette barraque où il a connu les dangers de l’enfance.

bon dieu ce qu’on était pauvre ! et à peine français…

je revois ça moi aussi. à trente ans de distance, la même histoire. le même personnage qui sort pour jouer et qui revient au nid pour avoir peur de sortir. la solitude. c’est gagné d’avance. la question de savoir qui a joué à notre place (à la place de l’enfant qu’on redevient de temps en temps) ne se pose pas. du moins pas en termes aussi clairs. toit et feuillages des ciels. non : c’est pas au bout de l’allée que ça se trouve. l’angoisse rencontre un corps et ça recommence.

blanco, découragé :

quelque chose se passe qui m’empêche…

le vieux : c’est río. pourquoi est-il là ? il est toujours là ! j’en ai supprimé pour moins que ça. le tour du monde que j’ai fait ! et en moins de temps qu’il faut pour écrire un roman destiné à l’éducation républicaine !

tu délires. c’est toi le problème. pas río.

tu l’as toujours pensé, fiston. et ça a tout foutu en l’air entre toi et moi. j’aurais pas dû revenir de là-bas

les voyages. on en parlait pas plus tard qu’hier. (c’est moi qui parle, une fois de plus)

avec qui que t’en parlais, foireux de bavard !

le vieux montre son poing sans se retourner :

si je le tenais…

ce que tu tiens, c’est un billet pour les assises.

il mourra derrière les barreaux (c’est moi qui…)

je mourrai pas sans toi, río !

le vieux se met à rire. ça le secoue. les mains de blanco s’immobilisent. je vois les étincelles. ou ce qui y ressemble. nouveau récit.

des fois je me demande… commence le vieux.

tu te demandes quoi… ?

si je suis vraiment parti… et pourquoi je suis revenu. là-bas, on me demandait rien. quel que soit leur âge… j’en ai fait, des promesses de mariage !

tu as toujours su mentir. autant que je me souvienne…

tu étais un enfant. et je n’étais pas là pour jouer.

je jouais seul.

la tragédie de blanco : l’onanisme. j’en ai ri. mais jamais devant lui. je n’en parle jamais, même devant un verre offert. on me tire pas les vers du nez aussi facilement.

regarde voir s’ils arrivent au lieu de dire n’importe quoi !

la pluie avait cessé. le vent caressait les feuillages et les haies. le portail était resté ouvert. on ne l’entendait pas grincer. la rue était masquée par les laurières. on voyait des toitures, des éclats de fenêtres, on entendait des voix, si lointaines qu’elles semblaient habiter un autre monde.

tu crois vraiment à ce que tu dis ?

à quel sujet… ?

l’autre monde… si près d’ici. mais pas facile à distinguer d’ici même.

je sais qu’il n’y en a plus pour longtemps. c’est tout ce que je sais. pour le reste…

j’ai déjà vécu ça, dit le vieux. mais là-bas, on me foutait la paix. pas une question, rien ! je rembarquais et ça recommençait plus loin. on s’habitue à ce rythme. on en oublie qu’on a un foyer quelque part. j’ai pris la plume quelquefois. c’est dans le sang des voyageurs, le blog.

une date (quelconque) — vu la baleine bleue à l’endroit même où c’était écrit dans le roman. émerveillement de tout l’équipage. les photos circulent à travers le monde. en moins de temps qu’il en faut pour le dire. et même le penser. nous avons subi la même transformation que le vaisseau : le moteur est en nous maintenant ; le vent et les courants n’ont plus d’importance.

le vieux se marre :

vouais ! c’est moi qui ai écrit ça. et j’étais pas aussi jeune que vous l’êtes maintenant que je suis vieux. continue, fiston, je sens que ça vient.

je sais pas, papa… j’ai perdu le fil. j’ai plus la… passion.

tu la retrouveras quand ils viendront me chercher. ça s’est déjà passé comme ça. souviens-toi.

j’étais un gosse ! et puis maman était là. (amer) elle me manque tellement !

tu ferais bien de penser à autre chose. le moment est mal choisi… à une heure de mon arrestation.

une heure ? (c’est moi qui…) comme si vous pouviez le savoir…

ça s’est déjà passé comme ça. ça va recommencer.

furieux, mais sans se retourner vers moi :

ça n’aurait pas dû recommencer !

ne t’agite pas, papa ! ça sert à rien. j’ai perdu le contact avec ta chair. c’est inutile de continuer. río ? sers-moi un verre. j’en ai besoin.

j’en ai besoin moi aussi (dit le vieux).

et on recommence. on est bien parti quand les flics arrivent. ils entrent par le portail qui est resté ouvert. ils gravissent les marches. ils ont progressé sans les précautions d’usage, armes à la main. la porte d’entrée couine. les pas sur le lino du corridor.

vous êtes là ?

derrière la porte, oui. tous les trois immobiles et l’un contre l’autre. mon oreille est collée à la porte. blanco regarde ses mains. le vieux se frotte les yeux.

qu’est-ce qu’ils savent ? dis-je à voix basse.

tu le sais bien, ce qu’ils savent, collabo !

peut-être qu’ils ne savent rien, suppute blanco en regardant ses mains.

ils en savent assez pour entrer dans la maison sans y être invités !

je n’ai pas tout dit… (c’est moi qui révèle)

le vieux me regarde comme si je venais de lui donner de l’espoir, mais il dit :

qu’est-ce que t’entends pas là… ?

c’est moi qu’ils viennent chercher.

le vieux n’en croit pas ses oreilles. il enfile sa chemise et la boutonne. blanco n’a pas l’air surpris par ma révélation. il croit peut-être que je suis en train de piéger son papa. c’est sur lui qu’ils sauteront dès qu’ils auront défoncé la porte. il ne voit pas d’autre issue à l’impasse qui nous interdit de penser autre chose que ce qui nous vient à l’esprit automatiquement.

tu crois… ? dit le vieux.

il serre sa ceinture, rentre les pans blancs de sa chemise, sort un mouchoir de sa poche pour s’essuyer les lèvres. qu’est-ce qu’il peut baver sans ses dents ! elles trônent sur la table de chevet. blanco avait prétendu qu’elles pouvaient interférer. un râtelier complet avec des traces d’or. « j’en ai mordu quelques-unes avec ça ! et exactement où tu penses. quelle mémoire ! »

Scène VII

Le monde à travers le verre / le disque brun

Qui danse sous les yeux de quelque témoin

Qu’on n’a pas invité / « Qui veut entrer ? »

La question a pourtant été posée / claire

Comme l’eau des fontaines et odorante

Comme les roses de ses environs / là-bas

On recommence « parce qu’on est fait

pour ça » / « si je n’étais pas venu vous

dire ce que j’en pense » / voici le temps

D’une halte entre les îles / « nous n’irons

pas plus loin » / « faites ce qu’on vous dit

/ et ne changez rien à ce qui est depuis

toujours » / malgré les vomissures noires

Et les pas qui ne laissent pas de traces /

« voulez-vous mon bras ou autre chose ? »

À Paris on éditait la prose de la poésie et

Ailleurs exactement le contraire : « esprit

provincial, va ! » / que faire si on y arrive ?

Qui ne possède pas le chat de sa pipe ?

Le vent se lève et chasse les nuages.

Le soleil éclaire les feuillages et les trottoirs.

Le quai devient glissant et des enfants s’amusent.

« Je ne sais pas si vous avez connu la ville

Du temps de sa splendeur… »

Les voix s’enchaînent.

Pendant le temps (infini) de ces conversations,

Le quai (et donc les voies ferrées) pivote

Et se met en perspective,

Révélant l’autre quai où

Quelqu’un (un homme ?) attend,

Bagage au pied et le dos tourné

Vers cette figuration de l’infini.

Porterait-il un chapeau

Qu’on ne changerait pas d’époque.

Chacun veut donner son avis.

Les sujets ne manquent pas.

Ils défilent en masse chiffrée.

On reconnaît des visages

Appartenant aux spectacles.

« Ce n’est pas la première fois.

Mais j’étais enfant en ce temps-là

Et j’aimais les ponts et les trolleys-bus.

Nous arrivions à bord de ce même train.

Je veux dire : le même horaire

Conditionnait les heures à passer ici

En attendant de revenir chez nous.

Avez-vous vous-même voyagé dans ces

 

Conditions

— Je ne sais pas pourquoi je suis venu.

 

Nous savions lire dans le marc de café.

Nous ouvrions les livres à la bonne page,

Celle qui démontre que l’autre a tort.

Que de procès pour alimenter le Temps !

La question de la beauté ne se pose pas.

Ni celle du péché, encore moins de sa

 

Rémission

 

Rien n’est moins durable que la douleur.

D’autres gravent les dalles sous nos pieds.

Que de rencontres sous les portiques !

Qui est qui ? Qui me ressemble ? Qui

es-tu ?

les idées à la place des signes

il rêvait de construire une tour

parfaitement verticale

au beau milieu de la fontaine

mais qu’est-ce que c’est beau

une fontaine !

Qui veut entreprendre pour exister

à l’endroit même

où rien n’existe ?

nous attendons : la tête pleine

d’idées gravées dans les dalles

entre la porte monumentale

et la crypte des souvenirs, roman

achevé-inachevable / qui veut

tenter sa chance à son tour ?

à Pise ou ailleurs en Amérique/

ces tours de passe-passe en jeu

comme dans un cirque qui revient

au même endroit au même moment

crucial pour l’enfance.

Dans le marc de café nos pas lents

Comme le cours de l’Histoire qui

Vient de se répéter avec la même

Voix / et un livre sous le bras pour

Pallier l’ennui qui s’annonce avec

L’orage : dernier mont qui s’achève

En cap et la mer concluant l’océan

Entre deux pays si différents !

Aux interstices le ciment de nos amours !

Les anecdotes et les evidences / séries

Dans la série des malheurs que le vent

Éparpillera finalement ou plutôt non :

Ce n’est pas une fin qui nous attend :

C’est l’oubli que toute cette solitude

Annonçait cigarette après cigarette

Sous le porche des gares / voici l’enfant

Qui aima l’enfant :

Un jour nous serons sûrs de ce que nous disons

Et alors tout ce qui ressemble à de la poésie

Sera de la poésie ou ne sera pas.

Gravé dans les dalles rouges de l’allée.

Les sentences avec les principes, seuls

Avec un bouquet de fleurs traditionnelles

Contre soi, amené là par on ne sait quelle

Idée qui s’était annoncée avec le vent

Au goût d’embrun / la pourriture bleue

D’une méduse / le ventre arraché d’une

Mouette / les écailles distinctes (clairement)

Des traces de coquillages / au fond de

Porcelaine distinguée les fantômes de

La prosodie abandonnée au profit de

La clarté ou soi-disant lisibilité du texte

En cours de formation / voyez (dit-il)

Comme je sais lire dans vos restes /

Moi qui ne sais rien de la société

En dehors des pratiques publicitaires

/ dans l’allée aux dalles tracées depuis

Longtemps cheminant en attendant

Que le roman s’achève par interruption :

La série n’aura pas lieu !

Mais qui aime que le jour n’annonce pas

Des joies que personne ne peut tempérer ?

Nous savons vivre dans les meubles de

Nos catalogues / livres ouverts/fermés

Par les doigts des fées ô berceaux de

Nos civilisations dans les vitrines des

Rues ! — Qu’est-ce qu’un livre sinon

La seule manière de le refermer sans joie ?

Le revoici en glissade sur le parquet

Du théâtre que la rue angulaire par

Définition rejoue une fois de plus :

Qui veut des couleurs ? Qui veut

Revivre la scène ? Qui veut ce que

Tout le monde veut ? Qui prétend

Inventer au lieu de recommencer ?

Dans le marc de café, assis l’un en

Face de l’autre, avec dans le dos

Les passants inutiles, l’étendue

Bleue de la mer et le triangle d’or

Des sables peuplés de cristallines

Facettes / ô anime des surfaces !

Que les mots redeviennent des mots !

Qu’on se retrouve par divination !

Alors que le fleuve (singulièrement

Étriqué par son estuaire) emporte des

Cadavres d’émigrés / pauvres corps qui

N’ont pas connu l’âme mais : qui ont

Manqué le train des futurs embarquements

Pour Cythère : ô prose mirifique des allées

Pavées de citations et de noms de famille !

Dans quelles conditions ces retrouvailles ?

Une fois la mort passée par là, sommaire

Mais sans énigme, parfaitement identique

Aux conditions du texte : passage des cafés

Sous prétexte d’orage : une après-midi

D’été : le vent porteur de bonnes et de

Mauvaises nouvelles : comme d’habitude

Les premières gouttes : hésitantes mais

Prévenantes : trouant la poussière des

Surfaces ici en jeu : qui sommes-nous

Si nous ne continuons pas ce que nous

Avons commencé ?

Au café tintant

La porcelaine précieuse et recherchée,

Chapeaux fleuris et plis de lumières,

Conversation pour redire ce que nous

Savons depuis longtemps, un peu de

Poésie aux entournures, voyant la marée

Recommencer ce qui ne s’est pas achevé.

Comme la nostalgie n’a plus d’importance !

Des noms de famille en creux de burin !

Des ors délavés par les orages têtus !

Les feuilles arrachées aux printemps !

Et finalement cette solitude qui laisse

Des traces de coups portés dans la pierre.

 

Je reviendrais après l’automne.

Je ne conçois pas d’autre hiver.

Quel rêve de printemps menacera

Ma folie ? Je n’en sais rien, Río !

 

Qui aime l’été se perd en route.

Le galet ne parle pas notre langue.

Mais qui parle à notre place, l’été ?

Je ne sais rien de ma folie, Río !

 

Nous ne lisons pas, sauf pour trouver

L’inspiration / nous n’écrivons pas

Si écrire c’est manquer de temps.

Vois comme je perds mes feuilles,

Dit l’arbre qui ne perd rien à attendre.

 

Après l’automne traversé comme

Une métaphore facile à retrouver

Au fil des lectures, chaque jour est

Un personnage perdu pour toujours,

À même les planches,

En pleine lumière.

 

Río, je ne t’ai pas rencontré ici.

Tu me suivais depuis longtemps.

Je ne me suis pas retourné à temps

Pour renouer avec la conversation

Des enfances hypothétiques.

 

Quelle promesse que le passé !

Mais le présent n’a pas le temps.

Les heures ont trop de futurs

En elles.

 

Métamorphose du train de l’enfance

En bateau qui ne ressemble à rien

Tant la mer est un lointain présage.

 

Oui, oui, nous savons lire dans la porcelaine bleue

Que le soleil fait miroiter dans nos rêves.

Nous avons assez de vocabulaire pour imaginer

Les futurs voyages de l’humanité.

Gloire à qui veut entendre ces cris d’amour !

N’imitez pas l’interprète qui revient.

Oui, oui, oui ! Toujours en phase prémonitoire !

Au café à Paris ou dans sa Venise.

Les traces qui laissent penser que cette comédie

Ne se joue pas que pour des fous.

Nous avons tout l’hiver pour y penser, ensemble.

À l’hôtel les moineaux jettent un œil

Indiscrets à travers le carreau déjà mouillé.

Ou bien ne comprennent-ils pas

Cette invisibilité de façade.

Petits pas dans les grands.

 

Oui, nourris de passages entre et sur les noms.

Avec l’écho dû aux caractéristiques de cette

Architecture venue de loin pour nous visiter

Encore et encore ! Au ciel la reproduction

(à une échelle qui reste à déterminer) du

Bateau (ne dites pas navire) qui emporta

Nos rêves bien au-delà ce que qui (hélas)

Se laissait encore rêver / à cette époque

De livre refermé pour toujours à la page

Des réminiscences / catimini (on ne se

Lassera pas de le répéter) / ni joie ni jeu

/ loin de toute prévision / hiver après hiver

/ dans le regard des plus anciens / cette

Folie qui ne dit pas son nom / au seuil

Agissant sur les potentiomètres / verre

Pas loin de soi / Quel soleil ces degrés !

Comme si la femme n’était que l’accessoire

Et le désir une récompense héritée des dieux.

Oui, penchés sur les grimoires de cuir, vieux

Et sans doute fatigués, mais voués à l’éternité

Que l’infini laisse encore supposer / vous êtes

Nos hôtes et nous écoutons vos chansons /

Aussi vieilles soient-elles.

Plus loin jouent les enfants,

Comme si nous n’avions pas

Vieilli / pas plus loin que la

Fontaine qui abreuve encore.

Pendant que la page éternise

Un moment de sa copie dans

L’étrange dureté de la pierre.

Les barreaux sont rouillés, la chaux écaillée,

La porte sans porte, rose toujours du seuil,

On y reconnaît la craie qui laissa sa trace

Pour imiter ce qui se chantait, comme je

T’aimais ! Sans rideau la fenêtre est l’absente.

Bris des conversations habituelles plus que

Saisies de traditions qui n’ont rien perdu

De leur sens, certes, mais qui datent ce jour

Avant la nuit qui tombera cette fois pour

Toujours. Nous aimions les tombes et les

Allées. L’eau du barrage ponctuait le silence.

Qui est-ce ? Si lointain et pourtant si proche

De nous ? Ne réduisant pas la distance mais

Lui donnant son nom. « Comme si c’était

À moi qu’il parlait. » Nous le vîmes (dit le

Blog en question) plonger du haut de la

Tour de guet puis s’envoler vers la mer

Comme s’il y habitait ou qu’il était hanté

Par elle. Plus haut encore les restaurants

Sentent bon la truite et le jambon. Gloire

À ceux qui ne sont pas revenus pour être

Ce que nous sommes nous-mêmes devenus !

 

J’voudrais pas vous embêter avec ça,

Mais cette chose m’appartient de droit.

Ne lui donnez pas mon nom si ce que

Vous voulez n’a rien à voir avec ce que

Je suis.

 

Cette tragédie d’acte en acte ressemble

À un voyage en mer en compagnie des

Plus riches d’entre nous (qui sommes

Pauvres ou peu s’en faut) / Poeta, dime

Si me equivoco / couteau des parturitions

Sur l’horizon ainsi peint un jour d’orage

En un autre pays / j’voudrais pas, voyez-

Vous, vous ennuyer avec ce que je

Possède, mais si mon nom efface

Celui de cette terre, alors prenez-

Le et ne revenez pas avant l’été

/ disait-il : nous ne comprenions

Pas. Les poètes, voyez-vous, sont

Différents de nous : le verbe y

Pousse comme l’herbe entre les

Pierres de nos adrets : Égypte des

Phénomènes touristiques : peau

Arrachée à son cri / je vous disais :

C’est à moi, mais prenez-le, comme

Si vous finirez par le posséder :

Je vous le dis : je n’ai pas vécu !

 

Étrangeté des poèmes d’eau.

Vous finirez par m’aimer comme

Je vous aime / comme je regrette

De n’avoir pas suivi le chemin

Tracé par mon père ! / comme

Je suis fatigué de m’entendre !

 

L’eau descend avec ses fleurs.

La pierre rénovée des chemins

Tracés pour ne pas se perdre.

Les cassures des angles morts.

Les usinages retrouvés par hasard.

Comme je suis fatigué, mes amours !

 

Où finit l’eau je m’achève en terre.

Je suis déjà venu ici, mais par la voix

De je ne sais plus quel poète mort

De ciel et de terre / sans saison

À la clé : sinon le cœur ne bat plus.

Des racines deviennent épithètes.

Et je reviens sur ce que j’ai dit.

 

L’eau ne s’arrête pas en chemin.

Poursuivre la feuille morte ou

La lettre perdue ne sert à rien.

Les traces ne figurent plus au

Programme : nous sommes morts

Tous les deux / à Grenade morts

Sans éternité ni mots pour le dire.

 

Le soleil laisse tomber ses faux

Présages dans le fond de la tasse.

Qui est-il, si proche et si lointain ?

Si jeune et si vieux ? Qui peut-il

Être maintenant que l’eau suit

Nos propres traces ? L’eau des

Murs et des arbres / citerne

Profonde des sièges meurtriers

Comme la poésie les aime !

Sais-tu

Au moins

Où tu te

Trouves ?

 

Vous embêter ? Oh non, pas moi !

Je n’ai plus le cœur à l’ouvrage

De nos chants ! Je donne mais

Je ne reprends pas. Je suis ce

Que vous voulez que je sois !

 

Ainsi poursuivant les scorpions blancs.

Dans un sens ou dans l’autre, poursuite

De ce bonheur d’exister sans langage

Sous la langue, assassiné par le soleil,

Sans mythe en guise de clé, ni amour

Pour en écrire l’amnésie séquentielle.

 

Tenez ! Je vous le donne. C’est de bon

Cœur ! Prenez-le et continuez de rêver

Que vous n’êtes pas venus pour le prendre.

Ici, les rues sont des coups de crayons.

Et les chants des rideaux au vent des seuils.

Qui passe ne fait que ça ! Yeux pris au piège

Du marc. Ainsi naît l’angoisse qui ne quitte

Pas sa matrice. Prenez et ne me demandez

Pas pourquoi. Nos pays sont ennemis !

 

Oui, oui, bien sûr : on écoute même si la langue

Nous est étrangère : on reconnaît les accords.

Masques festifs sous les orangers de la mosquée.

La terre est la même pour tout le monde.

L’eau est l’eau et le soleil le soleil. Pas moyen

De changer la pluie en roman de gare !

Comme la poésie est poésie quand ça y est !

 

Nous lisons aussi bien que les autres / ressacs

Des marées hautes à fleur de rocher / lamparo

Des nuits denses comme le sens à donner aux

Choses qui n’ont pas lieu / ce qui est donné prend

Un sens : et nous entrons pour accepter de boire

L’eau du puits / comme l’enfant est enfant si

C’est l’heure ! Chanson des rois et des reines.

Qui invente ne ment pas. Conditions et rémission.

Martèle dans la pierre des chemins, jours et nuits.

Ne sait plus s’il a chanté ou si le silence l’a emporté.

 

J’voudrais pas vous embêter.

Mes amis, c’est une tragédie.

Je ne sais rien d’autre de la vie.

Et pourtant j’en ai bu, des verres !

J’ai suivi le chemin de mes pères.

Quelle mère ne s’en souvient plus,

Morte qu’elle est, et pour toujours !

Redevient enfant qui ne veut pas

Mourir de cette façon, tragiquement.

Mais je ne suis pas celui qui meurt.

J’ai toujours eu l’âme d’un valet

Et je l’ai gardée comme mon bien.

Voilà ce que je vous donne ce soir.

Prenez et sortez ! La rue est pleine

De gens parce que c’est la nuit,

Sinon ce ne sont pas des gens !

J’ai le pop-corn facile ce soir.

Les mots me viennent à l’esprit

Comme l’eau des toits, tributaires

De vos pluies, et elles sont versatiles

Hors saison. Vous embêter, non !

Je n’ai pas la gloire en nœud.

Je regarde mourir les coulisses

Et renaître le souffleur mort

D’hier et même d’avant-hier.

Pour moi pas de pluie sur le crâne,

Sans pébroque ni suroît, ni

Prestige (cela va de soi), ni

Voiles toutes dehors / je suis

Ce que vous voulez que je sois.

Mettons que je ne m’appelle pas.

 

Comme c’est difficile quand c’est facile !

(dit-elle un peu naïvement) Et plus c’est

Facile, moins j’y crois ! (rit-elle enfin)

 

Quelle tragédie je suis en train d’écrire !

Et ce n’est même pas la mienne ! (dit-il)

Si encore nous respirions le même air…

Mais nous ne parlons pas la même langue.

(oui, oui, c’est la même langue mais nous

N’en pratiquons pas les mêmes signes)

Gloire à ceux qui n’écrivent rien pour écrire !

Nous irons à Venise saluer le petit lion marrant.

Ou nous n’irons nulle part histoire d’y aller.

Nous aurons des conversations éclairées

À propos de l’eau, de la terre et des migrations

Qui compliquent les vécus.

C’est déjà arrivé à mon père.

Dire que je ne sais rien de ma

Mère et tout (peut-être) de toi !

Qui sait écrire sait ne pas écrire.

Rêvez d’être le premier

À la hune du seul encore

En vue de la dernière île.

Comme c’est difficile quand c’est facile !

Et comme les baleines sont bleues !

Les mots me manquent pour te dire à quel point

[il écrivait des lettres et les postait après l’apéritif]

Comme c’est facile d’être difficile !

Prenez ! Prenez tout ! Sans compter.

Sans revenir. Sans aimer mon pays.

Prenez ce que je donne, le marc, le

Café, la porcelaine bleue de Chine,

Le guéridon sous le soleil, son ombre

Portée, la vitesse des gens pressés

De rentrer avant la pluie, le théâtre

Où je vis de ne jamais en mourir !

Voyez comme il est facile de recommencer.

Un jour vous reviendrez

Avec ce que vous possédez.

 

Scène VIII

Vous voyez. Et ce que vous voyez est ce qui arrivera si c’est écrit. Je ne vends rien, mais si vous aimez savoir ce que personne ne sait encore, un don, même symbolique, sera le bienvenu, car l’avenir n’est qu’un fragment du Temps. Lors de ma conférence (je vous ai distinguée parmi les autres), vous avez compris que je suis revenu d’un long voyage et que le Diable n’y est pour rien. Que diriez-vous d’une rencontre avant l’été ? Nous pourrions élaborer ensemble quelque projet d’envergure. J’ai ma petite idée sur le sujet. Et vous, ma chère… ?

 

— Río ! Río ! Río !

Je ne suis pas venue pour ça !

J’ai pris sur mon temps.

Et tu sais qu’il ne m’appartient pas.

J’ai des obligations.

Ne me force pas à attendre.

RÍO

Tu dois de l’argent à la Compagnie.

Demande au chef de gare ce qu’il en pense.

Il se met à sauter à la corde.

C’est bien beau, la beauté et consort,

Mais j’ai envie de m’amuser avec toi.

Ne me demande pas de payer la Compagnie

À ta place : je n’ai pas un rond, et pas l’intention

D’en gagner si on peut appeler ça gagner !

L’homme s’approche.

Il porte une valise dans la main droite

Et son imperméable bleu sur son avant-bras gauche.

RÍO

Insolent

Ce n’est pas vous que je suis venu chercher…

L’HOMME

Qui pour l’instant n’a pas de nom

Ce qui ne l’a pas empêché de descendre du train

« en plein arrêt technique »

Je ne vous ai rien demandé…

Mais si vous insistez…

RÍO

Reculant

Mais je n’ai pas insisté !

L’HOMME

Jetant un regard circulaire

À qui parliez-vous ?

Il n’y a personne d’autre

Que vous et moi ici…

Río jette le même regard, mais avec angoisse.

Vous voyez ? Vous et moi.

Et bien sûr, ma valise.

Mais ce n’est pas une personne…

Bien qu’elle contienne tout ce que je sais…

(constatant le recul de Río avec un amusement non dissimulé)

Vous ne voulez pas savoir ce que je sais… ?

RÍO

De qui ? De quoi ?

Où sont-ils donc passés ?

Vous le savez… heu… peut-être…

L’HOMME

Mais je vois que j’ai interrompu vos jeux… solitaires.

RÍO

Pas si solitaires que ça !

L’HOMME

Pourtant…

RÍO

Lorgnant la valise

En tout cas vous n’en savez rien !

(méprisant)

Vous avez l’air d’un voyageur… de commerce !

Il n’y aura jamais d’argent entre vous et moi !

Je vous préviens au cas où vous vous imagineriez…

L’HOMME

Oh, vous savez, mon imagination…

Mais je n’ai pas imaginé votre attente.

Je suis sûr au moins de ça…

RÍO

Monsieur est sûr de ce qu’il ne sait pas !

En voilà un philosophe ! (craintif) Cette valise…

L’homme la soulève un peu, sans l’ouvrir.

L’HOMME

Tout ce que je possède y entre sans forcer.

Vous voulez voir de quoi il s’agit… ?

(regard circulaire)

Nous sommes seuls… Nous pouvons…

RÍO

Je vous ai déjà dit qu’il était trop tard.

L’HOMME

Mais je croyais être pile à l’heure…

Cet express n’est jamais en retard…

Ce n’est pas la première fois que…

RÍO

Hilare

Vous l’avez dans l’os !

Ceci est un arrêt technique.

Ce n’est pas la bonne heure !

Demandez au chef de gare.

L’HOMME

Vous oubliez que nous sommes seuls…

RÍO

Terriblement inquiet

Nous étions si nombreux tout à l’heure…

L’HOMME

Ironique

Mais était-ce la bonne heure… ?

RÍO

Je sais faire la différence

Entre la bonne heure

Et la mauvaise, rassurez-vous !

L’HOMME

Et bien dans ce cas, serrons-nous la main.

L’homme tend sa main,

Celle qui porte l’imperméable bleu,

Cette épaule s’abaisse un peu,

Ce qui hausse l’autre épaule

Dont le bras tient la valise.

Río observe ce manège avec une attention « soutenue »,

Sans cesser de regarder autour de lui,

Plus que perplexe…

Il ne tend pas sa main.

 

Peu importe (dit l’homme)

Puisque vous ne me connaissez pas

Comme je vous connais…

RÍO

Bondissant

Vous me connaissez ! (dites-vous)

Et je ne vous connais point (dis-je)

. Ce qui (continuai-je) importe peu,

En effet. Je n’ai pas de main dans

Ces situations…

L’HOMME

De quelle situation… ?

Río hausse les épaules, trépignant sans exagération.

Vous voulez dire : dans l’attente de quelqu’un…

Río secoue la tête de bas en haut comme un guignol.

L’homme finit sa phrase (enfin !)

…qui n’est pas moi (il réfléchit longuement)

…même si je n’ai pas encore de nom…

…dans votre tête…

RÍO

Bredouillant

Papa… ?

L’HOMME

Bien sûr que non !

RÍO

Impératif

Vous n’êtes pas ma maman !

Il tape du pied,

Ce qui déplace sa tête sur une épaule

(celle-ci au choix du spectateur)

Et fait pencher celle de l’homme sur sa poitrine cravatée.

Río, se risquant :

Blanco… ?

L’HOMME

Dédaigneux

N’exagérons pas !

(un temps)

Si je vous dis que je suis ce que je ne suis pas….

RÍO

S’exclame

Iago !

L’homme rit et donne sa valise au porteur qui passe,

Mais que Río ne voit pas passer,

Ce qui a pour conséquence :

Il voit la valise s’éloigner toute seule !

La quittant soudainement des yeux,

Il se met à surveiller l’imperméable bleu.

L’homme dit :

Nous ne sommes pas au théâtre, mon cher Río.

Revenez parmi nous.

RÍO

Sans angoisse

Il en a été question, pourtant…

(un temps)

Mais à cette… époque… il y avait un train,

Une gare, son chef, le sycophante…

L’HOMME

Professoral

Le nécessaire sycophante (avec de l’écho dans la voix)

Sans lequel il n’y a plus d’Histoire / qui tienne !

RÍO

Mais il y en a une !

Je suis même venu ici pour la raconter…

L’HOMME

Joyeux

Ah ! Vous voyez !

RÍO

Se grattant le menton

Comment fait-elle pour… ?

L’HOMME

Courez-lui après tant qu’il est encore temps !

RÍO

Schizophrène

Je n’ai jamais couru après une…

L’HOMME

Pesant

Dites le MOT ! Ça vous fera du bien.

RÍO

Grinçant

Arrrgh ! Le dire, ce serait :::

L’HOMME

Encourageant

Val… Val…

RÍO

À genoux

Mais bon sang de merde de Dieu ! QUI

Êtes-vous ?

L’HOMME

Didactique

Avant, j’étais…

RÍO

Interrompant par coup porté sur le nez

Certainement pas une valise qui…

Son poing semble rebondir sur le nez de l’homme

Et par un effet boomerang

Écrase le sien

Qui se met à saigner.

Il voit le sang :

Vous m’avez fait mal, espèce de… !

L’HOMME

Riant

Le Mal est toujours un rebond.

Vous devriez le savoir, depuis le temps !

RÍO

Saignant comme un porc

…qu’on égorge vivant ! (criant comme un porc qu’on…)

Vous aussi vous ne savez rien !

La valise…

Il se bouche la bouche à deux mains,

Ce qui n’arrête pas le saignement du nez.

L’HOMME

Triomphant

Val… Val… VALISE !

Le mot valise par excellence !

Il contient tout ce que je sais…

(il laisse le temps attendre puis)

De vous, Río !

(qui tente vainement de boucher son nez,

mais il lui manque une main)

Je vous avais prévenu, Río :

(sentencieux)

Ça sera dur, très dur !

Et personne ne sait

(il montre le public)

À quel point ça l’est !

Il jette l’imperméable sur l’échine courbe de Río

Qui cache son visage et son sang

Dans ce qui lui reste de mains.

Puis, toujours plus solennel :

En cas de pluie !

Et il se met à courir après sa valise

Qui l’attend derrière le chariot du porteur

(qui n’existe pas)

RÍO

Voix étouffée

Je deviens fou !

(un temps ponctué de reniflements)

C’est la deuxième fois que je le deviens.

Et entretemps, je ne l’étais pas.

Blanco peut en témoigner.

L’HOMME

Disparaissant dans un tunnel

Nous ne sommes plus ce que nous avons été.

Je me souviens de cette ritournelle :

Nous ne sommes plus

Ce que nous avons été.

L’odeur des vieux sous la tonnelle (pour la rime)

Et le soleil dans les verres, joie

Des seins, comme si le temps

Avait quelque chose à dire

Avant même de s’esquiver

Entre le cercueil et les bouquets.

Comme il fait noir ici, après !

Un âne refusait d’aller plus loin,

L’échine sous les olives, pieds

Nus mon père ne voulait plus

Croire en Dieu ni à ses saints (pour la rime)

Et le chemin n’en finissait pas,

Entre l’adret en feu et la place

Où les cendres d’une vieille

Imposait encore le retour

De sa saison particulière.

Comme l’enfant est inachevé !

Et il le restera pour que la mort

Ne perde pas son sens.

Quel songe nous avons vécu,

Entre le seuil et le premier arbre !

Racine même de cette poésie

Qui retrouva le chemin mais

À l’envers, sans jamais retrouver

Ce qui s’est perdu à force d’aimer.

Les pieds nus de mon père sous l’âne.

Il ne chante plus maintenant, ni

À la gloire du soleil ni à celle

De Dieu ! Olives noires répandues

Sur l’asphalte nouveau, coulée

Chaude de science et de maladie.

De la fontaine sourdent des sirènes.

Ta robe sent la menthe sauvage.

Qui sait qui vient de mourir ?

Est-il venu le temps de le savoir ?

On pousse les enfants dans les rideaux.

J’ai tellement vécu cette itération !

Nourri mon âne plus d’une fois

Pour l’empoisonner une bonne fois !

La route étroite monte et descend,

Caprice des retours.

Ils m’appelleront Fleuve comme

Comme on désigne la mer.

Río écoute, saignant sans cesse :

Comme c’est obscur ce qui revient !

Et comme c’est clair le soir venu,

Le premier soir après bien des années.

Sous la tonnelle

La ritournelle.

L’odeur féroce des olives écrasées.

Le jet de sang avant la mort.

L’endroit exact, le même talus d’ocre,

L’asphodèle et le canthueso, les verts

Sans fin jusqu’à la mer, les noms,

Les possibles, les douleurs cachées,

Même la haine n’y peut rien.

Pourquoi ne pas chanter au lieu

De poétiser ?

Au piano mal accordé, tes mains.

Au pentastyle les bécarres.

La fenêtre parle cet idiome ancien.

Écoute avant de quitter la rue.

De t’envoler vers d’autres paysages.

De changer de théâtre.

Quel âne rue devant la porte ?

La pierre en témoigne encore.

Le dé ne compte pas jusqu’à cinq.

Haleine qui porte chance.

Avec l’odeur de ta menthe bonne.

En vitesse les fuites nocturnes.

Trop vite la fin du rêve en vérité.

Scène IX

Sifflet de locomotive avalée par tunnel.

Seul, Río arrache une guitare à l’espace.

Elle commence par crier au viol,

Puis elle lui avoue qu’elle ne veut pas mourir.

BLANCA

Sous forme d’une belle femme

Comme tu me joues, Río !

J’ai l’impression de mourir.

Je ne dis pas que tu me tues,

Mais ce moment est d’injustice.

Je t’ai vu naître un jour d’hiver,

Au capricorne d’un samedi.

La nuit achevait de mentir

Et le temps n’était pas au beau.

Tu ne peux pas te souvenir,

Car la nature est ainsi faite

Que l’enfance ne voit le jour

Qu’à la mesure du cerveau.

Mais la langue te nourrissait,

Déjà elle savait que toi

Tu n’irais pas au Paradis,

Mais dans l’enfer d’un autre jeu

Avec l’idée d’un autre dieu.

Moi je jouais seule sous l’arbre

Qui porte saisons et cercueils

Depuis si longtemps maintenant

Que plus personne ne se souvient,

Se souvient que l’homme n’est pas

Né d’un instant qui reste nul

Tant que la mort ne l’a pas dit.

Ô roseau des jardins secrets !

Calame dur des papyrus !

Personne pour en témoigner.

L’heure était aux croissances pures.

Mes accords fuyaient le silence,

Mais on n’entendit pas mon cri.

Tu composais dans leur machine,

Tu animais les choses mortes,

Tu te mettais à les aimer

Et tu savais les posséder

Pendant qu’ils gardaient leurs troupeaux.

Que le poète ne naisse plus

À l’endroit même où il écrit

Ah ce jour n’est pas pour demain !

Une dominante et c’est mort

D’avoir poussé le dernier cri.

Pas de berceau plus infrangible.

Et la mémoire n’en sait rien !

À l’Oriental les neiges vaines !

La terre n’a pas ce souci.

Pas même la roche en sa mer.

Que tes doigtés le reconnaissent !

Faits l’un pour l’autre ô pourquoi pas ?

Que le quatrain de nos coplas

Enferme la rue dans sa crasse !

Mais que la voix de cet enfant,

Ô cire de nos goutte-à-goutte,

Trouve le jeu de la main droite

Avant que la peur n’y pourvoie,

Mère de tous les rendez-vous

Avec les limites du temps !

Tu finis toujours par jouer

Pour amuser la galerie.

Et moi blanche jusqu’à l’aubier

Je meurs pour ne pas t’ennuyer.

Mais que ce jour n’arrive pas

Au moment de la nuit obscure !

Que l’aurore soit le point d’orgue

Et le rideau sa déchirure.

Je te le dis : « Encore toi ! »

Toi et toujours la même instance,

Entre le lieu et l’écriture !

Ce qui se joue n’a pas de sens,

Mais que c’est beau finalement !

Beau si je ne veux pas mourir

Et que je meurs avant la fin.

Scène X

On n’entend plus rien

Que les bruits de l’orchestre et des balcons.

« Échos comme des papillons

Un jour d’été en plein soleil. »

Río se recroqueville, devient enfant,

Devient la fille de sa mère,

Fils de son père et mort d’avance.

Blanca se donne à son luthier :

LE LUTHIER

Quelque part

Tiens ? Qu’est-ce que je fous ici ?

J’ai hérité la maison de mon père,

Mais je ne me souviens pas de lui…

Je suis ce qu’il n’a pas été, sans doute.

Je ne vois pas d’autre explication.

Car comment expliquer cette fille

Qui sera mienne d’une façon ou d’une autre ?

Mon intérieur sent le copal, l’aspic, le vin.

Je ne suis que l’ouvrier de l’arbre.

Blanche chair aux fibres toujours naissantes.

La pulpe de mes doigts connaît le chemin.

J’ai acquis toutes les arabesques de la Tradition.

Et j’épouse la fille de ma rue.

Que d’enfants en perspective !

Depuis l’Égypte jusqu’à la France.

Depuis le premier jour jusqu’au dernier.

Mon tablier de cuir ne sort pas d’ici !

Mes cafés ne fument pas dehors !

Je vois passer aèdes et rhapsodes,

Depuis des lunes la même chanson,

Et si je ne crois pas ce que les autres croient

Je meurs d’angoisse à même le plancher !

Qui n’est pas le luthier de leurs instruments ?

Qui n’ouvre pas le livre qui contient tout

Si on veut bien y croire ?

Río sort du luthier,

Déchirant cette peau jusqu’au visage

Qui est celui de sa famille.

Il prend la guitare et joue.

Il n’est pas lui-même une fois de plus.

Fleuve parce que ma voix est un estuaire, dit-il.

C’est du moins ce que me disent les plus vieux,

Les seuls témoins du premier cri

Poussé entre les murs de la maison

De mon père.

Je me souviens parce qu’ils savent.

Et ils meurent les uns après les autres,

Comme si le silence s’expliquait ainsi.

Fleuve ou rivière, méandre ou estuaire,

Avec ou sans les éloignements marins

Par définition, me voici comme si je venais

De naître une fois de plus, las de l’ancien

Comme du nouveau, revisitant la Tradition

À fleur d’une guitare qui ne sait pas jouer !

L’endroit s’est vidé comme une bouteille !

Et je n’ai plus rien à boire, ô wasserfall !

Divers accords joués dans la Tradition.

Qui es-tu ? Blanco… ?

BLANCA

Minaudant

Tu exagères toujours !

RÍO

Nera… ? Je croyais que tu avais raté le train

Ou que tu n’en descendais pas…

BLANCA

Impatiente

…parce que

« Ceci est un arrêt technique… » / tu parles !

Tu ne veux pas savoir en quoi consiste cette technique ?

Parce que moi, je sais !

Mais il est peut-être trop tôt pour savoir ce qui est…

Et être ce qui se sait… malgré les secrets de famille

Qui eux : savent tout !

(lasse)

Laisse-moi jouer seule…

Avec le vent, c’est possible.

Ces tours d’argile m’inspirent

Toujours autant, filles conçues

Pour que le Paradis existe.

Ne me joue plus, n’invente

Rien que tu pourrais regretter

Avec la pluie des septembres.

Il est dit que la mort m’emporte

Avant que tu ne sois toi-même.

Laisse-moi jouer avec le temps.

Jouer avec ces lieux compliqués

D’Histoire et de Géographie.

Que la blancheur de mon cyprès

N’ait d’égal que le noir de tes nuits !

Comme nous sommes pauvres,

À l’orée de nos tristes forêts !

Laisse-moi jouer seule…

Avec la mer encore, ses reflets

De ciel sur la coque, la joie

Du plongeon, les mêmes fonds

D’un jour sur l’autre, plage enfin

Nue caressée par l’écume cristalline

De coquillage et de silex, ô Río !

Fleuve, tu n’existais déjà plus.

La mer ne te contient pas,

Tu n’y disparais pas,

On ne te retrouve pas sur le sable

Aux marées, nous ne savons plus

(disent-ils) si tu as été ou

Si tu seras encore / ¡Que lástima !

Río se redresse lentement.

La guitare est couchée non loin de lui.

Un rideau descend, transparent et léger.

Dans le fond, une porte naît.

Il dit : « Voilà ce que je voulais dire ! »

Sans conviction toutefois, lent et fragile.

Soit !

J’inventerai les témoins

Si rien n’est encore écrit.

Je mettrai à jour cette famille.

Et si je n’en viens pas,

Ô bâtard de la Tradition,

Je deviendrai l’Arabe

De ce qui se dira demain.

Soit !

Que revienne la vihuela !

Ô mains ! Ô archets !

Fille conquise au balcon.

Croisée des matins de rosée.

Ce qui se chante a toujours

Du corps, l’âme revient

À l’appel, et le jour se fait

Exactement comme il s’est

Défait, cyprès de nos jardins.

Soit !

Que l’autel saigne, que la table

De nos communions se couvre,

Que nos verres tintent, portraits

En sus, jambes dehors, bonheurs !

Sans montagnes, pas d’eau !

Ce qui manque finit par exister.

Quelle muraille n’a pas été conçue

Pour le plaisir de l’œil ?

Soit !

Les pieds sont pour la tombe

Et les mains pour s’en servir.

Río répète plusieurs fois ce distique.

Il en rit sans retenue.

La guitare (blanca) en résonne.

Il rit maintenant pour entendre cette résonnance.

Il demeure immobile.

Seul son visage est animé.

Tout y passe, très vite,

Et il se met à trouver le temps long,

Comme en témoignent ses pieds

En prévision du toro.

Blanca ! Nera ! Que sais-je encore

De ce qui se fait et de ce qui ne se fait pas ?

Et pourquoi pas Blanco ? (il appelle) Blanco !

(il attend une réponse)  Si je suis seul,

Qu’on me le dise !

Blanco ! Ou Blanca ! Nera ! Vous mes feux !

Guitare ! Île ! Personnage aimé jadis !

(angoissé)

Ça ne peut pas se terminer comme ça !

Pas si vite ! Pas sans rien ! Et là même

Où je ne suis pas l’auteur de mes jours !

(forte)

Que le temps vienne si je demeure !

(riant un peu)

Ou que je demeure si le temps ne vient pas…

(riant encore)

Pourquoi jeter un enfant aux chiens ?

Que me demande-t-elle depuis quelques jours

Que j’ai vu passer comme la vache les trains ?

(se souvenant)

Arrêt sur le seuil / soleil à sa place

Personne dans la rue / je devrais dire :

« ma rue » / personne pour contredire

Ce qu’elle a dit : mais qui si quelqu’un ?

Je ne connais pas le monde à ce point.

C’était hier ou peu s’en faut / après-midi

De feu / jaunes des sols et ocres des pentes

/ j’avais besoin d’un personnage et au lieu

De ça : me voici en compagnie d’une femme !

Et que contient la femme à part ceci :

L’enfant-fleuve qu’on ne retrouve pas

Une fois perdu : car tel est le roman /

Le père court après le fils (et non l’inverse)

Et à la fin le royaume est un royaume

Et l’arbre un vieux cyprès que le pauvre

Scie au couteau pour en jouer / poésie

Des chemins / son et lumière du feu

/ « bonjour aux hirondelles » / bancs déserts

/ vent tourné une fois de plus / Marre !

Río prend la guitare et en joue.

Elle se plaint encore, il n’y peut rien.

…mon cher, mon très cher frère (de sang et d’ailleurs) voici venu le temps de l’héritage avec ce que cela suppose de notaire et de voisinage sur rue le portail est maintenant fermé naguère encore on le franchissait sans appeler et la vigne descendait de la toiture anarchique frondaison des printemps obscurs où nous a enfermés la tradition familiale / je me souviens que tu hésitais entre poésie et roman : sujet de toutes les conversations l’après-midi en attendant le repas qui mijotait dans la cuisine au rideau de vent et de poussière / cueille l’orange une fille voisine ou intimement liée à ces souvenirs d’un autre temps où le temps se mesurait en mémoire partagée d’un commun accord : de sang et cet ailleurs que tu as oublié : dont tu as oublié les détails : ne retenant pour ta page blanche que l’action fil d’Ariane en vue d’une conclusion qui ne soit pas la mort : la tienne si je n’ai rien oublié moi-même de cette attente-fringale douleur casanière travaux des pentes où croît le « serpent blanc » qui visita plus d’une fois la chambre au plafond ouvert (en été) / nous avons oublié (toi et moi) les pluies des ravins des sentiers des rues des murs bleuis par cette soudaine transparence : ou plutôt tu m’expliquas (j’étais le plus jeune des deux) que cette distance n’est pas celle que mesurent les yeux / « il faut que j’écrive ce roman ! » mais la poésie des lieux emportait avec elle les anecdotes et le sang qui n’a jamais coulé : qui s’est figé dans les veines toujours : qui hérite une fois liquéfié pour un temps que nous appelons (toutes civilisations confondues) existence / nomme-la une bonne fois pour toutes et : qu’on en finisse avec cette fraternité qui n’a plus de sens — ton [ici le nom]

Et posant la plume sur la surface maintenant souillée

Il regarde le carreau sec et poussiéreux / « nous ne

sommes plus ce que nous avons été » déclare-t-il en

Retrempant sa plume dans l’alphabet arabesque /

L’encre matérialise les effets de la douleur sur l’esprit

::: avant que tout soit dit / nous aimons tant l’accord

Qui aime l’accord qui aime l’accord : cherchant la

Mélodie que personne n’oubliera : car c’est ainsi

Que finit cette existence : en chanson / et il voit

Le jardin désert, l’arbre sec, la roche qui descend,

Le sentier qui s’amorce dans l’ombre : qu’est-ce

Que cette ombre en ce pays sans mur ? voici l’air

Et la voix : empruntés à la Tradition : venus de loin

Par mer : visages aujourd’hui reconnaissables :

Capitales des côtes, des voyages en arrêt, de la

« patrie » reconnaissable à ses accents ; le facteur

Salue et s’éloigne : « je ne savais pas qu’on pouvait

recevoir du courrier dans cet endroit improbable »

« vous savez au moins qui vous écrit… parce que moi

… » et : il s’éloigne en promettant de revenir si

Jamais l’autre écrit et poste : comme cela arrive

Tôt ou tard : mais ne perdons pas de temps et :

Reprenons le récit où nous l’avons laissé nous

Surprendre en pleine « crise de vers » / ton

[ici le nom du frère et une rature]

 

Scène XI

Comme le Monde est frais

Dit-elle au matin / pourquoi

Ne pas mourir avant midi ?

L’aube ne m’a pas inspirée

Comme elle t’a dicté la page

Qui m’a encore oubliée sur

Le feu / lait moussu de l’aube

Dans la table de résonnance

: je suis comme j’étais enfin !

 

(ne s’agissait pas d’en écrire le roman

comme on revient devant ses juges

finalement : la place était mouillée

et la pierre recommençait sa tragédie !

« je voudrais tellement que tu comprennes

Ce qui se passe ici ! » / Blanca/Blanco

En habits de fêtes vénitiennes : soie

des nuits : pendant qu’au théâtre on

se soucie de mise en scène : notations

dans les marges / « le chant profond a

un sens comme les aiguilles du temps »

/ Nera était montée dans le train comme

prévu dans sa lettre (la dernière) dit-il

au juge qui n’en crut pas un mot : pas

un mot : sans mot il n’y a plus de nerf)

 

vous vouliez de la poésie et bien

en voilà de la toute crue sans pain

ni eau mais avec la poussière des

vitres rassemblées en une seule

fenêtre un seul jardin sans herbe

ni clôture pour donner un sens

à ce qui n’en a pas oiseau-lettre

sur la branche évoque une saine

fontaine qui n’a pas vu le jour

depuis des nuits disant reviens

avant que l’aube ne te trahisse

 

« Qu’est-ce que j’attends de toi ? »

Question posée à toute chose

Toute présence / toute patience

 

Sait (en bon tisseur) que rien n’est vrai

(tisse cependant) / que le plaisir occulte

La vérité ; que chaque matin est une scène

Encore nue : il arrive nu lui aussi et aussi sec

Se met au travail de la vue et de l’ouïe /

Question de vibration et de longueur d’onde

: d’amplitude et de fréquence : (tisse le vent)

(le vent tisse) / et

retrouvant la guitare il en saisit le manche

Comme celui d’un outil

Et se met à jouer marmonnant des paroles

Empruntées à diverses traditions

Sans se soucier de l’effet produit

Sur l’esprit qui cherche à comprendre

De quoi il retourne :

Je suis né (chante-t-il) parce que je suis là.

Non-là je ne serais pas ce que je donne à penser.

Je vous propose de prendre la parole à ma place

Et de dire tout ce que vous savez de moi (tisseur)

Et ainsi toute chose retournée dans sa tombe.

Il ne me reste plus qu’à inventer la rime si

Ça n’a pas déjà été fait : mais qui d’autre que moi ?

Je vais vers ma solitude errante puis fixée

Pour toujours : et je vous invite à me suivre.

VOIX DE FEMME

Il la joue

Oui, oui. Je me souviens de toi. La rue

Était peuplée de tes masques. De là-haut

(dernier étage) je jouissais de toi. Sans

Témoin à la clé. Éclat de soleil des haies

Bordant l’aire de jeu. Feuilles-miroirs

D’antan. Il ne pleuvait pas. Pas encore.

Mais le vent (tissant) revenait comme

En rendez-vous. J’aime évoquer ces

Jours. L’un, puis l’autre, et enfin le

Dernier. Comme je joue bien depuis

Que je connais le texte ! Comme je suis

Vraie ! Sans doute le cadre l’est-il

Autant que moi. Nous ne sommes

Pas amoureux. Pas encore la pluie.

Vint à temps pour grossir les rus.

Dernier étage et le toit en génoise

Trouée par les oiseaux du désert ou

Des îles. Qui sait ce que nous savons

Depuis que le rythme est trouvé ?

Tu as inventé la rime avant moi.

VOIX D’HOMME

Qu’il grossit à l’envi

Oui, oui ! Et même plus ! Toi et moi

De chaque côté de l’endroit où se joue

Le texte : pluies des rideaux en vrac.

Mon frère m’écrit (non tisseur) :

nous avons tellement aimé venise l’industrie des fusions que : nous y sommes retournés : nera et moi : et aux tables de coquillages pensé à ce qui arrive quand on ne cherche plus et qu’il arrive qu’on y croie : mon cœur ne bat plus depuis : je me sentais seul malgré l’heure exacte des rendez-vous : qui ne pense pas à toi dès que la nuit revient : le même rêve depuis l’enfance : la guerre entre les hommes est animale : ici la profondeur des canaux ne se mesure pas à l’aune des on-dit : pas question des choses que tu rencontres loin de nous : nous savons ce que nous allons trouver : et nous renouons avec les plaisirs de l’an passé : nous avons nos habitudes maintenant : tu ne peux pas savoir : ce que c’est : de retrouver : le guéridon sous les couverts : nos regards entrecroisés : encore et encore : toute chose réduite à l’impatience figée comme buisson des rives mortes pour toujours : ici on revient et là : tu n’y es plus : nos corps veulent la fusion : elle prend corps : le temps de ne plus y penser : que l’élégiaque nous emporte : 6/5 : essaie donc de t’y contraindre : avec ou sans rime : quelle surface menaçante : la houle créée par les carènes : une poussière métallique sur la langue : nous avons parlé de toi à la propriétaire : des fois que tu te mettes sur nos traces : nous en laissons peut-être dans ce sens : qui sait ce que nous sommes si nous sommes deux : poursuivis par cette espèce de roman que tu écris pour ne pas exister en même temps que nous : souvenirs : cette vue de la vitrine où elle se reflète involontairement : elle n’a pas apprécié cette indiscrétion : je t’écris sans lui dire autre chose que : elle t’aime :

Chose des marais ou des lits dénaturés par la sécheresse.

« nous sommes peu de choses » reconnaît le piéton.

Qui n’aime-t-elle pas ? / Nous avons connu de meilleurs

Moments (tissant) / la joie au sens vieux : vieux par miroir

Interposé : chose des sinuosités à sec : cassure nette

Des tiges en marge de cette reconnaissance du terrain :

« nous serons propriétaires ou nous ne serons pas » /

Toujours plus haut et plus sec : le dernier arbre, mort

Lui aussi : comme toute parole prononcée pour le dire

: personne à part des serpents, des scorpions, des :

Mythes mêlés à l’ancienne boue : à seaux la boue

Sèche des murs : l’oiseau n’est qu’une mouette,

Curieuse ou distraite : sans cri ni compagnie : seule

Dans ce ciel blanc-fusion ; nous n’irons pas plus loin

Que le dernier pèlerin : connu de tous : ni Venise ni

Paris : des lunes sans soleil : ou le contraire : ce qui

Avance est un pion : la mesure est au dé : l’amour

N’est que le temps masqué : pour tromper l’ennui

: « par ici ! » « non, par là ! » « tu me suis ? » « toi ! »

Comme si nous n’y étions pas :

prit le train à l’heure (m’écrit mon frère) menotte avec mouchoir derrière la vitre déjà embuée j’avais la larme à l’œil et le cœur une fois de plus en vadrouille où tu sais retour à la maison tu connais ces rues ces angles les verticalités de l’automne oui c’était l’automne et le train était à l’heure car on l’attendait sur la scène d’un théâtre conçu pour elle par ton enfance et ta croissance ce qui ne fait pas de toi un adulte crois-moi j’ai beaucoup réfléchi à la question mais la distance qui nous sépare et qu’elle va franchir contient tout le roman que tu veux écrire sans trahir la poésie moi je ne comprends plus rien :

Río enfonce la guitare dans le tronc d’un arbre

Et allume une cigarette que quelqu’un lui offre.

Il fume sans se soucier de cet intrus qu’on ne voit pas,

Qu’il est seul à voir

(ici le metteur en scène signale la difficulté de la chose)

Et on entend le train qui siffle en entrant dans le tunnel.

On ne voit pas le tunnel.

VOIX DE FEMME

Ce qu’il m’a ennuyée avec sa connaissance des lieux !

A-t-on idée de voyager pour connaître !

Il y a tellement d’autres choses à faire !

Tellement de gens à rencontrer !

Mais non ! Il entre dans le monument après

M’avoir bassinée sur son aspect extérieur

(on en fait le tour au pas de course)

Et tout se met à tourner dans ma tête

Jusqu’à vomir ce que je sais maintenant

Mais que je ne comprends pas !

RÍO

Voix d’homme

Toute chose connue, de près ou de loin

/ au marais / au lit déserté / au sommet /

Dernier animal un serpent blanc / tisse

La poussière et fuit / là-haut pas plus

De ciel que sur la plage / mais la vue

Est digne des choses / la roche encore

Brûlante / nulle trace d’humidité / mot

Non trouvé / ne sais plus si je suis seul

Ou si quelqu’un me manque / roseau

En guise de bâton de marche / patience

Du couteau à ras de terre / en pointe

En prévision des serpents qui peuplent

Ces monts / toujours plus haute la fin

/ comment ne pas s’en inspirer ? /

Si quelqu’un me suit / ou si je suis

Venu parce que je savais / cette

Existence pour être un homme parmi

Les animaux / leur donner la parole

/ fabuliste des gîtes / plus d’herbe

Dans l’herbe / en arrêt il a peur :

Le pied sur la roche dure et sèche :

Comment et pourquoi redescendre :

C’est ici qu’on cesse de penser : mort

Avant la mort : que le lieu m’empoussière

! dit-il en frappant cette haute surface /

Scène XII

Río attend, consultant sa montre, fumant

Des cigarettes, adressant des signes aux habitants des coulisses.

Quand je saurais qui est qui (dit-il)

Alors je saurais pourquoi je suis venu

Me reproduire sur cette scène.

Roulement de tambour

Imitant la marche du train.

UN PEINTRE

Négligent

Voici les trois principes (grands ou pas) qui

Expliquent mon comportement (de peintre)

Dans ce lieu qui n’est pas (ne sera jamais)

Ma maison (d’enfance, de mort, de famille)

:::

— L’arbre qui a poussé de travers ne se redresse pas.

— Avec un âne, on ne fait pas un cheval de course.

— On ne mélange pas les torchons avec les serviettes.

///

Je ne sais pas ce que vous en pensez… je vois bien

que je vous ai blessée / je n’ai pas l’habitude (pour

parler gidien) de critiquer la critique : je vous invite

à prendre mon pinceau dont la brosse est chargée

de ce que vous inspirez à mon cerveau malade (de

vous, de ce que vous paraissez, de ce que je veux

de vous) / N’hésitez pas à le tremper vous-même

dans la couleur (ô mélange) qu’il vous plaira de

donner à mon apparence ///

Ô femme (ou homme)

Que je désire de haut en bas !

RÍO

Outré

Non mais dites donc !

Le peintre, curieux, apparaît dans une fente.

On voit son œil briller.

Puis il disparaît.

On entend alors la poursuite de Groucho,

Les cris, les bris de verre, les portes qui claquent.

Río jette sa cigarette et l’écrase.

Son pied pivote avec conscience.

Voici ce qui lui vient à l’esprit :

Le Monde se froisse comme une feuille

Quand on y pense.

Et justement voilà que j’y pense, ô journal

Que je n’écris plus !

Qui n’a pas l’enfance à l’esprit, opiniâtre,

Entre les colonnes ?

L’enfance qui finit par tuer. Je vois ça

Tous les jours

Ces temps-ci.

L’existence n’aura plus de sens un de

Ces jours.

Alors il faudra bien revenir sur ses

Pas.

Et envisager le pire. Enfin ! Le pire !

Il arrive comme le train que j’attends

Depuis que je t’attends.

Je n’ai plus rien à faire, plus rien à croire.

Je m’invente l’acte qui suit.

L’enfant n’invente rien avant l’acte, dis-je.

Je le reconnais comme si nous avions vécu

Ensemble.

Le voici en mots / et même en phrases / en

Vers.

Pourquoi revenir selon l’horaire prescrit ?

Je ne te savais pas malade à ce point.

Pourtant j’ai regardé dans la fente, ô

Mirage ! Le désert écoutait les avions.

Le scarabée cherchait à le rester, pierre.

J’ignore tout du fer dans cette forêt.

Le quai est apparu après les arbres.

Sans rivière, je ne suis plus le fleuve.

Ou sans mer, je suis ce que je ne suis pas.

Vos barques ne sont pas de mon invention.

L’écume court maintenant sur le sable.

La vague (dit-on) vient mourir ici, à tes

Pieds.

Mais n’est-ce pas toujours la même vague ?

Comme si je la recommençais avec ou sans

Toi.

Je viens d’une région sans feuilles mortes.

Et j’ai couru dans les stades.

Comme la ville est proche ! Avec ses tombeaux

Et ses ex-voto. La trace d’or comme le désir :

Dans la pierre : femme ou homme, que m’importe ?

Ni l’un ni l’autre si c’est ce que tu veux.

Sans Dieu mais avec beaucoup de maîtres !

Grincez, portes des châteaux !

Le quai prolonge les jardins, les panneaux

S’assemblent, les voix me reconnaissent :

Quelle mort me dira le contraire ?

(donnant un coup de pied au décor,

ce qui fait reculer les habitants des coulisses)

Comme si la douleur n’avait plus de sens !

(ironique)

Dans l’eau nagent les poissons ! Et dans le ciel

Les avions reconnaissent les complexités

Désertiques ! Quel pays sans oiseaux ! Quel jour

Sans ses feuilles ! Je ne sais plus ce que j’attends :

Quelqu’un ou ce qui l’annonce.

Entre l’intrigue et le fait accompli, les noms

Donnés pour ne pas les nommer !

Quelle famille ne s’en remet pas à la chronique ?

Le nom se perd, on ne naît pas avec un nom.

(consultant sa montre : oignon)

Bien sûr l’heure c’est l’heure : j’en conviens.

Je ne suis plus un enfant : tu ne joues plus

À la poupée : tu voyages en train : vers moi :

Dépliant les horaires : derrière la vitre mouillée :

Les innombrables paysages que le possible

Appelle de ses vœux.

Ce que j’aime n’a plus d’importance : désert

Traversé pour reconnaître les lieux : nuit

D’étoiles et de comètes : d’une main moite

Lisse les aspérités ou tente de s’y appliquer :

Disant : ce n’est pas comme ça que je veux

Mourir !

Quel gras mot ! J’en perds les étymologies !

On le voit chanter sous les fenêtres, de loin

Comme si sa voix n’avait jamais eu d’importance.

Blanca ! Ô doigtés nécessaires ! Jambes des jupes !

Sans feu nous n’allons pas au cimetière : maîtres

De l’argent, pensez à ce que je fus avant

De vous (re)connaître !

ACTE IV

Scène première

Ça siffle dans le tunnel

L’acier en frémit comme chair.

Voyez la primevère :

Elle change de couleur.

Réapparition du peintre :

La fente s’élargit

Sous l’effet de son pinceau.

Que l’intrigue m’intrigue !

Et que la fin m’explique !

Le Maure n’est pas mort.

(je ne sais plus comment)

Sidi Yahia aux trois visages.

Fruits de l’arbre vénéré.

Nous avons nous aussi

Emprunté le fleuve des haleurs.

Mais pour quel voyage ?

Pour quelle invention ?

Quel désert sous les neiges ?

Pas de fils à donner au Monde.

Pas de malheur à recommencer.

Nos jambes nues se croisent

Dans l’infini ou la profondeur

De cette eau qui vient de moi.

Que l’acte n’en soit pas un !

Que la triste figure en impose !

Qui veut sauver l’autre se sauve.

Belle fuite des lignes sans blanc.

Quel désert connaît la perspective ?

Voici le Nord de mon pays !

Le vin, les chevaux, la laine

Noire de suie, les aiguillages

Sans fin, jusqu’à la mer la fin.

Qui survit à sa douleur d’être

Ce qu’il n’est pas ? Voici la terre

Du scarabée : en rond les années !

Haler comme trouver : et encore :

Qui dit présent est déjà mort.

Río caresse la blanca.

Que la feuille s’enfeuille

Comme je m’endeuille !

Je ne sais plus qui tu es, qui tu aimes,

Ni qui te désire plus que moi-même.

Les choses se refusent au roman / les lieux

Perdent leurs dits / les jours cherchent la nuit

: et la trouvent !

Que la feuille aille à la baille comme jadis !

Dunes rasées de frais / l’estuaire des mouettes

Dans un sens et/ou dans l’autre / je savais que

Je savais / qui ne sait pas ce que l’enfant trouve

Sous son lit ?

Un son comme derrière le moucharabieh.

Le texte se peuple. Ce sont les feuilles

Qui reviennent. La mémoire alimentée

Par les différences de potentiel. Images

Extraites des musées. Savate des paresseux

Sur les vernis. La lumière est celle des fenêtres.

Qui aime ce que personne n’aime ? Croise

L’impossible, le salue, le regarde s’éloigner,

A faim soudain, comme devant la mer,

Feuilles des algues maintenant. Peur ?

Non. Pas même curieux. Ni prêt à

Recommencer. Rien sur la langue. Mort

Pour de bon. La rose et le rossignol.

Une voix : « Sors de ce théâtre ! »

Oui, oui ! J’ai sursauté. Un peu surpris par l’interruption. Je ne m’attendais pas à un pareil conseil. De la part de qui ? Hé !

Río recule par rapport aux coulisses.

La fosse lui interdit d’aller plus loin.

Il cherche l’équilibre, manivelles des bras.

Hé !

Mais personne ne répond.

Río retrouve le calme en se pinçant.

Il se pince plusieurs fois,

Comme s’il faisait nuit.

Hé !

Rien.

Pas là.

Ni jamais

Ni peut-être.

Simple ou

Double.

Allez savoir !

(allumant une cigarette)

Je ne suis pas si vieux.

Je l’ai été à votre mort.

Mais je ne le suis plus.

Pas jeune non plus.

Ni l’un ni l’autre.

Qui n’est pas

N’est pas là.

J’en ris !

J’ai eu peur.

Ou pas.

Le temps

N’est plus

Ce qu’il était.

La mémoire

Est désertée.

Feuilles brisées

Comme l’herbe

Des canicules.

On y met le feu !

Tout ceci dans un roulement de tambours.

La procession s’annonce par des pétards.

Puis apparaissent, accourant, les enfants.

Ils se chamaillent pour un bout de trottoir.

Les uns ont les poches pleines de bonbons.

Les autres exhibent leurs pelotes de cire chaude.

Des femmes arrivent en criant, secouant des bras chargés de voiles.

Nombrils nus.

Río s’enfonce dans cette nouvelle foule.

Son effort est applaudi, mais il ne réussit pas

À traverser les corps entremêlés.

Une lueur envahit l’horizon de la scène.

Ça sent la vapeur d’eau et son métal.

On rit dans les coulisses.

On y joue comme des enfants.

« Le train arrive ! » dit le chef de gare sans se presser.

« Il est à l’heure, » et le sycophante s’en étonne :

Ce n’est plus un arrêt technique ?

Je n’y comprends plus rien.

(il relit la dépêche)

L’INCIDENT A EU LIEU A HAUTEUR DU PASSAGE 124.

LE CORPS A ÉTÉ PROJETÉ SUR LE TOIT.

L’EXPRESS EST A L’HEURE.

PAS D’ARRÊT TECHNIQUE.

LE CHEF DE GARE

Vous voyez que j’ai raison.

LE SYCOPHANTE

Mais tout à l’heure… vous aviez tort…

LE CHEF DE GARE

Vous n‘aviez pas raison !

(impatient)

Profitons de la fête !

Ce n’est pas tous les jours.

Il y a du vin et des roscos !

Et pourquoi pas des femmes !

LE SYCOPHANTE

Des femmes ? Brrr…

Il y a un monde fou sur la scène.

Des statues émergent, fleuries et larmoyantes.

Les tambours rythment les rondes.

Des chaînes frappent les murs blancs.

L’asphalte noircit les pieds nus, chauffe la corde des semelles.

Le sycophante arrache des chemises.

On entend gémir le sifflet de la locomotive,

Mais on ne voit plus le train ni le tunnel.

Río ressemble aux autres, nu jusqu’à la ceinture.

Des seins se collent à lui.

Une affiche publicitaire est emportée par le vent

Qui vient de se lever avec l’annonce du crépuscule du soir.

« Qui veut jouer ! » dit la télé.

« J’ai déjà joué ! » s’écrit Río.

« Jouons encore ! » propose la voix des ondes.

« Sors d’ici ! » conseille la valise qui s’est ouverte sous le choc des hanches.

L’homme qui la tenait veut la soustraire au piétinement,

Mais les enfants en répandent les effets, foulards,

Chemises, feuilles sans reliure, cheveux d’antan noués aux médailles,

Fils des marionnettes, ressorts des carnets, photographies en vrac…

« Tout ce que je possède ! » et ajoute : « Ce qui me sera arraché ! »

Río gueule mais sa voix se mélange au chahut.

« Sors d’ici ! Ne reste pas ! Ce n’est pas ta maison ! Rien ne t’est donné ! »

Mais personne ne dit comment on s’en sort.

Tout le monde est d’accord.

« Sors d’ici ! Ce théâtre n’est pas un jeu. L’écriture est universelle. Ta langue n’en sait rien. Retourne dans ton village, là-haut où personne ne s’attend à te revoir. La maison de ton père est encore debout. Il suffit de pousser la porte et d’entrer. Il n’y a personne dedans, ni dehors. La rue est devenue étrangère, mais la source est la même. Bois de cette eau et oublie que tu as voyagé avec… elle. Elle t’a dérouté, avoue-le. Dis-le à cette poussière qui n’a pas changé, poussière du désert tombée du ciel avec la pluie. Le scarabée a encore un sens. Sur le seuil les scorpions attendent le soleil. La trame des tissus redevient herbe des sentiers derrière le troupeau en attente lui aussi. Tu seras seul enfin, sujet des noirs et des blancs raturés de ciel et de sang. Je te le dis : sors d’ici ! Tu vas disparaître dans les noms. Les rues ne te reconnaîtront pas. Les façades ne renverront pas ton image de verre dépoli. Les conversations meurent avec toi aux terrasses. Sors d’ici ! Quitte à tuer le temps, sors d’ici ! Cesse de te comporter en personnage, ce que tu n’es pas. Arrête de prévoir le prochain accident narratif. Ne te mets pas en position de dénouement. Sors la tête haute et les pieds sous toi ! Prends le chemin qui se donne à la vue, entre la mer qui moutonne et la terre qui verdit. Une poignée de sable ou de coquillages dans les yeux, marche sous les frondaisons en feu. Le lit est taillé dans la roche pure de la tradition. Remonte jusqu’à la pente des animaux agiles et muets. Reconnais les lieux et nomme-les. L’écriture est universelle. L’écriture est universelle ! Seule ta langue est un don. Elle te reconnaîtra, mais ne reste pas parmi eux, avec elle à ton bras, yeux clignotant de passés. Que la fille de ta fille passe son chemin de bourrique chargée de bras à l’ouvrage des choses qui s’acquièrent.

(ici le sycophante étreint un enfant puis le lâche comme si c’était un oiseau)

Qui veut que son enfant peigne le plafond des églises ?

Qui rêve au lieu de travailler « pour que la vie continue » ?

La langue patine son territoire jusqu’à la trame, au soleil

Comme sous la lune, désigne et légifère, mais qui veut

Que son propre enfant soit l’auteur du linteau à venir ?

La maison ne se conçoit pas sans ses murs ni son toit.

Que ce qui a commencé continue ! Et que l’interrupteur

Cesse d’appartenir à la famille qui a nourri son enfance !

Voilà ce qu’ils colportent, assommants de chansons et

De pas comptés, à l’apprentissage destinant leurs proies

Faciles, enfants des éjaculations et de la soumission.

Qui veut autre chose qu’un rôle à jouer contre argent

Et reconnaissance ? Mais c’est joué d’avance, l’enfant

De l’enfant sera un enfant ou ne sera pas, que la langue

Le veuille ou non ! Qui rêve de coucher ailleurs que chez soi ?

Ne la laisse pas emprunter à ta place ! Elle possède ce que

Tu ne connais pas. Tôt ou tard pratiquera le simulacre.

Ne te laisse pas conduire sur la place ! Tourne le dos

Au kiosque ! Ne partage pas la bière ni le commentaire !

Sors d’ici avant qu’il ne soit plus possible d’en parler !

(déchirant les enveloppes des lettres anonymes)

Conseil d’ami. J’entre par devant. Et je sors

Par la porte. Ils savent tout ! De l’enfance,

De ce qui reste une fois passée, de la terre

Empruntée à la banque, de l’attente en soi,

Du désir de nommer les choses, d’apprendre

À les écrire en religion, au seuil des morts.

(sournois)

Conseil d’ami, l’ami. Même si je suis obscur

Comme le calligraphe rendu fou par le signe.

Sors et ne reviens pas. Ne te retourne pas.

Ne vois pas la rue ni les rails. La montagne

N’est jamais loin. De là-haut (souviens-toi)

La mer est un fleuve et le fleuve la pluie

Des berges où croît l’enfance des saints.

Que d’histoire ! Que de coplas ! Joues

Ridées des femmes dans l’ombre nue

Des cuisines. En sortant ne ris pas de

Toi-même. Ne traverse aucun miroir

Métaphorique. Ne bois pas un coup

À l’invite. Mais ne cours pas au quai.

Prends le temps de rejouer pour jouer.

Conseil d’ami, je te le dis ! Elle finira en

Enfer avec les autres, ceux qui veulent

De toi et t’en veulent. Ses parfums

Te suivront pendant longtemps, car

Tu l’aimas. Mais que l’enfant revienne

D’où il commence à mourir ! Maison

De pierre et de vents. Entre les maisons

Ces deux fenêtres et cette porte, rideau

De perles, caquètent les poules voisines.

(fait des passes sur la foule mais ne l’abolit pas)

Un jour tu me remercieras, Río.

Tu penseras à moi, le mouchard

En question, irascible et têtu,

Malgré l’Histoire et ses langues.

Tu boiras le vin en souvenir de moi.

Tu nourriras d’autres projets, vieux

Jusqu’à l’os, passible de solitude,

Éreinté par les faits mais disponible,

Ami des hauteurs animales, sec

Comme le lit où poussent les roseaux.

Cherche le chant de l’oiseau en rut.

Toujours plus haut et malade de sang.

Tes genoux atrocement mis à l’épreuve

De la pente. Là-haut retrouver le sens

De la chute. Merci au cafard le temps

De s’en souvenir ! Comme en prière

Les vieux jours ! Extrait depuis longtemps,

Heureusement ! Point de tirades

À cette hauteur ! Conservateur

À tout prix. Langue morte d’avoir

Vécu. Et de son vivant elle tuait !

Au diable les sémiologues ! Enfer

Reconnu à temps, n’est-ce pas ?

Heureusement que j’étais là, ami

Et ennemi à la fois, la nuit comme

Le jour, en rêve et pourtant réel.

Suis mon conseil et va voir ailleurs

Si j’y suis ! Mais qui ne veut pas

Conseiller de s’en tenir au travail

Qui entretient l’Histoire et les histoires ?

Au plafond des monuments, linteaux

Des têtes mortes, ces traces de soi

Envisagées dès l’enfance, ou pas plus

Tard que l’adolescence qui inspira

L’éphébophile, mécène des lois

Futures. Qui veut que son enfant

Se donne aux signes des temps ?

(caresse un doux visage)

À la poubelle leurs mélodrames !

Aux chiottes leurs tragi-comédies !

Piètine la chanson et la rime atroce !

Rien ne sera universel au music-hall.

Conseil d’ami : retourne d’où tu viens.

Laisse-la à la mort ou dans sa cuisine.

Abandonne la pratique des verres

Et des conversations imitées de la télé.

La transparence est au soleil, là-haut.

Iguanes et tarentules des buissons

Sans feuilles. L’ocre n’est pas un rêve

De couleur. Creuse dans les fentes

Pour le savoir. L’eau pourvoira.

Avec le plâtre des joints et la chaux

Des surfaces. Ceci appartient à qui

Veut le prendre au lieu de laisser

La parole et le droit aux ânes de bat !

Tue si c’est nécessaire, mais tue

Sur scène ! Avant de prendre le vent.      

Qui veut et qui ne veut pas ? Ami

Je suis, argus en sus. Et je te conseille

De foutre le camp avant qu’il ne soit

Trop tard ! Oublie la val, la valise !

La trace de tes pas ne s’est pas

Effacée depuis : reconnais que j’ai

Raison, rien qu’à l’odeur des pierres

Qui savent tout de ce que tu as été.

Plus d’eau pour les ricochets, ici.

À peine la poussière de l’universel.

Que l’écriture soit la seule ! Que

Ta langue s’en souvienne toujours !

Le calligraphe fou devient illisible

Tôt ou tard, certes : mais c’est ici

Que la maison a un sens ou n’en a

Pas. Oublie la val, la valise ! L’ami

Te conseille de sortir d’ici en tueur

De temps et de planètes. Ces autres

Ciels n’ont jamais existé que dans

La conscience collective : prends

L’argent et va-t’en ! Ne reste pas

Pour jouer ou pour jouir. Telle est

Ma chanson, Río. Sans ce refrain

Je n’en suis plus l’auteur. Sors d’ici

Sans mémoire. Retrouve l’endroit

Et prépare-toi à mourir de joie !

Scène II

La foule se fige,

Comme si cette sentence était attendue.

Río revient devant, bras croisés.

Il dit :

Il n’y a rien dans cette valise !

L’autre m’a raconté des histoires !

Il arrive avec sa valise et me ment

Car il ne veut pas que je peigne

Le plafond de son église.

LE SYCOPHANTE

On connaît la chanson…

RÍO

Sortir d’ici ! Laisser tomber !

Marcher sans savoir où

On met les pieds ! Pauvre

De sens comme d’argent !

Alors que l’enfance n’en est

Plus une. Et qu’on aime encore.

Quelle attente est moins « atroce » ?

(soupir comme le Maure)

Je suis bien ici. Avec eux et sans eux.

La même langue pour seul univers.

Parlant une fois par jour de ce qui

Appartient au jour et quant à la nuit

Elle arrive bien assez tôt !

(dansant avec les autres)

Ce qui a vécu a vécu et ce qui

S’est oublié ne nourrit plus

L’imagination.

(satisfait)

Que pense le chef de gare de ce couplet… ?

LE CHEF DE GARE

Oh, moi, vous savez…

LE SYCOPHANTE

Ironique

Tant qu’il y aura des trains…

LE CHEF DE GARE

Mélancolique

Moquez-vous tant que vous voulez…

Vous verrez bien un jour…

Tout le monde finit par voir… (je souligne)

LE SYCOPHANTE

Presque épouvanté

Mais il ne peut pas rester là !

Il faut qu’il sorte d’ici ! Sous peine…

LE CHEF DE GARE

Chut ! Il écoute…

LE SYCOPHANTE

S’il pouvait entendre ce que j’ai à lui dire…

Moi qui sais… (un temps) Je sais pour l’incident

Du passage à niveau… le corps projeté sur le toit…

Ce qui explique cet arrêt technique…

LE CHEF DE GARE

La dernière dépêche ne le dit pas…

LE SYCOPHANTE

Elle ne dit plus ce qu’elle a dit…

RÍO

S’avançant

On parle de moi… ?

LE CHEF DE GARE

Pas du tout ! Nous ne parlons pas. Nous sommes.

RÍO

J’attendais… Elle est dans le train,

Mais à cause de l’arrêt technique

Elle ne peut pas descendre sur le quai.

LE CHEF DE GARE

Un arrêt technique ? Quel arrêt technique… ?

LE SYCOPHANTE

Il n’invente rien…

LE CHEF DE GARE

Vous avez un billet… ?

RÍO

Non… puisque j’attends…

LE SYCOPHANTE

…ce qui n’arrivera pas.

RÍO

Vous dites… ?

LE SYCOPHANTE

Rien. Je pensais tout haut. À autre chose.

LE CHEF DE GARE

Il pense beaucoup en ce moment.

Et quelquefois ça lui échappe… heu…

Par la bouche… Enfin… je crois…

RÍO

Aucune langue n’est universelle.

Mais la tentation chinoise a de l’avenir.

Je travaille sur le sujet en ce moment.

LE SYCOPHANTE

À qui appartient cette valise… ouverte… ?

L’HOMME

Qui arrive en courant malgré la foule

À moi ! Elle est à moi !

Empêchez-les de me voler !

(ralentissement)

Oh… Ça n’a pas beaucoup de valeur…

Mais c’est tout ce que possède Río.

RÍO

Satisfait et se frottant les mains

Voyons de quoi il s’agit…

LE SYCOPHANTE

Ami ! Conseil ! Sortez d’ici !

RÍO

Pas avant d’avoir jeté un œil sur ce… contenu !

 

Il plonge sa main droite dedans.

(dit le sycophante quelque peu effrayé par cet aveuglement)

Elle ressort aussitôt, empoignant une clé.

Tout le monde recule devant cet éclat métallique.

RÍO

Épouvanté, mais sans reculer

La clé d’Athol !

LE CHEF DE GARE

Innocent

Qu’est-ce qu’elle vient faire là… ?

LE SYCOPHANTE

Où va la poésie ? Il y a loin

Entre l’ancien et le nouveau,

Mais je ne vois pas la différence

De potentiel. L’attraction n’est

Pas universelle. C’est en Enfer

Qu’il faut chercher le Paradis.

Mais qui dit clé dit serrure !

Et qui dit serrure dit…

LE CHEF DE GARE

Allègre

Serrurier !

RÍO

Contemplant la clé

Moi j’aurais dit porte mais je ne suis pas poète.

LE SYCOPHANTE

Mettons porte mais qui dit porte dit… ?

LE CHEF DE GARE

Moins enthousiaste

On entre ou on sort ! Va et vient des interrupteurs

Qui annule toute idée de série. Et à force à force

On éjacule sur le paillasson. Je connais ça depuis

Que je suis ce que je suis devenu. Des enfants à

La clé…

RÍO

Jouant avec la clé, dans l’air

Le moment est mal choisi pour en rire !

(grande inquiétude avant la douleur inévitable)

Qui sait ce que la poésie doit au théâtre… ?

Qui sait ce que le théâtre doit à l’idée de clé ?

(impatient)

Voyons le reste. Elle n’a pas emporté que la clé.

Elle y a enfermé le nécessaire. Peut-être un mot

Destiné à m’éclairer. (il éparpille les effets sans

se soucier de ce qu’ils représentent) Rien pour moi !

LE CHEF DE GARE

Perplexe

À part cette clé… (on voit l’Homme s’agiter

en marge de cette scène /  le chef de gare

lui fait signe de s’approcher ou de retourner

d’où il vient) Nous autres hommes… (il fait

la liaison) et elles décident de voyager sans

Nous : celui-ci croit encore (il désigne Río)

Qu’elle ne partait pas sans lui : mais les faits

Lui donnent tort : la valise est restée sur le

Quai… n’est-ce pas, monsieur… ? (l’Homme

revient après avoir tenté de retourner d’où

il venait) Ne me contredisez pas maintenant

Que la clé est entre nos mains… la police

Exigera d’entrer en possession de cet objet

Qu’elle n’a pas oublié d’emporter avec elle.

RÍO

Exhibant la valise vide

Nous n’en saurons pas plus, police ou pas !

L’HOMME

Sentencieux

Sortez d’ici, Río ! Le théâtre n’est pas fait pour vous !

LE SYCOPHANTE

Ajoutant

Pas plus que la poésie…

LE CHEF DE GARE

C’est dans le journal… On en parle… dans le journal !

À défaut d’en écrire quelque chose. Chinois ou arabe.

Andalou ou lettres mortes. Partout des nouvelles en

Vrac. Ou organisées selon la théorie à la mode. Sortons

D’ici ! Vous, moi, eux ! Sortons de ce qui n’est même

Plus un labyrinthe : nous errons dans les rayonnages !

Qui veut quoi et qu’est-ce qui ne veut plus de moi ?

Laissons nos métiers à la jeunesse. Retournons en

Enfance. La petite fille dans le regard du vieux singe

Et le petit garçon dans les rêves de Tarzan. Si j’écris

C’est pour ne pas écrire.

LE SYCOPHANTE

Militant

Bien dit !

RÍO

Triste

Pour une fois… Mais sans poésie et sans théâtre

Pour la dire : refaire la valise et partir avec alors

Qu’on n’avait pas prévu de voyager sans elle…

LE CHEF DE GARE

Les passages à niveaux en savent long sur le sujet…

(brusque)

Attention à la poussière, mon vieux ! Vous embarquez

Celle du quai. Secouez ce linge avant de le remettre

À sa place… enfin… à la place qu’elle lui a donnée

Avant de…

RÍO

Rageur, à l’Homme

C’est par où, la sortie… ?

L’HOMME

D’un côté comme de l’autre…

LE CHEF DE GARE

Étonné

Ça n’a pas de sens… On en sort ou pas, voilà

Tout : et quand je dis tout je ne dis pas tout.

LE SYCOPHANTE

Cela va de soi ! Sinon le sens revient au galop !

Nous avons tous vécu ça dans notre jeunesse.

Il ne s’agit pas de recommencer ! La douleur

De savoir vous coupe la chique. Et de ne rien

Savoir, ou imparfaitement, ça vous rend dingue !

Dommage pour la poésie ! Et tant pis pour la

Représentation. On ira se coucher avant la fin.

Et une fois ensommeillé on pensera à autre chose.

Une nuit sans conclusion, ça vous dit, ami Río ?

RÍO

Je veux sortir d’ici ! Je ne veux pas savoir.

Ni d’où je viens, ni comment je vais ailleurs.

Être moi n’a pas de sens. J’écris pour écrire.

En attendant de ne plus écrire, vous comprenez ?

LE SYCOPHANTE

Désolé, mains pendantes

Non, nous ne comprenons pas. Et on s’en moque.

Scène III

Niagara. L’eau monte. Vortex des forces en présence.

Dans la fosse, Blanco s’échine à la baguette.

On a l’impression d’un film à grand spectacle.

On voit Río quitter les lieux, valise à la main.

L’homme hésite à le suivre, mais le sycophante

Le pousse dans le dos, encouragé par le chef de gare

Qui dit :

Nous n’étions pas ici. Nous ne désirions pas y être.

Chacun son métier. (au sycophante) Ne vendiez-vous

Pas des cigares avant de pratiquer la délation ?

Il vous arrivait d’en fumer. Dans l’antichambre

Vous fumiez les invendus. Personne pour le dire.

Mais à qui le dire ? Je l’aurais dit si j’avais su.

Pauvres de nous. Nous ne savons même pas jouer.

(il singe un tragédien connu de tous) Nous n’avons

Pas la clé : celle qui revient. (considérant Río qui

s’éloigne de plus en plus vite) Quelle chance il a !

De posséder ce qu’elle lui laisse. Nous voilà seuls !

Nous qui ne l’avons jamais été. Même aux pires

Heures du théâtre national. Seuls et amoureux

L’un de l’autre. Le chef de gare et le sycophante.

Quel beau titre pour une soirée qui ne l’annonçait

Pas ! (il tire le sycophante par la manche, hilare)

Ne soyons pas seuls en un pareil moment ! L’amour

Est bien. C’est la haine qui est mal. Dites-moi tout !

Scène déserte. Plus rien. Le chef de gare fait le tour. Le sycophante le suit, agité de spasmes. On entend les avions, mais on ne voit pas le ciel. La mise en scène n’a pas prévu le ciel. Il faut le deviner, l’explorer sans le voir. « Vous nous direz à quel moment il faut applaudir, n’est-ce pas ? » Le chef de gare fait signe que oui : cette didascalie est prévue, elle. Le sycophante proclame sa confiance dans le texte. « N’applaudissez pas maintenant ! Ma proclamation ne fait pas partie du spectacle. Je la publierai à part et à compte d’auteur. Bientôt en librairie ou chez le marchand de valises. Marchand pour marchand, n’est-ce pas… ? »

LE CHEF DE GARE

Heureux

Qu’est-ce que j’étais avant… ? Vous

Me posez la question, je le sens.

Non… pas gardien de troupeau.

Pas comédien ni le contraire.

(soupir profond)

J’étais ce que j’étais. Mais sans

Métier. Fils de la maison. Jeune

Après avoir été vieux. Affamé

Mais sans perspective de vol.

Je pouvais jouer tous les rôles.

Quelle polyphonie impossible !

On ne naît pas pour naître.

Je me prenais pour l’arbre.

Soumis aux saisons comme

L’arbre qui ne meurt pas ici

Mais ailleurs. J’avais le sens

De mon côté, comme le joueur

De foot. Sans outils pour être

Et tout pour devenir. Héritier

Sans héritage. Cadavre sans

Mort. Père sans fils ni fille.

Amoureux sans amour, las

De l’ancien comme du nouveau.

La ville me connaît. La terre

Me donne le fleuve. Qui sont

Ces gens ? Vitrines des reflets

Et non pas de leurs contenus.

Ouvrez la porte avec ou sans

Clé. À un moment donné,

Peut-être à la fin, l’objet

N’explique pas son apparition.

Ou alors il faut croire qu’on

N’a jamais été enfant. Aimez

Moi comme vous voulez. Ou

Ne vous retournez pas sur

Mon passage. Je fuis ou j’arrive.

Qu’est-ce que c’est beau d’être

Jeune et vieux à la fois ! Ni l’un

Ni l’autre. Sans transparence

De voyage. Iceberg des plans

À traverser d’un continent à

L’autre. Sans îles pour repos.

Sans vent en poupe. Poète

Raté. Mais pas sans charme,

Avouez-le. Sans moi (ici le sycophante dit mais pourquoi moi ?)

Comme la page serait belle

Si je la tuais ! Je n’ai jamais

Tué le temps à ce point !

Non, je ne vous envie pas !

(le carré se met au rouge)

Nous avons un train à prendre.

Rideau.

 

 

ACTE V

Scène première

Le rideau s’entrouvre et Río passe devant, hésitant toutefois.

Il entreprend la descente par l’escalier.

Il est à mi-chemin quand Blanco apparaît dans le rideau, disant :

Je suppose qu’on ne te reverra plus…

(un temps)

Je m’étais habitué à toi, depuis le temps !

Ça va me faire drôle de continuer sans toi.

Je ne sais même pas ce que je vais continuer.

Comme si ça n’avait jamais commencé, vois-tu ?

Je me sens dépossédé, pauvre même, sans rien.

Hé ! Ne cours pas si vite : je ne te suis pas !

Je ne suis pas fait pour quitter les lieux.

Je ne sais même pas ce que je rencontrerais

Si je sortais de ce théâtre où je ne joue plus

Depuis que je sais jouer : envoie-moi une carte

Postale à ton arrivée : en admettant que tu saches

Où tu vas : pas sans un détour par le passage

À niveau : toute trace effacée : les feuillages

Sont mouillés à cette époque : puis l’hiver

Appelle un printemps sans nouveauté en

Attendant que l’été bousille ces rêveries !

Mais tu sais déjà tout ça : pour l’avoir vécu

Plus d’une fois : tel est ton personnage : fleuve

Sans estuaire : à marée basse les roches noires.

(se souvenant) Ah ! Tu oublies le sauvageon

Arraché à la forêt de la qasida. Ce peu de terre

Enracinée dans la chair sépulcrale : tu chanteras

Si la musique t’inspire : aux tours des moucharabiehs

Les pétales envolés comme autant de lettres.

Que la terre est ancienne si on y revient !

Ne m’oublie pas, Río. N’oublie rien de cette eau.

Tu nourris l’anguille musclée ainsi que la sèche

Trompée / des couteaux s’ouvrent sous la vase

/ nous sommes de retour et pourtant c’est la mort

Qui arrive avant nous : comme autant de pétales

Emportés par le vent ou les possibles ruines d’or

Fin : je ne te retiens pas : j’ai mon job ici : peur

De tomber plus bas : en coulisse les fruits amers !

Parlons pour ne pas agir contre ce que le soleil

Éclaire de sa lente extinction. Parlons d’écrire

Sans faire d’histoires : terre vieillie de trouvailles !

Heureusement que tu n’es pas un personnage !

Traverse l’orchestre en son milieu vaguement

Oblique : les battants immobiles frémissent :

Qui empoigne la poignée pour te laisser passer ?

Tu ne verras pas ces yeux comme tu n’as jamais

Vu les miens : ni ceux qui se souviennent de toi.

Dehors, c’est la nuit : et la nuit, ici, c’est le jour

Ou sa promesse : selon le spleen en vigueur /

Je vois ça d’ici : ta lenteur de récit en attente

De chute : les animaux te suivent à la trace :

Tu rencontres le fleuve pour la première fois,

Toi : fleuve sans terre : quel village se nourrit

De ton œuvre ? (un cri) Attends, Río ! Je n’ai

Pas fini : ne t’en vas pas avec mon ébauche !

Mais Río descend encore quelques marches.

Il a la tête baissée.

Comme il n’y a pas de rampe, il oscille.

On entend son murmure, mais rien de plus.

En haut de l’allée centrale, la porte cliquète.

« Ce n’est pas la bonne clé, je le sais bien…

Je pars pour ne pas en dire plus. »

Il atteint le plancher.

Blanco continue :

BLANCA

Les sentiers de jadis sont devenus des routes

D’asphalte et de panneaux ; mais l’âne suit

Son âne sous le ciel blanc ; une rose tache

Le vert entre les murs ; nous étions heureux ;

La vieille poésie cheminait en poussière d’or ;

Les enfants suivent ; ni silence ni voix, l’amour ;

Je ne te retiens pas ; je ne reviens pas non plus ;

Planches disjointes pour l’œil ; dalles aux joints

De sable ; le seuil se creuse encore chaque jour ;

Mais je ne connais plus ces nuits ; trilles têtus ;

Quel chemin de la mélancolie à la tristesse !

Monte puis descend ; souffle aux angles morts ;

Rature de la pointe de son bâton ; une figue

Éclabousse ; l’or des surfaces conquises par

La copla ; qui revoit qui en ce moment ? Je

Suis ce que le refrain veut de moi ; n’oublie

Pas ; l’Arabie plus que tout autre sainteté ;

N’oublie pas que tu es venu ; personne ne

T’attendait ; fleuve des lits, histoire des nus ;

Aux rayons se partitionne ; tu ne sais plus

Qui est qui ; mais il n’y a plus de personnages ;

Cousins et cousines du vieil horizon couchant ;

Ni pleur ni même douleur ; comme si l’esprit

Possédait les lieux ; rien n’est joué d’avance ici

Bas ; rien ne se joue à deux ; de l’impression

Nulle trace savante ; quelque chose entre

Plaisir et douleur : sans nom par l’entremise

D’une poésie acquise et non pas retrouvée ;

N’écoute que les possibilités de mes formes ;

Le jardin recueille les tons ; coule cette semence

À la tangente des escaliers ; si j’écrivais, Río,

Au lieu de jouer, la mer ferait de toi un nouvel

Ulysse ; nous attendons l’automne et ses pluies

Torrentielles ; la terre une fois encore ravinée

Jusqu’à l’os de la vieillesse ; racines visibles

Enfin ; puis ta main lisse la terre des châteaux ;

N’oublions pas ce qui se perd autrement ;

Ta vague déferle contre le parapet ; sel des

Os ; nous avons aimé une fois ; éternité.

Et c’est signé :

Blanca.

Classiques accords comme la pluie, dit Río

En réponse / il remonte l’allée avec l’ouvreuse

/ il la tient par la taille / « ne soyez pas triste »

« si le public était là, mon pauvre ! »

Blanco chante ce que Blanca joue sans lui.

« vous oubliez la conduite »

« je ne sais pas ce que j’oublie »

« rien ne pousse ici ! on se sent seul ! »

Après l’horizontalité, l’écriture essaie la verticale

Des planchers.

« je ne sais pas si je pars…

si ça se fait : je sors. »

Il la tient toujours par la taille

Et elle se laisse conduire, agitant sa lampe.

« par ici »

La clé inexplicable autrement / dans la main.

N’ouvre qu’une porte lointaine, oubliée.

Elle pousse avec le pied la porte du présent.

Il ferme les yeux comme si la lumière…

« mais il n’y a pas de lumière »

« on ne sort pas à n’importe quelle heure »

Voix autour de soi : en représentation.

« je ne sais plus ! »

Et se jetant sur ses genoux, il enfouit sa tête entre les cuisses.

C’est ainsi qu’il étouffe son cri.

« qu’est-ce que je fais maintenant ? »

Elle agite sa lampe.

Les fresques s’animent.

Les statues de plâtre.

Les mains courantes.

Le velours des seins.

« je sais que je vais mourir avant de savoir vivre »

« je ne me suis jamais senti aussi seul »

« et moi donc ! »

Dès que l’image s’anime, elle appauvrit le sens,

Dit quelqu’un au passage.

Et Río dit en réponse :

Combien de fois ai-je pensé avoir atteint

Le bout du chemin, à l’endroit où plus rien

Ne dit son nom ? Une fois l’an, en hiver ?

Ou autant de fois que je suis sorti de chez moi ?

Rien ne ressemble moins

à l’intérieur que l’extérieur !

J’aurais dû choisir un autre métier ! Mais

Je n’ai pas choisi : il faut être dedans pour

Regarder dehors, plate tautologie de l’être

Qui n’a pas encore trouvé les moyens d’existence.

Penché comme à la fenêtre, ne voit pas

Que la vitesse est relative : s’imagine

Qu’il est déjà venu : avec d’autres temps.

Un métier d’homme. Des outils d’encyclopédie.

L’odeur de l’atelier. La sueur des autres. Vivre !

Au lieu de hanter les lieux. Entre au théâtre et

N’en sort plus : « tu joueras ou tu seras joué ! »

Pas d’autre choix après l’éducation en croix /

Et une fois dehors, l’intérieur est bourgeois :

Tiède comme l’eau des fontaines andalouses ;

Lent comme ce qui ne se raconte pas ; exsangue

Mais de chair ; avec un enfant en guise de clé !

 

Jette les pierres par-dessus son épaule,

À l’aveugle : devant le temps ouvre ses

Cuisses / qui installe les crépuscules si

Ce n’est Dieu lui-même ? Mais Dieu n’a

Pas de nom : l’homme en a un / femme

En puissance : prisonnier de son sang.

 

Pierres empruntées ou volées aux chemins.

Au passage des seuils et des propositions

Commerciales ; j’ai appris votre langue

Pour ne pas vous perdre : comme si l’or

D’un scarabée avait de l’importance !

 

Ces arrachements laissent des traces !

En filigrane une véritable histoire d’homme.

Si l’homme est la femme et l’enfant

L’homme lui-même : j’aime la poésie

De vos clôtures / nous autres herbes

Des prés et des sous-bois : animaux

Pris au piège du cercle infini, infini !

 

Que l’aphoristique l’emporte sur la voix !

Si ça vous chante et si c’est là que vous habitez.

Je passe mon chemin sans m’oublier.

Jusqu’où ? À quel endroit qui ne soit pas

Une chambre d’hôpital ou la place du mort ?

De quelle chandelle me parlez-vous ?

BLANCA

Gémissante

Nous n’étions pas loin de connaître le bonheur.

Encore une trace infime et le fleuve se jetait à l’eau !

RÍO

Seulement voilà je n’étais pas fait pour me jeter !

BLANCO

Tu le reconnais enfin ! Il a fallu attendre ce moment

Heu… tragique : pour que tu admettes la… chose !

Mais je n’en dis pas plus : de peur d’en dire trop.

RÍO

Qui était-elle alors que je ne savais pas qui j’étais… ?

BLANCO

Récitant

Le voilà plongé dans son lit de verdure !

Ô cresson justiciable !

Eau potable des maisons possédées par actes notariés.

Nous étions amis autrefois.

Et nous le sommes restés longtemps.

Mais les rêves nous ont séparés.

J’étais ce que je suis

Et il n’était pas là.

Voilà toute l’histoire.

Nous n’avons pas fait la guerre,

Pas pensé une seconde à notre pays

Et à ses filles de terre et d’os.

On perd son domicile dans ces conditions.

Le gendarme se méfie de vous.

On vous empêche de voter comme les autres.

Les vitrines deviennent des théâtres chinois.

Les portes redeviennent cochères.

Les jardins se peuplent de chats morts.

Qui hulule n’a pas de hibou en tête.

(se reprenant)

Le voir presque mort,

À une porte près !

Si c’est pas triste !

Après tant d’années communes !

Moi la fille et le garçon !

Le joueur et la jouée !

Et lui sur le devant de la scène, appris par cœur

Par on ne sait quel lauréat ?

Qu’est-ce qui tient encore debout après ça ?

Nous étions trois si je suis double.

C’était son bonheur, cette trinité.

Sa voix en dépendait.

Sa voix de fleuve tout juste en partance.

Moi comme jardin d’Alhambra

Et elle comme chant profond.

Quel comédien mieux servi ?

Et il s’en va maintenant !

Il est à la porte.

Le tapis est éclairé.

La rue s’annonce par ses affiches.

Son dos immense est perclus de douleurs.

Inscrivez la douleur comme graffiti !

Les bons textes s’écrivent sur les murs,

À la campagne comme à la ville !

Bientôt l’oxygène de Mars sera respirable et utile.

Nous ne savons pas où nous allons mais nous aimons notre passé.

Il y a toujours une fille pour le dire.

 

QUI ?

Toujours la même question :

Qu’est-ce que je fous ici ?

Il en fait une chanson puis : la mésange

À tête noire avale goulument une abeille

Au seuil de la ruche (au trou de vol)

À moins que le philante apivore /

Le trottoir est herbu ici, remarque-t-il

À voix haute alors qu’il est seul : mystique

Des soleils répandus aux pieds des murs.

Quelle thébaïde pour une déréliction !

Rouge coquelicot et avoine des champs.

Qui m’a déposé ici au milieu de tout ?

Je n’aime pas la terre ni la pluie.

Inventez tant que vous voudrez : des cultes

À foison si vous savez ce qu’est une foison.

Ni feu ni eau pourtant : l’herbe est jaune

Ici : nous sommes revenus pour exister

Encore : trop vieux ou pas assez jeunes /

Donnez un nom à chaque rehaut : accumulation

De gouttes en surface : qu’est-ce que je fous ici ?

Je me fous d’être ici / je ne suis pas venu : j’aime

Mieux dormir / ce monde ou un autre : kif-kif.

Chacun veut sa part de territoire, ici ou ailleurs,

Venu de loin ou vu de près : quelle saison s’en lasse ?

Les mots finissent par avoir un sens : quai de gare

Perdu au fin fond du pays, à la racine des montagnes

Qui donnent le la aux instruments spirituels : déposé

Comme un sac des messageries de la solitude.

Pour voir l’herbe déjà sèche, ses insectes pressés

: sans doute d’en finir : je n’ai pas désiré ce voyage

/ mais j’ai aimé l’enfance : aimé le voisinage, la mer,

Les ciels d’orage / qui m’aime si je n’aime personne ?

Voyez les traces des activités économiques qui

Expliquent qu’ici tout n’est pas vraiment mort :

J’ai aperçu (ou deviné) des yeux par l’ombre

Clairs et profonds : ou je les ai imaginés : ainsi

Commence le roman qui : tôt ou tard : deviendra

Poème : avec ou sans poésie : déposé comme feuille

À l’automne d’un voyage en tous points semblable

Aux émigrations mises en page par la pratique

Du rythme / ne me dites pas que j’ai sauté

Du train en marche : profitant d’un ralentissement

Consécutif à un suicide : saisissant cette occasion

De mettre un terme à ce déplacement insensé

D’un point à un autre de la possibilité de vivre.

Voilà toute l’histoire : anabas gueule ouverte

Dans le buisson : quel insecte se laissera séduire

Par cette langue « émergée » ? / l’anachorète

N’a pas vu Dieu ni entendu sa voix : la promenade

Est semée de gouttes sucrées : « ils finissent tous

en chambre » : avec ce désir de n’être pas le fils

Ni la fille : ce vœu qui n’est plus un désir : cette

Intention finalement : voyage horizontal par dé

Par définition / « ce poisson est l’ancêtre de l’hom /

Et de la fem / de l’enf / de ce qui est écrit au civil

Comme dans les annales du crime : ballast chauffé

À blanc : rails des laminages : le quai est un art »

Qu’est-ce que je fous ici ?

Cite des noms de choses appartenant à la nature

Ou du moins à ce qu’on imagine (communément)

Relever de ce socle d’enracinement : trouve des

Mots chez les autres : revisite les lieux : le mal

Est partout et le bien se fait rare, dit ma voix

Au silence du quai : herbes rôties des étés sans

Noces : tiges cassantes aux interstices des murs

Croissant devant : je ne sais pas pourquoi j’ai

Laissé tomber : ce ralentissement m’a inspiré,

Je crois : ce n’est qu’une histoire ou un fragment

Clinique des faits : venu de quelques-uns et allant

À la fin de soi : sans suite à donner à leur Histoire

/ ni pauvre ni vieux, ni malade ni exaspéré :

Ne trouvant pas le seuil de ces murs bâtis

En d’autres temps : je suis qui vous voulez

Que je sois !

Et je le suis ! Quel soleil m’ignore à ce point ?

Pas de valise, à peine vêtu, rien dans les poches

Et surtout pas le nécessaire : personne pour

Me dire : que je suis allé trop loin « que c’est

pas ici » / que je finirais bien par rencontrer

Quelqu’un / à sa table buvant son vin / pas

Noire l’angoisse / pas rouge la douleur / le temps

Exige de quoi payer : l’idée était d’entrer (ô la la !)

Dans la peau d’un autre qui ne fût pas moi / voilà

Toute l’histoire : celle de Río le fleuve sans amont

Ni aval : aucune étrave en travers des érosions /

Algues agitées de passages / sous les frondaisons

Trouvait le repos : et dormait comme s’il n’avait

Jamais aimé : les strophes s’annonçaient en masse

/ « un jour je saurai tout de vous » / qui est qui

À cette hauteur ? / lieux désertés ou ignorés :

Pourtant le quai témoigne d’une activité humaine :

Sans traces de pas (effacées par les vents) ni objets

Perdus ou jetés / déambule un instant (une seconde

Pas plus) les yeux examinant le sol dur et épars :

Des routes proposent leurs destinées, sans panneaux

Ni signes de vie : ici commence mon récit, après

L’histoire et avant le roman : poésie d’un lieu

Issu d’un ralentissement que rien n’explique

Ni ne conte : pensant ils reviendront bien un jour

Ou l’espérant malgré la colère : rien, pas un mot

Écrit, pas une sonorité retenue par cœur, rien

À plat : peut-être un théâtre, architecture en

Phase prémonitoire : « jouera tous les papeles »

À ce stade du pourrissement de soi en miroir :

L’éparpillement des os (la chair est oubliée depuis

Longtemps) / au cénotaphe des mains usées

Par le travail nourricier : jeté la clé au loin

Plutôt qu’à l’intérieur : sans souci de parabole

/ et les années installent rideau et rampe,

Coulisses et tringles, trappes et balcons /

Répétant qu’est-ce que je suis venu foutre

Ici : en ce lieu de non-voyage : presque nu

Et sans lendemain : créant la source et son eau

Pour aller plus vite que le vent de l’Histoire /

Assise dans ses voiles la beauté sur la margelle

Blanche de chaux : n’oubliant ni la rose ni les

Chants d’oiseaux reconnus à leurs positions

Sur la branche : personne pour dire le contraire

Ajoute-t-il au texte : revenant par superposition

Pas de transparences ici continue-t-il de penser

/ au frôlement des plis eux transparents : « ça

s’rait-il pas plus simple de le dire en chanson ? »

ou ailleurs : si tant est que la manière est situable

« je vois ça d’ici » / peut-être ami d’enfance… qui

Sait ce que nous savons au fond de nous ? / Qui

Descend le premier ? Qui en a parlé avant les autres ?

Voici les saisons et les sciences du comportement :

« nous avons aussi emporté les mots qui vont avec »

Comme bagages à surveiller aux ports : clés et chaînes

Du sens : on ne perd pas ce qu’on tient / passagers

Entre infini et profondeur : au bastingage vomissant

Des textes : écumes des houles : de temps en temps

Apparaissait une figure mythologique : genre demi

Dieu ou garce circonspecte : « nous partons tous

les ans » / chaque année le même itinéraire conçu

Par les spécialistes des déplacements de surface :

Amours clandestines : ancillaires si possible : nièce

Volage et pas assez âgée pour figurer sur la toile.

Ce qu’un simple appareil textuel peut suggérer

À l’esprit : pourvu qu’il se prête au jeu : gagne

Quelquefois : offre alors le gite et le couvert :

Loups et vents : le feu couvait « que voulez-vous ! »

Voici le fer rongé par l’attente « comme je vous

l’avais promis » oui oui des ponts glissants de sel

Et d’écailles : des histoires en veux-tu en voilà !

Entre et sort : sinon réplique : ou passe son tour

: « c’est dingue comme la critique peut vous

blesser même si vous avez raison ! » / poitrines

Exténuées offertes en sacrifice non pas aux dieux

Mais à ses saints : monarques des vitrines joyeuses

: le monde dans la main et la main sur la rampe

Fraîchement vernissée : têtes hautes des satisfaits

Et paluches noires des mal nés : « je revoyais tout

ça sur le quai alors que personne ne pouvait

témoigner de mon improbable solitude » / mort

Pour rien : « qu’est-ce qui ne s’oublie pas si le pays

n’en est plus un ? » / des fois on s’alimente de sucre

Et d’autres fois de sa fermentation : de l’enfance

De l’art à son enterrement : « il doit bien y avoir

un cimetière dans ce trou perdu » / mais perdu

Comment ? À quel endroit de la logique imposée

Par la sagesse ? Nous aimons les fleurs et les gouttes

De rosée. Qui se perd en chemin dans les châteaux ?

Quelle guide aux genoux rouges n’en rie pas une

Fois rentrée chez elle ? Pourquoi moi et pas une

Autre ? / arpentant le quai désert et inutile :

Je revoyais (littéralement) ces tours en pays

Étranger : pourquoi sommes-nous allés si loin ?

Oui oui le poème doit se mordre la queue ou

Passer son chemin ! Je n’ai pas l’âge de ma fille.

Nous aimons les lieux d’ombre et de soleil caché.

Voyons si c’est par là comme en mer les observations

De la hune : si nous n’étions pas deux cette lune

Là-haut foulée par l’homme : quelle écriture

Pour ce voyage ? Les journaux ressemblent

À nos romans : ou l’inverse : genoux rouges

Et mollets douloureux : mais la douleur

Ne se voit pas à leur niveau : seul le visage

Est signifiant dans ces circonstances un peu

Comment vous dirais-je ? / rien de tel au verso

De nos cartes postales : quelle que soit la saison

/ les objets composant le jardin s’assemblent

Toujours de la même façon : ce qui change :

C’est la saison : encore que les années, ma mie…

Sur le quai seul et sans argent pour le dire :

L’excuse du ralentissement : « ne descendez

sous aucun prétexte ! » / mais descendu il

Ne trouve pas même la force de se souvenir

: il observe les herbes calcinées de cet été

Particulier : la pierre concassée : les mottes

Dures : ici et là des habitants furtifs : insectes

Pour la plupart : rien à boire ni à manger : rien

À voir en marge de l’attente : pas un arbre

Pour s’interposer entre le ciel et soi : la mort

A un visage : « si vous me le demandez : je

propose le mien » / Quel désert au fond !

Entre les civilisations : ne servant pas même

De transition : le seul souci c’est l’eau et avec

L’eau l’insolation / histoire d’une évaporation

En style sibyllin : aimez-vous cette dispersion

Des moyens hérités d’une longue tradition ?

Qu’est-ce que je fous… un bon petit métier

Ou à défaut quelque chose à faire, utile ou pas

/ sans oublier la reproduction de l’espèce et

De ses choix civilisateurs / on apprend vite si

On veut : et je sais que vous voulez ! Arrrghg !

Quelle misère si on y pense ! Se trimbaler d’ici

À la rue et de la rue au pot : à fleur du style et

De sa nouveauté : je vends pour ne pas travailler

Comme les autres « rentre en possession du bien

que la vie te donne de droit » / des lunes sous

le soleil : Qu’est-ce que je fous ici ?

Rien pour écrire, pour dessiner, pour composer

Les graphies de l’émerveillement, rien sur terre

Mais : là-haut ? Ou dessous en grattant un peu ?

Se dit ça ne durera pas arrive le moment quelqu’un

Pose la question : qu’est-ce que vous foutez ici ?

Décline alors quel nom ? / exhibe quels papiers ?

/ quel visage ressemblant ? / dit vous ne me con

Connaissez pas / voyez cette abeille dans le bec

S’agitant parce qu’elle sait ce qui l’attend — lui :

(ou elle) On voit ça tous les jours si nous chante !

Ne perdons pas de temps en babioles ! Suivez

Moi ! je connais le chemin : je suis d’ici.

Pense il y avait longtemps que je n’avais ouï

Le d’ici des origines de mon enfance / joie

Constante puis cassure nette du récit enjambé

Par temps de soleil et de mer : je sais où je vis

Mais je ne sais pas où je suis / « quelle question ! »

Ce type sentait la bière et le tabac : « pas la

première ni la dernière : on a l’habitude : suivez

moi ! » / comme si j’avais besoin de ce théâtre !

Jambe de bois ou d’ivoire : ce qui t’appartient

Parce que tu vis et que d’autres sont déjà morts.

Des mots dans le dictionnaire de la nature :

Tout y passe : et l’hiver le vent amène ses loups

/ cogne la cognée et enjambe la jambe : enfance

Interrompue non par suicide mais sans la mort

Qui lui donnait un sens : jusqu’à ce que la langue

S’interpose entre le Bien et le Mal : que l’autre

Légifère par procuration : que toute sépulture

Ait son dieu : toute union sa fornication et :

Descendant de son palais suivant le sens de l’eau :

Plus bas il vit que le train sortait du tunnel et :

Qu’au passage à niveau elle l’attendait : plus

Loin : le quai écrasé de chaleur : des heures

d’attente : Qu’est-ce que je fous ici ?

Oui oui ce personnage venait à moi sans intention

De changer une virgule :

Scène II

 

LE SYCOPHANTE

Alors comme ça dans la rue il raconte

À qui veut l’entendre

Ce que ce prince vint lui annoncer :

« il sera toujours trop tard »

Río prend le temps d’une vitrine,

Sans envie, sans jalousie, pas hypocrite pour un sou :

Le prince est dans son dos,

Dit se nommer « Gor Ur » et avoir hérité du Bien comme du Mal,

Autrement dit d’une équation égale à rien.

RÍO

Pas déçu

Tant pis ! On parlera d’autre chose.

Vous êtes invité au cocktail ? Je le suis.

C’est ainsi que je monte et que je descends.

C’est ma vie ! Je n’en possède pas d’autre.

En tout cas je ne fais rien pour que ça change.

Je ne crois ni en Dieu ni en l’homme : je pense.

Quelque part entre la mer et le pays, ma voix

Entretient ses instruments, jalouse d’elle-même.

Je n’habite pas un réseau conçu pour habiter

Avec les autres :

Jadis j’étais fleuve et mer

Je ne suis pas devenu.

Père non plus.

Pas pu rester enfant.

Les os ont leur volonté.

Seul le sang n’a pas d’âge.

J’aime suivre les phrases

Qui marchent devant

Pour qu’on les suive.

Jamais poème ne m’en a voulu.

Ils trottinent derrière moi.

Je me souviens des moins faciles.

Mon spectacle ne vaut pas plus cher.

Fleuve j’étais dedans mon lit.

Habité et grossi par le temps.

La surface est égale à la profondeur.

Mais ce jadis me turlupine.

Il a toujours été trop loin,

Et ma main de cascade jamais

N’y a trempé ses doigts.

Rien devant qui ressemble

À une promesse : rien de vrai.

Mes rives sont des rives

Et mes joncaux des sabbats.

J’en ai perdu la langue.

Mais pas muet pour autant !

En portier ou en vigile,

Je suis digne de mon rôle.

Je connais ce que je connais

Par cœur et à l’estomac.

On peut me faire confiance :

Je coule de source.

Mais ce jadis aux airs d’enfant,

Ni mort ni revenant,

Joue avec ma patience

Et déjoue mon impatience.

Ma voix s’en trouve mal.

Ce qui est bien pour les uns

Et pas assez pour les autres.

Mes villes sont des villes

Et mes ports des éphémères

Aux ailes de poussière.

Naguère n’a pas de sens

Comme tout ce qui n’existe pas.

Peut-être a la couleur du temps.

Peut-être fleuve ou peut-être pas.

Enfant ou personnage à jouer

Comme on abat une carte

En plein cœur.

LE SYCOPHANTE

Jolie chanson ! Avec un peu de musique

Et de la voix, et peut-être quelque assonance

… Vous hésitez, Río… Quelle légende vous accoquine ?

RÍO

Amusé

Ne secouez pas l’enfant pour le déposséder !

GOR UR

Désignant le carton d’invitation

J’imite bien les signatures, mais celle-ci est la mienne.

Vous en doutez ? (un temps) Je ne puis le prouver…

RÍO

Je ne vous demande rien !

LE SYCOPHANTE

Ce serait ma signature…

RÍO

Peu importe qui m’invite aux réjouissances en vigueur !

Il n’est pas mauvais, en sortant du théâtre…

LE SYCOPHANTE

Mais vous

N’en sortez pas ! Vous fuyez ! Vous avez presque disparu !

RÍO

Toujours amusé

N’exagérons rien ! Tout au plus je vais

Où le vent me pousse : cela ne s’appelle

Pas : fuir / et bien sûr je suis sorti : voilà

Qui explique ma disparition interrompue

Par…

GOR UR

Présentant un autre carton

Gor Ur. Je possède…

RÍO

Hilare

Ah ! Ah ! Il possède !

Facile à dire à quelqu’un

Qui ne possède rien !

LE SYCOPHANTE

Rien ! Mais alors ce qui s’appelle rien !

RÍO

N’en rajoutez pas ! Rien et rien c’est rien.

Et encore rien c’est toujours rien. Ainsi

Jusqu’à ce que mort s’ensuive ! Gor Ur !

GOR UR

S’avançant comme un domestique

À votre service… heu… si je puis dire…

RÍO

Vous descendez du train vous aussi… ?

GOR UR

Non… de mon palais… et de ma lignée,

Cela va sans dire…

RÍO

Pourquoi m’avez-vous invité, je dirais :

Cueilli au saut du théâtre où j’ai perdu le sommeil !

(Gor Ur hésite)

Il y a bien une raison… Mon talent de… comédien… ?

GOR UR

Se ressaisissant

Entre autres… J’ai pris conseil… Je ne vous connaissais pas…

RÍO

Conseil, dites-vous ? Auprès de qui, de quoi, comment et : pourquoi ?

GOR UR

Ma foi… Je ne crois pas me tromper…

RÍO

Mais on a pu vous tromper…

GOR UR

Souverain

Les morts ne mentent pas… que je sache…

RÍO

Mais ils ne parlent pas non plus… que je sache !

LE SYCOPHANTE

Nous avons eu une morte aujourd’hui…

Au passage à niveau…

Un arrêt technique s’en est suivi…

RÍO

Grimaçant

Écrabouillée sous le train ! Pouah !

GOR UR

Très théâtral en effet.

RÍO

Singeant

Sgrouiiitch ! Ni chair ni os ! De la bouillie !

Le train a ralenti (je m’en allais) et je suis descendu

Sur le quai : cette lenteur m’avait inspiré.

La chaleur aussi sans doute : pas de vent.

Une mésange. Personne. Plus de train.

La plaine plantée d’agaves. Un moulin

En ruine. Des figuiers de Barbarie sans

Figues. Pas de traces sur le chemin. Nu

Presque j’étais. Sans argent. Prêt à tout.

Je suis le fleuve que poursuit l’enfance.

LE SYCOPHANTE

Relatif

Elle ne vous poursuit pas !

Tout au plus se signale-t-elle

Par ses cris… d’enfant.

RÍO

Irrité

Sans cesse revenant sur le métier et jamais

Satisfait par le produit de ce travail têtu.

Je sais de quoi je parle quand j’en parle !

Tandis que vous…

LE SYCOPHANTE

Satisfait, à Gor Ur

Je me suis renseigné, figurez-vous.

GOR UR

Il y aura du monde. On jouera

À se raconter des histoires.

La vôtre trouvera son audience.

Nous sommes beaux joueurs,

Tous autant que nous sommes.

RÍO

Mais qui êtes-vous ?

Je sais ce que je suis,

Et même ce que je vaux,

Mais rien sur votre compte

Et sur celui de vos… amis.

Parmi lesquels une morte

Qui… vous a parlé de moi !

GOR UR

Impatient

Vous verrez bien.

(consulte son oignon)

La nuit nous laisse le temps. Montez avec moi. Nous prendrons le funiculaire. Maldoror l’emprunta. Je ne saurais vous dire dans quelles circonstances… Mais il y a laissé sa trace melmothienne. Elle me la donna à observer, alors que jamais je ne l’avais remarquée, malgré de multiples emprunts. Ah ! sans ce funiculaire, que de courses folles ! Essoufflement avant d’atteindre la porte. Ces deux niveaux de la ville en ont épuisé plus d’un avant la construction de cette rampe mécanisée. Je fus l’un des promoteurs, en tant que conseiller municipal. Mais l’entreprise ne me rapporte rien. On se souviendra de moi le moment venu. Une niche est prévue à cet effet, à la hauteur du guichet d’en bas. Ne me demandez pas pourquoi en bas et pas en haut. Je n’ai pas participé à cette décision, ni posé la question. Je sais seulement que ma représentation aura à peu près l’âge que j’ai aujourd’hui. Ledit âge mûr. Qui ne dit rien de l’enfance mais passe sous silence ce qui l’efface définitivement. Laissez-moi vous montrer. Levez les yeux, pas plus haut que les acanthes : c’est la niche, ma niche. Je l’occuperai ad vitam aeternam. Bien sûr, comme vous le faites remarquer (vous n’êtes pas le premier) il faudra lever les yeux. Mais que voulez-vous : c’était ça ou rien. Alors entre rien et quelque chose, mieux vaut s’en tenir à ce qui est et oublier ce qui ne l’est pas. Je vous le dis comme je le pense. Et ce n’est pas une critique. C’est par ici…

Prenons un billet. J’ai ma carte d’abonné. Entre nous soit dit, je ne paye rien. Cela doit bien se savoir, mais personne n’y voit d’inconvénient. J’imagine…

Il faut attendre. On entend les grincements de l’acier. Dessous, l’herbe pousse. Et ça monte ! La gravité se souvient de nous. On peut fumer si ça n’importune personne, mais il se trouve toujours quelqu’un de fragilisé par l’air du temps. Vous verrez comme j’ai raison. Je montre mon étui avec ostentation et quelqu’un me fait signe que non. Il ne me reste plus qu’à le rempocher. C’est discret et sans dispute. Je n’aime pas ce genre de discussion. Bien que cette renonciation me prive du plaisir de fumer en montant… ou en descendant. Je me contente de mesurer la friction des câbles et des rouages. Je pense à ma niche. Un budget, tout de même. Voté à l’unanimité. J’avoue que j’ai eu peur d’une réticence. Mais aucun signe de contestation sur les visages de mes colistiers. Même l’opposition s’est ralliée à cette idée de niche. Il n’y aura pas d’autre trace de moi dans cette ville. Vous écrivez… ?

RÍO

Surpris par la question

Pas au point de posséder une niche…

GOR UR

Oh ! mais je ne suis pas encore dedans ! J’ai bien le temps de… vous savez.

RÍO

Je ne sais pas tout.

GOR UR

Mais vous attendez. Comme tout le monde. Il n’y a pas grand-chose à faire d’autre… en attendant. Autant profiter de cet espace pour en écrire quelque chose. Inutile d’en sortir pour aller taper le carton ! Ou se perdre dans les lacets d’une conférence.

RÍO

Que dire des spectacles… ?

GOR UR

Par ici… Comme je vous le disais, je n’ai pas de niche ici… en haut. Nous ne mettrons pas longtemps. J’habite les beaux quartiers. On y côtoie les meilleurs hôtels. Avec une facilité ! Je ne vous dis pas. (marchant) Ainsi, vous écrivez… Ne dites pas le contraire. J’ai connu des comédiens. Des comédiennes surtout, mais je ne veux pas vous ennuyer. (un temps) Qu’est-ce que vous écrivez, vous… ?

RÍO

Je ne suis plus un enfant.

GOR UR

Vous écrivez je ne suis plus un enfant !

RÍO

J’essaie de l’être, mais je ne peux rien écrire d’autre.

GOR UR

Perplexe

Du diable si j’y ai jamais pensé !

RÍO

Gamin

Mais je n’y pense pas. Ça me vient comme ça.

GOR UR

Prosaïquement… ?

RÍO

Si vous voulez dire : sans poésie, c’est comme ça que ça me vient. Je n’y peux rien. C’est comme monter dans le funiculaire : je monte ou je descends.

GOR UR

Il n’y a pas d’arrêt intermédiaire, en effet… C’est une idée à creuser. J’en parlerais au Conseil. Mais il s’agit de savoir en quels termes. (frappant sa cuisse) Vous ne les connaissez pas.

RÍO

Non, en effet. Moi pas connaître eux. Eux pas connaître moi. Eux peut-être connaissent mes personnages. Si eux venir au théâtre…

GOR UR

Eux venir.

RÍO

Alors eux savoir.

GOR UR

Nous arrivons. Il y a déjà du monde. Vous êtes attendu. Pour la rémunération…

RÍO

À pile ou face !

 

La poésie voulait une scène.

Mille poètes comme troupeau.

En quelle saison se passer du monde ?

Pas de science sans hypothèse.

 

Je vous dis ça comme ça.

N’importe quelle courbure,

D’échine ou de plan de travail.

Plus moyen de s’en passer.

 

Deux mille poètes extraits

Des meilleures universités

Et des travaux des champs

Et des villes : pendant ce temps

 

L’envers du monde s’organise.

Ce que la science éclaire

A perdu de son éclat : murs

Des religions comme tombe.

 

Qui désire se mesurer au temps ?

Sur son cheval un justicier.

Je me nomme moi-même.

Mon nom ne vous dira rien.

 

Voyons si l’extase vous convient mieux.

Un tapis de feuilles encore vivantes.

Et pas de vent pour les emporter.

Des oiseaux explorent le creux des arbres.

Voyez à quel point nous avons perdu la partie !

 

Pour répondre à votre demande

Prisonniers des succédanés, chaussés

De la boue des chemins imaginaires

Où progresse l’idée de bonheur

Constitutionnel.

Aimez-vous les uns… que la modernité est une question

De temps à négocier avec la nécessité de « bosser » /

Grimaces des goules en prime /

Voyez à quel point…

 

Trois mille du même acabit, bavards en possession

Des réseaux : les baratins suintant aux murs des

Laboratoires : je reconnais que c’est ma f

L’anabas entrevu un jour de pluie

Près de la maison envisagée comme

Atelier : ma très grande f

Par ici la sortieNous vous contacterons…

« Le jour venu nous avons abandonné nos biens »

 

Extase je vous dis !

Au bas mot la joie.

Par ici nous avons vécu en

Quatre mille d’entre eux :

Électeurs et acteurs / notre courrier

du… une mésange au trou de vol

/ « des fois je ne sais plus ce que

je f… » / en vacances les possibles

Excursions plus loin que ce qu’il

Convient d’admettre : ils étaient

Des milliers, tous plus bavards les uns que les autres.

Moi, devant ma porte, je fumais une cigarette puis :

Une autre — passible de temps perdu à retrouver.

Nous avons en réserve de quoi vous

Voyez

Comme poésie rime avec poésie — et fermez

La ! — ceci est le seuil de ma maison : je vis seul

La nuit comme le jour : avec des voisins style je

ne sais pas cuisiner — ils ne savent pas baiser non

plus — un âne est un âne : ne sortez pas sans votre

âne : il vous le rendra : et laissez-les s’entretuer

ou au moins se nuire : par l’intermédiaire des idées

qu’ils se font de la société et de la manière de s’y

comporter :

Le recours au vocabulaire des lieux

Est inévitable : vous avez droit à

Qui veut mes belles pommes ?

Une jambe faite pour enjamber,

Une tête pour téter, et une langue

Pour dire quelque chose des fois

Qu’on me le demanderait : sait

On ce qui nous attend à la sortie ?

Pas plus bête de p… « ça marche tout seul ces engins !

Autrement dit : pas besoin de s’en faire : le soir à la

Veillée : et devant sa télé : la bouche pleine de poésie

Peu importe le style de v… « nous avons pensé à v… »

Passait par là pour enrichir son vocabulaire car

Les mots ont non seulement un sens mais aussi

Une poésie en soi — « je veux bien sortir sans m… »

Des milliers… sans qu’on puisse les compter… morts

D’encre… Si vous le souhaitez nous p… il faudrait

Trouver le moyen de considérer le tout en transparence

 

Qui aime ce que personne n’aime ?

Rien dans les vitrines ni dans les conversations.

« je passais par là alors je me suis dis q… »

Ce que nous aimons se lit sur notre visage, croyez-moi.

Ce que nous voyons dès qu’on ouvre la porte : cher

Loyer des sommeils / qui mérite qu’on le c… signe

Si vite tracé qu’on en a perdu la clé… ce Paradis

est en usage depuis si longtemps q… des milliers

— vomissant au bastingage — « mais qui lit

ce que j’écris si ça n’amuse personne ? »

 

Voici ce que je sais de ce jardin

— celui qui vous plut tant —

J’en ai cueilli les mots pour

Vous plaire encore une fois.

 

Nous descendions la pente douce,

Au rythme de l’eau qui s’écoulait.

Je me souviens de cette terre

Comme si je l’avais reçue en héritage.

 

Que les fruits sont savoureux en été !

Étrangers parmi les étrangers —

Nous descendions comme sur le quai

À Brindisi où meurt une dernière fois

Ce que la poésie a révélé à l’esprit.

 

Je sors et qu’est-ce que je vois si c’est pas

Ce que nous voyons quand il n’y a plus rien à voir.

Et ce que la vérité finit par imposer un jour ou l’autre.

Un flux incessant en attendant de vérifier par l’expérience

La loi du reflux :

Friches de métal embuissonné.

Le feu prend par inadvertance.

Nous pensons que vous avez t

Et pendant des années le pauvre type vend sa force de travail.

Ainsi perd ce qu’il ne gagnera pas.

Le bonheur est une question de const

Petite mort des recroquevillés devant leur pizza.

L’écran n’est pas un miroir… si vous avez pensé

En traverser la minceur : que le diable vous emp

« j’ai forniqué avec une gosse de neuf ans »

 

Si vous avez le temps… l’amitié et ses repas dominicaux.

Si je vous raconte ça… le bonheur de participer à vos…

Qui dit quoi… les deux-roues de l’angoisse ou

de la paresse : j’hésite…

Sans l’ivresse des profondeurs, vous savez… non

Je ne sais pas : pas pris le temps de reconnaître

Les lieux : nous avions hâte de déchiffrer les murs.

Et pendant ce temps un mince filet d’eau nourrissait

Les fleurs au pied des murs.

 

Nous suggérons une p… avec la vitesse acquise

Et tous ces flics dans les marges… Nous pensons

Que pour votre bien il serait n… un théâtre planté

Dans le décor de vos errances parmi les nouveaux

Venus : la haine vient d’en bas : dites-nous ce que

vous p…

Pas plus haut que son chat

Le jour où il est tombé amoureux

D’une messagère en vogue dans

Les milieux éclairés : en conçut

De l’amertume, de quoi voyager

Bien au-delà de ce que la raison

Inspire en temps ordinaires.

Et ils ne l’étaient pas, ô soleil !

 

Qui sera le prochain p… qui dit pile dit face.

LE SYCOPHANTE

Bravo !

Scène III

J’y étais. Le conteur (car nous jouions) venait d’abuser de notre patience. Je m’explique : nous n’étions pas là pour nous livrer pieds et poings liés à ce lyrisme teinté d’épique qu’il nous a servi sans se soucier une seconde de ce que nous pouvions en penser. Il ne jouait pas le jeu. Nous aimons les histoires. Pas ce qu’elles inspirent à celui qui se sent pousser des ailes dès qu’il s’agit pour lui de se donner en spectacle. Certes, certains ont applaudi. Les uns par politesse, ou lassitude, les autres, pourquoi pas, parce qu’ils appréciaient le style ou je ne sais quelle vertu dont ils ne cachaient pas (ou plus) être les partisans inconditionnels. L’hôte allait de l’un à l’autre pour se faire une idée de l’effet produit sur notre assemblée ainsi divisée à l’occasion d’une sorte de test dont il allait être question sur nos réseaux respectifs. Il a fallu attendre, patiemment, que cette agitation cesse de nous inciter à la révolte. Bien sûr, nous n’étions pas chez nous et il nous revenait de nous en tenir aux convenances, ce qui ne serait plus le cas une fois lâchés dans les maquis du cyberespace. D’ailleurs les plats arrivaient, entre les mains expertes d’un personnel trié sur le volet. Nous étions, en quelque sorte, invités à partager ce qui nous était offert dans la seule intention de noyer le poisson. Nous n’avions aucune raison de manifester notre opposition, d’autant que la qualité des mets et des boissons qui les accompagnaient ne se prêtait absolument pas à la critique. Nous acceptâmes même de féliciter l’impétrant, en termes plus ou moins sibyllins, je ne le cache pas. Il dut capter quelque chose de notre désapprobation et s’attendait sans doute à ce que la situation finisse par s’envenimer. Cependant, il ne se passa rien d’autre. La soirée s’acheva sur les habituelles promesses de rendez-vous imminents. Notre histrion disparut comme il était venu : par enchantement.

Un témoin.

Une salle attenante au patio où se tient la cocktail-party, dans le style andalou. L’endroit est sombre, mais agréable, comme si on était venu y chercher la fraîcheur qu’un soir d’autan a rendu désirable. Le maître des lieux s’est approché d’une lourde table couverte d’un épais tapis dont les arabesques se devinent sous les lueurs de plafonniers au triste métal. Río a pris place sur une chaise au dossier si vertical qu’il ne se sent pas à son aise dans cette position, mais Gor Ur lui a flatté l’échine pour l’encourager à se laisser faire comme il convient à un invité auquel on tient à rendre un hommage sans limites. Une carafe est penchée sur un verre. Río fait signe que le verre est assez plein à son goût. La carafe se verticalise et il se passe un temps avant qu’elle ne rejoigne d’autres objets de verre sur un plateau dont les reliefs scintillent délicatement. Enfin, après avoir fait le tour de la table, comme s’il voulait en faire apprécier le périmètre, l’hôte bouscule une chaise semblable et, l’ayant fait pivoter sur un de ses pieds, l’immobilise sans s’y asseoir toutefois. Il s’appuie sur le dossier, un verre à la main, dans la position de celui qui propose un brindis. Río accepte cette mort. Dehors, c’est-à-dire derrière le moucharabieh noir et or, les conversations se mêlent au choc des couverts.

GOR UR

Je ne sais pas si vous me prenez au sérieux…

RÍO

En tout cas, c’est une idée à creuser. Mais comme je vous le disais, je ne suis plus du spectacle. (soupir) Je ne sais même pas de quoi j’ai envie maintenant que je ne suis plus du métier. J’aurais peut-être dû y penser avant…

GOR UR

Je ne crois pas que ce fut une décision précipitée, un coup de tête. Maintenant que je vous connais… Mais il était question de ce que j’entreprend moi-même et non pas de ce que vous allez mettre en jeu, je suppose, dès demain.

RÍO

Mañana veremos

GOR UR

Aussi pouvons-nous dès maintenant nous entretenir de ce que vous appelez ma « petite idée ».

RÍO

Je n’ai pas dit qu’elle était petite ! Je ne me permettrais pas. Loin de moi cette… Enfin : quelle que soit sa taille, elle mérite d’être, comme je le disais, creusée.

GOR UR

Ah mais cé qué, mon cher, je ne vois pas comment nous pourrions la creuser ! En effet : elle est déjà jetée sur le tapis ! Son évolution, prévisible ou pas, est en cours !

RÍO

Vous voulez dire… (jeu) Oh non ! Je ne vous crois pas en mesure de… (inquiet cependant) Vous voulez dire que…

GOR UR

La boisson que je vous propose, qui se réclame justement de l’Amontillado, contient l’antidote qui, je vous rassure, n’en gâchera pas l’excellence.

RÍO

Vous badinez… !

GOR UR

Que non ! Je ne vous raconte pas d’histoire.

RÍO

Vous seriez bien le seul ce soir à vous en priver ! (rieur) Mais vous m’avez élu pour seul auditeur, si j’ai bien compris…

GOR UR

Vous n’avez rien compris, je le crains… (solennel) J’ai bel et bien empoisonné les mets et les boissons qui, comme d’habitude, constituent la conclusion de nos soirées narratives. (sentencieux) Tout le monde va mourir ce soir ! (consulte son oignon) Avant une heure…

RÍO

Mais cé qué ! J’ai moi-même touché aux bouchées ! Oh ! Avec parcimonie, vous savez, car je ne suis pas friand de gourmandises. (épouvanté) Mais j’en ai mangé ! (changement de ton) Je persiste à dire que c’est une bonne idée (et non pas petite) et que je suis tout disposé à la creuser avec vous, en admettant (frisson) que vous m’ayez invité dans cette… heu… perspective.

GOR UR

Buvez ! Moi j’ai déjà bu. (amusé) Je me suis empiffré ce soir ! J’ai donné l’exemple. Personne n’a songé à… ne pas m’imiter. Au contraire, ils se sont tous jetés sur les nappes sans se soucier du voisin. Et tout le monde avait oublié, dans le feu de l’action, que je n’avais pas encore raconté mon histoire. Elle est tant attendue chaque semaine ! Ils n’en avaient cure ! Les voilà ne songeant qu’à réduire le festin à néant ! Par ingurgitation ! Je crois même qu’ils vous ont oublié. (ravi) Dans moins d’une heure, si j’ai bien calculé, nous assisterons vous et moi, en exclusivité, à cette mort en masse. Quel spectacle ! Et vous n’y tenez aucun rôle. À part celui de complice, mais c’est dans la coulisse que nous sommes, ce qui nous élève au rang d’auteurs. Convenez avec moi qu’en ces tragiques circonstances, il vaut mieux être auteur qu’acteur. Sans compter que lesdits acteurs (de leur mort qu’ils joueront avec cœur et perfection, je n’en doute pas) assisteront en même temps à leur propre spectacle. D’une pierre deux coups. Et vous et moi en sommes le ricochet ! (attentionné) Je vous sens indécis…

RÍO

Comme je le disais, l’histoire est bonne, bien préparée, et tout et tout. Mais nous ignorons comment elle va évoluer, même si l’issue dudit empoisonnement est jouée d’avance. (perplexe) Je me demande ce qu’ils vont en penser. (didactique) Je ne vois pas comment vous allez leur faire avaler ça. Ils ne comprendront pas.. heu… l’intérêt. Oh la la ! Je ne suis pas metteur en scène ! Je ne suis qu’un pauvre comédien qui n’a d’ailleurs pas réussi dans la tragédie.

GOR UR

Riant

Vous ne vous en inquièterez plus dans moins d’une heure ! En attendant…

RÍO

Oui, oui. Attendons. Car, je l’avoue, aucune idée ne me vient à l’esprit… Ce qui me prive du statut d’auteur.

GOR UR

Momentanément ! Momentanément ! Ça ne durera pas. Vous verrez. Reprenez un peu de notre Amontillado. Deux précautions valent mieux qu’une.

RÍO

Rit jaune

Vous n’êtes pas très sûr de votre coup… je crains. Vous allez me saouler !

GOR UR

Au contraire. Gardons l’esprit clair. Et n’abusons pas de notre boisson salvatrice. (réfléchissant un moment) Trop d’antidote peut tourner au vinaigre ! (sans rire) Ou produire l’effet inverse. On a vu ça dans les meilleurs romans. Mais pas de souci : j’ai bien étudié la leçon : un troisième verre ne nous fera pas de mal. Au propre comme au figuré.

RÍO

La tête me tourne…

GOR UR

Vous ne vous posez pas la question de savoir pourquoi je ne sauve que vous… ?

Interloqué, Río se lève, titube, se dirige vers le moucharabieh, colle son regard sur les lattes, sent l’autan lui réchauffer le regard, voit les autres en pleine débauche de nourritures bêtement terrestres. Il ne trouve pas les mots, Ou le souffle lui manque. Il dit :

Vous avez beau dire, mon cher hôte, vous ne possédez que l’acte premier de votre comédie. En admettant qu’il arrive ce que vous avez prévu comme acte deux (la mort en masse de nos amis), ne suis-je pas alors le nécessaire auteur de l’acte trois, le dernier selon l’éthique aristotélicienne ?

GOR UR

Ubuesque

C’est là, stupide animal, où je veux en arriver !

 

finis

 

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« À ceux-là je présente cette composition simplement comme un objet d'Art ; —disons comme un Roman, ou, si ma prétention n'est pas jugée trop haute, comme un Poème. » - Edgar Poe. Eureka.
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