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L’état critique
La notion de valeur

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 Article publié le 5 février 2009.

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Évidemment, on a toujours tendance à se reposer sur des notions restreintes, figées, réduites à quelques traits dominants. Cette épreuve est celle de toutes les théories, de tous les discours dès qu’ils emportent un quelconque succès. Il faut imaginer, dans le processus de la formation des discours, ce moment particulier d’adhésion collective, qui s’opère généralement sur une base restreinte, simplifiée, ce que Tolstoi concevait d’ailleurs fort bien quand il soutenait (dans Guerre et Paix) que seules les idées simples emportent l’adhésion de la masse. La cristallisation sociale de cette réduction est le slogan. Pour maintenir une pensée dans sa complexité, une seule opération peut contrefaire la réduction massive : la lecture, l’isolement qu’elle requiert, la contamination d’une subjectivité complète par une autre, qui ne l’est pas moins même si sa complétude est d’une autre nature. D’un côté, on a en effet la complétude indéfinie d’une psychologie individuelle ; de l’autre, la complétude d’un discours achevé dans l’infini de son dire.

 

La notion de « valeur » héritée de la théorie saussurienne est un cas typique de cette « réduction » d’une pensée vers un ordre discursif dogmatique. La valeur d’un élément est généralement associée à sa définition « négative » du concept, dont la « plus exacte caractéristique est d’être ce que les autres ne sont pas ». De Ducrot et Oswald à Meschonnic, cette définition a été perçue comme particulièrement éclairante sur la nature du « système » saussurien et ce que Saussure dit du concept, on peut sans trop de dommage le dire de la « valeur » en général. Mais nous devons, dès lors, prendre garde à ne pas nous laisser enfermer dans une conception réductrice qui associerait vaguement, les uns aux autres, une série de termes et d’expressions auxquelles on confierait alors le rôle de fournir une clef – un passe – ouvrant toutes les portes de la grande sémiologie et nous devons, avec insistance, interroger cette notion de valeur pour voir ce qu’elle peut réellement nous dire du sens, si l’on entend par là la semiosis généralisée que nous vivons au jour le jour.

 

La difficulté est de penser dans un ordre négatif. Nous ne donnons pas à ce terme une valeur affective mais technique. La négativité a été esquissée de façon magistrale par Michel Foucault dans L’ordre du discours quand il analysait les systèmes d’exclusion propres aux « ordres discursifs » sur lesquelles s’est arrêtée son analyse mais, comme pour Saussure, nous sommes obligés de constater un affaiblissement, chez les auteurs qui aujourd’hui travaillent dans la continuité de son « archéologie » des discours, de la pensée foucaldienne. La notion d’interdit ou de non-dit n’a rien à voir, en effet, avec une simple prescription : c’est au contraire un rapport complexe d’inexistence, au sens où un discours existe ou inexiste quelque chose. Je me permets ce néologisme dans la mesure où je ne vois pas d’autre terme permettant de décrire la faculté et le pouvoir qu’exerce un discours sur la réalité. « Le discours est une violence que nous faisons aux choses », disait encore Foucault dans le même texte (que je cite de mémoire). La question est bien de décrire ce qui est annulé par un discours, puisque, rejeté de la sphère positive du discours, cette réalité acquiert un statut bizarre, qu’il serait vain de vouloir décrire positivement mais dont le discours liquidateur ne parvient jamais à se débarrasser entièrement. Nous pouvons imaginer la réalité niée comme un fantôme.

 

Quelle meilleure image pour illustrer cette violence négative que la Nadja d’André Breton ? De la rencontre à la séparation, l’image de la jeune fille se dessine presque symétriquement. Magnifiée à l’heure de son apparition, elle est quasi annihilée à l’heure des désillusions. Les mêmes délires perdent le statut de vision et scellent la non-communication. Breton liquide littéralement Nadja, jusqu’à l’expulser du livre qui porte son nom ! Voilà, grossièrement, ce que peut le discours et même, ce qu’il fait en toute circonstance. C’est pourquoi la notion de valeur a, dans une telle réflexion, quelque chose de crucial que la simple définition « ce que les autres ne sont pas » est insuffisante à exprimer. Car elle présuppose que ces « autres éléments » préexistent au discours, que leur réalité est fixée une fois pour toute, en sorte qu’une fois assénée la définition canonique, on peut passer à une description positive, ou même ne plus du tout se poser la question de cette opposition entre catégorie positive et catégorie négative.

 

En réalité, il faut peut-être passer par un autre biais pour revenir à la valeur. Je veux parler de la notion d’information, impulsée en son temps par Roman Jakobson et qui a connu, des années 1950 aux années 1980, un vif succès, jusqu’à aboutir dans les manuels scolaires dans la décennie suivante. On a beaucoup glosé sur le schéma de communication. Il est arrivé à la théorie de Jakobson ce qui arrive à toutes les théories. Le schéma a été surévalué puis rejeté, et même mis en accusation ! Or, ce schéma a son domaine de validité qui est, comme toute notion opératoire, LIMITÉ, BORNÉ. Lui-même relève d’une simplification radicale, ce qui est le propre d’une modélisation : il postule une « information » comme entité simple et fixe. Or, nous le voyons à tout moment : l’information comme réalité simple et fixe n’existe tout simplement pas. Jakobson lui-même a largement contribué à décrire la complexité des phénomènes linguistiques les plus minimes, en assimilant le phonème à un « paquet [bundle] », notamment (mais aussi en critiquant l’acception linéaire des relations syntagmatiques du Cours de Saussure)

 

Qu’il s’agisse du phonème, du mot, d’une icône quelconque ou d’un son, même, nous devons nous convaincre qu’il n’y a pas d’entité symbolique simple – ou même binaire. Il y a bien un élément binaire, mais nous ne le verrons pas même dans les oppositions standardisées d’une culture ou d’une langue donnée. Plutôt, nous le voyons dans « l’ordre sémiotique » dont nous avons tenté de décrire certains aspects précédemment. L’élément binaire relève du processus : les entités en jeu sont caractérisées, à tous les niveaux, par leur caractère simultanément pluriel. Et cette pluralité, si l’on y songe un instant, n’a pas grand-chose à voir avec une totalité d’éléments fixe et délimitée : c’est un conglomérat de rapports et de non-rapport, dans un moment conflictuel. Il faut donc considérer deux modes d’exclusion, au moins, dans le discours.

 

J’ai insisté, peut-être un peu lourdement, sur ce que le discours « inexiste ». L’inexistence (prise ici au sens transitif d’inexister) est encore un rapport positif. Quand Zola fixe la nomination d’Augustine en « ce louchon d’Augustine », dans L’assommoir, il ne procède pas simplement à une variante de discours rapporté instillée dans la narration à un niveau inférieur à la phrase : il interdit virtuellement à son personnage toute existence autre que l’image figée et grossière qu’en donne son entourage. Cette inexistence précise se mesure en mettant en regard la représentation de ce personnage dans le livre de Zola et celle des autres protagonistes. Ni intériorisation Gervaise), ni évolution (Coupeau, Nana) chez ce personnage qui se réduit quasi à un trait comique : elle est « ce louchon d’Augustine ». Le phénomène n’est somme toute pas si éloigné de ce que Phèdre escamote quand elle se refuse à prononcer le nom d’Hyppolithe, même si les effets des deux procédés sont incommensurables.

 

Quant à la non-existence, nous la caractériserons par l’absence totale d’éléments de comparaison à l’intérieur du texte. L’absence d’indices permettant d’évaluer ce qui n’est pas, à moins de renvoyer à des instances extérieures. Cette « non-existence » ne nous apparaîtra cependant pas comme le catalogue des réalités restées à l’extérieur du discours. Nous devons distinguer, de la « masse amorphe » de la réalité, celle qui exerce une pression effective sur le discours. Dès lors, nous pouvons borner ce qui n’existe pas et nuancer les modalités de non-existence ou d’inexistence d’une réalité à l’intérieur d’un discours. Et c’est à cette seule condition que nous pourrons prétendre progresser dans la compréhension de ce qu’on appelle « valeur » en linguistique et qui intéresse toute sémiologie, de l’anthropologie à la littérature et à l’histoire.

 

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