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Livre premier
Chapitre XIII

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 Article publié le 6 mars 2006.

oOo

- Je me suis blousé quelque part, expliquait Frank Chercos en maniant les connexions au hasard de l’inspiration. Je m’explique : le premier tableau met en scène Anaïs K. (mais je ne sais pas encore que c’est Anaïs K. et je suis loin de me douter que c’est la mère qui m’a abandonné quand je n’avais pas les moyens de dire non à son égoïsme fondamental), moi-même dans le rôle du mec qui arrive par hasard sur un terrain miné par les intrigues, votre comte de père qui est bien connu pour ses frasques sexuelles, et Jasmin, que j’ai descendu comme un vulgaire marlou parce que je hais les types qui compliquent l’existence des autres pour se remplir les poches. Je précise que je suis suivi par au moins deux fileurs au service du système pour une raison qui me regarde encore à cette heure. On est donc plusieurs : moi, Anaïs, le comte, Jasmin, et le type qui se planque dans la nuit. Je pense que Jasmin et ce type sont mes deux suiveurs. Ce n’est pas très logique parce que, par définition, les suiveurs ne se montrent jamais. On file au château de Vermort (où vous ne mettez plus les pieds) et Anaïs s’endort sur le lit où le comte m’a demandé de l’attacher. Vous savez que j’ai toujours obéi au comte sans contrepartie explicative. Je ne suis pas de ceux qui demandent des comptes aux bienfaiteurs de leur enfance parce que ceux-ci ont fini par laisser voir leurs petits défauts de la cuirasse. Je reviens sur les lieux (un amour de jardin tranquille que j’utilise à des fins thérapeutiques) et je tente de flinguer Bégnard qui s’en sort grâce à Hautetour. On est donc un de plus, selon mes comptes qui assimilent Jasmin et Bégnard à mes suiveurs. Moi, Anaïs, le comte, Jasmin, Bégnard et Hautetour, ça fait cinq. Sept si mes suiveurs n’ont rien à voir dans cette histoire. Plus le Mac Guffin de l’histoire, cette puce que Bégnard, que je ne tue pas, finit par donner ou restituer à Hautetour. C’est ensuite, comme par hasard, qu’Anaïs K. devient ma maîtresse puis ma propre mère. On se fait descendre tous les deux à la sortie d’une boîte de nuit et on traverse la Zone d’Intimidation sur un brancard, à la vitesse de l’urgence. Et pour la première fois de ma vie, ma mère me parle, elle me parle d’elle, de sa chienne de vie, de ce que je ne sais pas et que je DEVRAIS savoir. Du coup, la colocaïne prend une importance que je n’avais jamais mesurée d’aussi près. Et on me confie l’enquête, ALORS QUE JE SUIS MORT.

- Et je commence à vérifier par le même bout, dit Janver qui ne comprenait rien aux câblages que Frank extrayait du mur, c’est-à-dire la veuve Bégnard. Mais, je ne m’explique toujours pas pourquoi, je n’obéis pas à ce qui m’est strictement commandé et je me retrouve dans un quartier mal famé de la ville où Agnès Bégnard et l’agent S., qui est censée éloigner la veuve de chez elle pour que je puisse y perquisitionner, m’entraînent inéluctablement jusqu’à ce que je succombe à une overdose. Nous sommes quatre : moi, Agnès, l’agent S. et le dealer. Quand je reviens au monde, on m’explique que l’agent S. et Agnès m’ont utilisé mais on ne me dit pas comment. Le dealer a prononcé mon nom avant de mourir d’une balle tirée à bout portant par l’agent S. qui est en fuite. Agnès est confinée quelque part dans le système qui l’interroge.

- Et ils provoquent notre rencontre, dit Frank un instant paralysé par cette évidence.

Il se remit au travail du trou creusé dans le mur sans esquinter la tapisserie. Un réseau d’informations giclait des trois consoles qu’il avait installées sur le divan, à l’abri des regards qui scrutaient la pièce pour en deviner les sens cachés. Ils ne se fiaient jamais à ce qu’il voyait. Ils avaient même transformé l’oeil droit de Janver en caméra holographique, mais l’opération avait foiré et Janver ne voyait presque plus rien de cet oeil. Comme l’autre était de verre, comme suite à un accident qui avait changé son enfance, il ne voyait pas grand-chose et paniquait parce que Frank semblait déployer une activité physique considérable. Cependant, Frank agissait dans un silence parfait. Ils écoutaient. Il fallait bien qu’il se fiassent à quelque chose. Les caméras renvoyaient des scènes truquées par les habitants, les scanners étaient trompés par les miroirs, par contre il était extrêmement délicat de concevoir les sons qui accompagnaient les gestes vus par les caméras et analysés par les scanners. Frank avait amené de la musique, mais ça ne suffisait pas. Il fallait aussi parler, et parler de choses vraies, sinon les analyseurs décelaient les contrevérités et l’alerte était aussitôt donnée aux analystes de l’instant qui ne manquaient jamais de découvrir le pot aux roses.

Janver était admiratif. Frank lui avait expliqué tout ça dans les jardins du RI, sachant qu’ils étaient observés et que leur conversation était enregistrée, image et son, par les analyseurs les plus sophistiqués de leur époque. Frank était incroyablement adroit quand il se mettait à se défendre et, comme du temps de leur enfance commune, il appliquait le système de l’attaque comme meilleur moyen de défense. Ils étaient donc sur la défensive, mais l’attaque constituait le moyen et ils étaient en plein dedans, Frank précis comme un baromètre vendu par un Gitan à des bouseux et Janver à peine plus tranquille qu’un papillon pris dans une toile d’araignée en plastique. Par terre, un réseau de fibres témoignait de l’avancement de leurs recherches, mais le système pouvait toujours penser qu’ils avançaient dans la perquisition et que, comme d’habitude, ils ne respectaient pas les précautions d’usage, ce qui n’étonnait, espérait Frank, personne. Janver en était moins sûr et les scanners le sondaient jusqu’à la rate.

- On a failli se séparer une fois de plus, dit Janver qui était traversé par l’enfance et n’en pouvait plus de s’accrocher au Réel.

- C’est alors qu’on a reçu le flash en provenance du coeur même du système. Hautetour sait qu’il est suivi. Il ne peut pas ne pas le savoir. On a coupé pour ne pas assister à une scène pornographique.

Janver luttait contre une enfance tenace. Bon pare-feu, pensa Frank qui recevait les sensations éprouvées par Hautetour.

- Je peux savoir ce qui a motivé votre surveillance ? demanda Janver qui répétait les gestes de Frank avec une demi-seconde de retard, un progrès sur la seconde qui lui avait été imposée par ses limitations mentales au début de la perquisition.

Frank grogna.

- Si vous voulez savoir, dit-il sans cacher son amertume, je ne fricote pas (bon paramètre pare-feu). Ils pensent que je suis dingue. Ça ne vous surprend pas ?

- Ça m’étonne.

Frank jouait aussi. Il était à la recherche du corps de l’agent S. qui s’était matérialisé à un endroit pointu du système. Il fallait bien que quelqu’un en profitât et il voulait savoir qui.

- Kol Panglas, jubila Janver.

- Faut pas prendre ses désirs pour des réalités, dit Frank qui rigolait en se fourrant une gerbe de fibre optique dans la chair.

Janver examina l’empilement des couches. On voyait à travers. Il voyait Frank complètement perdu dans un réseau de suppositions. Les dingues supposent. C’est ce qui les rend dingues. Ils savent que leur vision est une supposition, mais ils seraient malades de ne pas y croire. Je suis clair, moi : je n’ai aucune idée de ce qui se passe, ni dans le sens de l’intrigue, ni dans celui de la description méticuleuse des faits. Ils ne pensent pas que je suis dingue, mais incompétent. Ça me distingue nettement de Frank. Qu’est-ce que je dois vérifier ? Il recevait des informations impossibles à interpréter avec ses moyens de vérificateur. Frank jouissait d’avantages prodigieux. On sera toujours différent, s’ils nous laissent vivre. Il est déjà mort et ressuscité. Je ne suis pas encore mort et je le serai peut-être définitivement si je ne représente rien à leurs yeux. Qu’est-ce que Papa m’a seringué avec ça ! L’inutile de la famille. - Imagine que tu eusses été l’aîné à la place de ton frère Fabrice. Imagine un instant, cher idiot de la famille, que tout l’avenir de notre domaine et de notre gloire nationale te soit tombé sur les épaules. J’ai eu raison ! Ne discute pas !

- Qu’est-ce que vous recevez maintenant ?

- Je ne reçois rien, bégaya Frank. Je suis aux anges. Je suis femme. Je suis S.!

- Nous voilà bien partis !

On l’avait prévenu. Travailler avec Frank était toujours une galère parce que c’est un pauvre camé qui finit toujours par flipper. Il s’envoyait des binaires libidinaux avec l’expérience acquise des drogues sommaires qui avaient façonné son mental. Le mur vomissait des fibres et des strates extraminces. Janver recula devant la difficulté de changer les apparences. Frank lui lâcha un On ne peut toujours pas te faire confiance, baronet ! Allusion épaisse à une bâtardise qui n’avait jamais été prouvée malgré l’acharnement du comte qui n’expliquait pas l’erreur enfantée par le con de la comtesse. Les Hautetour en riaient encore. Ce père qui m’a réduit à la déprimogéniture ! Autre plaisanterie blessante qui l’avait contraint au suicide parce qu’il ne pouvait plus fuir raisonnablement. Frank revenait pendant ce temps perdu à ronger de l’enfance. Il noua une fibre comme s’il agissait sur son propre sexe.

- On sait que Hautetour a piqué une charge de colocaïne, continua-t-il comme s’il ne venait pas d’avoir un orgasme vaginal qui marquait les sinuosités de son sourire schizoïde. Avec la complicité de l’agent S. et peut-être celle d’Agnès Bégnard, de Bégnard lui-même qui est finalement resté sur le carreau (on peut légitimement se demander pourquoi, car le système de Récupération post-mortem est infaillible).

- J’imagine un complot à l’échelle de la nation ! exulta Janver.

- C’est ça ! À l’échelle de l’univers moins l’Islam.

- Avec les Chinois et les Juifs !

- Mais sans les Espagnols ! hurla Frank dans le microphone qui lui était destiné.

Que savait-il de sa seconde mort, car il y avait une seconde mort [1], n’est-ce pas ? On ne peut pas imaginer que l’État nous prive d’une mort religieuse au profit d’une surexistence qui n’a pas de fin. On ne conçoit plus un État sans cette précarité du confort personnel. Ce qui explique notre égoïsme et nos terreurs.

- Ça n’explique rien, rugit Frank qui déployait maintenant un concept nouveau pour lui. Je m’enfonce dans l’erreur provoquée par l’image que me renvoie de moi-même une existence vouée à l’échec professionnel. J’aurais dû tuer l’enfant !

Janver lui obstrua la bouche avec ce qu’il avait sous la main, peut-être un angle du tapis ou cette substance acide qui dégoulinait des connexions physiques arrachées au mur. Frank lutta désespérément. Il n’était rien quand le plaisir lui arrivait de l’intérieur. Ce n’était arrivé qu’une seule fois dans l’enfance et Janver en avait profité pour le vaincre. Éphémère victoire que le comte avait remplacée par l’humiliation d’un exposé circonstancié des faits à l’avantage du petit Frankie qui prétendait avoir été violé. On ne m’y reprendra plus ! Je n’ai plus jamais rien caressé. Ma chatte et mon perroquet ne savent rien des caresses que je prodigue au néant. Ils ne connaissent que mon apparence d’ami des animaux. Frank les aimera.

- Il faut en finir avec la complexité ! dit Frank à travers la substance qui l’écoeurait.

- Pas le temps ! dit Janver.

Une caméra cliqueta dans l’effort. Son scanner recevait des anomalies biologiques. Le type qui est en train de violer Frank n’est pas Jean de Vermort. C’est Janver !

- Ça va, dit Frank. J’ai compris. On se remet au boulot. La nuit porte conseil.

- La nuit ? Quelle nuit ? Il est dingue !

Frank se libéra d’une étreinte qui avait mis en jeu une partie du réseau déjà décodé jusqu’à l’os. Janver valsa dans les fibres superfétatoires. Une caméra siffla d’un déplacement d’optiques qui ne répondait plus à la nécessité de comprendre ce qui se passait dans cette pièce.

- Si vous continuez, dit Frank qui reprenait le contrôle des opérations, ils vont se demander ce qu’on fabrique et ils enverront quelqu’un de curieux.

- D’accord, admit Janver.

Son ver réintégra une ouverture qui se referma comme une plaie. Il souffrait toujours et grimaçait en inclinant la tête sur une épaule, comme son perroquet quand il agissait en dépit du bon sens devant la télé. Sa chatte se contentait alors d’ouvrir les yeux et de les refermer.

- On en sait trop, dit Frank. Mais on ne sait pas ce que Hautetour a dans la tête. Il agit peut-être pour le bien commun. Je ne le vois pas dans le rôle du méchant qui assassine la société dans le dos.

- Vous le connaissez mieux que moi, fit Janver.

- Pas si tu es son fils !

Ce n’était pas Frank qui parlait. C’était le comte. L’enfance avait un goût de détritus. Cette acidité alimentaire. Papa cherchait une solution et s’en prenait au ventre de la comtesse qui ne comprenait pas comment elle était devenue ce qu’elle n’avait jamais été pendant les secondes de perdition qui avait borné une autre enfance vouée à la tradition. JV, n’y va pas ! Rires de l’assistance. Reviens, JV ! Elle en souffrait sincèrement, bien que l’amour qu’elle lui portait ne fût jamais assez grand pour le sauver de l’humiliation. Père tout puissant. Il décida du sort de chacun, modifiant les données et les paramètres, multipliant les facteurs de chance dans le sens de son désir qui correspondait à l’exigence d’un passé omniprésent. Je suis le comte Jean de Vermort et je ne le suis pas. Il fuyait dans les bois et atteignait une rivière qu’il ne pouvait pas traverser à la nage. Le comte fit construire un pont avec des troncs d’arbres. Il y poussa une quantité incroyable de micro-organismes qui chatoyaient aux crépuscules. N’y va pas, JV ! Il était paralysé par la peur d’aller trop loin et de ne plus pouvoir décider de la suite de ce qui ne pouvait pas être une aventure parce que ça commençait par une fugue. Le comte le poursuivait avec une rage qu’il n’appliqua jamais qu’aux chiens que la meute refusait d’intégrer. Frank grimpait dans un arbre et scrutait cet horizon avec une longue-vue empruntée à Chacier le garde-chasse qui avait vécu en Afrique et en Chine.

Quelqu’un entra. C’était Qand.

- Janver ! dit-il. Vous ne portez pas le masque réglementaire. Je note !

- Je peux expliquer ce manquement... couina Janver.

- Pas manquement. Défaillance, renchérit Frank qui s’appliquait à respecter les données hypothétiques de l’enquête en cours.

Qand lui flatta le museau.

- Qu’est-ce que vous trouvez ? demanda-t-il en s’accroupissant.

- On ne trouve pas, grogna Janver. On cherche.

- JE cherche, minauda Frank. Vous, vérifiez !

Qand lui flatta encore le museau.

- Comment vous sentez-vous, Frank ?

- Un peu...

- Je comprends. La mort...

- La mort n’existe plus, plaisanta Janver. Trouvez un autre mot.

- La mort existe quand elle n’existe plus et seulement à cet instant précis de notre existence, récita Frank.

Ils l’ont reconstruit avec des fils télégraphiques, pensa Janver. Qand palpa le mur et secoua sa tête de limace. Il laisse sa trace lui aussi. Sa main connaît l’endroit. Ils se passent sur le corps les uns les autres et moi je suis seul au monde sans possibilité de me reproduire aussi facilement.

- On avait fait du bon travail, dit Qand dont les commissures suintaient. J’y étais. Vous ne pouvez pas comprendre, Frank. C’était... c’était la préhistoire. On avait un peu l’aspect d’hommes des cavernes. Pas très propres sur nous et facilement susceptibles. Mais on nous respectait et pour nous le prouver, on nous payait grassement. Vous a-t-on déjà payé grassement, Frank ? On ne peut pas cacher éternellement que cela procure un plaisir hors du commun, encore plus intense que l’envoi au septième ciel par la plus intense des filles de joie. On a fini par s’amuser et ils nous ont propulsés à la tête de l’organisation dont nous avions fondé le langage. Ne m’enviez pas, Frank, votre heure n’est pas venue de votre vivant, elle s’annonce parce que vous êtes mort. Nous connaissons cette logique, faites-nous confiance.

Frank souriait béatement comme un enfant de choeur qui se laisse avoir par l’encens que l’officiant propulse rituellement.

- Je n’envie personne, dit-il. Je prie.

Qand ne cacha pas sa satisfaction. Heureusement, il tournait le dos à Janver pour lui signifier son insignifiance métaphorique. Janver n’en souffrait pas. Il savait ne pas souffrir du mépris. Il ne souffrait que de l’humiliation. Il se sentait capable de tuer pour punir l’humiliateur, mais il n’avait rien tenté contre le comte, à part un coup de fusil accidentel. Frank avait assisté aux deux scènes, celle du coup parti par inadvertance alors que Chacier avait interdit de toucher au fusil pendant qu’il allait uriner derrière la poterne, et celle où le comte prêchait l’usage de l’intelligence devant un auditoire domestiqué qui assistait au spectacle des cuisses flagellées avec une attention si soutenue que Janver en conçut pour la domesticité une haine tenace qu’il cultivait encore pour ne pas oublier.

- Le masque, fit Qand sans se retourner, vous devez opérer sous le masque, même en présence de vos supérieurs. Vous êtes un pet de lapin, Janver. Si vous n’étiez pas...

Janver s’était bouché les oreilles avec ce qui lui tombait sous la main. Frank retira ces immondices désintégrées par ses soins depuis une heure qu’ils s’activaient ensemble à la surface du mur.

- On va rentrer, dit-il.

- Dans le mur !

Frank caressa la joue humide de son compagnon.

- Qand a filé quand vous l’avez menacé de licenciement, dit Frank qui touchait une surface tendue à l’extrême.

Janver se rasséréna. Qu’est-ce qui puait autant ?

- Mes giclures, dit Frank. Désolé. Je gicle une espèce de sperme qui n’en est pas. Je ne sais pas si les morts peuvent se reproduire.

- Ça m’étonnerait, dit Janver qui revenait à lui sous les caresses.

- Hautetour n’a pas lésiné sur les moyens.

- Vous le croyez capable de comploter à son profit ?

- Je parlais de l’agent S., un morceau de choix !

- Badineur !

Ils se renversèrent mutuellement dans les pans de murs que Qand avait fait tomber sans inquiéter la surveillance. Leur rire ravissait une lointaine observation de leurs moeurs.

- Je n’arrête pas de penser à l’enfant que j’ai été, dit Janver.

- Ça me remonte si souvent que j’en perds la boule, dit Frank. Mais quel sens accorder à l’enfance d’un mort qui, pour le coup, ne peut vraiment plus y revenir dans les petits souliers du vieillard qu’il n’est pas devenu ?

- Ils ont maintenant un merveilleux moyen de supprimer la vieillesse.

- Merveilleux ? Ce ne sont pas des rimeurs ! Ils ont un projet. L’envahissement par l’accès aux biens de consommation. C’est enfantin.

Janver ne recevait plus rien. Il s’étendit dans les fibres et les cloaques informatiques qui jonchaient le pied d’un lit.

- Ils provoqueront la mort pour qu’on ne vieillisse plus, commenta Frank qui recevait toujours des informations optiques.

Ses yeux clignotaient comme deux étoiles dans un visage en instance d’infini. Il ne pouvait pas nier que c’était l’enfance qui revenait. Janver se mit à l’envier, ce qui lui arracha un morceau de chair qui se mit à le vriller dans une douleur atroce.

- Ça va aller, chantonna Frank. Ce n’est pas de la douleur.

- Qu’est-ce que c’est ? Je souffre horriblement.

- Je n’ai jamais compris qu’on puisse trouver les mots exacts de la douleur au moment même où on en est le sujet délicat.

- C’est horrible. Ce n’est peut-être pas le bon mot, mais je souffre.

- Ils vous accorderont la mort si vous démontrez l’utilité de vos propositions. Une fois mort, ils vous conduiront en Enfer pour que vous n’en parliez plus.

Janver se recroquevilla. Il tentait de monter sur le lit, mais Frank le retenait au niveau du sol. Le mur qui giclait s’illuminait maintenant comme un générique de film qui promet des sensations inoubliables. La chair le vrillait lui aussi. Janver ne reconnaissait pas cette chair. Ses yeux portaient à moins de deux mètres. Au-delà de cette distance fatidique, il distinguait un monde en formation constante. Il montra l’oeil de verre à Frank qui l’examina attentivement.

- C’est une sacrément chouette imitation de l’oeil biologique.

- Seulement, il ne fonctionne pas comme un oeil biologique. C’est une agate, rien de plus. Qu’est-ce qu’ils ont fait de mon oeil valide ? Je ne vois pas ce que je devrais voir logiquement.

Il voyait le monde. Frank le voyait aussi et ça lui fichait encore une sacrée trouille, comme si l’enfant était encore possible dans les moments de lucidité. Il poussait la merde connectique avec ses pieds, s’appuyant sur ses coudes plongés eux-mêmes dans les cristaux de sa nouvelle existence. Janver l’admira.

- On va rentrer, dit Frank qui sacrifiait momentanément son désir de connaissance au profit d’une amitié qui avait ses racines dans une enfance commune.

- Dans le mur ! répéta Janver.

Il craignait les murs, leur intérieur structuré, leur au-delà imaginable, les voisinages inattendus. Chez lui, il ignorait les voisins. Il ne les saluait même pas. Il descendait les poubelles quand c’était son tour. Les hommes étaient exemptés des travaux ménagers comme le balayage, la serpillière et le dépoussiérage. C’était dans le contrat. Les femmes luttaient pour employer d’autres femmes. Les hommes ne voulaient pas payer. Non, Janver ne souhaitait pas entrer dans leur jeu. Il y aurait perdu l’évidence de sa différence. Ne jamais masquer les évidences. Elles nous protègent des apparences. Je ne suis pas ce type noir et rabougri que vous croyez parce que je respecte scrupuleusement les termes d’un contrat qui n’est pas révisable comme la loi.

- Que je leur ai dit !

- Vous avez bien fait, dit Frank. C’est sacré, la vie quotidienne. Je suis avec vous. Du moins sur ce plan. Voulez-vous qu’on rentre ?

- Dans le mur !

Frank se leva puis souleva Janver. Il jeta un regard circulaire. Ils avaient travaillé comme des porcs. Il y en avait partout. Qand avait fini par arracher la tapisserie qu’ils avaient pris si grand soin de conserver intacte, et des morceaux de murs s’étaient écroulés, mettant à nu une structure en réseau d’une complexité visible à l’oeil nu même pour un néophyte comme Janver.

- Mais où avez-vous donc appris tout ça ? gémit Janver qui ne tenait pas sur ses jambes.

- Je ne l’ai pas appris, dit Frank. Il me l’ont inculqué. Mais quelque chose a foiré dans la cohérence et je me suis retrouvé flic. On ne choisit pas.

- À qui le dites-vous !

Dans l’ascenseur, Janver éprouva les géométries vectorielles d’un vertige qui ne cessa qu’avec l’arrêt de la descente. Ils passèrent sans s’expliquer devant les gardiens qui étaient plantés à équidistance dans le vestibule. La rue leur sembla imaginaire.

- Et elle l’est peut-être, s’inquiéta Frank.

Il avait perdu ses repères de prédateur pour se retrouver dans la situation de la proie. La circulation coulait du pont vers les artères. Rien en sens inverse. Ils le prirent parce que c’était dans ce sens que Janver habitait. Frank avait ordre de ne pas le quitter d’une semelle. Il se rassura quand il constata, une fois sur la chaussée du pont, qu’il avait regardé la circulation dans le mauvais miroir. Elle avait bien lieu dans les deux sens, et il n’aurait su dire à l’avantage duquel. Les passants les frôlaient comme s’ils étaient porteurs d’un antivirus. Les maladies décimaient l’esprit depuis qu’on pouvait les feindre.

- Ne les regardez pas, dit Janver. Je passe tous les jours sur ce pont et je ne les regarde jamais. Ils vous trouveront étranges si vous changez mes habitudes.

Frank approuva. Janver voyait juste malgré ses problèmes de myopie. Ils passèrent le pont et descendirent sur les quais. Les immeubles surplombaient une allée de gravier soigneusement ratissée. Frank ne s’intéressa pas aux jeunes filles qui sortaient d’un collège. Janver en était tourneboulé, instable jusqu’au crash qui eut lieu en plein passage clouté, au milieu d’une foule qui regagnait ses pénates à l’heure du journal télévisé. Ils arrivèrent eux aussi juste à temps. Un journaliste bien fringué et rasé de frais, presque une gueule d’amour, refaisait l’histoire pour expliquer les évènements contemporains avec la complicité d’un spécialiste incontestable secrété par une Université imprenable. Janver avait renoncé à ces assauts. Il ne prenait que le temps d’écouter. Il ne contestait pas non plus. Il tombait amoureux du journaliste si c’était une femme et s’étonnait de l’aimer malgré tout si c’était un homme. Dans cet univers clos, il n’y avait pas de vieillards ni d’enfants. Frank n’avait pas poussé l’analyse aussi loin et il se rasséréna à l’idée que Janver pouvait quelquefois en savoir plus que lui sur des sujets qu’il avait peut-être tort de négliger relativement à son autoformation réglementaire. Mais maintenant qu’il était mort, sinon pour les autres du moins pour lui, tout cela n’avait sans doute plus aucune espèce d’importance. C’était du flan.

Janver servit un petit repas composé de bouchées qu’il sortait du frigo.

- C’est des sushis, s’étonna-t-il.

L’ignorance de Frank l’instruisait sur les exigences du système.

- Des chichis ? C’est bon ! déclara Frank.

Et il en enfourna une poignée tandis que Janver se servait de baguettes.

- C’est quoi, ces pincettes ? dit Frank dans la purée d’algue et de riz parfumée au thon.

- C’est pas des pincettes, dit Janver, c’est des baguettes. C’est moi qui...

Les doigts de Janver tentaient d’expliquer le truc.

- Fortiche ! s’écria Frank.

Il avala un verre de chose et s’en mit jusque-là de machins qui venait d’Orient avec un goût qui lui rappelait les mûres de son enfance.

- On va passer du bon temps puisqu’ils veulent nous en priver, dit-il en récupérant sur sa chemise des atomes de saveurs.

- Ils n’empêcheront rien si c’est ce qu’ils veulent, Frank.

Il ne pouvait pas en être autrement, mais Frank aimait bien s’illusionner un peu de temps en temps, surtout si c’était pour découvrir des choses dont il n’avait même jamais eu idée.

- Ces salauds d’Orientaux ne renonceront jamais à leurs traditions, récita-t-il.

- Ils sont déjà dans l’imitation et ça les rend nerveux, dit Janver.

- Vous croyez ? Ça me rassure. Je n’ai aucune envie d’aller à la Mecque, moi. Des fois qu’on m’y obligerait.

- Ils n’obligent personne. Ils se sacrifient à une idée qui en vaut une autre.

- Hum ! dit Frank. Ça durera ce que ça durera.

- En effet, ça ne durera plus longtemps, dit Janver avec une pointe de nostalgie.

Frank était repu. Il se laissa aller dans les coussins. Il était loin le temps. Janver comprit que ce temps n’était plus le sien. On croit se rencontrer et on parle d’autre chose. Ce n’est pas à cause de la télé.

Il n’eut pas fini de le penser que le comte fit irruption. Il possédait la clé. Janver n’avait pas pu lui interdire de la posséder comme il possédait tout ce qu’il possédait. Il, c’est lui et moi, c’est lui.

- J’en apprends de belles ! fit le comte dont la cape vola au-dessus d’eux comme un oiseau de mauvais augure.

Il se jeta dans le divan en réclamant un cigare.

- Omar a disparu et refuse de se montrer, dit-il en craquant une allumette.

- Comment ça ? dit Frank qui avait la nausée.

- Il est parti avec la caisse.

Frank et Janver se levèrent comme un seul homme du temps des grandes guerres mondiales.

- Mais ce n’est pas lui, Papa !

Le comte lâcha un nuage puant dans le ciel qu’il méprisa d’un regard expert. Ces tôles le dégoûtaient. Mais Janver avait déserté le château pour toujours.

- C’est lui, dit-il. Il s’est tiré avec la caisse. Elle contenait, m’a expliqué le baron, de quoi nourrir une armée entière. J’imagine la somme. Une fortune !

Les enfants étaient abasourdis. Ils se consultèrent du regard.

- Je fais la commission, dit le comte. Hautetour vous met au parfum. Il dit que vous saurez ce qu’il faut en penser. Moi, je me tire, j’ai un rendez-vous.

Il disparut, laissant le gros cigare dans le cendrier. Frank s’en empara comme s’il s’agissait d’un objet de privation constante. Il tira une bouffée qui rejoignit au plafond les volutes incandescentes du comte. Un tournoiement pareil ne pouvait que le ravir. Il oubliait facilement s’il venait d’entrer en possession, le temps d’une combustion lente, de ce qui lui était interdit. Janver était sidéré comme au seuil d’une hallucination. Ses mains tenaient une tête vacillante.

- Ils croient que c’est Omar qui a piqué la colocaïne, bredouillait-il.

- J’ai dû me gourer dans les épissures, dit Frank que le cigare finissait d’étourdir. Ça m’arrive. Formation incomplète. On m’a privé de conclusions. J’agis en conséquence.

- Nous avons le devoir...

- Ya pas de devoir qui tienne. J’ai sommeil.

- Compte tenu de ce que nous savons...

- Ton Papa va voir les putes. Encore une privation. Il devrait les amener ici et les oublier dans le cendrier. Où est le lit ?

Janver demeura seul dans le living devenu immense par excroissance des probabilités.

- Demain on ira chercher un masque, dit la voix de Frank sous les draps. Ils en ont de rechange. Ça ne servira pas à grand-chose, mais tu n’auras plus Qand sur le dos. Aliiiiice !

Je me fiche de ce qu’il pense de mon père. Je ne me fiche pas de ce que mon père répète par habitude de la répétition. Je suis moi et je veux être lui. Omar n’a pas disparu. Je connais Omar. C’est un ami. Il comprend que Papa se donne à des putes. Il aimerait que Papa change d’attitude à mon égard. Il n’a pas connu ma mère, sinon...

- Aliiiiiice ! Au lit ! Alissoli ! Alissoli ! Alissoli ! Alissoli ! Ah ! Ah ! Ah ! Ah ! Ah ! Ah ! Ah !

 



[1] Memento mori, second volume du Tractatus ologicus.

 

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