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Quelques entretiens avec Patrick Cintas
La main morte ! - Entretien avec Pascal Leray

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 Article publié le 1er avril 2014.

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Votre activité « gore » a pris de l’ampleur. Pas moins de huit romans publiés dans la RAL,M en lecture gratuite et un neuvième chez Le chasseur abstrait en versions papier et numérique. Soulignons que cette activité n’est pas la seule au sein d’un chantier somme toute considérable comme peuvent le vérifier les lecteurs de la RAL,M et du Chasseur abstrait.

Mais limitons-nous ici au « gore », à ce sang qui macule et inonde peut-être les pages de la RAL,M.

Y a-t-il un rapport entre le libertinage tel que l’ont conçu, à leurs risques et périls, les Théophile, Sorel et jusqu’à Sade, et cette sous-littérature que vous réussissez à élever comme un ciboire peut-être plus baudelairien que libertin ?

 

Pascal Leray — Je n’ai pas d’intention si poussée. Le « registre gore » fait partie de mon écriture depuis le départ. Dans le bric-à-brac de mes lectures d’adolescent – celles qui ont nourri mon écriture jusqu’aujourd’hui, il y a San Antonio aussi bien que Diderot, Stephen King à côté de Sade, Dostoievski tout près de livres bigarrés tels que la collection « L’aventure mystérieuse » des éditions J’ai lu et puis, surtout l’extraordinaire collection « Gore » de Fleuve noir.

Je l’ai redécouverte récemment. Il y a dans cette série de véritables merveilles comme les récits de Joël Houssin ou de GJ Arnaud… C’est cette relecture assidue qui explique la résurgence du registre gore dans mes récits les plus récents. S’il fallait rattacher cette inclination à une norme littéraire, je n’irai ni du côté des libertins (Sade étant plus proche du gore que des libertins, à mon sens) ni du côté de Baudelaire (que je voudrais voir enterrer une bonne fois pour toutes), mais plutôt des surréalistes. Cela peut apparaître paradoxal mais le « registre gore » est avant tout une porte ouverte sur le merveilleux.

Je ne pense pas qu’on puisse qualifier ces récits eux-mêmes de « gore ». Mais il y a une composante, un « registre » qui court d’ailleurs non seulement dans le récit mais aussi dans des poèmes comme ceux d’Avec l’arc noir. Dans un cas comme dans l’autre, je me soucie assez peu de savoir si mes références relèvent de la « sous-littérature »… Je me soucie assez peu de littérature en ce moment. Je préfère les telenovelas mexicaines, dont le sentimentalisme n’est pas exempt d’une touche « gore » d’ailleurs.

 

Le projectionniste est un roman. On peut donc en parler facilement parce qu’on est à peu près certain d’y trouver des lieux, des personnages, une histoire et peut-être même, un peu de littérature…

Ces lieux : « Dans le quartier de l’Oegmur, banlieue inconnaissable : le cinéma, le Round Corner. A Bagnolet, Bondy et Noisy le Sec, en banlieue parisienne. En Nouvelle-Zélande, sur la plage de Muriwai. » — André Breton fit photographier les siens. Quelle part de la fiction représentent-ils ?

 

Pascal Leray — La réponse est dans Le projectionniste, même. Il n’y a ni fiction ni réalité, il y a seulement quelqu’un qui parle à quelqu’un. L’idée d’André Breton – qui conspuait le roman – est étrangement naïve : photographier des lieux pour épargner l’exercice de la description est un artifice comme un autre. Bon, cela a tout de même donné de beaux résultats avec Nadja mais, pour en revenir à la question des lieux, je suis d’accord que c’est un peu confus. Et cette confusion est au cœur du roman. Dans Le sens des réalités, le narrateur était très variable. Le « je » y était assez instable, il doit y avoir une vingtaine de personnages différents dans ce « je ». Dans Le projectionniste, le « je  » n’est pas très stable mais le degré de confusion est plus circonscrit. En gros, il y a le projectionniste et son double, narrateur par défaut. Quant aux espaces, ils sont ceux que vous dites. L’incohérence est réelle mais là encore, elle n’est pas complètement déstructurée : l’espace de la banlieue séquano-dyonisienne est celui du souvenir, de la mémoire d’une période qui est celle de la fin des années 1980, avec sa part d’autobiographie mythifiée, alors que l’espace « inconnaissable » de l’Oegmur appartient à un présent dénué de repères. Du Sens des réalités à tous les récits qui ont suivi, on peut bien parler de « chroniques de l’Oegmur » comme l’a écrit il y a peu Patrick Cintas.

Quant à la Nouvelle-Zélande, c’est un lieu aussi réel qu’impossible puisqu’il faut supposer qu’un conflit puisse intervenir entre la France et la Nouvelle-Zélande, ce qui même techniquement apparaît assez compliqué. C’est sur cette guerre que se termine, précisément, Le sens des réalités.

Je terminerai juste avec ce constat que j’ai été amené à faire au milieu des années 1990. Toutes les absurdités que je pouvais concevoir dans le cadre du Sens des réalités étaient ridiculisées par le réel, même. Je m’en suis rendu compte en apprenant qu’à Lima, on opérait des attentats avec des chiens truffés d’explosifs. La chute de Ceaucescu, celle d’Enver Hoxha, etc. ont achevé de me convaincre que ce projet de roman n’offrait au bout du compte qu’une image édulcorée de la réalité.

 

Justement, dans votre projet pour un film du Projectionniste, vous concluez l’exposition de l’intrigue par une espèce de déclaration de foi : « Un film aux accents oniriques au croisement du polar, du thriller, du film d’épouvante et du cinéma expérimental. » Naguère encore, un écrivain n’éprouvait aucun mal à situer son ouvrage avec une précision d’enfer sur les étagères du libraire. Aujourd’hui, comme en littérature (mais nous en sommes-nous vraiment éloignés ?), le mélange des genres vient à l’honneur. Dans quel but ?

 

Pascal Leray — « Le but, puisqu’il n’y en a pas » était le slogan de Lascaux rasé, ce groupe artistique qui a sévi entre 1995 et 2000 dans les parages de l’université de Saint-Denis, ma matrice… Je dois être un survivant du structuralisme – et du sérialisme, surtout. De cette modernité qui rêvait d’œuvres qui engendrent leur propre forme, qui transcendent les catégories et se libèrent des carcans conventionnels liés aux formes génériques. Les notions de « film expérimental » ou de « roman expérimental » désignent-elles des genres ? C’est vrai que je n’aime pas me situer dans une catégorie figée. Le projectionniste n’est pas né d’une intention mais d’une impulsion. Ce livre – et ses séquelles – ont été pour moi une expérience frénétique. Je n’en voyais pas la fin.

La transcription du récit en un scénario devait restituer l’image de cette complexité, tout en maintenant un fil conducteur, une enveloppe globale. Cette enveloppe globale, ce sont les trois genres connexes du polar, du thriller et du film d’épouvante. Mais il faut la détériorer car Keanu n’est pas actrice d’un genre déterminé (sans jeu de mots…) Et Jack Ern-Streizald, le réalisateur, s’il ne termine aucun de ses projets de films, se projette toujours dans des genres bien définis : l’épouvante, le film-catastrophe, le mélodrame sentimental, la politique-fiction… Il faut donc rendre compte de tout cela, sans oublier que le cinéma d’Ern-Streizald (financé par les services secrets de différents pays) est également marqué par des formes innovantes de manipulation des masses, bien au-delà du traditionnel « message subliminal ». Il y a des séries… Les séries n, t, z…qui doivent conduire le spectateur à des états de soumission ou de révolte, d’hypnose ou d’autodestruction. Voilà pourquoi on peut considérer que s’il n’y a pas cette fluctuation des genres, il n’y a plus de Projectionniste. A la limite, il pourrait rester cet essai inachevé intitulé Le sang où une jeune actrice plongée dans l’obscurité d’une pièce tente d’ouvrir une porte pendant 45 minutes en un unique plan fixe où l’on ne voit pratiquement rien.

Mais si l’on veut rendre quelque chose de l’histoire de Keanu, c’est bien la forme de l’enquête policière qui paraît la plus pertinente aujourd’hui. Car on ne sait pas ce qui a réellement eu lieu, n’est-ce pas ? Et pour autant, cette enquête ne peut se résoudre comme l’aurait fait l’inspecteur Derrick en son temps puisqu’elle touche, a minima, au sentiment de la réalité,-même.

 

On pourrait aussi bien raconter cette histoire en traçant en série les portraits de vos personnages, au moins des principaux. Essayez, pour voir… !

 

Pascal Leray — La plus belle forme sérielle – celle de Webern – était aussi un jeu de miroirs. On pourrait donc esquisser une dodécaphonie des personnages du Projectionniste où Aimée apparaît nettement comme le double de Keanu. C’est son « amie imaginaire », on ne sait pas laquelle des deux existe le moins, Le philosophe métanéantiste appelé Ole Berne transcende clairement le personnage de Jack Ern-Streizald qui n’est, au final, que sa marionnette. C’est le type même du « manipulateur manipulé », ce pauvre réalisateur… Quant au projectionniste, il trouve son miroir dans la figure du policier Hector qui l’interroge longuement sur « ce qui a réellement eu lieu ». Mais le miroir est fragile car la conscience du projectionniste n’est qu’un jeu de diffractions où se reflètent finalement toutes les figures du roman. Je ne voudrais pas oublier le mouton métallique, cette invention diabolique des services secrets néo-zélandais, qui trouve son double dans le robot-espion suédois qui entraînera Keanu en Nouvelle-Zélande, au début des années 1990. Le jeu des doubles ne s’arrête pas là, bien sûr. Monsieur Seguelers, le patron des nuits de l’Oegmur, n’est pas exactement un double de Keanu mais les deux personnages se comportent quasi symétriquement. D’une certaine façon, le « caïd » est encore miroir inversé du dogmatique Ole Berne, qui règne sur les idéologies du jour. Mais il y a des points de fuite… La série est complexe et la stratification temporelle n’arrange rien à l’affaire, croyez-moi !

 

Le lecteur est en général plutôt réticent face aux complexités narratives liées à la nature des personnages, rarement psychologisés chez vous, et aux incertitudes des chronologies en jeu. Pourtant, Le projectionniste se lit d’une traite et si, d’aventure, il arrivait qu’on en tournât le film (de quel côté ?), rien ne manquerait ni au frisson ni à l’énigme nécessaire en milieu spectaculaire. Comment parvenez-vous à captiver le lecteur sans croiser le fer avec lui ?

 

Pascal Leray — Je suis troublé… Je n’ai jamais cherché à ménager mon lecteur, en effet. Mais je déteste l’ennui, donc je ne voudrais pas qu’il s’ennuie. Si l’on me demande ce qu’idéalement j’aimerais susciter comme réaction chez lui, je pencherais du côté de l’électrochoc ou de la chaise électrique, voire de la lessiveuse pour ceux qui ont fait l’expérience d’entrer dans le tambour d’une lessiveuse en action. Si l’on arrête un instant la lessiveuse, je dirais qu’on touche ici à un problème de la « modernité » (littéraire, artistique, etc.) qui a pu passer, pour certains, comme un alibi à la production de choses ennuyeuses ou poussives. Idéalement, il faut maintenir un degré d’intensité tel que la question du sens, de la cohérence, des structures… ne puisse même plus se poser. En musique, Stockhausen était le plus à même de réussir ce type d’expérience. Une œuvre comme Kontakte est une succession d’épreuves sonores qui ne laissent pas à l’auditeur le temps de souffler un instant. Il y a une matière qui se déverse sur vous comme une lave. Dans le domaine littéraire, Antonin Artaud avait le même genre d’exigence. Et c’est vrai que le Projectionniste procède un peu comme ça, avec des chapitres qui sont autant de « Momentforme ». Je serai très heureux si le lecteur se retrouve prisonnier de cette série de séquences aux enchaînures pas toujours évidentes, je veux bien le croire.

 

Le projectionniste, qu’on se rassure, est un roman à intrigue : « Un policier enquête sur la vie et la disparition d’une jeune actrice appelée Keanu Reeves. Près de 27 ans après les faits, il retrouve la trace d’un projectionniste qui diffuse jour et nuit des bandes incomplètes des films réalisés à l’époque avec et sans l’actrice par un réalisateur manipulé par des agents de services secrets de plusieurs pays, jusqu’à l’apparition d’un mystérieux et monstrueux animal, véritable tueur sériel : le mouton métallique. Ensemble, les deux hommes tentent de résoudre l’énigme que représente la fascinante Keanu tandis que le cinéma poursuit son activité incessante, non loin d’un club mal famé qui semble être le lieu de tous les trafics. »

En quoi consiste le complot ? De quelle conjuration êtes-vous le Cicéron ? « Jusqu’à quand, Catilina, abuseras-tu de notre patience ? »

 

Pascal Leray — Cette question nous ramène à la source du projet initial, Le sens des réalités. S’il n’y avait qu’un complot, les choses seraient sans doute plus faciles. Hélas ! Non seulement la concurrence entre les services secrets de différents pays est extrême, non seulement les organes du pouvoir (politique, militaire, civil…) ont tendance à se disloquer, non seulement la sédition politique (néantiste et extrême-centriste) bat son plein, mais par-dessus le marché le tissu réalitaire est manifestement en passe de se désagréger. C’est notamment ce qui explique la folle entreprise des agents néo-zélandais qui, par le biais du mouton métallique, entendent asservir le reste de l’humanité… Quant aux agents est-allemands, ils ignorent tout de la démission d’Erich Honecker et sont convaincus que la victoire de l’Union soviétique en Afghanistan est toute proche (on est, rappelons-le, au tout début des années 1990). Les factions néantistes n’en finissent pas de se déchirer, entre post-néantistes isolationnistes et néantistes insurrectionnels, sans compter le métanéantisme d’Ole Berne.

Parler « d’un » complot serait donc assez vain… Finalement chacun des personnages poursuit des enjeux qui lui sont propres et se débat avec un univers qui n’en peut mais. La question pourrait alors être de savoir pourquoi, comment une jeune fille comme Keanu se retrouve au centre de cet imbroglio. Pour Jack Ern-Streizald, le problème se pose différemment puisque le réalisateur s’adonne à des trafics pour le moins spécieux sur les propriétés « séductives » et « déceptives » de l’image mobile. Mais Keanu ? Est-il concevable que, comme on a pu le faire croire, elle ait été dévorée vivante par des spectateurs conditionnés pour s’adonner au cannibalisme ? Et si oui, à quelle fin ? Heureusement, je n’imagine pas que vous me posiez une pareille question…

 

Le Projectionniste, roman parfaitement cadré, est-il une porte d’entrée dans le massif romanesque constitué par Le sens des réalités (chez Le chasseur abstrait) et l’ensemble des textes publiés dans la RAL,M sous le prétexte gore ?

Quel serait ensuite le chemin à suivre pour ne pas se perdre, sachant que l’ensemble est en évolution ?

Enfin, cela est-il entièrement publiable dans les formes traditionnelles (des livres plus ou moins numérotés) ou nous mettez-vous d’ores et déjà sur la piste d’une nouvelle littérature peut-être aléatoire ? À propos d’un film possible, vous vous en tenez à un « déroulement séquentiel » dans une perspective « spéculaire »…

 

Pascal Leray — Pour le film, il y avait une infinité d’options possibles…L’une aurait été de rendre le chaos du livre, ce qui aurait pu s’envisager caméra en main, en bricolant à fond avec de vieilles bandes argentiques. J’aurais adoré faire ça. Mais pour un scénario écrit, il me restait réellement deux options. La première aurait été de restituer une linéarité qui aurait perdu toute la singularité de l’histoire de Keanu (dont on ne sait pas ce qui a réellement eu lieu, ne l’oublions pas). La seconde – celle que j’ai retenue – était de repartir d’un élément existant dans le livre, à savoir : une enquête policière. Mais une enquête impossible. Dans le livre, c’est un policier qui vient voir le projectionniste 25 ans après les faits et qui le questionne, sûr de tenir son coupable. Leur dialogue n’est qu’une suite de versions contradictoires. C’était une bonne base pour un projet de film, qui permettait à la fois de tenir la trame narrative et de la dérouter ad libidum.

Ce récit est-il un point d’entrée ? Y a-t-il un point d’entrée dédié ? C’est difficile à dire, surtout quand on est l’auteur de tout ce fatras ! Au départ, Le projectionniste n’était vraiment qu’une énième séquelle du Sens des réalités. Mais l’expérience a pris une importance considérable et constitue désormais un massif distinct, avec des connexions nombreuses bien sûr mais qui a un haut degré d’autonomie. Par où rentrer ? Je crois qu’il n’y a pas de réponse à cette question. Rentrer dans une œuvre, c’est toujours une question de hasard. Je suis entré dans la Recherche de Proust par Sodome et Gomorrhe, ce qui est semble-t-il une hérésie. Tolstoi, ce sont les « petits livres » qui me l’ont fait découvrir (La mort d’Ivan Ilitch, en particulier). Et mon travail est beaucoup plus « accidentel ». Cela dit, si l’on me demande par où entrer, je proposerais peut-être Bourreau de Merzin ou Soleil artificiel qui sont de petits récits un peu comiques qui rejouent certains des processus de ce « massif ». Mais si vous voulez tout savoir du jour où je me suis pris pour Ozzy Osbourne, je vous laisse faire la recherche. L’intérêt de ces blocs imprenables, c’est qu’on peut y cacher toutes sortes de choses inavouables.

 

Ce qui est caché ne se voit pas. Et c’est tellement bien caché qu’il n’est pas question de chercher. Le placard est bien fermé et blindé. Cette attitude me fait penser à la merda d’artista de Piero Manzoni ou À bruit secret de Marcel Duchamp. Sauf que ce qui est à l’intérieur de cet extérieur-là est « inavouable ». Et c’en est tout l’intérêt, dites-vous… C’est donc la morale de l’histoire qui ne doit pas être dite, contrairement à ce que l’esprit peut espérer de la… liberté ?

 

Pascal Leray — Ouh la la ! Je ne suis pas très doué pour les questions philosophiques, à dire vrai. Autant je considère l’écriture comme un acte éminemment moral, autant je suis effrayé par la « morale de l’histoire ». Longtemps, j’ai même buté sur cette chose. Je voulais des récits qui ne soient ni moraux, ni immoraux, ni même amoraux. Après tout, est-ce qu’on vous inflige une morale quand vous entendez une symphonie par exemple ? Et de même pour un tableau, si l’on excepte les tableaux narratifs (dont la narration n’est qu’un artefact, au bout du compte) ? Mais avec le récit, la morale vous pend toujours au nez. Alors que la réalité n’est même pas amorale. C’est autre chose. Quelque chose qui a à voir avec le sens, peut-être. Mais pas d’une signification fermée, résumable. Le sens est une traversée.

Et c’est peut-être là cette chose qui ne se voit pas et qu’on ne peut pas chercher parce que, si on met la main dessus, elle n’est réellement rien. Ce qui me rappelle cette très belle esquisse de Mallarmé appelée « Epouser la notion » où le poète dit, en gros : je veux l’épouser (la notion) pour qu’elle ne soit qu’à moi… mais si elle n’existe que pour moi, son existence est nulle et si elle existe pour les autres, elle perdra toute consistance. L’expérience narrative a quelque chose de ça aussi. C’est quelque chose d’extrêmement intime, qui n’existe que partagée et qui pourtant perd toute consistance quand les autres se l’approprient. Nous ne parlerons jamais de Faulkner…

 

…ce qui ne répond pas à la question de l’« inavouable ». Je ne sais pas… j’avais senti souffler un vent d’autofiction… C’est quoi, votre épi de maïs ? Du point de vue de l’écriture, pas de l’histoire… si vous n’y tenez pas.

 

Pascal Leray — La philosophie m’a dérouté de l’élément autobiographique. Mais l’élément autobiographique ne se résout pas dans la catégorie de l’autofiction, je crois. Je me sens obligé d’intervenir directement dans mes récits, ce qui peut être un peu problématique. Le sens des réalités commence là. Un homme appelé Alain Merzin est décrit dans son fonctionnement normal et puis le récit se déchire parce que l’auteur s’ennuie. Et il éprouve le besoin d’expliquer pourquoi il s’ennuie. Et il parle de l’humidité des banlieues en hiver. C’est clairement autobiographique ! L’énonciation du Sens des réalités s’en trouve déstabilisée à jamais.

Dans l’éclatement du drame et des points de vue qui s’y expriment, l’élément autobiographique peut se manifester par son ordre référentiel (la banlieue…) soit par une tension particulière du récit qui n’offre pas de visibilité à l’œil nu. Mais ce qui motive ces intrusions, c’est que l’énonciation est fragile… qu’elle peut d’un moment à l’autre se plier, se déployer ou s’écraser…

Le Projectionniste procède à l’inverse du Sens des réalités, d’ailleurs : le récit nait d’une série de digressions qui baignent dans une bizarre et douloureuse mythologie personnelle. C’est après deux chapitres que Keanu prend le pas jusqu’à éjecter ce « je » autoral un peu barré. Mais il reviendra pour expliquer qu’il écoute des chansons d’OzzyOsbourne en buvant du café, ce qui est très utile d’un point de vue narratif… et même pour raconter un épisode de Derrick, je crois. Ce qu’on ne fera pas dans le film.

 

Autres questions restées sans réponse(s) : Cela est-il entièrement publiable dans les formes traditionnelles (des livres plus ou moins numérotés) ? Nous mettez-vous d’ores et déjà sur la piste d’une nouvelle littérature peut-être aléatoire ? Où va le livre tel que le conçoivent encore la plupart des auteurs ? Est-ce le texte qui doit changer la publication ? Toutes ces choses qui sont dans l’air…

 

Pascal Leray — « Où va le livre ? » Quand j’ai terminé Absalon ! Absalon !de William Faulkner, le livre a volé à travers ma chambre. Ce livre était comme un électrochoc, on en est expulsé sans aucune façon. Faire ça avec une liseuse est plus coûteux. Mais autrement je ne cherche pas « la forme de demain ». Je fais des choses aujourd’hui. J’écris sur mon téléphone portable, par exemple. C’est une chose un peu particulière, qui assure le même genre de fonction que les « petits cahiers » qu’on pouvait être tenté d’emmener avec soi en tout lieu.

A part ça, les limites du texte ne sont pas du tout les mêmes dans le numérique que dans le domaine physique. La volumétrie du texte numérique est sans commune mesure avec celle du livre de papier. Donc, le numérique laisse plus de place à la prolifération. Il l’appelle, même.

La prolifération, dans mon cas, n’est pas spécifiquement liée à l’émergence des supports numériques. J’ai toujours été fasciné par les « conflits de version » qui provoque ce genre de phénomènes. Dans un « cloud »,on peut déverser des stocks complets de texte et les faire se réorganiser en permanence. Mais tout cela, ce sont des opportunités. Ce n’est pas mon écriture qui dicte ces évolutions, elle s’y adapte plutôt. Donc, ça ne condamne aucunement le livre de papier. En revanche, ça ouvre des espaces vertigineux, de tout autres façons de commercer le texte.

 

C’est une manière olé-olé d’envisager l’hypertexte ! Mais pourquoi pas… Y a-t-il une conclusion au Sens des réalités ? Que devient Merzin ? Est-il dans la salle ?

 

Pascal Leray — Il y a beaucoup de conclusions au Sens des réalités, plusieurs par page parfois ! C’est un livre germinatif. Il est difficile de prévoir les développements à venir, les « réseaux dormants »... « Le sens des réalités » est un conglomérat. Bien des épisodes peuvent se transformer en machines infernales. La plus infernale d’entre elles, c’est encore celle d’Alain Merzin... Alain Merzin qui a perdu la raison un soir de nouvel an mais qui se promène quelques jours plus tard en compagnie d’un curé avec qui il philosophe au milieu d’une ville en proie à la guerre civile. Il sera important de revenir sur cette séquence, c’est certain. De même l’histoire d’Ern-Streizald mérite d’être complétée. Pas seulement pour lui-même. Il est nécessaire de revenir sur l’acquisition du Jumbo-Jet personnel du réalisateur et l’organisation d’un sauvetage spectaculaire dans le désert mais contrefait dans ses moindres détails (le soleil était artificiel). Il faut encore revenir sur le cas de John Wayne (qui n’est pas l’acteur de cinéma) et de son ombre. Ils nous apprendront beaucoup sur les aléas de la sédition politique ! Sans parler de Lucie ou de Susie (il y a une incertitude) qui joue un rôle occulte dans cette série d’embrouilles. Le diable tombe amoureux d’elle mais ce diable est un personnage pathétique et désenchanté qui noie son désarroi dans l’invention d’un nombre invraisemblable d’histoires stupides...

Les conclusions ne devraient donc pas manquer par la suite.

 

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