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Article publié le 6 avril 2014. oOo Gilette nous attendait sur le quai, une valise verte à la main, en jupe courte, le mollet ferme et la nuque solide. Paterson emportait un sac au cuir antique, comme ces souvenirs dont on ne changerait l’aspect sous aucun prétexte. J’avais mon bissac de toile noire. « Je sens que t’as pas envie d’y aller », fit Paterson en reluquant pour la nième fois ces guiboles qui le faisaient rêver dix fois par jour. « C’est des conneries, » dit Gilette « comme d’habitude… » Elle me toisa : « Elle t’a laissé partir ? Tu m’étonnes ! »
perdre un poème en route, c’est retrouver son sens, dit papa en revenant d’un pays lointain. maman n’est plus là pour dire le contraire. elle est partie pour ne plus avoir besoin de le dire. je me passe de ces contradictions très bien très bien.
rien n’est plus significatif de notre déroute philosophique qu’un gréviste qui commence par avoir entièrement raison et que la reprise du travail replace dans sa déraison, voire sa folie : dit papa en revenant d’on ne sait où : d’ailleurs il ne revenait pas : il était déjà parti : une carcasse de tortue géante témoignait de son goût.
je te conseille de penser à voyager avant de voyager, dit papa en sautant dans un train. il faut lire avant de lire. il faut mourir avant de mourir. je ne sais pas s’il faut vivre avant de vivre. c’est pas le genre de truc que nous apprennent les voyages : je ne voyage pas pour vivre : je vis pour voyager.
tout dépend de la distance à parcourir : la ligne droite est le seul voyage : ne prend jamais le cercle : voyage sans compas : mais ne suis pas mes traces : retrouverais-tu celles que j’ai perdues ? non, n’est-ce pas : au revoir fiston.
écoute : l’échafaud de don Ramón fait tán tán tán : le train de Blaise fait : tagada tagada tagada : choisis le bruit que font les choses : ne te fie pas à leur sens : bien souvent elles n’en ont pas : que dis-je : elles n’ont pas de sens : le voyage en a un : je ne sais pas lequel : mais ça s’entend : écoute avant de partir.
nous n’écoutons pas assez les choses : nous écoutons les autres quand ils ne nous ennuient pas : on ne voyage : pas avec les autres : ils ne voyagent pas non plus : exerce ta force dans le bruit que font les choses : tu y trouveras les mots qui manquent à ta poésie.
(voilà quoi je pense dans le train. puis :)
ne reviens pas : et j’ai peur : papa a toujours eu raison : c’est pour ça que maman est partie seule dans sa nuit : il me conseillait de ne jamais rien recommencer : même seul : même à l’affût d’un bon moment : il avait recommencé deux fois et deux fois : ça avait mal tourné : pas de détails pour étayer sa thèse : juste son visage soudain profond comme la nuit qu’elle avait quittée pour se perdre dans une autre nuit : il y en a comme ça : dit mon père : jamais heureux : de nuit en nuit : évite de renaître dans ces conditions.
(« ils font des trains rien que pour nous emmerder », dit Gilette en cessant de compter les arbres que le train poursuit.)
qui est-elle ? comment veux tu que je te dise une chose pareille ! es-tu né rien que pour me poser cette question ? moi je ne suis pas né pour y répondre. au revoir et à bientôt !
(« personne t’emmerde, Gilou… dit Paterson en caressant les jambes avec les yeux. tu vas nous faire la vie, merde ! — Ouais ! »)
c’est loin : il n’y a rien de plus loin : comme cette tortue qui est arrivée ici : avant moi : je te le dis : tu ne me crois pas : mais c’est la vérité : elle était là bien avant que j’arrive : et je ne sais même plus d’où je venais : on en trouve partout des tortues maintenant : il n’y a pas de capitalisme sans ces tortues : ah ne me parle plus jamais de tortues : et n’accepte jamais de travailler pour eux.
papa et moi on se quittait sur ces mots : je n’attendais rien : je voyais le train entrer en sifflant comme un homme dans le tunnel : et plus loin il traversait la forêt d’une cité : « tu ne connais pas non plus ta maman ! » s’étonnait chaque fois celle qui m’accompagnait dans ces voyages imités de la nuit.
(« aux frais de la princesse », répéta paterson en se frottant les mains. « C’que t’es con ! » fit Gilette en se grattant le genou à l’endroit même que les yeux de Paterson venaient de caresser. »)
papa te raconte des bêtises : c’est le mal qu’il ne faut pas répéter : on peut essayer une fois : si ce n’est pas trop grave : mais le bien tu peux le répéter autant de fois que ça ne ruine personne :
et si le bien fait du mal à quelqu’un, madame ?
ça n’est jamais arrivé ! Oh non jamais ! et ça n’arrivera jamais, tu peux me croire ! |
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