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Le paillasse de la Saint-Jean - [in "Cicada’s fictions"]
Chapitre XXI

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 Article publié le 12 janvier 2014.

oOo

Selon ses propres termes, Constance pourrissait. Qu’est-ce que la vie, se plaisait-elle à penser, sinon cette lutte inexplicable contre la décomposition ? Mais elle ne luttait pas. Chaque année, elle participait à la préparation de la Vierge et en profitait pour faire le compte de ce qui restait encore à vivre pour prétendre un jour avoir bien vécu. Il n’y aurait pas d’enfants pour l’écouter et Antoine haïrait ces mémoires. Elle serait seule, inoffensive et indéchiffrable. Le rite de la Vierge aurait changé dans le sens d’un érotisme plus visuel. Elle comprendrait enfin cette facilité. Elle n’irait pas au bout de la fête. Il y avait ce sommeil d’enfant à la porte du déplaisir. Au réveil, elle se sentait indésirable. C’était le même jeu, le même pays, les mêmes gens. Simplement, elle notait le ralentissement.

Un jour, elle aurait l’impression de revivre le même jour et elle saurait que ce serait le dernier. Le sommeil (c’est à dire fermer les yeux comme au temps de l’enfant capricieuse qu’elle a été, puis penser au contraire de ce qui vient d’arriver pour la vexer, l’effrayer ou provoquer son indifférence d’amoureuse insatisfaite) ne pourrait rien contre cette suppression du souffle, mais il serait encore le moyen de conserver le secret, cette fois pour toujours.

Cecilia s’en allait deux jours avant la date prévue et presque rituelle. Elle tenait des comptes incertains et brouillons dans un carnet qu’elle laissait à la portée de la main des autres. Constance ne comprenait rien à ces calculs. Entre les dates, Cecilia exprimait maladroitement son angoisse au sujet de la naissance de son enfant qui ne pouvait avoir lieu que dans son pays, à Polopos, sous peine de la rendre malheureuse et incurablement déçue.

Constance lorgnait ce ventre comme si ce fût le sien. L’Américain le lui reprochait. Il ne désirait pas l’enfant. Et il était devenu étrangement pudique depuis qu’elle s’était mise à l’idolâtrer. Il les traitait toutes les deux plus en geôlières qu’en maîtresses. Constance regrettait les effets de cette captivité sur sa sincérité. Elle mentait facilement maintenant. Elle inventait la romance. Il n’en resterait plus rien un jour que le texte vidé de sa substance.

L’enfant grandirait malgré tout. Il porterait la Vierge sur ses épaules. Dans son pays, on pratique plutôt la sérénade à travers une grille acrobatique. Constance redoutait ce délire. Elle ne s’efforçait pas de l’expliquer. Cecilia avait promis de revenir à l’automne, comme d’habitude, bien que le soleil de Polopos lui semblât plus propice à l’allaitement. Elle parlait de ce lait avec une exubérance qui agaçait Constance qui se demandait pourquoi elle ne trouvait pas la force de lui demander de se taire. Un matin, elle vit les valises dans la rue du Bois-gentil. Cecilia frappait à sa porte. Constance ouvrit, négligeant l’emprise du sommeil qui agirait encore sur des sentiments auxquels elle refusait de donner un nom. Cecilia avait décidé de s’en aller non pas à cause d’une douleur annonciatrice, mais parce qu’elle ne savait plus où elle en était de ses calculs alambiqués.

— Je suis surprise, fit Constance.

Cecilia était ravie. Elle aimait surprendre l’adversaire. Avec Constance, c’était facile. Il y avait la complicité de ce sommeil qu’elle reprochait tous les jours aux enfants en leur tirant les oreilles et en effet Constance se mit à bailler en bafouillant d’incompréhensibles excuses.

— Je ne bois qu’un café et je m’en vais, dit Cecilia en forçant le passage. (yé né boa qoune café y yé m’envé)

Constance ne se réveillait pas. Cecilia portait cette robe d’été qui lui va si bien. Le foulard est une mousseline bleue. Elle s’est à peine coiffée. Elle a pris soin toutefois de mettre en évidence une améthyste parce que c’est la couleur de ses yeux. Constance apprécie ce feu en connaisseuse.

— Un café ? murmure-t-elle et aussitôt son corps ensommeillé se déplace vers la cafetière qui a inspiré ce désir déroutant.

Cecilia trouve le temps de bavarder. Sa vie ne suffira pas à contenir tout ce qu’elle a à dire sur elle-même et sur les autres. Elle parle rarement des choses qu’il faut traverser pour revenir de ces voyages insensés. Constance sait tout de cette douleur. Elle sert le café. Cecilia consent une minute à ce rite. Elle ferme les yeux et aspire la surface tremblante. Il y a de la fraîcheur sur ses joues. Elle ne croise plus ses jambes. Elle s’assoit au bord du fauteuil, prenant soin de ne pas se laisser aller dans les coussins, ce qui provoque toujours l’hilarité de l’Américain qui ne peut s’empêcher de la trouver animale simplement pour le dire et tenter de partager son désarroi.

C’est un jongleur. Non pas le funambule des rêves de Constance. Il a les pieds sur terre et il joue en artiste. Constance aime la beauté de Cecilia, parce qu’elle inutile et que c’est un héritage parallèle à l’histoire, tandis que la beauté de Constance est héritée du travail et de la douleur, sans doute de l’espoir et en tout cas d’un sens pratique qui a fait ses preuves. L’une est fille des jardins de Grenade, l’autre mère de ce qui existe encore dans la vallée indestructible de l’enfance.

Cecilia tend la tasse de café. Constance s’est levée.

— Et puis il y a ce bruit, fait Cecilia en pensant à l’Espagnol, c’est infernal, Antoine nous avait promis de ne rien commencer avant notre départ, tu me comprends.

Constance tire les rideaux.

— Les fenêtres sont restées ouvertes toute la nuit. Les papillons vont se poser sur la tapisserie. Ils y passent des journées qui semblent infinies. Rien ne les dérange, dit Constance.

— Les papillons ? fait Cecilia et en même temps elle se bouche les oreilles en secouant la tête.

L’Espagnol vient de mettre en route la pelle mécanique. Constance ne peut pas s’empêcher de le regarder à travers la fenêtre. Il la salue sans sourire. Cecilia n’en peut plus. Elle se lève et sort. Elle s’arrête sur le seuil. Elle est printanière quand elle s’en va. Constance embrasse ses joues. L’Américain est dans l’allée. Il ne s’en va pas. On compte sur lui pour la Saint-Jean. Il s’en ira en motocyclette. La moto, pense Constance, et cette randonnée dont elle ne sait rien, la boue sur mes jambes et les égratignures, les coulures de rosée, cette facilité, ce bonheur.

— Antoine dort, dit-elle pour sortir de sa coquille parce qu’Antoine n’a aucune importance et son sommeil est si peu révélateur de ce qui n’arrive plus.

Cecilia est partie. Elle reviendra avec l’enfant. Si le soleil le veut. Constance s’endort sur le seuil où elle s’était assise pour pleurer. La pelle fouille la terre, brise le schiste noir. Le soleil est un autre. Elle ne veut pas rêver que tout recommence, mais elle n’y peut rien, le décor est le même, le corps ne veut pas changer et le plaisir devient hermétique. Le sommeil de Constance, c’est ce silence. Elle ne s’ennuie pas, elle n’est pas seule, elle est fascinée. L’Espagnol est devant le portail.

Cecilia le méprise et il ne s’approche pas d’elle. Ce n’est pas le même sang, c’est le même soleil. Il a attendu qu’elle s’en aille. Maintenant, il réclame son vin. Constance est réveillée par ce cri. Elle a oublié de s’habiller, oublié de ne pas dormir dans cette chemise, oublié de se donner pour pouvoir vivre en paix le reste de la journée. Elle oublie tout depuis que l’enfant de Cecilia menace de naître. L’Espagnol agite la bouteille de verre.

Elle fait un signe. Elle est indécente. Mais le temps lui manque. Il l’enjambe presque. Il traverse la cuisine et ouvre la bonde d’un quartaut que l’ombre humanise tous les jours à cette heure tandis qu’il se donne en spectacle. Ces aspirations sont obscènes, elle le sait, mais que peut-on attendre d’un homme de cette espèce ? Elle avait aimé ce plaisir d’être surprise dans l’attente du plaisir, elle avait voulu nourrir ce regard parce qu’il la surprenait et qu’il désirait que ça arrive encore parce qu’elle ne s’attendait pas à ce regard qu’aucun autre homme ne lui avait jamais destiné.

Maintenant il jouait avec le vin. Il devenait menaçant. Il prenait plaisir à la tourmenter. Que vaudrait ce regard sans les tourments qu’elle attendait avec la même impatience ?

— Pourquoi ne pas nous taire ? lui avait-elle dit un jour.

Il ne comprenait pas. Elle se moquait de lui. Elle avait l’intention de l’humilier, mais il la possédait et la posséderait encore jusqu’au moment de la livrer à la rumeur publique telle qu’il l’avait surprise. Il referma le tonnelet et sortit de l’ombre.

C’était un homme presque informe. Il boucha la bouteille de vin après en avoir léché le goulot. Langue grise, pensa Constance, qui ne donne pas le plaisir. Le soleil éclairait ses jambes. L’Espagnol s’excusa cette fois en passant. Elle pissait. Il enjamba la flaque lente qui s’épanchait sur la marche. Il ne se retourna pas. Un instant après, elle sentit toute sa chair se crisper douloureusement. L’Espagnol actionnait sans succès le démarreur de la pelle.

Constance perdait la tête si on la provoquait. Elle était blessée à mort par l’enfance. L’Espagnol, qui n’avait vécu enfant que dans le but de devenir un adulte, se crut menacé. Le moteur n’avait pas démarré. Il descendit de la cabine. Elle l’épiait. Il sortit la boîte à outils et l’ouvrit sur la chenille. Maintenant son corps s’arc-boutait sur la clé. Le boulon, dilaté, gémissait dans son filetage. Ce n’est pas lui qui résiste, se dit l’Espagnol, c’est que je n’y peux rien. Il n’avait jamais trouvé cette force. Son propre père s’était tué à l’ouvrage dans un jardin que le père de Cecilia réinventait chaque fois pour satisfaire les plaisirs de ses femmes.

Le corps de l’Espagnol était dérisoire. L’huile noire se mit à gicler sur le carter. Il attendit, immobile et triste, que la pression retombât. Sinistre allégorie, se dit-il. Il dévissa le boulon. Elle ne m’attend plus, se dit-il encore. Il perdait du temps. Tout le temps est perdu si l’on est utile à quelque chose, disait son père. Il regardait les femmes s’abandonner au labyrinthe des odeurs dans le jardin qui n’était plus dessiné selon les règles dont il avait hérité parce que le père de Cecilia ne croyait plus à ce passé incolore. Cecilia était plus distante que les autres qui lui accordaient l’évidence de leurs charmes s’il en témoignait à leur place en ne réagissant pas en paroles ni en actes à leurs provocations érotiques.

Ces compulsions le ravissaient. Il avait l’habitude de cette tangente désespérée, mais Cecilia en dénonçait toujours la cohérence pour ne pas céder à la tentation d’une intimité qui l’eût quelque peu violée. Il n’avait accepté ce chantier que pour la revoir. Constance troublait cette eau maintenant. Elle devenait obscène, sale et dangereuse. Maintenant que Cecilia n’était plus là pour lui servir d’écran, elle tenterait de le rendre fou, aussi fou que peut l’être un homme incapable d’aimer. Il ne mit pas une heure pour vider la bouteille.

Elle l’attendit. Il ne résisterait pas à la tentation. Elle aurait aimé être un homme pour le posséder de l’intérieur, le forcer à un plaisir peut-être imaginaire et prendre plaisir à l’ouvrir comme un fruit ou comme un livre à la recherche d’une bonne raison de ne pas l’aimer. Cecilia l’appelait « le fils de Paco » ou de Manuel ou de Carlos, je ne sais plus. J’étais trop loin pour nourrir mon récit, et l’onanisme du texte qui me venait à l’esprit, de ce qui se passait sur le visage de Constance tandis qu’elle revenait vers Antoine pour lui baiser le front et lui souhaiter une bonne nuit. Les gendarmes arrêtèrent Antoine le lendemain matin.

Il était à peine étonné que ça arrive et en tout cas il ne donna aucun signe de révolte.

— C’est un crime passionnel, répétait-il.

Il était assis dans la fourgonnette, menotté et bavard. L’Espagnol n’en revenait pas. Il était assis sur le dossier d’un banc, à la hauteur des mûres qu’il cueillait nonchalamment. Constance, plus discrète, préparait une valise sur le plancher de la fourgonnette. Le gendarme était circonspect.

 

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