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Autres romans, nouvelles, extraits (Patrick Cintas)
La lettre de Bagdad - roman - texte intégral
[E-mail] Article publié le 1er juillet 2013. oOo Mon cher Kateb. As-tu déjà assisté à un supplice ? Oui, sans doute. Mais était-ce un supplice historique ? Je parie que non. Hier, ils ont tué Halladj. Fouetté. Mutilé. Pendu. Et enfin décapité. On a torturé son corps jusqu’à la mort. Il n’y avait plus rien d’autre à faire que de le tuer. Son âme est intacte. Œuvre de justice. Et ce matin je suis allé au marché aux esclaves. Je ne suis pas riche, mais ça ne coûte rien de regarder. Je regarde les femmes bien sûr. Prisonnières, je les trouve plus belles. N’est-ce pas que c’est plus facile ? Mais je ne suis pas riche, et j’ai acheté la moins chère. Pas grande, pas grosse, de jolis yeux en amande, noirs, c’est vrai, des yeux noirs, mais je n’ai pas vu le reste. Je l’ai deviné. C’est une femme qui la vendait. Je n’ai pas discuté le prix qu’elle m’a soufflé à l’oreille. J’ai payé et j’ai lié son poignet à mon bras et je l’ai emmenée jusque chez B. où je loge comme tu sais. — Une esclave ? me dit-il. Et pourquoi pas un cheval.
J’ai aussi songé à un cheval, mais c’est vraiment trop cher. Un cheval, il faut que ce soit beau, ce qui n’est le cas d’une esclave. Que demande-t-on à une esclave ? De laver, de ranger, de ne mettre aucun désordre où il existe déjà pour mon plaisir, de se taire, de manger en silence, de ne pas se plaindre. Si c’est une femme, on peut toujours lui faire l’amour. Je n’ai pas d’amoureuses et je vais voir les femmes. Tu sais ce que c’est. Et puis je ne suis pas riche. Mais je ne ferai pas l’amour avec celle-là. Elle m’a coûté si peu d’argent. Même si elle n’est pas trop laide, elle doit au moins cacher une maladie. Je suppose que ça explique son prix. Voilà pour les nouvelles de Bagdad. Je comptais t’expédier cette lettre aujourd’hui même mais ce n’est pas possible pour je ne sais quelle raison que de toute façon je ne suis pas apte à comprendre. Est-ce que mon esclave te plaît ? Si c’est la mort d’Halladj qui te chagrine, prends bien soin de sa poésie, elle a toutes les chances de disparaître à jamais. J’ai reçu la lettre où ton père me parle de ta maladie. Je ne sais pas ce que c’est qu’une maladie de l’esprit : je crois que ton père se trompe. Il n’y a pas de maladie de l’esprit. C’est le corps qui est toujours malade. Quelque chose se casse dans la chair et il semble que ce soit l’esprit qui est dérangé. Il l’est peut-être si l’on en juge par les manifestations de son trouble, mais ça n’explique rien, ça ne rend compte de rien, il n’est pas question de se fier à ce genre de phénomènes. Il paraît que tu cries, que tu t’emportes pour un rien, que tu menaces. Je fais la même chose avec tout le monde et personne ne pense que je suis malade. Si tu es malade, ce n’est pas de cette manière qu’on le verra. Il faudrait t’ouvrir la tête et bien mesurer ce qu’il y a dedans et se rendre compte des écarts de dimensions, des défauts de couleurs, des changements de consistance. Je plaisante. J’espère que tu ne m’en veux pas, mais je ne peux pas croire un mot de ce que dit ton père. Toi, tu me diras que c’est vrai. Je t’entends le dire comme si tu étais ici. C’est vrai que je préfèrerais que ce soit toi qui m’en parles. Ecris-moi dés réception de la présente. Je veux savoir ce que tu penses de ta maladie, ou de sa supposition. Je n’écouterai que toi, je ne me fierai qu’à ta version des faits. Je ne crois pas un mot de ce que disent les autres parce que je ne les aime pas. Excuse-moi si je n’aime pas ton père. Je t’aime toi. Tu es un véritable ami. Ton père est d’un autre temps. En fait, je crois qu’il est d’un temps suspendu, un temps qui n’a pas vraiment eu lieu et dont il n’est pas possible de dire s’il aura lieu. Tu veux que je te parle de mon père ? Je n’en dirai pas la même chose, mais au fond, qu’est-ce qui change d’un père à l’autre ? Je suis loin de tout et de tout le monde ici. J’ai les moyens de laisser à ma pensée tout le champ qu’elle réclame depuis si longtemps. Mon hôte ne me casse plus les pieds. J’ai dit ce qu’il fallait dire. J’ai la clé de ma chambre et celle de la bibliothèque. Le problème maintenant, c’est de loger cette esclave, qu’elle puisse dormir, manger, se laver et peut-être aussi faire l’amour avec qui elle veut. Est-ce qu’elle veut faire l’amour avec quelqu’un ? Je n’en sais rien. Alors à la question de B., j’ai répondu qu’un cheval ne posait pas de problème vu qu’il y a de la place à l’écurie. Par contre, ai-je dit en ricanant un peu car j’aime le remettre à sa place et lui faire comprendre qu’il n’est pas seul à exister, ce qu’il ne discute pas longtemps, preuve qu’il n’est pas aussi dur qu’il veut paraître, par contre, disais-je, cette esclave ne peut pas coucher dans mon lit il faut lui trouver une paillasse c’est une femme disons un lit oui un lit bon pas trop douillet d’accord c’est une esclave etc. — Elle couchera dans la chambre de Saïda, déclara le bonhomme. Saïda c’est la première de ses filles. Il a trois filles mais aucune n’habite ici. Elles vivent avec leur mère dans un autre quartier. Pour quelles raisons, je ne sais pas, ce n’est pas mon affaire, bien qu’au fond il m’intéresserait de voir leurs visages au-moins pour y mettre un nom. Donc je demande à l’esclave comment on la nomme d’habitude, elle me répond un nom que je n’écoute pas, je lui dis : tu t’appelleras Saïda, j’en ai décidé ainsi et le vieux ne bougea pas de l’écran de la fenêtre où il s’était immobilisé semble-t-il pour toujours. Le nom a l’air de lui plaire. Je plaisante c’est la chambre de Saïda et le vieux ne dit rien il reste là dans la fenêtre un géranium fait une tâche rouge près de lui. Pendant que Saïda arrange les coussins sur le lit, je défais son maigre bagage et je répands les chiffons sur les coussins. Elle utilisera le coffre qui est sous la fenêtre. C’est ainsi que ça s’est passé. J’ai installé Saïda dans la chambre de Saïda, il est parti sans dire un mot et j’ai dit à Saïda : — Tu vas prendre un bain. Il me semble que tu sens mauvais. Ou alors c’est ton parfum qui me déplaît. Change de parfum. Change de vêtements. Et j’ai refermé la porte derrière moi mais je suis resté là pour écouter. J’avais très envie de la voir nue mais pas de suite comme ça. Ca arriverait un jour de toute façon. Elle le savait. Ca arrive toujours. Le cheval est une bonne idée. Je te jure que si j’avais de l’argent... mais je n’en ai pas. Il y un marché aux chevaux tous les matins. J’y vais quelquefois. Mais un cheval c’est un cheval. Je te l’ai déjà dit. Une esclave, on la couvre de tissus et le tour est joué ! Est-ce qu’elle a des bras, des yeux pour voir, est-ce qu’elle sait travailler ? Mais le cheval ? Est-il beau ? Ca se voit tout de suite. Il l’est ou pas. Il vaut son prix. Et puis je ne peux pas voler l’argent. A qui le volerais-je d’ailleurs ? Mon hôte possède huit chevaux et juments. Tous beaux. Egalement beaux. Je peux monter si je veux. Je ne sais pas. Je pourrais apprendre. Saïda dit qu’elle sait. Ca alors. Elle sait monter à cheval. On verra. Il faudra qu’elle le prouve. On verra plus tard. Elle est revenue du bain sous un voile plus opaque. Je vois ses mains et ses yeux. Elle a de belles mains et de beaux yeux. J’aime les femmes. C’est plus fort que moi. Il faudra que j’écrive quelque chose là-dessus. Elle prendra ses repas dans sa chambre. Elle dit qu’elle sait lire. Pour le prix, allons donc ! Et bien oui, elle sait. Elle lira à ma place. J’adore qu’on lise. J’écoute si bien. Elle lira après mes repas. Je boirai de l’alcool et elle lira elle se taira au sujet de l’alcool je n’en abuse pas ne dis rien toi-même est-ce que tu bois est-ce que tu fumes que fais-tu pour oublier est-ce que tu oublies ce qu’il faudrait oublier moi je n’y arrive pas je n’y arrive vraiment pas mais c’est vrai que toi tu es malade à ce qu’on dit. Qu’est-ce qu’on ne dit pas à ton sujet ! Pour en revenir au supplice, c’était hier. Saïda n’existait pas encore. Tu vois à quel point elle existe déjà. Ce n’est pas le sang ni les grimaces ni les cris je ne sais pas ce que c’est il y a autre chose qui n’a rien à voir avec le sang les grimaces les cris. J’y reviendrai puisque je le dis. Le coffre contenait quelques vêtements ma foi assez beaux. Je les ai donnés à Saïda sans demander la permission à mon hôte aussi quand il a vu Saïda dans une robe de Saïda mon dieu quelle confusion. Il ne disait rien. Il ne lisait pas le livre. — Jamais aucune esclave n’est entrée dans cette bibliothèque, me fit-il remarquer mais ce n’était pas un reproche il voulait dire que ce n’était plus le cas maintenant une esclave est entrée est-ce qu’elle va en sortir ? — Elle me fera la lecture. — Elle sait lire ? — Elle sait. Pour le prix que je l’ai payée. — C’est une bonne idée. — Je ne savais pas qu’elle lisait quand je l’ai achetée. La marchande non plus je crois sinon elle m’aurait fait payer le prix. Tout s’explique, n’est-ce pas ? — Je ne vois pas, non, si nous avons expliqué quelque chose. Et il se plongea dans le livre. Il souriait. Il peut sourire. Il vit seul. Ne voit pas les femmes. Il pense à ses filles. Il a un fils. Un seul. Combien en aurai-je ? C’est nécessaire, bien que je préfère les filles. Je pensais au cheval. Excuse-moi si cette lettre est complètement décousue mais je suis sans cesse dérangé par le jardinier qui chasse les chats et je ne peux pas fermer la fenêtre. Il fait tellement chaud. Où est Saïda ? Elle était avec les autres femmes dans la cuisine. Elle sait aussi cuisiner. Ma foi, que de qualités ! Je reviens donc à ma lettre. Il faudra que je te l’expédie au plus vite mais j’ai tant de choses à te dire. Voyons. Le cheval, tu sais ce qui est possible. Le supplice, j’en reparlerai parce que j’y ai beaucoup pensé. Saïda, on verra. Mon hôte est sans intérêt, mais on dit qu’il recevra la visite de ses filles sous peu. Ca m’intéresse. Ah oui ! le coffre. Il y avait quelques robes, et des coiffures. Et puis une lettre écrite dans une autre langue je crois que c’est du perse est-ce que je me trompe ? Elle n’a pas su la lire. — Ca t’intéresserait de savoir ce qu’il y a d’écrit ? demandai-je à Saïda qui baissa les yeux. — C’est une lettre d’amour n’est-ce pas ? — Comment le savoir ? — On ne peut pas le savoir. — Est-ce que c’est dommage ? — Ca pourrait l’être. Et peut-être que non. Ca ne nous regarde pas. — Parle pour toi. Je me documente. On ne saura jamais. A moins de la faire lire à un perse. Mais comment savoir s’il traduit ou s’il ment ? Moi je te dis qu’on ne saura jamais. Ou alors je demanderai à Saïda et elle me répondra que ça ne me regarde pas. Et elle aura raison. A part la lettre, que je ne peux donc te traduire, il y avait un bouquet de fleurs séchées et un morceau de cuir qui à mon avis est un morceau d’armure. J’ai réussi à la faire rire en lui révélant les fruits que mon imagination élevait pour elle et elle seule. Il y a longtemps, tu m’avais fait part de ta passion pour les chevaux. Il faudra que j’y repense. Est-ce que nous étions enfants ? Je ne me souviens plus. Etait-ce il y a si longtemps ? Maintenant il me semble que non. C’était peut-être hier, tandis que j’écoutais les râles de ce pauvre poète mais non c’était bien avant que je me mette à aimer les femmes pour ce qu’elles sont. On a vidé tout le coffre et retenu ce qui plaisait à Saïda. J’ai conservé la lettre, le bouquet et le morceau d’armure. J’en parlerai à mon hôte. Il sait peut-être. Sait-il tout ce qu’il faut savoir au sujet de sa fille ? Il paraît que non mais qui sait ce qu’il est capable de deviner ? Je lui parlerai de la lettre et il saura me dire si c’est du perse ou autre chose. S’il sait le perse, il traduira. Sans doute fidèlement s’il ne sait pas de quoi il s’agit vraiment. Saïda a tenu à fermer le coffre à clé. A-t-elle le droit de cacher quelque chose ? Je n’en sais rien. J’ai laissé faire, parce qu’elle le demandait avec tant de douceur. Elle fait ma conquête je crois. Et moi je vais tomber amoureux. Encore une femme. Qui sera la prochaine ? J’ose me le demander. Mais je ferais mieux de penser à des choses plus sérieuses. Mes études par exemple. Je dois de l’argent à ma famille. Je ne dois pas l’oublier. Ton père dit que ce sont les femmes qui te rendent fou. C’est ce que font les femmes en général : elles rendent fou. C’est leur côté divin. N’écoute pas ton père sur ce sujet. Que connaît-il des femmes, à part la folie qu’elles inspirent ? N’écoute que ton cœur et demande sa main à celle que tu préfères. C’est la meilleure de toutes. Ce n’est pas une folie que de vouloir se marier. Ton père délire ou alors je n’ai rien compris à ses tourments. Parle -moi de la femme qui occupe tes pensées. Un homme comme toi ne peut aimer qu’une femme qui te ressemble. Est-ce qu’elle te ressemble autant que tu veux ? Est-ce que tu veux que ça dure ? Sinon elle changera. Ah ! Ne me laisse pas dans l’expectative. Arrache une plume à son chapeau et écris-moi ce qu’elle t’inspire ! — Elle était dans le coffre. Comment se fait-il... — J’ai ouvert le coffre. Je croyais que c’était permis. — Il fallait demander. Enfin, puisque c’est fait. Donnez-la moi. — Voulez-vous le bouquet et le morceau d’armure ? — Le morceau d’armure ? Que me racontez-vous ? Ah ! c’est un morceau de cuir en effet, mais rien à voir avec une armure. Il n’y a pas d’armure dans cette histoire. Vous êtes curieux comme une femme. Il riait. Pas moi. Je ne saurais jamais ce qu’elle disait cette lettre. J’ai gardé le bouquet et un morceau d’armure qui n’est pas un morceau d’armure. C’est un morceau de cuir sans signification et les fleurs séchées ne me disent rien non plus. J’ai tout abandonné derrière une colonne comme si de rien n’était. C’est fini pour cette histoire. — Il vous a repris la lettre ? s’étonna Saïda. — Et ça l’a fait rire. Vous auriez ri, vous, si vous aviez vu ma tête à ce moment ? — Est-ce que c’était la tête que vous avez maintenant ? — Oui. — Alors j’aurais ri ! C’est qu’elle l’aurait fait, la diablesse ! Mais je ne lui permets pas de rire de moi. Enfin pas encore. Elle rira bien assez quand je la chatouillerai. Tiens, tu vois que j’y pense. Est-ce que j’expédie cette lettre aujourd’hui ? On me dit que non. Bon. Je continue. J’ai tellement de choses à te dire. A propos des chats dans le jardin, il en reste deux. Un mâle, qui est noir, et une femelle, qui est blanche. Le jardinier trouve cela très amusant et il exhibe huit cadavres de chats et de chattes de différents pelages. J’ai voulu le frapper, mais mon hôte m’a appris qu’il n’avait jamais frappé un fou et qu’on ne frapperait jamais un fou dans sa maison. Ah ! bon. Alors vois-tu, si tu crains d’être battu, viens loger ici, tu ne risques rien. A moins que mon hôte décide que tu n’es pas fou du tout. Le chat noir s’appelle Eblis, et la chatte blanche Gabrielle. Ce sont les noms que je leur ai donnés. Je l’ai dit à Saïda qui a rougi mais elle n’a pas fait de commentaires. En fait, le jardinier leur a donné d’autres noms. Il dit que le chat noir c’est la droite et que la chatte blanche c’est la gauche et que quand ça leur prend c’est le juste milieu. Pas si fou que ça, le bêcheur ! Et il est parti en riant. Je l’aurais bastonné avec plaisir si ça avait été permis par le règlement intérieur. Et bien sûr la gamine qui s’appelle... comment s’appelle-t-elle ? Je ne sais plus. Elle m’a ramené le bouquet de fleurs séchées et le morceau d’armure. Elle les a trouvés derrière la colonne et comme elle les restituait à mon hôte celui-ci m’a désigné comme seul et unique propriétaire de ces reliques dont je ne sais quoi faire. Est-ce que tu saurais quoi en faire toi ? Si oui, je te les envoie par la prochaine caravane. Saïda voudrait rire quand je lui raconte ce genre de choses, mais elle s’en garde bien. Je lève la main pour la menacer et elle cache son visage dans le creux de son bras. Je pourrais la frapper pour lui apprendre à rire même si je le lui interdis. Mais je ne peux pas. Il faudra que je m’y force si je veux me faire respecter. C’est surtout l’histoire de la lettre qui l’amuse. Alors je lui parle des chats et si l’un d’eux vient à passer, car on ne les voit jamais ensemble, je l’appelle doucement et généralement il vient se frotter entre nous en ronronnant. Si c’est le chat, je lui parle de la chatte en termes très érotiques et Saïda se bouche les oreilles pour ne pas entendre. Mais si c’est la chatte, je demande à Saïda de lui parler d’amour, et elle le fait d’une manière si délicate que je sais bien que ces mots me sont destinés. Saïda n’est pas une esclave ordinaire. Je dirais même qu’elle n’est pas une femme ordinaire. Je voudrais le lui dire mais cela m’engagerait à lui faire une déclaration d’amour. Je ne l’ai encore jamais frappée. Il faut qu’elle connaisse ma force et qu’elle en souffre avant d’entendre les douces choses que je veux lui dire pour qu’elle m’aime. Crois-tu qu’elle m’aimera de la même manière si je ne lui montre pas de quoi je suis capable ? Est-ce que tu sais parler aux femmes, toi, mon vieux Kateb ? Ton père dit que tu leur racontes de drôles de choses mais il ne dit pas en quoi elles sont drôles ces choses mystérieuses qu’elles entendent de ta bouche amoureuse. Ecris-moi quelque chose là-dessus, je brûle de savoir où tu en es. Est-ce que tu te sers de chats pour faire ta cour ? Crois-moi mon vieux les chats c’est très utile en la matière. Tu peux en mélanger les ondulations aux mots que ta passion voudrait déchaîner pour les rendre plus vrais et donc plus compétents. Ce qu’il faut de compétence pour faire tomber la belle ! On n’est pas toujours à la hauteur et tous les chats ne sont pas gris. J’ai donc cloué le morceau de cuir sur le mur et j’y ai suspendu le bouquet de fleurs séchées. Chaque fois que Saïda regarde cet assemblage, elle a envie de rire et moi, j’ai envie de la frapper. Elle ne rit pas et je ne la frappe pas, sans que l’une et l’autre choses soient vraiment liées. Je pourrais la frapper sans raison juste pour lui dire que je peux frapper pour de bonnes raisons comme pour de mauvaises. Je me suis promis de la frapper demain. Pas trop fort, mais ce qu’il faut. Il faut que je sente sa chair de cette manière, son dos, ses bras, son ventre si j’arrive à l’atteindre ce qui est peu probable car elle se recroquevillera comme une bête et je frapperai son dos courbé et tendu et derrière la tête dans les cheveux. C’est de cette manière que ça se passera mais elle ne se décide pas à rire de ma bêtise. Elle occupe ma chambre de plus en plus souvent. Nous avons déserté la bibliothèque trop souvent occupée par mon hôte qui s’est mis à lire à haute voix ce qui tu t’en doutes n’est pas de mon goût. J’ai compris que la lecture de Saïda lui déplaisait et désormais je m’allonge dans mille coussins et Saïda pose sa belle personne sur la fenêtre et elle lit ce que j’ai envie d’écouter. Il lui arrive de choisir les pages dans le livre mais je ne lui laisse pas le choix du livre. Qui sait quel livre elle choisirait si je le lui demandais. Je ne l’ai pas encore frappée, malgré la promesse que je me suis faite et donc elle ne sait pas que je l’aime faute pour moi de le lui avoir dit. Les jours ont passé combien je ne sais pas. Je t’écris de temps en temps pour te faire savoir où j’en suis mais tu n’en sais rien puisque la lettre est toujours entre mes mains. Je veux parler de cette lettre-ci parce que pour ce qui est de l’autre il a dû la cacher dans sa chambre j’ai imaginé d’y envoyer Saïda il la fera fouetter et peut-être mettre à mort je n’aime pas les supplices mais ce n’est ni le sang ni les grimaces ni même les cris je ne sais pas ce que c’est. As-tu vécu ce genre de chose, toi ? Aurait-elle le droit de refuser si je le lui demandais ? Si j’étais sûr qu’elle refuse, je lui demanderais et devant son refus je me verrais dans l’obligation de la battre. Mais j’ai trop peur qu’elle accepte et que ça finisse comme je le redoute ici on lapide les femmes c’est horrible mais ce n’est ni le sang ni la grimace ni même le cri le râle c’est quelque chose qui n’a rien à voir avec cette mort. Ce matin... combien de jours ont passé ? Je ne sais pas... ce matin elle est entrée dans ma chambre alors que je n’y étais pas. J’ai vu sa robe disparaître dans l’ombre de la porte et je me suis approché doucement sans faire de bruit. Elle était près de la fenêtre et elle caressait le chat noir et la chatte blanche était couchée sur les coussins où je dors. Je suis entré, la chatte a levé la tête, le chat est venu vers moi, elle avait l’air effrayé, je l’ai frappé au visage, elle est tombée mais elle s’est relevée et je l’ai frappée de nouveau et elle s’est accrochée au rebord de la fenêtre. Les chats ont disparu d’un coup. Je l’ai saisie par l’épaule et je l’ai frappée de nouveau sur la tête. Elle ne pleurait pas. J’ai oublié de te parler d’une chose importante à propos des chevaux. Tu en connais le prix et tu sais ce que j’en pense. Mais moi je possède la moitié du prix, juste la moitié. Qui crois-tu qui possède l’autre moitié ? Je plaisante parce que je crois que je n’aurais pas dû la frapper. Rien ne justifiait cette violence. D’autant que je l’ai frappée très fort. Je l’ai blessée. Il y avait du sang sur son voile. Sans doute la bouche ou le nez. Mais j’ai aimé ça. Elle n’a rien dit. Je l’ai achetée, je l’aime, je la bats, et elle ne dit rien. Que pourrait-elle dire ? Je lui montre le bouquet de fleurs séchées et le morceau d’armure. Elle n’a plus envie de rire. Elle en aurait envie si elle ne m’aimait pas. Mais elle m’aime. Et hier soir je lui ai demandé d’aller chercher la lettre dans la chambre de mon hôte. Elle a hésité. Moi je ne savais plus ce que je voulais. Qu’elle y aille et qu’elle risque le supplice ou bien qu’elle refuse de le faire et que je la frappe de toute mon âme ? Elle ne savait rien de mes propres questions. Elle n’ignorait pas le risque. Elle devait penser qu’elle avait toutes les chances de se faire prendre mais qu’il y avait un espoir de réussir et de me satisfaire. Ainsi, je ne la battrai pas. Je lui dirai peut-être mon amour. Que diable pouvait-elle penser à ce moment ? Et elle y est allée. Elle est sortie de ma chambre sans rien dire, sans dire qu’elle y allait, et je me suis couché pour l’attendre. Bien sûr, elle est revenue avec la lettre, et j’ai eu envie de l’embrasser mais je m’en suis bien gardé. La lettre, je l’ai. Je ne peux pas la lire, faute d’en connaître la langue. Il demandera qui la lui a volée. Je dirai que c’est elle. Ou je ne le dirai pas. Si je le dis, je rendrai la lettre et ils l’emmèneront au supplice. Si je ne dis rien, peut-être que le jardinier sera frappé pour la première fois de sa vie, peut-être qu’on dérogera à la règle qui veut qu’ici on ne frappe jamais les fous. Si elle était folle, je n’aurais pas le droit de la frapper, malgré l’envie que j’en ai et chaque jour cette envie grandit en moi comme un poison. Je frapperais le jardinier si c’était permis. Que risqué-je à le faire ? Une réprimande. On n’osera pas me mettre au supplice. Quel supplice ? Mon sang, ma grimace pour seule expression de ma douleur, parce que mon cri, ils ne l’entendront pas, je ne leur donnerai pas le plaisir d’entendre le cri qui meurt avec moi. […] Ma lettre ne partira pas aujourd’hui. Ma lettre, c’est à dire la tienne. Il faut que je te raconte tout en détail. Saïda a été lapidée il y a deux jours. Mais non ! rien à voir avec la lettre. Le temps a passé et beaucoup de choses ont changé. Tout a changé. Moi aussi j’ai changé je ne sais plus si tout le monde est mort. Pour moi, tout s’achève il y a deux jours. Ils l’ont lapidée devant le mur de la maison. Il a fallu entendre ses cris. Je n’ai rien vu. Je ne sais pas ce qu’ils ont fait de son cadavre. Peut-être jeté dans le Tigre. J’ai fui. Je suis sur la rive gauche ou droite, dans une cabane qui ne m’appartient pas. La table ne m’appartient pas non plus. J’écris pour que tu me comprennes. On ne changera pas de sujet. En fait il s’agissait d’une simple lettre d’amour, très ordinaire même, avec des mots dont on dit qu’ils sont d’amour dits, tu parles ! Ce qu’on dit parce qu’on a envie de monter très haut, ensemble si possible, mais si ce n’est pas possible il faut se raccrocher à son propre plaisir et en abuser. C’est à peu près ce que voulait dire le persan amoureux car c’était bien du perse je connais un commerçant perse il a traduit bon c’était ordinaire. Enfin je le croyais. L’auteur de la lettre s’appelait Tarek, qui est un nom arabe, mais il ne disait rien sur sa nationalité, il disait tout sur son amour, il le disait dans sa langue maternelle ou dans celle de dieu, peu importe ce qu’il disait, c’est son nom qui importe. Encore fallait-il savoir que c’était ça l’important. J’ai cru qu’il n’y avait rien d’important et j’ai dit à mon hôte : je sais tout de Tarek et il m’a regardé avec des yeux terribles, on aurait dit qu’il était prêt à m’assassiner. Qui est Tarek ? autre énigme. Tarek et Saïda. Saïda et Tarek. Quelle histoire est à raconter, qui prend de l’importance quand on ne sait pas mais qu’on voudrait savoir. Voilà pour la lettre. Je t’en dirai plus long sans doute un peu plus tard. J’ai encore quelque chose à découvrir. Il y a la maladie dans l’eau du Tigre. Des cadavres s’arrêtent sur la berge. On n’y lave plus le linge. Que s’est-il passé ? Je ne sais pas si ma lettre te parviendra. Je t’écris d’une cabane qui a les pieds dans l’eau. L’humidité me rend fou. Je n’ai pas pu dormir cette nuit. Le vieil homme qui possède cette cabane mais ne l’habite pas connait bien le jardinier et sa haine des chats. On a parlé tard dans la nuit, du jardinier et de ses chats et je lui ai raconté comment j’avais eu l’idée de les baptiser mais l’idée ne lui a pas plu et il n’a plus rien dit. Il est cependant resté, je n’osai pas dormir, je n’ai pas dormi, et quand il est parti sans rien dire, j’ai continué de ne pas dormir. Il m’aurait fallu une femme, non pas pour la conversation, car les femmes n’en ont pas, ni même pour le plaisir qui m’a quitté il y a deux jours, mais simplement pour la présence, pour la chaleur, pour la proximité. Je ne sais pas si ma lettre te parviendra. Je ne sais pas si je veux qu’elle te parvienne. Il y avait ses cris mélangés à ceux de ses bourreaux. Quel dialogue ! Impossible de l’écrire. C’est un sujet de peintre ou de musicien, ou alors il faut décrire, ce qui n’est pas mon fort. J’ai tenté de ne pas entendre, mais c’est difficile. Je n’ai pas vu le sang ni la grimace sur son visage mais c’étaient bien les cris que je ne voulais pas entendre. Puis elle a cessé de crier et elle a dû mourir en même temps. Ils ont continué de crier et on pouvait entendre le choc des pierres contre le mur. C’était tout. C’était comme ça qu’il fallait qu’elle meure. Elle ne le savait pas bien sûr. Et moi qui l’imaginait vieille et noueuse comme un olivier. J’ai couru sans m’arrêter jusqu’à la tombée de la nuit et je suis arrivé près de la cabane où le vieux fumait. Mais le temps a bien passé maintenant. Je ne sais pas qui est mort et qui continue de vivre. Qui a peur, qui a gagné des pouvoirs, qui s’est enrichi, qui a renoncé. Je ne sais rien de ce qui est arrivé après la dernière pierre jetée sur son corps déchiré. Je n’en sais rien. Le lendemain, les trois filles de B. sont arrivées. Une voiture les a déposées devant la porte. Elles se sont précipitées à l’intérieur en tenant leur voile contre le visage et elles ont traversé l’allée d’orangers qui mène à l’autre bout de la cour et là il y a un salon très noir et frais le seul rayon de soleil traverse la pièce oblique et droit d’un mur à l’angle et on a l’impression que c’est le seul endroit où la lumière peut exister alors on s’enfonce dans les coussins et on regarde trois magnifiques filles laquelle est la plus belle l’hôte est rayonnant de bonheur. Il les regarde tour à tour et elles lui parlent et il ne répond pas. Il hoche la tête, il dit oui tout le temps, il aime ses filles comme on aime ce qu’on a créé, on ne crée jamais tout seul mais c’est seul qu’on s’épuise à en être l’auteur. C’était il y a longtemps maintenant. Je venais de la frapper pour la première fois. Je n’avais pas pu dormir de la nuit et au matin, elles sont arrivées dans leurs habits de soie et d’or et l’une d’elle portait un foulard bleu autour du bras et j’ai su que c’était Saïda. Il fallait que Saïda soit différente des autres. Il y a un autre salon, très luxueux, dont les murs sont tendus de peau d’éléphant et chaque mur est percé d’une porte dont l’une est la porte d’entrée, qui donne sur une cour fleurie, et les trois autres sur trois chambres qui sont celles des filles de mon hôte son fils est arrivé l’après-midi même. Et Saïda n’a pas trouvé désagréable que sa chambre fut occupée par une esclave d’ailleurs elle n’avait pas l’intention d’y coucher que s’est-il donc passé dans cette chambre ? Saïda m’a regardé, elle aussi se posait la même question, Saïda est sortie du salon, elle a traversé la cour entre les myrtes elle savait où elle allait tout le monde le savait sauf moi je ne savais rien de ce que tout le monde savait qui est Tarek ? Il faut que je te raconte tout ça dans l’ordre, sinon tu ne vas rien comprendre du tout. Mais quel ordre ? Moi j’ai reçu ces informations dans un ordre qui est le mien désormais, du jour où j’ai acheté une esclave sur le marché pour un prix qui aurait dû éveiller ma curiosité au jour où Saïda fut lapidée pour le crime qu’elle avait commis. Entre ces deux événements, qui marquent le début et la fin de mon histoire, enfin — de l’histoire que je voudrais te raconter, il n’y a un ordre qui n’appartient qu’à moi et j’ai peur qu’il n’apparaisse à tes yeux comme le plus grand des désordres romanesques. Mais soit. Si je m’échine à créer un ordre apparemment plus ordonné, ce ne sera peut-être toujours pas l’ordre que tu attends d’un récit digne de ce nom. Les choses se sont passées dans un certain ordre, je les ai vécues dans un autre, et elles me reviennent maintenant dans un ordre dont je ne peux rien te dire tant que je n’ai pas écrit le dernier mot. Je ne sais vraiment pas si cette lettre te parviendra par l’effet de ma seule volonté. Mettons. Leur séjour durerait tout l’été, ce qui compliquait mes rapports avec Saïda, je veux parler de mon esclave. Il m’était difficile de la rejoindre dans sa chambre sans éveiller la curiosité des deux sœurs voisines. Et si elle venait dans ma propre chambre, qui est à l’autre bout du palais, après les salles officielles, cela ne manquerait pas d’apparaître très clair. Je la baisais donc sauvagement pendant les heures de ménage, entre un coup de balai sur les vitres et le rangement d’un tiroir par exemple. Et quand elle traversait le patio pour se rendre dans les autres appartements, je la battais un peu, pour le spectacle que je donnais à qui voulait s’y repaître. L’été se terminerait avec le départ des trois sœurs et peut-être aussi mon propre départ pour Damas, que j’avais projeté depuis peu. Il me semblait donc vivre les deniers moments d’une histoire inventée exprès pour moi, afin que mon éducation fût parfaite. Je t’ai parlé d’un fils. Je l’ai à peine vu. Beau sans doute. En principe, je mangeais seul avec mon hôte, mais il arrivait que ce fils mangeât avec nous. Il parlait sans arrêt de ses études, de ses femmes, de la fortune qu’il aurait (il avait de bonnes bases tout de même) etc. Je l’écoutai sans jamais rien répondre car il ne me posa jamais aucune question ni ne me demanda mon avis sur le sujet qu’il développait pour la plus grande joie de son père. Celui-ci l’écoutait avec attention, modifiait l’expression là où elle lui semblait insuffisante ou exagérée et le fils ne discutait pas les corrections. Il poursuivait son récit ou son discours, revenait immanquablement aux mêmes erreurs, ce qui faisait sourciller son père, et le repas se terminait par un concert de : tu as raison mon fils par quoi le vieux comptait mettre fin au débat s’il n’était pas clos ou bien à l’histoire que son jeune fils réinventait pour le besoin de la cause, laquelle ne manquait jamais d’être la sienne et uniquement la sienne. Je déteste les bavards. J’aime les hommes qui parlent. Les bavards ne parlent pas, ils ajoutent et rien n’est plus détestable au bon développement du discours que d’ajouter pour à la fin obtenir quelle somme puisque l’addition n’est pas possible ? Au lieu que l’homme d’esprit parle. Il donne le résultat à l’annonce de son discours. Il dessine, colore, arrondit, creuse, déchaîne mais jamais n’ajoute. Il agit pour parler. C’est un maître des mots. Le bavard ne maîtrise rien. Ce sont les mots, par leur existence incantatoire, qui lui imposent sa médiocrité. Le fils de mon hôte était un bavard et il s’appelait Tarek. J’ai tout de suite supposé que la langue perse n’avait aucun secret pour lui. Quand je dis que je baisais Saïda, et vu la suite de mon récit, il faut que je précise que cela était toujours très vite fait et qu’elle avait le total contrôle de ma jouissance. Je dis cela bien nettement afin que rien ne soit absurde dans mon récit. Récit auquel je tiens de plus en plus maintenant que j’ai commencé de l’écrire, pour qui, je ne sais plus, peut-être pour Kateb, mais peut-être pas. J’ai tellement envie que tout le monde sache. Eblis a pris Gabrielle avec une fureur qui m’a découragé. Elle lui a rendu coup pour coup et c’est avec un museau saignant qu’il est venu se pelotonner sur ma table de travail. Maintenant il y a plein de petites tâches de sang sur mon papier, toutes égales, je veux dire de la même forme, mais dont l’intensité change avec la lumière ou les reflets de la fenêtre. Je me suis absorbé dans la contemplation de cet univers de blanc et de rouge (je m’en souviens très bien) en attendant que Saïda vienne le débarrasser pour sans doute me faire hurler de plaisir. J’aime cette jouissance. Je ne sais pas comment elle s’y prend. Quand je lui demande si elle a déjà travaillé dans un bordel, elle répond que non et si je lui dis que sa mère était une prostituée, au lieu de se mettre en colère et de me griffer le visage, elle me dit que c’est possible, qu’elle ne sait pas, qu’on le lui a dit, mais que les gens disent n’importe quoi. Elle fait de moi ce qu’elle veut. Ses mains m’investissent totalement. Je ne sais plus où j’en suis. Je m’aperçois que je ne l’ai jamais touchée et le faisant, je sens sa chair se crisper et elle m’échappe. Je la rejoins dans le patio, et je la frappe, ce qui amuse follement le jardinier. Elle ne me fait pas saigner, c’est mon cœur qui saigne. Je ne suis pas son maître parce que je l’aime. J’ai essayé de parler avec le jardinier. Il est noir et il a les cheveux crépus. Ses mains sont puissantes mais son dos est fragile. Il se tient comme un singe. Au fond de ses yeux, qu’il a petits et presque entièrement noirs, ce qui est étrange, il y a une détresse que je sais lire même si je ne la connais pas. Je voudrais qu’il me parle de sa détresse et au lieu de ça, il m’exhibe le cadavre d’un chat roux et blanc qu’il vient de tuer avec le manche de son outil. Le chat a un œil éclaté et un morceau de mâchoire manque. Le jardinier rit de toutes ses dents et il secoue le cadavre qu’il tient par la peau du cou. C’est un fou. Totalement fou. Un merveilleux jardinier qui sait ce qu’il fait. Il possède une science rare en la matière. Mais il est fou. Et il tue des chats sauf Eblis et Gabrielle qui lui fournissent régulièrement de quoi satisfaire son vice. Je ne comprends pas grand chose à sa folie. Est-ce que je peux comprendre quelque chose à la tienne ? Il loge dans une pièce très belle, très luxueuse et remplie de lumière et qu’il entretient avec un soin extrême. Il y reçoit des femmes ou de jeunes hommes selon ce que lui réclame son désir au moment qu’il est nécessaire de le satisfaire. Les femmes sont plantureuses, je dirais même grosses et elles rient tout le temps, tandis que les jeunes hommes sont très jeunes, presque des enfants et qu’ils ont l’air rêveur et lointain et qu’il semble que les caresses ne les ramènent pas parmi nous. Comme il n’y a pas de fermeture aux fenêtres de son appartement, le jardinier ne cache rien de sa vie sexuelle. Les grosses femmes se dénudent sans pudeur tandis qu’il lui faut déshabiller lentement ces jeunes amoureux qui ne bronchent pas. Il faut fermer les yeux. C’est le conseil de mon hôte qui a pris soin de loger ses filles loin du théâtre de ces jouissances étranges et merveilleuses. Saïda rit de ces agapes. Elle dit que le jardinier est un prince de l’Afrique et elle a peut-être raison. Mon hôte refuse de dire quoi que ce soit au sujet de cet étrange nègre qui jardine si bien. Le vieux m’a apporté un poisson mal cuit et sans épices. Je refuse de le manger. Il me dit que le Tigre n’est pas malade. C’est la tête de l’homme qui est malade. Dieu est fou aussi. Qu’il se garde de l’annoncer. Le Tigre charrie des cadavres de poètes. Je ne mangerai pas cet infect poisson. — Il faudra bien que tu manges quelque chose, dit le vieux. — Je mangerai ma main. Il rit. On ne mange pas sa main. Ni même la main gauche. On ne se nourrit pas de soi-même. Il faut manger les autres. Ou inventer les choses qui se mangent. Il fait froid. Il a plu cette nuit. Le ciel est complètement gris. Le vieux ne m’en veut pas. Il a un chat lui aussi. Il ne sait plus si c’est un mâle ou une femelle. Il s’en moque. Il voit le chat de loin, un peu comme je voyais Saïda. Il regarde le chat, le chat demande à manger. Le chat regarde le vieux, le vieux demande qu’il revienne tous les jours comme ça. Alors forcément il ne sait si c’est un mâle ou une femelle mais ça n’a pas d’importance puisque le chat mange à sa faim et que le vieux n’est jamais totalement seul comme il risque de l’être à cause de son âge et de sa condition sociale. Tu ne mangeras pas ta main, me dit-il en riant. Le chat ne mange pas sa patte et toi ne mange pas autre chose que ce qui te fait plaisir de manger. Mange le poisson. Il est bon. C’est la tête des hommes qui est malade. Pas l’eau du fleuve. Je lui ai demandé de ne pas me parler de Dieu. Pas en ces termes en tout cas. Seule la folie des hommes est un bon sujet de littérature. On n’écrira jamais rien sur la folie de Dieu. Il faudrait mieux le connaître. Et qu’en savons-nous ? Peu de choses. Sa parole est notre seul guide. Qu’elle soit notre seul souci. Le reste ne concerne pas les hommes. S’il y a un autre univers, que Dieu se charge de nous le faire savoir. On fera sans doute des comparaisons intéressantes. Un jour je te raconterai l’histoire du jardinier. J’ai fini par la connaître. Je finis toujours par savoir. Je suis comme ça. J’ai tout su du jardinier comme j’ai tout appris de Tarek ou de mon hôte ou de Saïda. Je croyais que l’important c’était de tout savoir des autres. Mais pendant que je cherchais, je ne savais pas qu’il m’arrivait quelque chose et que ma vie allait en être totalement changée. Je ne voulais pas qu’on changeât ma vie. Je voulais simplement écrire celle des autres. C’était ça ma vie. Et bien non, je me trompais. Je vivais ma vie malgré celle des autres. Et tout a changé. Je te la raconterai cette histoire, et aussi celle de Tarek et de Saïda, et ce qui s’est passé dans la tête du vieux quand j’ai jeté le poisson au chat et qu’il n’a pas voulu le manger : — Il ne le mange pas parce qu’il sait qu’il est malade de la maladie du fleuve, expliquai-je au vieux mais il n’en croyait rien et il dit que ce chat était aussi fou que les hommes qui lui avait permis de vivre pour peut-être un jour crever de faim comme ça arrive à ceux qui n’ont pas la chance d’être nés au moment où Dieu est bien inspiré d’exister. Bah ! dit le vieux, tu mangeras n’importe quoi demain. Tu mangeras la chat si je te laisse faire. Un jour Tarek a amené des amis à lui, des comédiens et des musiciens et ils ont voulu que Saïda danse et elle n’a pas voulu et le nègre regardait je pouvais le voir nous regarder derrière un rosier il se tenait debout les roses maculaient son visage noir pourquoi cet homme a-t-il les yeux presque complètement noirs mais Saïda finit par accepter et elle montra sa jambe ce qui provoqua une bousculade dans les instruments je ne sais pas lequel d’entre eux a eu ses faveurs ce soir-là je n’ai pas pu le savoir ce n’est pas que j’ai tout tenté Saïda me retenait elle me disait : ça ne te regarde pas pourquoi l’ai-je appelée Saïda pourquoi pas Zora ou Fatima ou Claire ou Un jour Tarek a voulu que Saïda danse et il a amené des musiciens et Saïda ne voulait pas danser mais elle a fini par danser et je voulais me glisser le long de sa jambe parce que je savais ce que je voulais mais elle ne voulait pas elle voulait ce qu’elle a eu c’est pour ça qu’ils l’ont suppliciée contre le mur de la maison où elle a crié tous les cris de son corps je n’ai rien vu je ne savais pas qu’une femme pouvait souffrir autant pourquoi tuer ce qui est sans solution ? Ce que Tarek a voulu est arrivé. Elle a dansé et un des musiciens lui a demandé et elle a dit oui et Tarek n’a rien pu faire et je l’ai empêché de la tuer. Un jour je te raconterai l’histoire de Tarek. Je la connais par cœur. C’est lui qui me l’a racontée. Il ne ment pas. C’est vraiment arrivé. Mais qui m’a raconté l’histoire de B. ? Je n’en sais rien. Le lendemain du soir où Saïda a dansé presque nue devant des hommes dont l’un a eu droit à ses faveurs, ils ont joué une pièce amusante et l’hôte leur a offert un beau repas. Ce qu’il ne fallait pas raconter, c’est l’histoire du nègre, mais ce soir-là, j’ai eu confirmation qu’il s’agissait bien d’un prince de la terre d’Afrique, là où se trouve l’Egypte. J’avançais petit à petit dans la connaissance du monde qui me nourrissait je ne savais pas tout, mais j’en savais assez pour espérer tout savoir un jour. Ce qui arriva. Et puis finalement j’ai tenté de manger le chat. Le vieux en a ri de toute son âme. Il m’avait bien dit que ça arriverait. Et c’est arrivé. Mais le chat ne s’est pas résolu à mourir. Je le croyais bien mort pourtant. Je lui avais asséné un coup de bâton sur le crâne et il était mort d’un coup. J’avais donc commencé à lui enlever la peau, qui est inconsommable, et la vie lui est revenue. Il a fait des bonds incroyables sans que je puisse l’arrêter. Puis il est mort de nouveau. Je l’ai posé sur la table et tandis que j’entreprenais de lui vider le ventre de ses entrailles il est encore redevenu vivant, m’a mordu au bras et il est allé mourir sous un buffet. Je l’ai remis sur la table n’osant plus trop y toucher, et au bout d’un moment d’intense observation, je lui ai crevé le cœur d’un incroyable coup de couteau qui lui a coupé net les os de sa poitrine. Certain qu’il était mort mais totalement impropre à la consommation, je l’ai jeté dans l’eau du fleuve où des poissons ma foi bien portants sont venus le picorer doucement. Je me suis excusé. Le vieux m’a dit que j’étais un chat bien plus intéressant que celui que je venais de tuer. Je lui ai fait part de mon projet de me rendre à Damas et il a trouvé cette idée tellement chouette que je lui ai proposé de faire le voyage avec moi. Nous avons aussitôt quitté les bords du Tigre. C’est donc sur la route de Damas que je t’écris cette lettre de Bagdad. La recevras-tu comme c’est mon souhait à présent d’une manière définitive ? Je n’en sais rien, mais je l’écris pour que tu la lises et que ta folie, si elle existe, s’en trouve réconciliée avec la vie ordinaire qu’il te faudra supporter si tu renonces aux avantages évidents de la folie. Sauf bien sûr si tu es fou d’une manière maladive comme le prétend ton père qui s’y connaît en matière de maladie si on en croit le ton de ses lettres. Lettres qui ont cessé de m’arriver, tu penses bien, depuis que j’ai quitté Bagdad. Je ne t’ai pas dit pourquoi j’allais à Damas. C’est que j’y connais un fou dans ton genre, mais riche et propriétaire de magnifiques chevaux dont quelques uns ont participé à de féroces batailles. Si je deviens riche, comme je le suppose, j’achèterai un de ces chevaux et je m’arrêterai en Andalousie pour que tu te rendes compte de mon bonheur. Est-ce que ton père acceptera l’idée que je continue mon voyage en ta compagnie jusqu’à Cordoue où je compte enseigner la philosophie dont je suis l’inventeur et pour l’instant le seul disciple ? Tu as compris que l’histoire du chat que je n’ai pas mangé est purement allégorique mais c’est vrai que j’ai eu très faim. Je souhaite seulement que le fleuve ne soit pas malade parce que j’ai mangé beaucoup de poissons. Me voilà donc sur la route de Damas. Enfin je l’espère. Je quitte Bagdad sans regret. Qu’est-ce que j’y laisse ? Un peu de mon temps. Et peu d’amour. En fait, pas d’amour. Sinon je le saurais. Entre deux supplices, j’ai élucidé le mystère de ma profondeur. Mais personne n’est mort pour y satisfaire. Ce sont les bornes de mon expérience. Rien de plus. Mais je n’en suis qu’au début de mon récit. J’ai acheté une esclave ravissante. Les trois filles de mon hôte se sont installées pour l’été. Mon hôte rayonne de bonheur. Il n’y a que Tarek qui me pose un problème, celui de sa vraie personnalité. Est-il un bavard comme je le supposais au-début, un fêtard impénitent comme le laisse supposer la danse érotique de Saïda, ou un ami sincère dont le seul souci est de ne pas m’inoculer ses mensonges ? Rien de tout cela. Tarek n’est ni un bavard, ni un fêtard, ni un ami. Qu’on ne me dise pas qu’il écrit des poésies dans le but de devenir poète, je ne le croirais pas. En tout cas, il ne s’échinera pas pour acheter un cheval. Il le possède déjà. Ce qui me rend d’une jalousie extrême. Est-ce que l’histoire de la danse érotique de Saïda est une allégorie de plus ? Je te laisse deviner. Si tu es fou, tu comprendras. Sinon tu en riras comme j’en ai ri. C’est loin Damas et le vieux est très vieux mais c’est plus près que l’Egypte où il faudra bien que je mette les pieds un jour si je veux parfaire mon éducation sur les chemins de Cordoue où les travaux de la grande mosquée avancent clairement à ce qu’on dit. Toi tu es plus près de ce cœur de l’humanité. L’entends-tu battre le soir quand tu regardes par dessus la mer ? Je t’envie de créer ce que tu crées au cœur de l’Andalousie. Gloire à toi, Kateb. Le vieux marche pieds nus. C’est une habitude. Moi je porte des chaussures héritées de la Grèce. Ca fait moins mal. Nous avons croisé un troupeau de femmes qui revenaient du lavoir et le vieux m’a montré qu’il n’avait rien perdu de sa vigueur. Bien sûr, il n’a rien tenté, mais un bref échange de paroles lui a suffi. Si elle avait voulu, il lui aurait fait un enfant sur le champ. — J’ai fait beaucoup d’enfants, dit le vieux, mais ils m’ont tous abandonné. Si j’en fais un maintenant, c’est moi qui l’abandonnerai. Si je fais ça avec une femme, ce qui ne m’est pas arrivé depuis longtemps, je le ferai uniquement pour le plaisir. Mais je ne sais pas si ça lui conviendra. — Tu connais cette femme ? demandai-je au vieux. — Je ne la connais pas. Peut-être dans une maison. Peut-être sur la route, une de celles-là, moins farouche que les autres. Je ne sais pas. Je mourrai peut-être avant. Qui sait ? Moi je ne pensais plus à l’amour et je me fichais pas mal de savoir ce que Priape en penserait s’il avait été à ma place. Je ne sais plus à quel moment Tarek m’a raconté son histoire qui est aussi celle de Saïda. Je ne sais plus. Je lui ai remis la lettre et il m’avoua que c’était du bien mauvais persan ce que m’avait déjà dit le traducteur rencontré sur le marché quelque temps auparavant. Il ne conserva pas la lettre. Les fleurs étaient des lys. Mais le morceau de cuir ne lui rappelait rien. Rien qui le concerne. Ce morceau de cuir ne se rattachait pas à cette histoire. Il s’agissait donc d’une autre histoire. On ne conserve pas un objet s’il n’est pas porteur d’une histoire. Et Saïda avait conservé celui-là. Je brûlais de savoir ce qu’il me révélerait tôt ou tard si je savais m’y prendre, ce dont je ne doutais pas. Une femme voulait qu’on lui coupe les seins avant de la mettre à mort et elle brandissait une épée que tout le monde regarda avec terreur. Aucune pierre ne l’avait encore frappée. Elle était debout contre le mur, l’air effaré et elle tenait ses mains à plat contre le mur. Elle attendait, elle ne savait pas si c’était la douleur, mais elle était sûre de mourir. Aucune pensée ne la tourmentait. Seule la peur occupait son esprit. La femme à l’épée lui arracha sa chemise et elle frappa sur le sein qui s’ouvrit comme un fruit et qui se mit à saigner abondamment. Elle se recroquevilla sur sa douleur et la femme tenta de glisser son épée contre son sein et elle sentit le cisaillement dans sa chair. Elle cria de toutes ses forces et puis elle sentit le choc des premières pierres qui l’atteignaient dans le dos et sur les bras. Bientôt, elle comprit que tout son être devenait cri, et elle écouta le cri qui sortait de son corps. Qu’est-ce que mourir ? J’invente sa mort parce que je ne l’ai pas vécue. Qu’aurais-je pu vivre d’une pareille mort ? Je ne voudrais rien savoir de sa mort, mais c’est plus fort que moi. Si quelque chose existe mieux que son amour, qui était peut-être véritable mais dont il est permis de douter, alors c’est sa mort, sa mort inattendue en tout cas de cette manière. Kateb, c’étaient des gens du peuple. On l’a jetée dehors et on a fermé la porte. Elle s’est retrouvée dans la rue face à cette poignée d’assassins et il était debout sur le bord de la terrasse et il leur demandait de la tuer parce que c’était la seule chose à faire maintenant. Et il a assisté à sa mort. J’imagine son regard et ce que ses yeux éternisent. Je me mets à sa place parce que ça aurait pu être ma place. Mais je ne l’ai pas tuée. Je n’ai pas voulu qu’elle meure. Moi je vivais ma vie en copiant celle des autres. C’est sa vie qui s’est cassée contre la mienne. Elle a toujours eu cette fragilité. […] Sur les bords de l’Euphrate. Vingt jours après. Le vieux pêche dans cette eau qui est peut-être malade. On mange ce poisson. J’ai acheté des fruits à une femme qui les cueillait. A ce train là, nous n’arriverons pas à Damas sans quelque maladie pour nous compliquer la vie. Là-bas, j’aurai la belle vie. Mon hôte est un riche marchand qui s’associe quelquefois aux affaires de mon père. Sa femme est volage. Il ne la fait pas fouetter. Il doit l’aimer sans doute. Moi je l’écorcherais vive. En attendant (en attendant quoi ?) il m’arrive de partager son lit quand la caravane est assez loin. Elle s’y connaît en matière d’amour. Il me tarde de rejoindre Damas et ce n’est pas la seule raison. Il y en a d’autres. J’ai tellement de raisons de quitter Bagdad. Mais ce n’est pas possible de tout oublier. Cette mémoire me persécutera autant de temps qu’il faut pour me tuer. Je dis au vieux que notre mort est peut-être toute proche, à cause des poissons qui sont certainement malades, et parce que mon argent attirera forcément des assassins. Le vieux rit, il n’a pas peur de la mort et il trouve amusant que j’en ai aussi peur. Je lui demande s’il a déjà vu la mort de près, est-ce que c’était la sienne ou celle de quelqu’un de très proche ou bien est-ce que c’était un étranger qui lui demandait de mourir à sa place ? C’est toujours ce qui arrive : meurs à ma place. Je mourrai un autre jour. J’ai tant de choses à faire. Le vieux me raconte toutes ses guerres, ses blessures, celles des autres, mais il ne croit pas à la mort. Il croit que la douleur est un avertissement. Si tu souffres dans ta chair ou dans ton esprit, c’est que la mort est peut-être vraie. Je ne comprends pas. Mais c’est exactement ce qu’il m’a dit. Je suis descendu le long de la berge, nu, pour me baigner parce que j’ai l’odeur d’un berger jusque dans mes os. Je lave mes os. La maladie s’est-elle infiltrée dans ma chair ? Je le saurai tôt ou tard. Mais je ne veux pas mourir de cette façon. J’ai vu une femme agoniser sur le bord de la route. Elle ne pensait plus. Elle vomissait. Ils ont attendu qu’elle meure et quand elle a cessé de bouger, quelqu’un l’a poussée avec un bâton dans le trou creusé dans la terre et elle s’y est engouffrée avec un bruit de sac de pois chiches. Il a jeté le bâton dans le trou et ils ont poussé les pierres avec leurs mains et une fois que le travail a été terminé ils se sont mis à pleurer tous en même temps. Tandis que l’eau baignait mon corps crasseux de la crasse du voyage, j’ai pensé à lui en ces termes, vomissement, pensée, trou, sac, pois chiches, bâton, pierres, mais il n’y avait personne pour me pleurer simplement d’autres voyageurs que ma mort avait effrayés et ils avaient poursuivi leur chemin en évitant de parler de moi. C’est ainsi qu’on meurt totalement. Ainsi que tout le monde meurt. Peu importe la manière dont je mourrai, d’un coup d’épée, ou pendu par le cou pour des raisons judiciaires, exhibant mes poignets coupés à la foule incrédule, ou bien perclus de rhumatismes et demandant l’aumône d’une prière, il y a tant de façons de mourir. C’est chaque fois une histoire. Mon père est mort en apprenant la mort de son principal débiteur. J’ai un frère qui est mort à la guerre, écrasé par le plafond d’une maison de tempérance. De quoi mourras-tu, mon pauvre Kateb ? As-tu songé à cela ? Peut-être par toi-même, parce que c’est dans ta nature de faire les questions et les réponses. Moi je n’aurai pas ce courage-là. Il faudra qu’on le fasse à ma place et mes moignons sanglants chercheront vainement à desserrer le nœud qui m’étouffe. C’est peut-être à Damas que ça se passera, s’y j’arrive à Damas, si je ne meurs pas avant, ou si quelque pèlerin bien intentionné ne me montre pas d’un doigt vengeur le chemin de Saint-Jean, où je suis né et où je devrais mourir si cette terre est la mienne. Le vieux n’arrête pas de contempler sa mécanique sexuelle. Il est épouvanté à l’idée que c’est par là qu’il commencera à mourir et il ne comprend pas que plus rien ne fonctionne chez moi. Il veut m’entraîner dans un bordel, mais je sais que ça ne servira à rien, et puis je me tue à lui expliquer que c’est le dernier de mes soucis. Si le désir me revient, je ferai ce qu’il faut, seul ou avec une femme. Pour ce que ça coûte. Il y a trop de choses dans ma tête, et plus rien dans mon sexe. C’est comme ça que ça se passe, je n’y peux rien. Ca ne l’empêche pas de se satisfaire d’à peu près n’importe quoi. Un jeune berger a bien voulu moyennant une pièce qui a sa valeur. Il n’y avait pas de jeune bergère. Une vieille femme a ri en disant que ça ne lui était pas arrivé depuis des siècles mais il a eu peur qu’elle le morde et il a renoncé. Du coup, elle l’a couvert d’injures jusqu’à ce que le son de sa voix ne nous parvienne plus. Le vieux sait bien ce qu’il fait. Mais revenons à nos moutons. Ce voyage ne mérite aucune longueur. Je voulais te parler de ce morceau de mon existence que bornent la mort d’un poète et celle d’une jeune femme qui était innocente du crime dont on l’accusait. Il aurait fallu que je mette de l’ordre dans mon récit, te présenter les lieux, non pas pour la couleur locale, mais pour la topographie toujours utile en cas de mouvement , de l’amant qui se glisse entre les myrtes au voleur qui fuit la potence. Te faire le portrait de chaque personnage, afin que tu te rendes compte que son caractère explique celui de chacun des autres personnages , si ce sont bien des personnages et non pas de simples reliques utiles à l’explication de mon propre personnage. Et enfin te présenter les faits un par un , du premier au dernier, du premier qui explique tout au dernier qui le confirme point par point. Mais je ne sais pas faire cela. Cet art n’est pas le mien. Il est vrai que je n’ai pas tout compris. Cela serait que je ne serais pas là à te parler de ce qui ne t’intéresse d’ailleurs peut-être pas. Il y a tant de choses beaucoup plus importantes. Le jardinier noir devait jouer un rôle important dans cette sordide histoire. Tiens, maintenant tu sais qu’elle est sordide, bien que tu ne saches pas pourquoi. C’est peut-être suffisant, mais laisse-moi te raconter l’histoire du jardinier. Je te l’avais promise si ma mémoire est bonne. Son appartement occupait un angle d’un des plus beaux jardins du palais. Aucune porte ni aucune fenêtre aux ouvertures, si bien que de dehors on voyait tout ce qui se passait dedans, je l’ai déjà dit à propos des orgies auxquelles ce savant prince d’Afrique se livrait régulièrement. L’intérieur était richement meublé, d’un ameublement qui n’est pas le nôtre donc le sien. J’avais compris que ce jardinier n’était pas ordinaire, qu’il bénéficiait de toute l’attention de son hôte, qui honorait sans doute le prince et que le jardinage était pour lui non pas une obligation de travailler pour être nourri et logé mais une activité de première importance dont il n’est pas exagéré de dire qu’elle était un art. Un soir donc, tandis que je prenais le frais, déambulant le long du bassin où des nénuphars absorbaient la lumière de la lune, je vis le jardinier prince d’Afrique entrer nu dans son appartement et se mettre à fouiller nerveusement dans un coffre dont le contenu l’irritait au fur et à mesure qu’il le vidait, répandant autour de lui les objets les plus différents qui pouvaient coexister dans un volume aussi fermé. Je vis des tissus aux couleurs plus soyeuses les unes que les autres, des épées aux éclats linéaires, des bijoux dont les rondeurs bleutées me laissaient deviner la nature, des parchemins illustrés d’enluminures sans doute des plus précieuses, une croix de bois d’ébène qu’il avait peut-être héritée de son ancienne religion, un livre relié de cuir et de bois qui était je le savais un grimoire ensorceleur emprunté à un juif de ses relations, etc. Et rien qui arrêtât ses recherches fébriles. Je m’approchai d’une fenêtre où s’épanouissaient des fleurs qu’il appelait pensées et, m’annonçant par un claquement de mon rubis préféré sur le stuc arabesque, ce qui le détourna de l’objet de son irritation, je lui demandai ce qu’il jardinait là, si c’était un chat qui se fourrait où c’était interdit ou quelque chose de ce genre, qui ne manquait pas d’avoir trait aux chats. Je plaisantais bien-sûr et le moment était mal choisi. Il se leva d’un bond, comme s’il allait fermer la fenêtre pour me soustraire au spectacle qu’il se donnait seulement à lui-même, mais il n’y avait rien pour la fermer et je reçus son poing de pierre quelque part entre mon âme et mon esprit. J’en profitai pour perdre connaissance, écrabouillant sans le savoir un par-terre de pensées toutes plus sensées les unes que les autres. Quand je sortis de mon involontaire inconscience, le nègre me baisait la bouche avec passion, ce qui me déplut. Je hurlai quelque chose de sonore, et il cessa soudain de me lécher les dents. Il n’avait pas l’air désolé et il m’expliqua en termes très solennels qu’il ne se livrait pas à autre chose qu’à une tentative, réussie ma foi, de me ranimer, car je semblais en avoir besoin. Je me remis donc sur mon séant, arrangeai les coussins autour de moi, et m’excusai auprès de mon hôte, car j’étais son hôte maintenant, de m’être laissé aller d’une manière aussi peu explicable. Il s’excusa à son tour, n’ayant nul besoin d’expliquer ce que j’avais compris de moi-même. Je saignais un peu et comme je ne comptais pas me nourrir de mon sang, il m’offrit un alcool puissant que les femmes de son peuple élaborent à partir de leurs urines. C’était une explication fantaisiste, je n’en doutais pas, et j’en ris tandis que mon esprit s’embuait de nouveau, cette fois me maintenant au bord de l’évanouissement. C’est dans ces dispositions que je consentis à écouter le récit de son aventure. Tu n’en croiras pas un mot, parce que c’est incroyable, mais dis-toi que ça se passe à une autre époque dans une contrée où la civilisation n’a pas encore mesuré toute la distance qui la sépare de la barbarie. Tout un pan de la montagne s’est écroulé sur à peu près tout le village dans lequel nous venions de nous restaurer chez de charmantes personnes qui ne sont plus de ce monde. J’avais interrompu la rédaction de ma lettre à cause de la faim qui tiraillait mes entrailles et le vieux fut d’accord avec moi pour marcher jusqu’au village où la première maison rencontrée s’ouvrit de la manière la plus amicale qui soit . Nous avons déjeuné essentiellement de lait, d’olives et de pain. Ayant payé notre dû, nous avons repris la route, c’est à dire rejoint les bords de l’Euphrate car nous avons l’espoir d’arriver à Ramadi avant quatre jours. Et soudain, nous entendîmes un vacarme épouvantable, et nous retournant pour nous rendre compte, nous vîmes la montagne s’écrouler littéralement sur le village qui nous avait accueillis de si gentille façon. Saisis par l’horreur bien légitime de la mort et surtout du spectacle qu’elle donne en écrasant les chairs de notre pauvre humanité, nous avons couru dans la direction opposée, redoutant par ailleurs que la montagne continuât son chemin jusqu’à nous écraser à notre tour, nous qui n’y étions pour rien. Mais le remords nous a saisi à la rencontre du premier palmier dont l’érection nous indiquait notre stupidité et nous sommes retournés au village où plus rien ne bougeait. La première maison était toujours la première, et ses habitants gisaient en morceaux sanglants dans la poussière blanche et noire que la montagne continuait de verser sur cette mort. Il n’y avait rien à faire, sinon prier, ce que nous fîmes sans nous forcer car dans ces moments de lutte avec l’étrange nature qui nous entoure, la crainte de Dieu est la plus forte des raisons d’exister selon sa loi. Nous priâmes si j’ose dire, sans nous faire prier, malgré les plaintes qui nous arrivaient de toute part pour nous demander de ramener la vie dans ces lieux désolés si soudainement. Ceux qui avaient survécu à la catastrophe surgirent comme des fantômes de la poussière et des gravas. Ils étaient silencieux, attentifs à constater l’horreur de l’évènement. Il n’y avait rien à faire pour les aider. Le sang se répandait, maculant la poussière, changeant la couleur qui était celle de la poussière et qui semblait éternelle. Mais sous la poussière, la chair existait toujours, morte ou vivante, et elle revenait à la vie, à ce qui était à nos yeux la plus chère des vies. La poussière est retombée. La montagne exhibe une gigantesque plaie de roche et de métal. Le sang s’est arrêté de couler. L’odeur de la mort devient insupportable. Nous avons quitté le village une seconde fois, nous n’y reviendrons plus. Je ne sais plus où j’en étais de l’histoire du jardinier. En fait je m’aperçois que je n’ai pas encore commencé de te la raconter. C’est vrai que ce meurtre a occupé tout mon esprit. Maintenant, il faut que je dorme. J’écrirai demain matin. Demain matin, mon bon Kateb, il fera jour. Maintenant c’est la nuit qui s’installe et je n’ose rien demander au sommeil tant j’ai peur que ses rêves ne me rappellent ce que je viens de vivre. J’ai oublié de te dire que j’ai vomi le lait, les olives et le pain. Le vieux en a fait autant. Il ne pense plus à l’amour, ni moi non plus. Mon esprit est envahi par la mort. […] Nous sommes retournés à Ramadi. Jean est malade. C’est la maladie du fleuve. Je l’ai emmené chez une vieille qui soigne mais elle ne sait rien contre cette maladie alors Jean va mourir c’est pour ça que j’écris à sa place pourquoi a-t-il donc fallu que le fleuve soit malade les deux fleuves sont malades que faire ? Il ne mange plus. Il va mourir peut-être cette nuit. Il me dit écris écris mais je ne sais pas écrire ce qu’il me dit pourquoi veut-il qu’on écrive ces choses-là ? N’est-ce pas assez de les avoir vécues ? Je ne sais pas ce qu’il faut en penser. Aussi je ne pense rien. Moi j’ai envie d’aimer les femmes jusqu’à ce que la mort m’en empêche. Mais la mort est peut-être une femme. Qui sait ? On dit quelquefois que c’est une femme mais qu’elle est si laide qu’on a aucune envie de lui faire l’amour moi je ferai l’amour tant que je serai vivant même si la mort est aussi laide qu’on le dit je ne veux pas mourir écrasé par une montagne. Que veut-il que j’écrive, maintenant qu’il va mourir, qu’il va disparaître de la surface de la terre, à jamais enseveli dans l’oubli qui est le bien commun de toute l’humanité ? Il n’y a pas d’histoire pour ceux qui ne savent pas écrire. Y en a-t-il une pour qui se confie ? La seule chose qui nous reste à faire est de prier. Jean ne sait plus ce qu’il dit. Il ne mange plus. Il vomit ses tripes. Il est devenu comme son squelette. On ne le reconnaît plus. Il a l’air plus vieux que moi. Pauvre garçon. Il m’a donné sa bourse et ce livre où j’écris parce qu’il me l’a demandé. Mais quoi écrire ? Ce qui me passe par la tête ? Il faut savoir écrire ce genre de choses. Ce n’est pas donné à tout le monde. Encore moins à moi-même qui ne suis rien sur cette terre. Jean ne m’a pas raconté toute l’histoire qui empoisonne sa vie. Avant qu’elle commence, il était le fils d’un riche marchand mort de désespoir et, faute d’argent, il avait des relations qui lui permettraient tôt ou tard de figurer en bonne place parmi les vivants. Maintenant que cette histoire est finie et bien finie, il va mourir comme tout le monde meurt. Il sait qu’il va mourir. Il regarde ses mains il voit les os la chair qui s’en va la peau qui se flétrit il sait que la mort est déjà dans son cœur et dans sa tête. Il ne peut plus rien écrire de cette histoire alors il me demande de l’écrire mais je ne sais pas tout. Je ne sais rien par exemple de l’histoire de Tahar le jardinier nègre prince d’Afrique je ne sais même pas l’importance qu’il a pour comprendre ce que Jean voulait dire en écrivant cette histoire à son ami Kateb. Je ne sais même pas qui est Kateb sinon que c’est un fou comme est fou le jardinier comme Jean serait devenu fou si la maladie du fleuve ne le faisait pas mourir avant que ça lui arrive ça ne lui arrivera pas il ne dit plus rien il me regarde écrire. Qu’y avait-il dans ce coffre que le nègre Tahar vidait avec tant de rage ? Je le demande à Jean et il me répond que ce n’est pas important pour la mort qui lui suce la sang par le trou qu’il a dans la tête. Il n’y a aucun trou dans sa tête mais il en est persuadé alors je pose le morceau de feuille de palmier sur ce que j’imagine être un trou. Moi aussi je dois imaginer un trou dans la tête de Jean sinon il va me rendre fou. Une femme est passée et j’en ai eu envie j’ai laissé Jean avec sa mort prochaine et je me suis vidé dans l’eau malade du fleuve ce n’est pas comme ça qu’on fait les enfants. Pourquoi cette montagne s’est-elle brisée de cette manière ? Certains disent que la terre a bougé que c’est le signe annonciateur d’une terrible catastrophe qu’est-ce qui se passe dans la tête de Dieu l’eau est malade la terre est malade seuls les oiseaux savent voler et personne ne rêve d’aller faire un tour en enfer. Ils ont emmené le corps de Jean. Où ? Je ne sais pas. Je dormais. A mon réveil, j’ai cru qu’il était guéri et j’ai couru sur les bords du fleuve en l’appelant mais des gens m’ont dit qu’on l’avait emmené avec les autres mourants. Il ne fallait plus mourir sur les bords du fleuve. Mais où donc veulent-ils qu’on meure ? J’ai demandé à tout le monde puis les soldats ont menacé de nous tuer tous si on ne se tenait pas tranquille. J’ai fermé ma bouche comme tout le monde. Et j’ai continué de chercher sans rien demander. J’avais la bourse de Jean et le livre sur lequel j’écris ces mots comme Jean me l’a demandé. Il faut que je raconte sa mort. Je suis chargé de raconter sa mort. C’est lui qui me l’a demandé. Raconte ma mort pour terminer ma lettre à Kateb et fais-la lui parvenir pour qu’il sache qui j’étais. Mais avant raconte ce que je t’ai raconté. Il faut que le meilleur de mes amis sache tout ce qui m’est arrivé. C’est ce que Jean m’a dit avant de disparaître pendant mon sommeil. Je ne le cherche plus. Il est peut-être mort. Quelle importance maintenant, ce qu’il faut écrire ? Je suis retourné à Bagdad. Seul. Jean est mort. Il n’est pas possible qu’il continue de mourir après tant de temps qui a passé sans changer le cours des choses. J’ai le livre sur lequel j’écris mais la bourse m’a été volée. J’ai eu si peur de perdre la vie que je me la suis laissée voler sans me défendre. Mais j’ai le livre. Il faudra que j’arrache ces quelques pages et je les enverrai à Kateb quelque part en Andalousie. Qui sait si Kateb est vivant lui-même ? Peut-être mort et enterré. Auquel cas je n’ai plus rien à écrire de bon. Jean m’avait dit que l’histoire de Tahar était sans importance. La même chose pour l’histoire de Tarek et de Saïda. Ce qui importait c’est de raconter ce qu’il avait vécu lui. Mais je ne sais pas tout. Pour moi, ça commence le jour où Jean aperçoit Saïda qui entre dans le bain. Il s’approche sans faire de bruit, parce que soudain il est très excité à l’idée de voir les détails de cette nudité qu’il a caressée avec tant de plaisir. Mais Saïda est toute entière plongée dans l’eau et il n’est pas possible de voir ce qu’elle continue de cacher. Soit, se dit Jean, elle sortira bien tôt ou tard et je verrai ses petits seins de jeune fille et le triangle de poils qui orne son ventre entre les cuisses. C’est ce qu’il allait voir. Car Saïda avait bel et bien une petite poitrine, mais c’était la poitrine d’un homme. Et au milieu du triangle de poils, se dressait un membre que l’eau du bain avait farouchement excité. Jean poussa un cri d’horreur, et Saïda fut comme paralysée, ne pouvant cacher sa véritable nature tant celle-ci était évidente. Jean ne pouvait pas le croire. Il ne pouvait pas croire qu’il avait fait l’amour à un homme. Il ne pouvait pas croire qu’il s’était laissé berner de cette manière. Comment cela avait-il été possible ? Il savait que ce genre d’histoire se produisait chaque fois de la même manière, à cause de la pudeur excessive qui limite l’amour parce que le plaisir doit être accepté mais pas recherché de façon systématique. Mais ce n’était pas là le plus grave. Elle lui avait menti, il croyait faire l’amour à une femme et elle jouissait de son erreur. Et maintenant qu’elle était nue et qu’elle ne pouvait rien cacher de sa nudité, elle l’implorait doucement, car le châtiment lui apparaissait comme s’il existait déjà et elle ne pouvait rien faire pour empêcher son sexe de se gonfler de son désir démasqué. Elle s’attendait aux pires douleurs, il ferait d’elle exactement ce qu’il voudrait, lui arrachant la langue, lui coupant les poignets, offrant ses testicules aux chiens qui s’en régaleraient pendant que le sang jaillirait de la plaie ouverte à jamais. Et elle sentait la morsure des bêtes affamées maintenant s’acharnant sur son corps mutilé. C’est ce qui se passait dans sa tête et elle n’arrivait pas à contenir son trouble désir et son sexe était parcouru d’un impossible plaisir. Jean ne la tortura pas. Il la regarda simplement remettre sur sa peau mouillée les vêtements de femme qu’elle n’oserait plus porter maintenant qu’elle n’existait plus. Elle avait l’air plus calme. Elle savait ce qui l’attendait. Il ne servait à rien de refuser la douleur ni la mutilation. Elle acheva de s’habiller sans frémir un instant à l’idée de son supplice. Mais Jean ne la torturait pas. Il n’avait pas pensé une seule seconde au supplice ni à la mort. Il se sentait trompé sans que cela lui inspire vengeance. Il regarda ses yeux et il vit qu’elle ne mentait pas. Elle continuait d’être ce qu’elle avait toujours été. Il sentit le désir monter en lui. Et elle s’en aperçut. Il aurait voulu lui dire quelque chose pour excuser son silence et elle ne répondit rien à son absence. Elle s’éloigna doucement et disparut entre les colonnes. Il resta seul près du bain. Il la voyait encore. Elle était nue et elle ressemblait à une femme. Il ne pouvait s’agir que de cela. […] J’ai trouvé ce livre dans une ruelle du souk. Il se trouve que je sais lire. Mais je ne sais pas qui est Jean qui est Kateb je ne sais donc pas à qui rendre ce bien qui a l’air si précieux si j’en juge par ce qu’il contient. Tout cela ne me regarde pas. J’aime bien la fin de cette histoire. Cette femme qui n’en est pas une ou cet homme qui est une femme je n’ai pas très bien compris. Il ne s’agit peut-être pas de la fin je n’en sais rien. Il l’a donc finalement fait mettre à mort, si j’ai bien compris. Ce sont des choses qui arrivent, à ce qu’on dit. Je ne sais pas si je dois en parler. Ce livre contient tant de choses qui me troublent, à part cette lettre écrite sur des pages restées curieusement blanches sur quoi Jean a entrepris d’écrire son histoire. A part cette lettre à Kateb qui ne la lira donc pas, il y a des poèmes, des versets sacrés , de belles géométries qui honorent la belle nature. Je garde le tout et je n’en dis rien à personne. Ce n’est pourtant pas l’envie qui me manque, d’en parler. Ecoutez mes amis ce que Jean écrit à Kateb qui est Jean ? Je ne sais pas qui est Jean. Il est mort de la maladie du fleuve et le vieil homme qui l’accompagnait a disparu d’un coup. Il ne reste que ce livre. Il va falloir comprendre tout avec si peu de choses ? C’est exactement ce qu’il faut faire. Et si j’égare ce livre à mon tour, qu’arrivera-t-il ? Sans doute la même chose, car je n’aurais rien éclairci de ce mystère qui n’en est peut-être pas un au fond. L’idée est bonne, sauf si le livre n’intéresse personne et finit en bouillie au fond du fleuve. Ce serait dommage pour ce bel Adab qui est aussi un peu mon œuvre. J’aurais bien aimé connaître l’histoire de Tahar , le prince de l’Afrique , noir jardinier s’il en est. Dommage pour ma curiosité. Elle ne sera pas satisfaite. A moins que mon imagination n’y mette du sien, comme c’est possible désormais. Qu’a-t-il bien pu arriver à Tahar ? Voyons. Il y a dix jours, quand j’ai trouvé ce livre, j’aurais dû me méfier. Mais pouvais-je deviner ? Il y avait la maladie dedans la maladie qui a tué Jean, la même qui a sans doute tué le vieil homme qui aurait mieux fait de jeter ce livre dans le fleuve pour y cultiver la maladie qui tue tant d’êtres humains ces temps-ci. Me voilà malade comme les deux précédents auteurs qui savaient à qui ils s’adressaient. Moi j’ai moins de connaissance du monde : j’écris parce que je vais mourir. C’est une bonne raison. Comme je suis très malade et que cela se voit, je me suis éloigné de la ville mais pas du fleuve où je compte bien me noyer quand la douleur sera trop forte, ayant bien rempli mes poches de cailloux. Je ne tiens pas à voyager au-delà de Bagdad. Mon cadavre pourrira ici même où je suis né. Dans combien de jours cela se passera t-il ? Qui sait ? J’ai tout le temps de réinventer cette histoire depuis la mort d’Halladj, dont le cadavre nous aura précédé dans ces eaux, jusqu’à la mort de cette Saïda dont je ne me fais aucune idée de la beauté. Je remplirai assez de pages pour mourir sans trop en vouloir aux singes nos semblables. Je m’approche de la mort. Je n’ai pas eu le temps de penser à la lettre de Kateb. J’ai pensé à la colique qui souille mon entrejambes. Je n’ai même plus de quoi faire l’amour. La mort ne m’aura rien épargné. Mais je ne lui en veux pas. Je pourrais croire qu’elle existe mais ce n’est pas le cas. Je meurs d’une autre mort. Aurai-je le temps de mener à bien mon souriant projet ? Je ne sais pas. Je me demandais si Jean avait beaucoup souffert avant de rendre l’âme à son peu charitable propriétaire. Oh ! j’oubliais de vous dire. Je suis un infidèle. Je ne crois pas à la fidélité. Ce que je vais écrire, je l’écrirai sans le secours de Dieu, si Dieu me prête vie, moi qui ne crois déjà plus à la vie. A l’amour encore moins. Je regarde les autres s’en aller dans leur linceul d’excréments et de vomissures. C’est la terre qui est indigeste. Il ne manquait plus que l’eau du fleuve soit imbuvable. Hier soir, c’est un jeune enfant qui s’est éteint, mais pas doucement, je vous prie de le croire. La douleur lui aura tout arraché, jusqu’à la vie dont la mort s’est nourrie une fois de plus. La mère s’est crevé les yeux pour ne plus voir. Elle n’était pas malade et elle voulait le devenir à la place de son fils. Ce n’était pas possible. Elle a eu beau faire, la maladie n’a pas quitté le ventre de son fils et elle s’est arraché les yeux avec les ongles. J’ai regardé sans oser y croire. Elle ne voulait pas souffrir de cette blessure. Et elle n’en a pas souffert. Mais maintenant que la mort est toute proche, il faut que je me dépêche de continuer le travail de Jean interrompu de si triste manière. Le vieil homme a fait ce qu’il a pu. Moi, dont je tais le triste nom, je ferai ce que la mort ne m’empêchera pas de faire. Mais que pourrait-elle devant tant de détermination ? Il parait que la terre a tremblé encore une fois. Tiens, je ne mourrai peut-être pas de cette triste et abominable maladie, je vais peut-être disparaître sous une montagne de roches furieuses qui n’aura la peine que d’écraser ma chair malade. C’est peu de chose. Je continue la lettre de Jean à Kateb. Liberté !
[…] Les filles de B. étaient là depuis trois jours à peine. Je ne sais pas à quel moment il faut situer cet épisode de la vie de Jean. Je suppose qu’il sait déjà que Saïda est un homme. Il a passé une partie de l’après-midi à reluquer les trois sœurs qui se divertissent dans le jardin. Elles lisent à haute voix ce qui est sans doute de la poésie. Elles chantent en s’accompagnant d’un curieux instrument dont les cinq cordes rendent un son métallique. Elles se parlent dans l’oreille en regardant le jardinier effeuiller des roses sur l’allée centrale et qui les invite à les fouler de leurs pieds qu’il qualifie d’amoureux. Elles rient en se déchaussant, montrant un peu de cette nudité qu’autrement le soleil n’éclaire pas de sa brumeuse lumière. Elles marchent sur les pétales de roses, ayant posé l’instrument de musique sur le rebord du bassin, invitant le nègre à en jouer pour les amuser, sur quoi elles se mettent à danser, pas vraiment avec grâce car l’une d’entre elles seulement est d’une incontestable beauté. Le nègre lui fait un compliment, elle lui rit au visage, il voit toutes ses dents et sa langue qui approche des lèvres. Et d’un bond il se lève pour lui montrer l’ampleur de son jardin, arrondissant le bras en arc de cercle où s’étire l’odorante allée de myrtes et de rosiers. Elle sourit parce qu’il la prend par le bras et qu’il l’oblige doucement à approcher sa tête au-dessus d’un bouquet. Elle ferme les yeux et respire et ses épaules apparaissent sous le voile qu’elle ne retient plus. Les deux sœurs se sont arrêtées, l’une assise sur le rebord du bassin où elle trempe une main rebelle, l’autre émoustillant ses mèches et creusant de ses mains dans la courbe de son dos pour étirer sa nonchalance. L’une est vêtue d’un bleu qui l’élève, l’autre d’un jaune qui ressemble à la géométrie des arbres bordant l’entrée du jardin. Le nègre est presque nu, et contre sa nudité approximative elle se penche encore, elle y respire ce qu’elle vient toujours chercher dans un jardin de fleurs et d’arbres. Jean est assis sur le rebord d’une fenêtre, un livre dans une main, l’autre main épousant les arabesques de la colonne qui le retient. Il ne regarde plus ni le nègre ni Saïda, il ne veut pas savoir ce qu’il éprouverait lui-même si c’était possible. Il regarde la robe bleue, devine une poitrine généreuse et il préfère le jaune, non pas à cause de la poitrine, qu’il aime déjà, mais parce que cette fille a vraiment l’air d’un citron, ce qui l’amuse. Elle est belle dans sa peau de citron. Il devine que c’est elle qu’il courtisera en présence de son hôte. Le bleu lui inspire de plus fugaces rencontres qu’il n’ose imaginer. Quant à Saïda, il choisit de l’oublier, blanche et noire entre les roses qu’elle a cueillies pour lui. Le soir, après le repas, son hôte l’invite à fumer et l’une des filles, peu importe laquelle, peut-être Saïda, installe le narguilé , lave la tabac, le pelotonne dans la pipe et y dépose un morceau de braise qui s’allume quand elle aspire, et alors la fumée parvient à sa bouche, fraîche et parfumée, et elle tend l’embout à son père qui interrompt la volute qui s’étirait déjà vers lui. — A vous le plaisir, Jean, dit l’hôte sans regarder sa fille. — J’ose à peine parler de plaisir, monsieur (faisant allusion à la fille qui rougissait en se lissant les bras). C’est à peine que j’ose en parler en présence de cette chaste apparition. — Parlez-en tout de même, dit l’hôte en haussant les épaules. Mes filles sont chastes mais pas stupides. Plus tard : un homme peut rendre une femme heureuse. Mais une femme ne peut rien pour le bonheur de l’homme qui l’aime et qu’elle aime peut-être. Elle est son énergie. C’est ce que l’hôte avait répondu. Il n’avait fait aucune autre réponse. Et Jean partit se coucher, non pas déçu, parce qu’il se moquait d’elle, mais contrarié, car elle y avait cru. C’est sans doute que je ne suis pas assez riche, pensa Jean tandis qu’il se mettait au lit. Il pouvait s’agir de l’une ou de l’autre, peu importe. Mais ce n’était pas Saïda qui l’inspirait. Il avait vu ses fesses blanches rebondir dans l’écran noir qui s’immobilisait sous elle. Elle faisait semblant d’être une femme et même le nègre n’y avait vu que du feu. Même lui, tout prince qu’il était et artiste dans l’âme, était aussi trompé par son art de la mascarade. Il répandit le produit de sa jouissance dans les draps. C’est ce qui se passait depuis le début de l’été et le tombac alourdissait sa langue quand ce n’était pas l’arak qu’il buvait en cachette. Et maintenant le nègre exposait sa parfaite nudité dans la nuit lunaire et elle y suivait du bout de sa langue les innombrables arabesques de l’ombre et de la lumière. Il s’endormit. Il rêva du navire qui l’avait amené à Saint Jean d’Acre et de l’odeur des tissus colorés qu’il transportait dans ses cales. Il revit la mer coupée en deux par le voyage depuis Venise. Au fond de cette immense blessure, il devina les raisons de sa propre douleur. Il fallait exister. Mais pourquoi ? Il ne le savait pas encore et s’il devait ne jamais le savoir, il mourrait fou comme était mort son père qu’un triste débiteur avait chagriné à ce point qu’il n’était plus question de revivre normalement. Il vécut tout à fait anormalement pendant deux mois, c’est à dire fou pendant tout ce temps, et il mourut à l’heure qu’il avait deviné tout au début de sa folie. Exactement à cette heure, ce qui étonna tout le monde et surtout rendit moins pénible la douleur de le perdre. On discuta beaucoup cet espèce de suicide qui n’en était pas un. Par jeu, Jean s’exerça à fixer le jour de sa mort trois mois plus tard et, le jour de sa mort annoncée, il perdit sa virginité dans un bordel de Venise, ce qui le guérît de son goût pour le suicide. Le navire de son rêve avait toujours la même odeur de fil et de teinture. Il ouvrit les yeux. Un terrible silence pesait sur le palais entier. Le nègre avait soufflé les chandelles et il devait dormir sur un tapis de blanches nudités. C’est alors que Jean perçut une espèce de grattement dans le bois de son lit. Il songea à un parasite quelconque, insecte ou animal, et il chercha de nouveau le sommeil. Le grattement s’adoucit, s’éteignit doucement, et une voix d’un charme extrême sembla sortir du lit tout entier. Jean ne bougea pas. Il ferma les yeux, certain que cela se passait dans sa tête au bord du sommeil et curieux de dénicher l’impalpable corps d’où s’écoulaient de suaves accents. Une main se posa sur sa bouche, on venait l’assassiner ou lui faire l’amour. Il ne se décida pas, laissa faire cette main, la voix se referma autour de lui comme la bouche qui la produisait, et il connut un intense plaisir, rêve ou réalité, qu’il ne chercha nullement à discuter. Puis la main se retira, la voix disparut dans l’architecture de draps et de bois, et il s’endormit sans se poser aucune question. Etait-ce bleu, jaune, ou blanc et noir ? Il ne le savait pas et ne voulait pas le savoir. En tout cas, c’était un homme ou une femme, l’un ou l’autre inutile de se poser la question. C’était la bonne réponse. […] Autour de moi, tout a cessé d’exister. J’écris. Ils m’ont amené aux pieds des montagnes avec d’autres malades qui mourront de la même maladie. Kateb, c’est là qu’on va mourir, tous autant que nous sommes. Et personne ne peut rien pour nous. Ils nous ont éloignés du fleuve afin que notre pourriture ne s’ajoute pas à la maladie, car nous sommes déjà pourrissants, et tout le monde s’éloigne de nous. J’avais un compagnon, un vieil homme dont je dois taire le nom (ne me demande pas pourquoi). Il dormait quand ils m’ont enlevé. Que doit-il penser de mon absence ? Sait-il que je vis toujours et que je ne sais pas lutter contre la maladie et que cela me cause des douleurs insupportables. Le plus dur est de voir les autres mourir exactement comme on va mourir. J’ai pu emporter ce livre avec moi. Ils ne m’en ont pas empêché. Ils m’enterreront avec de sorte que cette lettre ne te parviendra jamais. Mais peu importe maintenant que rien ne peut changer. La maladie est écrite du début à la fin et personne ne peut changer ce qui est écrit d’une manière si définitive. N’ayant plus d’espoir, que me reste-t-il. J’épuise mes dernières forces à écrire pour rien, car ils jetteront mon livre avec mon cadavre, de peur que la maladie ne les fasse mourir à leur tour. Il faudrait être curieux de la mort et pas seulement de ce que j’ai écrit. Ce n’est pas possible. Les vers s’occuperont de faire disparaître mes dernières paroles si bien que ce ne seront pas les dernières. Qu’ai-je dit qu’ils n’oublieront pas ? Sans doute la même chose que tous ceux qui vont mourir ? Ma voix est celle des autres. Ce sont les autres qui me prennent mon dernier bien. Je ne sais plus ce que je dois en penser. Je regardai une souris sortir de la bouche de quelqu’un qui n’était pas encore mort. Elle avait un pois chiche dans la gueule et elle regardait anxieusement autour d’elle de peur qu’on le lui volât. Mais qui lui volerait ce qu’un mourant n’a pas pu digérer tout simplement parce que la vie le quittait doucement. La souris au poil humide a parcouru la crête de son corps inerte et elle a disparu dans un fouillis de chiffons infects. J’écrirai n’importe quoi pourvu que j’écrive. Ma tête est vide. Je regarde autour de moi et j’écris ce que je vois. Je suis à l’extérieur de moi-même, déjà mort. On m’apporte de l’eau. Je bois. C’est l’eau du fleuve sans doute. Quelle importance ! Je vois la maladie s’étirer dans la cruche rouge. Elle remonte à la surface comme une algue et elle s’accroche à mes lèvres pour pénétrer dans ma tête. Je ne fais rien pour l’en empêcher, et je n’interdis pas à un chien affamé de dévorer les pieds de mon voisin. Personne ne le lui interdit. La maladie est dans le chien. Il mourra avec les hommes dont il se nourrit. Aurai-je le temps de reprendre mon récit là où la maladie l’a interrompu ? J’en doute. Si j’en juge par ma toute récente mais véridique expérience de la mort, demain je demanderai qu’on écoute mon dernier délire et je m’imaginerai que le monde entier est à mon chevet pour entendre ce que j’ai à lui dire, lui qui continue de vivre malgré ma mort. Il faudrait que je ne dorme pas cette nuit, ce qui m’affaiblira, tant et si bien qu’à midi je n’existerai plus. Je ne peux pas m’empêcher d’écrire. Il faut que je dise ce qui s’est passé, parce que ça me semble tellement important, de même qu’il faut que mon esprit se nourrisse de ce qui m’entoure maintenant. Il y a une femme qui vient me laver les pieds pour la deuxième fois. Elle aussi va mourir mais elle tient debout. Elle a pourtant de grosses plaies sous les bras, signe que la maladie ne lui pardonnera pas. Mais elle marche, traînant un seau d’eau polluée où la mort trempe ses pieds de malade en malade. Elle essore le chiffon sur la terre avide de semence et rien ne pousse hormis la certitude de la douleur avant la mort. S’il n’y avait que la mort, et la fraîcheur de l’eau sale sur les pieds et les chevilles, mais la douleur est plus forte que le délire et rien n’empêche le cri d’envahir le monde de ceux qui vont mourir. Lave mes pieds pendant que j’écris. Lave bien au fond des blessures par où la maladie est entrée dans mon corps. Elle entre encore, comme si ce n’était pas suffisant. Mais je suis déjà mort et enterré et oublié parce que je ne suis rien d’autre qu’une absence de pays. Où est mon pays ? Et où s’en va mon corps ? Mon âme meurt peut-être de la même mort ? Dans ce cas, dieu existe-t-il ? C’est vrai que chaque fois j’ai fermé les yeux. Il fallait que je dorme pour que ça arrive. Et je dormais vraiment. C’est le réveil qui importait d’abord. Et la main vidait mon silence et sa voix remplaçait la mienne. J’ai adoré ces instants de vrai plaisir. Il ne fallait pas que ça arrive autrement. Qui sait ce qui se serait passé si j’avais tenté de savoir ? Serrer la main dans la mienne, fût-elle la main d’un homme et tirer cette ombre de l’ombre où elle voulait exister pour mon plaisir. Et quel visage rencontrer ? Laquelle me voulait ce bien ? C’eût été gâcher le plaisir pour blanchir les murs de mon âme et sécher avec lui au soleil de l’ignorance. Je continuais ce qu’elle avait commencé, et elle recommençait pour que je continuasse ce qui ne s’achèverait sans doute jamais. Cette main n’avait pas de corps. J’étais seul. Ce n’est pas à l’amour que je pense. Simplement au plaisir de le faire. Tout était possible. Et je ne voulais rien savoir. Je lisais les regards pour mieux me tromper, et je me trompais à merveille. Aucune ne livra son secret. Elles jouaient dans le jardin, visitant le palais du nègre qui les cueillait comme des fleurs, ayant recomposé le bouquet avec cette facilité qui est le propre des grands artistes. C’était vraiment facile, et ça se voyait. Moi je ne voyais rien et tout se passait comme je l’entendais. Pourquoi cela s’est-il arrêté ? Il n’y a pas de réponse à cette question. Je peux dire comment si la mort ne m’en empêche pas. Je préfèrerais dire pourquoi. Il y a tant de choses qui me semblent tout expliquer. Et chaque personnage est suffisant à lui seul. C’est ce que je disais à mon hôte, parlant de ses filles et de l’avenir qu’elles lui promettaient. Il n’aimait pas les promesses. Il avait refusé la mienne. Je l’aurais épousée et sans doute aimée. Je sais faire cela. Elle aurait été la raison que je cherchais. Mais à quoi bon si c’est la mort qui devait finalement m’inspirer la réponse à toutes les questions que je posais en termes choisis pour mieux paraître dans le monde ? Qui peut mourir de cette mort ? Elle a fini de me laver les pieds. Elle me sourit pour me dire que c’est fini. Elle essore le chiffon entre mes jambes. Ca me fera de la fraîcheur. Je vois la maladie s’extraire de la terre comme une fleur. Elle jardine mes derniers moments. Que s’était-il donc passé pour justifier une telle colère ? Le père ne disait rien. Il serrait le javelot dans ses deux mains crispées mais il ne laissait échapper aucune parole. La mère semblait folle. Elle débitait un flot d’invectives dont il n’était pas possible de discerner tout le sens. Il s’agissait pour elle d’extérioriser sa colère afin d’influencer le roi qui de toute manière devait prendre une décision. Personne n’accepterait son silence. Il avait compris que son fils était perdu à jamais. Il ordonna qu’on exposât le corps de l’enfant sur la place du village et fit exécuter un tapis de fleurs à cet effet. Pendant que les femmes ordonnaient les couleurs qui devaient donner à cette cérémonie toute la tragique emphase qu’elle méritait, les hommes disposèrent leurs lances en cercle autour de la bière fleurie, de telle sorte qu’on eut dit les barreaux d’une cage. Le fauve qu’ils y transportèrent était mort. Il avait les traits d’un enfant et n’avait jamais fait de mal à personne. Tout le monde se retira de la cage mortuaire ainsi composée de javelots et de fleurs, et le petit corps nu de la jeune victime s’éclaira d’une nouvelle lumière. Le prince l’avait outragé de sinistre façon. On l’obligea à pénétrer dans le cercle maintenant magique où le sorcier jeta des poignées d’un mélange qui avait l’odeur du cumin. Tout le village s’était rassemblé en silence. Le roi avait pris place devant sa case et trônait sur une souche richement décorée de pierres et de fruits. Une femme aérait son corps couvert de sueur. Pendant ce temps, le père tenait toujours le javelot contre sa poitrine haletante, et la mère hurlait tous les noms pour que l’enfant revît. Le prince écarquilla les yeux, car la femme était son bourreau. Si elle avait le courage de le tuer, si elle résistait à son regard qui était celui d’un prince et que par nature elle devait vaincre, alors il s’écroulerait près du cadavre fleuri sans autre forme de procès. Par contre, si elle hésitait, il avait le droit de se défendre, le droit de justifier son crime par les moyens de son choix, y compris la magie à laquelle il était immanquable qu’on fît appel dans ce genre de situation. Il la vit s’approcher toujours haletante, mais elle n’avait pas d’arme dans les mains. Il comprit qu’elle allait l’étrangler de ses propres mains, ce qui ne s’était jamais vu depuis très longtemps. Il la regarda dans les yeux mais elle ne céda pas et referma ses deux mains meurtrières autour de son cou. Elle était forte et elle allait le tuer, cela il le comprit tout de suite. Il cessa de respirer, puis le monde bascula, il vit les javelots s’enfoncer dans le ciel qui s’inversait, elle crachait dans sa bouche sans voix, et il se perdit dans l’odeur des fleurs qui se mirent à pleuvoir sur lui sans qu’il ne pût rien. Il était mort. Il s’éveilla dans la case de son père . Il avait terriblement mal au cou et beaucoup de mal à respirer. Il vit le visage renfrogné de son père et non sans terreur celui, silencieux maintenant et presque calme, de son bourreau. Elle était assise près de lui et achevait de coudre l’énorme plaie qui lui ouvrait le ventre de haut en bas. Il interrogea son père du regard, car aucune douleur ne lui parvenait. Il voyait les deux lèvres de la plaie se rejoindre pour former une hideuse bouche rouge et noire, mais il ne sentait rien. Il n’était pas totalement sorti de sa torpeur. Il lui fallut un moment encore avant de s’apercevoir que la femme ne cousait pas son ventre mais celui de son époux déshonoré. Il n’avait pas résisté à la rage qui s’était emparé de lui quand son épouse avait brusquement relâché son emprise autour du cou de l’assassin. Elle avait levé les bras en signe d’impuissance. Le prince gisait inconscient mais il vivait toujours. Il vivrait donc à jamais. Le père s’ouvrit le ventre avec le bout de son javelot, ce qui n’étonna personne. Désespérée, la mère prit doucement l’enfant dans ses bras et quelqu’un l’aida à l’enfermer tout entier dans le ventre du père qui vivait encore. Tout le village se retira, le roi y compris, et la place du village n’était plus occupée que par l’étrange cage où le prince avait l’air d’un oiseau endormi. La femme ne pleurait plus. Elle regardait la mort se répandre sur le visage de son époux. C’étaient ainsi que les choses devaient se passer, et elles se passèrent ainsi. Maintenant l’enfant reposait dans le ventre de son père et on avait effacé toute trace de sang. Tout paraissait calme, même la mort qui frémissait encore dans le cadavre. La femme avait fini de coudre la plaie et une autre femme en cacha la laideur avec une feuille de palmier tressée de fleurs colorées. Le mort gisait de telle manière qu’il était impossible de deviner le drame qui venait de se dérouler sans que personne ne pût rien empêcher. Le prince ricana. Il enfila une robe, examina son cou dans un curieux morceau de miroir qui avait la forme d’un oiseau, et il sortit sur la place du village pour braver l’opinion publique. Qui, maintenant, osait avoir une opinion et l’exprimer ? Telle était la question qu’il posait en se tenant debout en plein milieu de la place qu’on avait dégagée. Personne ne s’approcha de lui. Il cracha par-terre pour marquer son mépris, et tout le monde baissa les yeux pour ne pas avoir à exposer la honte qui le minait maintenant. Il retourna dans la case. Il avait décidé de quitter le village. Son père n’avait plus de prince à proposer à un peuple qui ne voulait plus de celui-ci. Il ne voulait pas quitter le village sans ses deux épouses. Elles ne lui avaient donné aucun enfant, ce qui limitait l’équipage à quatre esclaves qui furent chargés de transporter toute sa fortune. Aucun guerrier ne lui proposa de l’accompagner mais il ne menaça personne et l’étrange équipage se mit en route à travers la brousse. La première nuit, une des femmes s’échappa en emportant des bijoux. Ils retrouvèrent son corps à demi mangé sur quoi s’acharnaient encore des vautours. Il récupéra les bijoux, cracha sur les restes du cadavre et l’abandonna aux mâchoires des hyènes qui ricanaient à la lisière de la forêt. Et huit jours et huit nuits passèrent sans incidents notables. Il vendit la seconde femme à un marchand d’esclaves. Elle l’injuria mais le marchand lui interdit de la battre. C’était une belle femme et il tenait à la conserver en bon état. Le prince n’insista pas, car il avait été bien payé, et il poursuivit son chemin suivi de ses quatre esclaves qui avaient beaucoup maigris. Il tua un esclave pour passer la colère provoquée par la perte d’une partie de la nourriture. L’esclave perdit la vie au pied d’un arbre gigantesque et les éléphants vinrent piétiner son cadavre avant que les hyènes ne s’en régalassent. Avec les trois esclaves qui lui restaient il rejoignit la mer quelques mois plus tard. Il aperçut alors le premier bateau de sa vie et en fut émerveillé. Ma laveuse de pieds doit m’aimer beaucoup. Voilà trois fois qu’elle me lave les pieds aujourd’hui. A moins que trois jours aient passé. Comment le savoir ? On ne voit pas le jour et personne ne visite ces lieux. Elle se penche sur mes pieds avec amour. Je regarde le profil de ses yeux. A quoi bon ? Elle tournera la tête pour me regarder et je lui offrirai le spectacle de mon visage ravagé par la maladie. Mais elle ne s’intéresse qu’à mes pieds qu’elle lave méticuleusement. Mes pieds sans regard pour répondre à son intolérable amour. Mon vieux Kateb je ne savais pas que la vie pouvait être triste à ce point. Cette femme est folle. Est-ce la perspective d’une mort atroce qui la rend folle ou bien est-ce une folle qui a contracté la maladie en buvant l’eau du fleuve ? Je ne savais pas que la vie pouvait se terminer de cette façon. Et pourtant, c’est comme ça qu’elle se termine pour moi et tu n’en sauras jamais rien. Tu imagineras que je t’ai abandonné et que je coule des jours heureux entre un souk où je fais des bonnes affaires et une femme qui me comble comme savent le faire les femmes quand l’inspiration ne leur manque pas. Et moi je ne saurai jamais rien de la folie. Est-ce que tu fermes les yeux en buvant l’eau de ton fleuve ? Je ne les avais pas fermés et je n’ai rien vu que la poussière en suspension. Rien qui ressemblât à la maladie. Sinon aurai-je bu ? Je ne voulais pas partir comme ça, pas dans l’oubli total des choses et des êtres qui ont constitué ma vie, mais c’est pourtant ce qui se passe sans que je puisse rien y faire. Imagine mon impuissance à me lever pour dire non à la mort et surtout à ceux qu’elle visite avec cette gourmandise qui n’écœure que les vivants quand ils vivent d’une autre gourmandise. Je ne peux pas me faire à l’idée que tu ne m’entends pas. Tu as déjà disparu de ma vie et pourtant c’est à toi que j’écris cette lettre. Je te dis que personne ne la lira. Ce livre est aussi malade que moi. J’écris ce que Jean écrirait s’il mourrait de la même mort que moi. De quelle autre mort aurait-il pu donc mourir ? Je n’ose imaginer un suicide au milieu des moribonds. Il cesserait de respirer par sa seule volonté ? J’en doute. Ce n’est pas comme ça qu’on meurt quand la maladie est plus forte que toutes les tentations. Jean peut-il être si différent de moi ? Non, n’est-ce pas ? Il est arrivé quelque chose de merveilleux cet après-midi, tandis que le soleil finissait de calciner ce qui avait déjà beaucoup brûlé en nous. Je raconte cela pour la note heureuse que cela ajoute à ce triste récit. La laveuse de pieds est morte debout en poussant un grand cri qui a effrayé tout le monde. Elle ne pouvait pas mourir comme tout le monde. C’est ce qu’elle a fait. Puis elle s’est écroulée sur un moribond qui se répandit en clameurs. Il a fallu lui fermer la bouche avec un coussin. Il avait vu la mort de près. Cela se voyait sur son visage ballonné. Ils sont venu la chercher pour la jeter un peu plus loin dans le grand trou qu’ils ont creusé exprès pour nous. Je n’ai pas dit un mot. Qu’aurai-je pu dire maintenant qu’elle partait pour toujours ? Je la rejoindrai tôt ou tard dans le même trou et pour la même raison qui me fait horreur mais que je dois accepter. Nous pourrirons ensemble. Je m’attristai donc sensiblement, les yeux parcourant un incertain plafond qui est celui de mon temple et non pas de mon tombeau. Une voix à mes côtés, mais qui n’avait pas de visage, que je ne voulais pas voir, me répétait toujours les mêmes choses avec les mêmes mots pour que ce soit bien ressemblant. J’approchais de la mort plus vite qu’il était nécessaire, mais qu’y pouvais-je ? C’est alors qu’un soldat, qui était au moins officier, sinon plus, entra d’un lourd pas de guerrier dans notre tente et, dressant son corps et son armure dans une attitude digne d’un prophète, nous annonça que la mort avait cessé d’exister pour toujours. Je ne compris pas tout sur le moment, tant c’était obscur et dit d’une étrange façon. Cet homme merveilleux voulait-il dire qu’il n’était plus question de mourir, mais de vivre comme nous avions toujours vécu ? — Je n’ai pas dit cela, psalmodia le guerrier. J’ai dit quelque chose qui devrait pourtant vous remplir de bonheur. Vous ne mourrez pas comme vous croyez que ça arrive. Ce n’est pas comme cela que l’on meurt désormais sur cette terre. C’était merveilleux. […] Je crois que je suis malade. C’est terrible de le croire, mais il faut bien que je me rende à l’évidence. Si je suis malade, qu’est-ce que je fais ici à écrire sur ce maudit livre qui ne m’appartient pas ? Je ne sais même pas pourquoi j’ai écrit encore ce matin. Si je meurs, que restera-t-il de ce que j’ai aimé ? Je suis vieux et il est normal que je meure. Mais pourquoi la maladie ? C’est ce livre qui me rend malade. Il a tué Jean et il tuera tous ceux qui le toucheront. Je ne veux pas mourir de cette façon. Je me tuerai comme il faut. Je ne cracherai pas mes tripes pour empoisonner le monde. Mais je ne peux pas me résoudre à jeter ce livre n’importe où. Il faut que j’écrive ce qui était important pour Jean et pour l’ami à qui il destinait cette écriture. Je ne dois pas manquer à ma parole. […] La tête du roi était exposée à l’entrée de sa case tandis que son corps avait été abandonné à l’extérieur du village, là où les guerriers l’avaient assassiné. Celui des guerriers qui avait tranché la tête donnait à reluquer le sang qui maculait sa musculeuse poitrine. Les enfants l’admiraient nettement. Une femme cracha sur la tête du supplicié qui avait les yeux ouverts et qui semblait regarder le village assemblé pour croire que c’était arrivé malgré lui. Les soldats qui avaient imaginé et exécuté l’assassinat du roi avaient déménagé le trône et l’avaient installé devant la case. L’un d’eux s’était assis dessus et les femmes vinrent le dénuder complètement. C’était le nouveau roi. Il apparaissait comme un nouveau né, comme c’était la coutume. Le symbole de sa puissance n’était pas encore né dans son imagination. Il aurait toute la nuit pour y penser. Et le matin, il ordonnerait la fabrication de son sceptre à deux artisans dont l’un exécuterait la partie métallique et l’autre l’incrustation des pierreries qui ne manqueraient pas d’être nombreuses. On n’avait jamais vu un sceptre sans une abondance de pierres précieuses dans les entrelacs de métal qui le dressaient entre les mains moites du nouveau souverain. Or, ce nouveau roi avait de l’esprit. Il montra au peuple le dessin de son symbole. Tout le monde écarquilla les yeux d’étonnement. Il avait dessiné un simple bâton qui n’était pas de métal mais de bois et il n’y avait aucune incrustation nulle part. Tout le monde pensa que ce souverain manquait totalement d’imagination. […] Dix ans ont passé. J’enseigne la géométrie à des élèves qui deviendront les plus grands géomètres de ce pays. Je suis riche. Et si tu veux le savoir, je vis avec un homme que j’aime de tout mon cœur. Comment va ta folie, Kateb ? Comment va-t-elle depuis tout ce temps qui a passé sans que je songe à t’écrire un mot. Je sais que tu vis. Mal sans doute, mais tu vis. De quoi au juste, je n’ai pas bien compris ce que les marchands colportent à ton sujet. A force de demander de tes nouvelles, j’ai fait de toi une vedette. Mais tu n’as rien voulu me donner à lire de ton écriture dont je me souviens qu’elle est élégante et sûre. Mais c’est vrai qu’elle a dû devenir la géométrie de ta folie. J’ai un cheval, Kateb. Enfin ! j’en ai tant rêvé. Je ne sais pas bien le monter et je ne saurai sans doute jamais le faire comme il faudrait. Je ne suis pas un cavalier et il le sait. On traverse la ville au pas, pour n’effrayer personne, et il ne nous est jamais arrivé de courir la campagne comme nous aimerions tant le faire. Quel beau cheval, Kateb, quel beau cheval, et quel rêve ! La maladie ne m’a pas tué, comme tu vois. Ni la guerre non plus. Ni aucune des catastrophes qui ont ponctué ma vie. Il y en aura d’autres, je n’en doute pas. L’amour me sera supprimé un jour de très grand vent, je le sais. Mais je ne mourrai pas dans les sabots de mon cheval, crois-moi. Nous ne prenons aucun risque. Ni lui, ni moi. Nous sommes faits pour nous entendre. J’ai guéri par miracle. Le fleuve charriait toujours plus de cadavres et une insoutenable puanteur s’était installée aux pieds des montagnes où le destin nous avait arrêtés pour nous supplicier dans la plus atroce des maladies de l’homme. Et j’attendais comme tous les autres que mon heure arrivât. Quelle justice nous avait condamnés à la peine capitale ? Car il y avait quelque chose de juste là-dedans, j’avais fini par m’en persuader. Je ne savais rien des attendus, mais la sentence était claire. La mort avait enfin une forme mais je n’aimais pas cette forme et je voulais l’aimer pour qu’elle m’épousât sans douleur. Mais c’était trop facile d’accepter la mort pour échapper à la douleur. Et la douleur était inacceptable tant elle était immense. Elle s’annonçait comme un simple mal et je me disais que je pouvais serrer les dents. Mais ce n’était pas simple, cela durait, dans le ventre, dans les membres, je n’avais plus de tête, plus de sexe, plus de regard, je n’existais que dans la douleur. Et je n’arrivais pas à crier aussi fort que je voulais pour que mon cri me fît plus mal que la douleur elle-même. J’aurais supporté la douleur de mon cri parce que c’était ma douleur, tandis que cette douleur m’était étrangère. C’est l’eau du fleuve qui l’avait installée dans mon ventre et elle y avait grandi jusqu’à ce que la certitude de la maladie fût devenue la seule certitude. Il n’y avait plus qu’à mourir, mais c’est plus facile de souffrir que de mourir. Je souffrais donc beaucoup, ne trouvant pas la mort où je la cherchais. C’est que je ne devais pas mourir. Il fallait que je souffrisse et ce n’est pas la mort qui mettrait fin à cet horrible calvaire. J’ai guéri par miracle. J’y ai cru et j’ai guéri. Il y avait un dieu parmi nous. C’était sans doute le dieu des hommes, le seul dieu qui écoutait nos prières. Je le priais beaucoup. Je le priais de me faire mourir sur le champ et il me répondait qu’il était en train de faire mourir quelqu’un d’autre. J’attendais que mon tour fût venu. Quand je voyais qu’on enlevait un cadavre pour aller le jeter avec du sel dans la fosse creusée au pied de la montagne, j’invoquais dieu pour mon usage et tout le monde me prenait pour un Saint parce qu’il semblait que j’accompagnais le mort de mes profondes prières. Invariablement, dieu était occupé à recueillir l’âme encore tremblante d’un être qui n’était pas le mien et qui en plus n’avait rien à voir avec mon existence. Veux-tu que je meure ? finis-je par demander à ce dieu que je voulais idolâtrer. Il enfonça ses mains puissantes dans mon crâne et, ayant retiré le sanglant contenu, l’exhiba devant mes yeux étonnés. Comment veux-tu mourir ? me répondit dieu. Ceci n’est pas le cerveau d’un homme. Il n’y a pas d’âme dedans. Tu mourras donc comme une bête. La sentence me scia le cœur. C’était donc mon destin de mourir sans dieu, comme une bête ! Je me résignai. J’avais entendu sa voix. Ce n’était pas un délire de moribond. Je vivais ma mort et personne n’écouta plus mes prières. Une nuit, dans le silence épouvantable qui pesait sur nos râles, j’ouvris les yeux pour voir la lune qui descendait doucement sur notre terre. J’étais heureux que cela m’arrivât encore. Je regardais la lune comme si elle me regardait. J’avais de l’amour dans le cœur. C’est le fil qui me reliait à la vie. j’aurais voulu le rompre, mais ce n’était pas à moi de le faire. Et puis je sentis la fraîcheur de la nuit sur mes jambes nues. J’approchai la main de ma cuisse, sans regarder, les yeux toujours rivés au ciel lunaire, et je pouvais sentir la trace de mes doigts qui s’étendit sans réveiller aucune douleur. Je regardai, pliai les genoux pour voir monter mes jambes. Mes bras me soulevèrent du sol humide de mon eau. Je revivais. La maladie m’avait quitté. Elle était là dans ma sueur, dans mes excréments entre mes cuisses, dans les vomissures qui me séparaient de mon voisin le plus proche. Mais elle n’était pas dans mon corps. Je me levai. L’étourdissement qui me fit vaciller m’inquiéta soudain, car il était possible que je fusse déjà mort, couvert de sel au fond de la fosse, et non pas dans l’attente de mourir. Je chassai ces idées noires car le vent me rappelait à la vie. Je me mis en route. Pas question de demeurer dans ce jardin de cadavres si j’avais la force de m’en extraire, quitte à mourir plus loin. J’enjambai des corps douloureux dont je voyais le regard incrédule s’accrocher à ma réalité debout. J’atteignis sans peine la sortie de cet abominable camp de la mort. J’étais nu, laid, je titubais vers un autre monde qui n’était pas celui du fleuve. Je voulais atteindre les montagnes. Je croisai les fosses où pourrissaient les restes de mes semblables. Il fallait que je respirât l’air des oiseaux, que je m’élevasse moi aussi pour échapper à la misère qui me tenait encore par les pieds. Je n’avais plus mal et mon dieu avait changé de figure. Il me regardait d’un air étonné et me montrait les trous dans ses mains. Je lui souris car je ne comprenais pas. C’était un garde affolé par ma triste apparition et il fit un trou dans mon épaule. Je me couchai par-terre, désespéré. C’était sans doute ma dernière tentative pour vivre ma vie et pas celle des autres. Le garde retira son épée de mon épaule. Le sang se mit à couler doucement. J’aurais voulu que son épée me frappât le cœur. Il n’en fit rien. Il se pencha sur moi, me secoua la mâchoire vivement, mais je demeurais immobile, sans vie, tout proche de la mort. Je n’avais plus la force de vivre. En tous cas, la mort me gagnait sans douleur. Je fermai les yeux pour ne plus les rouvrir. La femme m’entortilla le sexe dans un bandage enduit d’une substance grasse dont l’odeur me rappelait celle du myrte. Elle m’assura que personne ne s’était jamais plaint de sa science. Il fallait que je la crusse sur parole. Le nègre qui m’avait blessé à l’épaule était gigantesque. Il portait toujours son épée sur le dos, en croix avec un javelot, dont la pointe menaçante dépassait au-dessus de sa tête. La femme avait rempli ma blessure d’une espèce de terre rouge qui provoquait de vives douleurs dans ma chair. Mais je connaissais la douleur et je ne frémissais même pas, ce qui impressionna le nègre. Mes pieds baignaient dans un mélange de boue et de chiffons qui remontait sous mes jambes pour atteindre mon anus où la femme, qui était au-moins sorcière, avait enfoncé un os creux à travers quoi je me vidais de ma saleté dans un récipient que le nègre était chargé de transporter ailleurs quand il était plein. Personne n’avait ouvert mon crâne cette fois, cette science échappant par bonheur à la connaissance de la femme dont je m’aperçus qu’elle était jeune et belle. Elle avait elle aussi la peau noire et les cheveux crépus. Elle était chargé de me guérir, non pas de l’infâme maladie du fleuve, que j’avais certes contractée mais vivement expulsée, mais de l’effroyable état physique dans lequel je me trouvais quand je réussis à m’extraire du monde gluant où j’avais failli soit mourir soit perdre la tête de façon définitive. Je me requinquais doucement. La femme me débarrassa des chiffons et de la boue en me faisant constater que mes jambes avaient grossi. Je la croyais sur parole. Elle retira l’os de mon anus, ce qui me soulagea beaucoup et me permit de m’allonger sur le dos. Ma blessure à l’épaule n’était plus qu’un souvenir. Elle ne toucha pas au bandage qui entortillait mon sexe, mais je pouvais constater que celui-ci n’était pas insensible aux visites manuelles auxquelles elle se livrait sous l’œil attentif du nègre qui ne bronchait pas. J’étais sauvé. Le nègre me demanda de faire l’amour à la femme, ce que je fis. Une fois fait, il m’emmena dans la montagne et quand nous eûmes atteint le plus haut sommet, il poussa la femme dans le vide. Elle s’abattit sans un cri sur la roche qui la fracassa complètement. Je ne demandai pas au nègre la raison de son étrange geste vis à vis de cette femme à qui je devais beaucoup. Mais c’était à lui que je devais la vie, et je devins son esclave. Il me battit à la première occasion. Là-bas, peut-être au cœur de l’Afrique et pas loin de nos régions maintenant sacrées entre toutes les terres que l’homme, fidèle ou infidèle, a peuplé de son âme experte, le roi ordonnait qu’on se mît au travail pour lui offrir avant la nuit le sceptre qui était l’objet de ses rêves. Personne ne croyait plus en lui, car il avait manqué d’imagination et il était dit que c’était par l’imagination que le roi devait conduire son peuple vers la fin des temps. Toute la journée, les hommes furent silencieux, assis au pied de leur case, tandis que les femmes ne changeaient rien à leurs habitudes. Les enfants, qui avaient compris la gravité de la situation, se livraient à des imitations très réussies du monde des adultes. Le roi, lui, marchait dans le village en disant bonjour à ceux qu’il rencontrait, qu’ils fussent murés dans un silence définitif à son égard, ou qu’elles se livrassent à leurs occupations ménagères. Il chatouilla les enfants qui ne refusèrent pas de le chatouiller à son tour, ce qui provoqua son rire et agaça les hommes dont l’âme guerrière avait été trompée selon ce qu’ils croyaient bien sûr. Le soir arriva non sans longueurs dont personne toutefois ne se plaignit publiquement. Le roi enfourcha son trône pesant et les deux artisans, qui avaient été frustrés, lui amenèrent un vulgaire bout de bois qui n’était autre chose que la branche d’un arbre débarrassé de son écorce et vaguement passé à la flamme pour activer un séchage d’ailleurs imparfait. Le roi parût satisfait. Il se leva, et, tandis qu’ils ployaient leur échine, il les frappa violemment sur le dos. L’un d’eux ne tarda pas à mourir. L’autre avait la tête cassée et ne tarderait pas à connaître le même monde. Le roi, qui n’avait peur de rien, s’approcha du peuple paralysé par l’effroi que lui avait causé cet assassinat. Il leur montra le bâton, l’éleva au-dessus de sa tête et, l’abattant avec une violence incroyable, fracassa le crâne d’une femme qui mourut sur le coup, éparpillant son effroyable sang, ce qui fit reculer tout le monde. Mais personne ne broncha. Le roi alors désigna une femme et lui indiqua sa royale case. Elle y entra sans se faire prier. Il fit un geste de la main vers les cadavres et des hommes s’empressèrent d’en débarrasser la place du village qui fut bientôt déserte tandis que la nuit achevait de confondre les ombres rebelles qui jouaient encore avec la lumière. Tel était l’héritage de Tahar, prince des ténèbres et maître dans l’art de fleurir les jardins. Il avait quitté le village pour que ça arrive. Et c’était arrivé. Maintenant il avait atteint la mer, et il avait un esclave à la peau blanche qui l’accompagnait pour le servir à toute heure du jour et de la nuit. Le temps se mélangeait dans la mémoire d’un homme qu’il ne connaissait pas encore car le temps est toujours semblable à lui-même. Un jour, je serai riche, et j’achèterai un cheval pour le faire savoir, car il faudra que tout le monde le sache. Et puis je m’amouracherai d’un homme que j’exhiberai nu sur la terrasse de mon palais et personne n’y trouvera rien à redire. Les femmes les plus vieilles me serviront et j’enseignerai l’art de la géométrie aux plus savants élèves de ce pays. C’est ce que je veux, Kateb. Et je voudrais tellement que tu le saches. Est-ce que les fleuves de ton pays sont malades ? Est-ce l’eau du fleuve qui t’a fait perdre la tête ? Je vais mourir lamentablement parce que la science des hommes ne peut rien contre cette diablerie, et je n’ai même pas la force de prier pour mon salut. Personne ne me lave plus les pieds. Je rêve sans dormir. Je vois apparaître tous les fantômes de ma vie. Ils ne me reconnaissent pas. Je voudrais les tromper sur la nature de mon mal. Mais ils sourient comme font les fantômes qui savent tout de la mort. Il n’y a pas de linceul plus blanc que ma douleur. Kateb, je n’en peux plus. J’écris pour rien. J’imagine pour rien. Je ne sais pas qui tu es, qui est Jean , qui est Tahar. Je ne sais rien de cette histoire qui n’est pas la mienne et que je voudrais te voler pour des raisons qui m’échappent. Je pourrais parler de moi, de ma vie, de mes amours, mais non. J’ouvre le livre où l’encre s’arrête, et je continue. Je suis ensorcelé. Je ne peux rien faire d’autre qu’écrire. C’est comme ça que tu existes, si tu as jamais existé. Et tout ça pour rien ! […] Je crois que les orangers étaient de nouveau en fleurs. Il ne faisait pas vraiment beau mais c’était bien la lumière de l’Andalousie qui éclairait son regard. Elle avait dit cela sans écorcher un seul des mots, qu’elle avait sans doute choisis avec soin. Et cela le troublait. Agréablement. Il sentait son odeur de femme fardée en même temps que son sexe apparaissait simplement pour contredire sa véritable émotion. Il lui prit la main, n’hésita pas à la baiser fiévreusement et elle répéta tous les mots avec le même soin. Ce n’était pas vrai. Lui ne l’aimait pas. Il ne pouvait pas l’aimer. C’était contre nature et contre sa nature à lui. Pourquoi ce déguisement de femme pour dire ces paroles d’homme ? C’était peut-être ça le plus troublant pour lui qui avait tant de fois joui de son corps d’ombres. Pourquoi ne pas le dire ? Il l’aimait peut-être lui aussi. Il l’aimait comme on aime une femme. Exactement de la même façon. Il eut soudain envie de lui arracher ces faux vêtements qui le trompaient sur la nature de ses sentiments. Ce n’est pas aimer que d’aimer la femme que tu n’es pas. Mais ton amour m’absorbe tout entier et je ne peux rien éviter de ce qu’il m’inspire. Saïda je t’aime. — C’est moi qui t’aime. Je n’y peux rien. Mais je ferai ce que tu voudras. Que je sois homme ou femme, quelle importance. C’est une esclave qui n’existe plus maintenant. Aime-moi comme on aime une femme, ou bien tue-moi, et ne recommence jamais ce que tu viens de vivre. Tu en deviendrais fou. — Au diable la folie. Je sais toujours ce que je fais. On n’épouse pas une esclave, et encore moins un homme. Je ne peux pas vivre de secrets dont la vérité peut éclater à tout moment. Mais je t’aime. C’est plus fort que ma raison. C’est toi que ma folie veut égaler. Tu coucheras dans mon lit ce soir et je te donnerai mon sexe avec tout le dégoût que je ne veux pas vivre autrement. — Je pourrais être mort. — Mais tu n’es pas morte. Elle ne mourrait jamais. Il l’aimerait toujours. C’est la mort qui inspire les actes de la vie dont l’amour est le moindre. Il fera la guerre si elle arrive, il donnera son temps à la religion ou à l’industrie, il y a tant de choses que l’amour n’accorde pas à la vie comme à la mort. Mais où couchait Saïda ? De l’autre côté du palais, où il n’allait jamais. Un gigantesque éléphant de pierre rappelait un voyage mémorable dans la Chine de Khan. Sa tête phénoménale approchait de la fenêtre où elle contemplait la nuit étoilée. Le nègre escaladait l’éléphant comme un singe l’aurait fait. Elle l’attendait toujours nue et il arrivait nu. Jean observa l’éléphant et calcula comment il était possible d’atteindre la fenêtre sans risquer de se faire mal. Il avisa les jointures des pierres sculptées qui se superposaient pour former l’éléphant et il comprit que c’étaient les appuis utiles à l’escalade qu’il envisageait de tenter pour l’amour des femmes. Il avait tellement besoin d’aimer une femme. Il s’accrocha dans la pierre, se hissa de toutes ses forces et bientôt il fut sur le sommet de la tête. Saïda l’attendait. Elle chevauchait nue l’éléphant de pierre. Il chercha son sexe, le trouva entre son propre sexe et la pierre humide et elle le mordit sauvagement dans le cou pour étouffer le cri que le plaisir invoquait pour elle. C’était pour l’amour des femmes, uniquement dans ce but, qu’il avait escaladé l’éléphant de pierre à la place du nègre. Il n’y avait pas d’autres raisons. […] J’ai appris ta mort, Kateb. Je cesserai donc d’écrire. A moins que mon cœur ait envie de parler. Je t’aurais aimé comme une femme toi aussi, malgré la folie qui a fini par te tuer. Je pleure ta mémoire, mais ce n’est pas moi qui la perpétuerai. J’ai tant à faire avec la mienne. L’homme que j’aime est plus fort que moi. Je suis devenu une femme. Je te plairais sans doute. Je t’aime tant. La mort n’a pas voulu que tu saches tout de moi. Tu es mort avant que je devienne moi-même. Je n’escalade plus les éléphants pour aimer les femmes. Peu importe que j’aime les femmes. Mon corps ne participera pas au malheur de la terre. Ainsi ton père te survit. Quel chagrin pour lui ! Mais quelle mort que ta folie. Car tu étais bel et bien fou. Tu ne m’aurais même pas regardé. Je suis belle pourtant quand je veux. Et je pourrais t’offrir tous les chevaux du monde. Mais ce n’est pas toi que j’aime. Mon amour m’écraserait comme un grain de blé s’il savait. Il ne saura pas. J’écrirai à ton père ce que le chagrin m’inspire. Je ne lui dirai rien des profondeurs de mon âme. Quelle épouvante pour lui s’il savait ! Et quelle honte pour moi. Ici je n’ai pas honte. Je m’affiche. Tout le monde sait. Et tout le monde se tait. Je suis plus fort que le monde. Je pourrais l’acheter. Je le méprise quand il me regarde, et il baisse les yeux sur ses pieds sales. C’est le plaisir qui m’inspire. Seulement le plaisir. Je le trouve avec l’être que j’aime le plus au monde, et c’est un homme qui entre en moi comme on entre dans une femme. Je leur renvoie cette image qui les détruit parce qu’ils crèvent de faim. Je ne dirai rien de tout cela à ton père. Je ressemblerai au mien pour le besoin de la cause. Ta mémoire vaut bien ce détour. Je ne serai plus jamais malade et rien ne m’empêchera de t’écrire comme si tu vivais toujours. Loin de moi, mais le plus cher.
Mais Tarek aussi l’aimait en secret. Le nègre ne comprenait plus rien. Il vit Jean dans le lit de Tarek, Tarek dans le lit de Saïda, Saïda dans le lit de Jean et l’éléphant était toujours à la même place. L’amour tournait en rond. Il fallait que quelqu’un arrêtât ce cycle infernal. Mais Saïda ressemblait à Saïda et Saïda se faisait passer pour Saïda, ce qui compliquait les choses à ce point qu’il refusa de briser le miroir dans lequel cet enfer se reflétait avec tant de lumière pour l’éclairer sur la nature de ses sentiments. Il n’aimait personne en particulier. Il n’aimait pas les femmes plus que les hommes et il ne voyait pas quelle différence il pouvait y avoir entre un homme et une femme en matière d’amour et de plaisir. Il jouait avec son sexe, pas avec celui des autres. Il pouvait escalader l’éléphant autant de fois que cela lui plaisait. Saïda était toujours là, homme ou femme, peu importait qu’elle fût l’un ou l’autre. Elle existait à cheval dans le cou d’un gigantesque éléphant de pierre qui était le théâtre de ses amours. Tantôt son sexe se dressait hors d’elle-même, tantôt il s’ouvrait au fond de sa chair exaltée. Rien qui changeât la nature de son plaisir. Elle ne jouissait pas d’être homme ou femme à la mesure de son choix. Elle était une déesse qui avait le don de changer de sexe et ce n’était pas un simple nègre, même prince de l’Afrique, qui révélerait aux hommes les raisons de ces incessantes métamorphoses. Le nègre Tahar acceptait cet amour comme il acceptait l’éléphant : il escaladait, montrait sa vigueur et revenait toujours pour recommencer jusqu’à ce que le destin en décidât autrement. Pour l’heure, le destin n’empêchait rien. Le nègre Tahar aimait l’éléphant de la même manière. Aussi quand l’hôte traîna Saïda à travers le jardin pour la jeter dehors et demanda à la foule de lui ôter la vie de la pire des façons, Tahar ne comprit pas ce qui arrivait à sa déesse. Il la regarda souffrir et mourir. Il n’en revenait pas. Elle se comportait exactement comme une femme l’aurait fait. Elle criait, crachant une abondante salive rouge de sang, levait les bras au-dessus de sa tête tandis que ses os se brisaient lamentablement. Elle expira dans une absence de vêtements que les pierres disputaient à la terre tout autour d’elle. Ils lui écrasèrent la tête avec une pierre plus grosse que les autres jusqu’à ce qu’elle ne fût plus qu’une bouillie d’os, de cheveux et de chairs sanguinolentes. Puis deux femmes la tirèrent par les pieds à l’intérieur de la maison dont la porte était restée ouverte. Des lambeaux qui filaient entre ses épaules s’écoulait un sang noir et épais. Elles jetèrent le corps auprès du bassin et crachèrent encore une fois sur ce nœud de bras et de jambes meurtris. Le nègre Tahar s’approcha, incrédule. Il vit le corps d’une femme sans tête que la pierre avait complètement broyée. Son sexe était celui d’une femme. Il pissait le sang. Etait-ce possible ? Il se précipita dans son appartement et ne tarda pas, après avoir bu une coupe d’alcool, à se couper le poignet. Et ce qu’il vit l’enchanta. Il savait que c’était le produit de son délire mais il ne fit rien pour en sortir. Saïda venait vers lui, belle comme elle avait toujours été et comme elle s’approchait de lui pour lui garrotter le poignet, il aperçut sous la robe entrouverte le sexe d’homme auquel elle n’avait pas renoncé. Il comprit qu’ils avaient tué la femme et que l’homme était toujours vivant. C’était donc un dieu. Il s’inclina avant de perdre connaissance. Il se réveilla le lendemain de bonne heure. Saïda était assise près de lui, dans des vêtements de femme. Il regarda son bras coupé. Elle l’avait soigneusement enveloppé dans des linges propres. Elle l’assura qu’il guérirait bientôt et qu’à ce moment là ils quitteraient tous les deux cette infâme maison qui ne lui avait pas apporté le bonheur. Jean s’était enfui loin de la ville pour ne plus revenir. Il avait pris quelques bagages mais il avait refusé qu’elle le suivît. Elle en avait pleuré toute la nuit mais cela ne comptait plus maintenant. Il la regarda avec un air étonné : je veux que tu sois l’homme que tu es en vérité, dit-il d’une voix monocorde. Enlève ces habits de femme. Ils brûlent ta peau. Enlève-les et montre leur ce qu’un dieu peut montrer sans outrager la mémoire. Montre-leur. Il agitait son bras coupé ce qui finit par lui causer une grande douleur et il se tut pour la supporter en silence. Elle se pencha sur lui pour l’embrasser. Calme-toi, lui dit-elle. Tu ne sais plus ce que tu dis. Je ne veux pas être un homme. Je veux être la femme. Si telle était sa volonté, que cela fût ainsi, pensa le nègre en s’endormant dans les bras de la jeune femme qui ferma les yeux à son tour pour le rejoindre dans le sommeil. Jean pouvait bien courir vers son destin comme une bête apeurée, cela ne changerait rien à sa détermination d’honorer le magnifique nègre chaque fois qu’il exigerait d’elle ce qu’il était désormais le seul à pouvoir exiger. Elle savait ce qu’elle voulait. Elle l’avait toujours su. […] Que de chemin parcouru depuis ! L’homme de ma vie commande à un superbe cheval dans le patio où les sabots résonnent. Je le regarde comme on regarde toujours l’objet de son amour. Je ne le quitte pas des yeux. Il aime bien cette amoureuse observation. Il soigne son image de maître. J’ai revêtu ma plus belle robe ce soir. Le cheval, c’est moi qui le monterai, cul nu sur son échine soyeuse, et ils verront ce que je veux leur montrer. Il me suivra dans son costume rouge et blanc, portant à la ceinture le fouet noir et or qu’il impose à tout le monde. En attendant, une esclave plus vieille que la mémoire des hommes coiffe la chevelure que j’ai arrachée à une autre esclave qui en est morte. C’est la perruque de ma féminité. Il y a aussi la robe de ma féminité, blanche aux rayons d’or et d’azur. Il y a les bracelets à ma cheville pour que ma féminité ne se taise pas et le collier sur les seins que j’impose à ma féminité. Brave le cheval, mon homme. Je le monte ce soir. Ce soir je me moque de Dieu et des hommes. Ensuite tu achèveras mon œuvre. Je deviendrai la femme que je suis si je veux être celle-là et pas une autre. Ainsi paré, je sors. C’est la nuit qui éclaire mon œuvre. Le cheval obéit à mon pas. C’est dans ma tête que ça se passe. Et entre mes cuisses, son intense musculature s’avance dans la nuit claire et faste car ils se sont tous habillés richement, les riches comme les pauvres. Celui qui va mourir ne croyait pas que j’existais. Il l’a crié avant de monter sur l’échafaud. Il criait que je n’existais pas, qu’il suffisait de fermer les yeux pour ne plus me voir et qu’il était interdit de m’adresser des prières. Il tremblait de peur, car la mort fait peur à tout le monde. Et la douleur en rajoute, de cette peur qui fait trembler même le monde qui ne meurt pas ce soir. C’est qu’il pourrait mourir demain, si telle est ma volonté. Deux jets de sang ont remplacé ses poignets. Il ne pourra pas desserrer le nœud qui l’étouffe maintenant. Ses bouts d’os se heurtent à la corde sans rien pouvoir arrêter de l’étouffement qui le fait crever. Mais ne le laissez pas mourir tout de suite. Détachez-le. Et traînez-le jusqu’au billot. Quelle horreur dans son regard. Le sang lui est venu à la bouche. Il crache ses poumons dans d’insoutenables expectorations. Il voit le billot et l’éclair de la hache. C’est là que s’achève sa souffrance. Car il faut bien qu’elle s’achève, et la tête roule comme une pierre au pied de la foule qui se tait. Elle devrait hurler de terreur, mais elle se tait. C’est sa tête qui vient de tomber. Elle le sait. J’ai fait jeter le cadavre en deux morceaux dans les eaux du Tigre. C’est cette eau qui jadis me rendit malade. Qu’elle soit malade à son tour de recevoir cet infect cadavre. […] Les musiciens attendaient au pied de l’éléphant de pierre. Ils se parlaient presque dans l’oreille. Leurs instruments scintillaient comme des étoiles sous le ventre de l’éléphant. Ils s’étaient assis silencieusement, prenant appui sur les membres massifs de la bête, dans l’attente que Saïda leur apparût plus belle que jamais. Assis à califourchon sur la trompe relevée, Tarek surveillait la fenêtre, prêt à donner le signal d’une nouvelle sérénade. Un peu plus loin, Jean regardait le ciel étoilé pour éviter de les voir. Un frémissement agitait la peau de leurs visages, ils ne retenaient plus leur impatience, doigts et bouches répétant dans le vide leurs meilleures partitions. Jean finit par se lever et il s’approcha de Tarek qui balançait sa jambe nerveusement de chaque côté de la trompe. — Je ne vois pas l’intérêt de cette démonstration, dit-il à Tarek d’une voix qui trahissait son émotion. — Moi, je n’y vois que de l’intérêt, dit Tarek sans le regarder, et les musiciens approuvèrent en secouant leurs têtes sonores. — Saïda est une femme, dit Jean. — Comment peux-tu le savoir ? fit Tarek en haussant les épaules. — Je le sais de la seule manière possible. — Alors tu ne sais rien. Saïda est un homme. Cette trompe n’est rien à côté de ce qu’elle va nous montrer. — Vous n’avez pas le droit de faire ça. C’est intolérable. Je pourrai vous en empêcher si je veux. Saïda m’approuvera. — Saïda veut prouver autre chose. Elle est femme si c’est son plaisir, et homme si c’est le mien qu’il faut satisfaire. Je veux voir son sexe se dresser dans ma main et le mien dans la sienne. C’est la seule vérité que je veux entendre ce soir. — C’est odieux. Elle ne viendra pas. Elle ne peut pas venir. Ce qu’elle montrera ne fera pas d’elle l’homme qu’il vous plaît d’humilier en elle. Je sens que je vais devenir fou. — Tu l’es déjà. Fou depuis longtemps. Tu baises les hommes parce que la féminité est en toi. Regarde-toi. Tu ondules comme une femme. Il ne te manque que le sexe. — C’est que je suis un homme. Et j’aime Saïda. — Elle préfère le nègre. C’est un étalon. Ni toi ni moi ne l’impressionneront. J’ai le goût de l’inceste et toi de l’impossible. Tahar fait l’amour pour cultiver des fleurs. Et elle sort de terre pour ne rien enfanter. C’est un homme qui aime un autre homme. — C’en est assez, clama Jean soudainement. Je ne veux plus entendre de pareilles sornettes. J’escalade l’éléphant et je fais l’amour à la femme que j’aime. Que personne ne s’avise de m’en empêcher. — Je t’en empêcherai, moi, fit Tarek d’un ton menaçant. Il fit briller la lame de son épée dans un rayon de lune. — Je n’ai pas peur de mon propre sang, déclara Jean. — Tu en auras peur si la mort le veut. Tout le monde a peur de son propre sang. C’est la règle pour tout le monde. Recule. Mais Jean bousculait Tarek pour s’appuyer sur la trompe et de là s’accrocher aux jointures pour gagner le sommet de la tête. Tarek lui ajusta le fil de l’épée contre le cou et il sentit le sang commencer à couler sur sa poitrine. — Tu ne feras pas ça, dit Jean calmement. L’amour ne vaut la peine qu’on meure, je sais. Mais ce n’est pas non plus une raison de tuer celui qui fût peut-être ton amant et ton maître. — Ni maître, ni amant, pas même ami, cria Tarek car les musiciens tendaient une oreille attentive aux propos de Jean. L’homme que j’aime ressemble à une femme. Toi, tu as l’air d’une marionnette et je sais bien ce qui t’agite sur la scène, pantin ! Mais je ne te tuerai pas. Il faut que tu saignes seulement. — Je peux saigner, dit Jean qui ne bougeait plus. Si c’est ce que tu veux. Tu es plus fort que moi. Plus de muscles, plus de sexe et plus de paroles courageuses. Mais rien à propos de courage, ni de plaisir, ni de force. (Il s’adressa aux musiciens) : Regardez-le, votre infatigable ami qui épuise même la nuit. Il voudrait que je cède à son épée. Est-ce que je saigne vraiment ? — Ils ne savent rien de la mort. C’est la musique qui les fait vivre. Dis-leur que tu as menti. Tu ne m’as jamais aimé comme on aime un homme et je ne veux rien savoir de la femme qui est en toi. Dis-leur que tu n’es qu’un menteur ! Ils voient bien que tu saignes. Ils ne diront pas le contraire si on leur demande. Jean ferma sa main autour de l’épée et il se mit à lutter pour l’écarter de son cou blessé. — Une main contre une épée, dit Tarek en riant. Que ce combat est inégal. Il faudrait que Dieu soit de ton côté. Mais Dieu n’aime pas les femmes déguisées en hommes. Dieu ne t’aidera pas. Jean sentit une douleur intense dans tout son corps. Il ne pouvait plus lutter. Il desserra lentement la vaine emprise de sa main tandis que l’épée lui cisaillait de nouveau le cou. — Nous sommes fous, dit-il. Et je suis plus fou que toi. Baise-moi dans la bouche pour les impressionner. — Je t’arracherai le cœur plutôt, fit Tarek en retirant son épée. Je te l’arracherai si tu parles d’amour. Tu ne sais pas ce qu’il faut dire pour se faire aimer. Ce n’est pas moi qui te l’apprendrai. Jean renonça. Il s’assit à même le sol, tournant le dos aux musiciens qui chuchotaient. Tarek se remit à observer les rideaux rouges et verts de la fenêtre que Saïda était sensée écarter pour livrer passage à sa véritable nature. Je veux que tu sois un homme, pensait-il. C’est comme ça que je t’aime. Je ne crois pas à ton déguisement. Je ne suis pas le monde que tu veux tromper. Qu’il se trompe s’il ne sait rien de l’amour qui détruit mon cœur ! C’est alors que parut Saïda dans un costume de danseuse. Tarek écarquilla les yeux. Jean ne voulait pas regarder. Les musiciens se levèrent et ils se pressèrent les uns contre les autres près de l’éléphant dont l’ombre les absorba tout entier. — Jouez ! ordonna Tarek. Jouez la complainte que j’ai écrite pour elle. Je chanterai mes belles paroles. Il faut qu’elle les entende de ma propre bouche. Jouez maintenant. Les musiciens se précipitèrent sur leurs instruments qu’ils s’empressèrent d’accorder à la voix de Tarek, puis ils jouèrent le morceau d’introduction. Tarek ne chanta pas. Saïda ne dansa pas. Elle se tenait debout, les jambes jointes et les bras croisés sur sa poitrine, en haut du magnifique éléphant dont la pierre ruisselait de lumière. Le morceau d’introduction s’acheva sur une note soutenue et Jean consentit à participer au spectacle. Il agita le tambourin, la nuit frémissait dans les clochettes, il voulait que Saïda ne regardât que lui mais Tarek occupait déjà tout son cœur. Jean cessa de jouer. Les musiciens attaquèrent le second morceau d’introduction pendant que Tarek cherchait son souffle. La première syllabe qu’il soutînt s’étira longtemps sur la même note. Saïda en fut pénétrée comme par l’amour. Elle ferma les yeux tandis que la seconde syllabe du même mot venait jouer dans un trille contre son corps tendu. Jean ne supporta pas cet achèvement de sa perte. Il frappa le tambourin pour troubler la musique que Saïda entendait tandis que les musiciens accompagnaient discrètement son voyage musical. Jean ne put retenir son cri : — Saïda ! cria-t-il en agitant le tambourin. Dis-leur que tu es la femme que j’aime et que tu m’aimes parce que je suis Jean. Saïda ouvrit ses grands yeux noirs qui pouvaient être les yeux d’un homme ou d’une femme mais dont le regard échappait à toute convention de ce style. Tarek cessa de chanter, suivi des musiciens qui s’immobilisèrent contre leur instrument. Saïda laissa échapper un soupir qu’on eût dit de plaisir, ce qui troubla les hommes qui attendaient d’elle qu’elle se déclare comme chacun le voulait. — Saïda ! cria Jean. Ma femme ! dis-leur ce que nous sommes pour le monde qui ne veut pas de nous. Mais Saïda se taisait. Ses voiles flottaient autour d’elle sans rien révéler. Le nègre parut derrière elle. Elle dit : — Tahar, dis-leur si je suis une femme ou un homme. Dis-leur, et qu’ils cessent de m’aimer pour ce que je ne suis pas. Le nègre descendit le long de l’éléphant comme un chat. Il bouscula Tarek qui fut contraint de quitter la place qu’il s’était choisie pour mieux briller aux yeux de Saïda. — Cela suffit, dit le nègre. Repartez tous d’où vous venez. Ce que Saïda représente à mes yeux ne vous regarde pas. Partez ! Tarek leva l’épée vers le nègre. — Toi, pars ! dit-il au nègre. Ce que tu fais ici ne nous intéresse pas. Retourne dans ta cabane de jardinier, faux prince. — Tes insultes ne me troubleront pas, dit le nègre en s’approchant de Tarek dont l’épée se mit à trembler. Tu n’es pas l’homme qui me tuera. Il faudra plusieurs hommes mieux battis que toi pour en finir avec ma rage de vivre pour aimer cette déesse. Elle fait ce qu’elle veut de son sexe, ce qui n’est pas le cas d’aucun d’entre nous. Partez avant que je ne vous tue. — Tu ne tueras personne, cria Tarek menaçant. Tu n’es qu’un esclave et je vais te faire savoir ce que vaut un esclave. — Je vaudrai cher si je te tue. Personne ne pourra payer. Jean, dites-leur de partir. Je ne veux tuer personne. Que s’est-il passé ensuite ? je n’en sais rien. Et puis je suis trop vieux pour comprendre. Jean me l’a sans doute raconté et expliqué mais je n’en ai pas le souvenir. Maintenant que je vais mourir de la même maladie, que m’importe d’expliquer ce qu’il suffit d’accepter sans rien ajouter ni de vrai ni de faux. Je ne suis pas un exemple à suivre. Je fais ce que je peux. La maladie s’est installée en moi sans que je puisse rien faire pour l’en extraire. Cette impuissance me rend fou. Elle m’aidera à mourir toutefois. Je me suis couché le long d’un mur bien blanc mais qui me fait de l’ombre toute la journée. Les passants me regardent d’un air effrayé et ils évitent de respirer dans mon infect voisinage. Je ne mange rien ni ne bois et pourtant je me vide par la bouche et par l’anus. C’est sans doute ma chair qui se consume. Je me nourris de mes restes. Je vais bientôt mourir. Je ne sens pas l’odeur qui les gêne, je ne vois pas mon hideuse apparence, je n’entends rien de mes bruits infects, je perçois à peine comme une acidité qui est peut-être celle de mon sang et ma peau assimile la terre autour de moi sans que je m’en rende compte. Je suis déjà absent. Je ne souffre pas comme les autres. La douleur attend peut-être son heure. Cela me fait horriblement peur. Je voudrais tant mourir sans un cri comme meurent les oiseaux que j’ai vu mourir tout au long de ma longue vie. Je pense aux enfants qui m’ont oublié, aux femmes qui me les ont donnés, à la maison que j’aurais dû détruire pour qu’ils ne l’agrandissent pas, aux livres qui les élèvent sans doute à la hauteur de n’importe quel dieu. Je pense que ma vie ne s’est pas fondé là-dessus et je ne regrette rien en vérité. Qu’ils arrangent le toit de la maison s’il est percé et qu’ils donnent les livres à lire à leurs enfants que je ne connais pas mieux qu’eux. Je sais ce que c’est la solitude. Il m’a fallu beaucoup aimer pour ça et ne m’attacher jamais. Que j’aille en enfer si je me suis trompé ! Que s’est-il passé pour qu’ils la mettent à mort de cette façon ? Je n’en sais vraiment rien. Toujours est-il qu’ils l’ont donnée en pâture à une poignée de mendiants qui l’ont achevée pour une poignée de blé. Jean n’a rien vu. Il ne savait donc pas. Son imagination le torturait tous les jours. Il avait voulu voir, il n’avait rien empêché et tout s’était passé devant la porte de la maison qu’il aurait pu franchir pour leur ordonner d’arrêter. Il leur aurait expliqué la folie de son hôte et ils auraient compris ce qu’un sac de blé supplémentaire leur aurait inspiré dans ce sens. Mais il n’avait pas bougé et elle était morte de la mort la plus affreuse qui fût, lapidée par une bande de mendiants en échange de la nourriture d’un jour. S’il ne m’est pas possible d’expliquer les raisons qui avait poussé l’hôte, qu’il fût son père ou son maître, à la condamner d’une aussi cruelle façon, par contre il m’est possible d’expliquer la folie de cet homme qui avait jugé pour tuer, sans appel. Tarek était son fils bien aimé. Il s’était passé quelque chose de grave cette nuit-là. Tout le monde savait ce qui s’était passé puisque tout le monde avait approché Saïda pour la regarder danser sur la tête de l’éléphant. Le nègre avait-il été maîtrisé ? Par qui ? Par Tarek qui le craignait ? Par Jean qui savait tout de Saïda ? Par les musiciens ? Ou alors le maître était-il apparu soudain et il avait ordonné le silence à son esclave de prince ? C’est la version la plus probable. Le nègre ne pouvait pas désobéir, et le maître, qui était aussi le maître de Saïda, qu’elle fût sa fille ou non, avait ordonné aux musiciens de jouer et à Saïda de danser comme dansent les femmes et personne n’avait osé le contredire et tout s’était passé comme il avait voulu. Saïda avait dansé comme une femme, ce qui avait empêché Tarek de chanter comme il avait prévu pour révéler le véritable sexe de Saïda et humilier du même coup le pauvre Jean qui mourrait de chagrin. Au matin, la musique s’était tu et l’éléphant ne jouait plus avec Saïda. Les musiciens avaient quitté la maison après s’être fait payer pour leur prestation. Jean dormait seul dans sa chambre. Le nègre veillait sur Saïda et elle dormait, lui donnant à respirer ce mélange de parfum et de chair qui le tenait éveillé. Dans sa chambre, Tarek avait cessé de vivre, étouffé par la corde qui le suspendait au-dessus de son lit. Les deux sœurs jaune et bleue s’arrachèrent les cheveux tant le chagrin les inspirait, Jean alla chercher Saïda qui ne comprenait pas ce qu’on lui voulait, le nègre s’interrogea sans rien dire, et le maître coupa lui-même la corde qui avait cassé le cou de son fils. Sa colère était telle qu’il ne posa aucune question pour couvrir les lamentations de ses deux autres filles et Saïda fut fouettée comme l’esclave qu’elle était peut-être. Ayant jeté le fouet sur le lit entre les jambes du mort, il entraîna Saïda hors de la maison pour la livrer à ses bourreaux. Le nègre disparut d’un coup. Jean ne demanda pas son reste. Peu de temps après, il traversait la ville à pied, déguisé en femme pour tromper tout le monde. Il ne sût donc jamais où la folie avait continué d’entraîner son hôte. Il n’avait d’ailleurs aucun intérêt dans cette histoire. Il avait fui pour sauver son âme, comme il disait. Son corps le suivait comme une ombre. Voilà ce que je peux dire de l’histoire de Jean. Je n’en sais pas plus. Bien sûr, il aurait raconté tout ça beaucoup mieux que moi, je n’en doute pas, j’ai fait ce que j’ai pu. Il reste peu de pages à ce livre déjà vieux. Je l’abandonnerai sur une place publique. Quelqu’un le trouvera, peut-être à son goût, et il arrachera les pages pour en faire une lettre à Kateb. Et celui-ci la recevra comme la lettre d’un ami. Car j’ai été fidèle à la mémoire de Jean. Enfin, je crois. Il me reste peu de temps à vivre. Je crois qu’il fait jour. Je ne sais plus. Il y a une lumière sur mon visage et elle ne s’éteint jamais. Je me dis que c’est ma vie qui m’éclaire encore tant qu’il me reste de la mémoire, car il ne restera rien quand tout sera noir pour mes yeux. Je suis trop vieux pour croire le contraire. J’ai parlé de Jean. Je t’ai parlé de Jean. Je t’ai dit ce qu’il voulait que tu saches. C’est en femme qu’il a quitté Bagdad. En femme il traversa le désert mais il pissait comme un homme et personne n’aima ce déguisement. Il traversa le désert jusqu’à la mer. Il était presque nu quand il atteignit la mer. Il voulut se baigner mais l’eau ne lui offrit qu’une froide morsure qui le fit reculer. Il s’endormit dans le sable humide où son corps desséché laissait une infime trace. Le nègre ne l’aima pas tout de suite. Il l’aida à se relever en le soutenant sous les bras. Jean regarda avec crainte ce grand visage noir et carré qui ne lui souriait pas. — Je te reconnais, dit-il. Tu es Tahar, le jardinier, prince d’Afrique et des ténèbres où l’homme ne veut pas aller mais où la vie parfois le conduit de force. Il vit le poignet coupé et la chevelure de femme à sa ceinture. Il vit l’épée qui avait failli lui scier le cou naguère. Le nègre consentit enfin à sourire. — Tu n’es pas une femme, toi, dit-il en secouant les épaules de Jean. — Je ne crois pas être une femme. Crois-tu que je le sois ? — Tu es un homme. Je t’aimerai si tu veux. Je n’ai plus de maître. — Je ne veux pas être ton maître. Je n’ai eu qu’une esclave dans ma vie, et tu t’en es mêlé. Vois où j’en suis. — Ce n’est pas de ma faute. Ce qui arrive n’est jamais de ma faute. Je n’ai pas toujours été esclave. Mais si tu veux, je te servirai. — Je ne veux être servi par personne. Cela ne m’arrivera plus. — Il ne m’arrivera plus de m’en prendre à ma propre vie. Je n’ai jamais tué personne sans raison. Je n’aurai plus de raison de me tuer. J’imagine que c’est ce qu’ils se dirent, Jean refusant l’esclavage du nègre, et le nègre renonçant au suicide. Ils marchèrent ensemble jusqu’à la ville la plus proche. En route, ils assassinèrent un couple de jeunes gens nouvellement mariés qui se rendaient à la ville pour y consommer leur union. Bien mal leur prit de faire une telle rencontre. Le nègre tua la femme, Jean se chargea de l’homme, et c’est dans leurs vêtements qu’ils entrèrent dans la ville après avoir payé le droit de passage dans une monnaie qui n’était pas la leur. Jean se sentait bien dans ses vêtements de femme et le nègre eut envie de lui mais chaque fois que sa main touchait le sexe de Jean, il reculait vivement en se frappant le crâne avec le poing qui lui restait. Jean était désolé que sa féminité se résumât à une apparence, mais il ne pouvait rien pour satisfaire le nègre, sinon se livrer à des pratiques contre nature qu’il s’interdisait. Le nègre dut violer trois femmes pour calmer son instinct et tuer un homme qui cherchait à défendre l’une d’elles. Il ne prit aucun plaisir à cet assassinat. Dans la chambre qu’ils avaient louée pour la nuit, Tahar exhiba ses blessures et ses tatouages, ou ses tatouages et ses blessures tant les unes se confondaient avec les autres. Ebouriffant sa fausse chevelure, Jean s’extasia devant tant de nudité. Sa nudité à lui, qu’il tenait soigneusement à l’abri des regards du nègre, se résumait à une peau presque aussi lisse que celle d’une femme. Il se coucha sans se déshabiller, ce qui amusa le nègre. — Tu ne ressembles pas à Saïda, dit le nègre en allumant sa pipe. — Je ne ressemble à aucune femme, fit Jean qui regarda le foyer s’illuminer sous le nez du nègre, alimentant d’effroyables narines qui semblaient celles d’un lion. — J’aurais tant voulu être ton esclave, dit le nègre. Mais tu es peut-être une femme. Tahar ne sera jamais l’esclave d’une femme. Je tuerai la femme qui oserait me braver. J’ai déjà tué beaucoup de femmes. J’en tuerai d’autres. As-tu tué beaucoup de femmes ? — Pas de mes propres mains, non. Je n’ai pas envie de tuer. Je ne sais pas s’il faut tuer ou ne pas tuer. Je ne sais jamais ce qu’il faut penser un couteau à la main. Toi tu sais. — Je connais la mort. J’ai couché avec elle plusieurs fois. — Je n’ai jamais couché avec un homme. — Tu as couché avec Saïda. — Saïda était une femme. J’imagine que c’est ce qu’ils se dirent, couchés l’un près de l’autre et se touchant forcément. Le lendemain, tandis qu’ils déambulaient dans la ville à la recherche d’une situation plus favorable à leur paresse, le nègre se mit soudain à frapper son compagnon avec le poing qui lui restait. Jean ne comprit pas tout de suite ce qui lui arrivait. Il esquiva ce qu’il put esquiver, mais le nègre n’y allait pas de main morte, et Jean s’écroula en sang dans la ruelle étroite au pied d’un panier de fruits qu’on s’empressa de traîner ailleurs. Le nègre s’était calmé aussi soudainement qu’il avait éclaté. — Pourquoi ? fit Jean en se suçant une dent. — Pour rien, fit le nègre. Je deviens fou, c’est tout. Et c’est toute l’explication que Jean reçut de Tahar qui se montra aimable jusqu’à la fin de la journée. Maintenant, la nuit tombe, et je les vois arriver vers moi. Ils s’approchent, et je leur explique que ce mur me fait de l’ombre toute la journée, que le soleil est toujours derrière et que je ne risque pas une insolation. Mais asseyez-vous, Jean, Tahar, asseyez-vous à mon chevet. Ce n’est que de la poussière. Je ne vomis plus, je ne crache plus mes tripes. Je suis entièrement vide. Et j’ouvre la bouche pour leur montrer le vide qui est à l’intérieur de mon pauvre corps. Le nègre regarde dedans avec la plus grande curiosité. Tu es vide, c’est vrai. Il n’y a plus rien à l’intérieur de toi, sinon des os secs et blancs qui soutiennent ta peau. Et ceci n’est que de la poussière, dit-il en mélangeant mes excréments à la terre qui me voit mourir. Pourquoi les uns deviennent fous et les autres ne craignent pas d’être parfaitement lucides d’un bout de la vie à l’autre ? Je ne comprends pas pourquoi tu revis. Tu as l’air d’une femme. Ne me dis pas que tu es son esclave. Je ne veux pas croire que tu as franchi le seuil de la raison ! Pas toi, Jean ! — Je ne suis qu’une pauvre femme, tu sais ? — Je ne veux pas le croire. — Il faut que tu le crois. Je suis une femme maintenant. Regarde. C’est un trou. C’est une bouche. La chair se retourne entre tes cuisses pour former le sexe de la femme que tu es devenue. Et moi je suis vide. Du sable, des os, de la peau. Moi je suis fou, dit le nègre. Ni femme, ni vide, ni os, ni peau, ni sable. Je suis vide et j’ai la peau noire pour me moquer du soleil. Soleil, tu ne brûleras pas mon être. Je ne crois pas en toi. Je suis né comme ça. Je les vois. Jean est plus beau qu’une femme. Il tient dans sa main une puissante main. Il a confiance. Il a résisté à la mort. Moi je ne résisterai pas. Je vais mourir. Il faut que j’écrive encore. Je peux écrire n’importe quoi si cela me fait vivre. J’écrirai toute l’éternité si c’est ça que tu veux ! Mon dieu, pas maintenant. Je ne vois plus rien. Pas déjà. Si je suis mort, parle-moi. Si c’est ta voix qui me fait peur, effraie-moi encore une fois. Je suis mort. Je n’écris plus. Jean s’éloigne en tortillant ses aimables fesses et le nègre me montre sa puissante main. Je suis le maître, dit-il. Je ne suis pas vide comme toi. J’ai de la chair en moi. Je la vis. Je sais faire cela. Je l’ai appris dans les montagnes, quand il s’agissait de devenir le meilleur chasseur du village. J’ai étranglé le lion de mes propres mains. J’ai tué ses petits en leur mordant le cœur. Et la veuve ne m’en a pas voulu. Elle a bien fait de se taire. Il fallait qu’elle se taise à jamais. J’ai fait ce qu’il fallait pour ça. Le nègre me parle. J’entends sa voix, et pourtant il est loin maintenant. Les voiles légers de Jean lui caressent la peau. Je vais mourir sans avoir raconté l’histoire du nègre Tahar, prince d’Afrique. Jean m’avait dit que c’était le plus important. Il m’avait dit que ça te rendrait fou si tu ne l’étais pas déjà. Mais je n’ai plus le temps. La mort me tient bien. J’ai peur. C’est tout ce que je peux écrire. Peur. Je ne peux rien écrire de l’histoire de Tahar. Vous n’en saurez jamais rien. Car moi seul sais. Et je ne peux rien dire parce que la mort ne veut pas. Peur. Peur. […] Si tu lis par-dessus mon épaule, mort de Kateb, mort de mon pauvre Kateb qui fut le meilleur de mes amis, ne t’étonne pas si cette épaule reçoit le collier et le voile dont je me pare chaque soir avant de le rejoindre dans ses draps. Ne t’étonne pas de la rondeur de mes seins ni de la couleur qui suspend ma bouche à ses lèvres. Ne t’étonne pas si je suis Jean ou Saïda. Il n’y a plus rien pour t’étonner si tu veux bien, ô mort de mon ami Kateb, si tu veux bien poser tes bras infinis sur mes fragiles épaules. Je suis Jean, je suis Saïda, et tu n’es plus Kateb depuis que la mort existe, tu es la mort de Kateb, et cela me crève le cœur. S’il sait que je suis un homme, pourquoi m’appelle-t-il Saïda ? Et s’il veut que je sois une femme, pourquoi mon nom est-il Jean ? Que se passait-il dans ta folie, quand tu étais Kateb et que tout le monde t’appelait ainsi et que cela faisait de toi un homme ? Est-ce que la folie t’a jeté dans les bras d’un homme ? Est-ce une femme que tes bras ont enfermée dans ta nature d’homme ? Pourquoi ne sais-je rien de ce qui t’arrive quand tu vis encore par le souvenir ? Et quand donc vas-tu cesser d’exister par la mort qui te projette encore dans la vie ? Mort de Kateb, ne t’étonne pas si mon écriture s’achève comme la mort de Jean. Jean est mort. C’est ce que je veux. Il n’y a pas d’autre solution. Je crois avoir tout dit de ce que j’avais à dire. Je t’ai parlé de l’amour, de la maladie, du miracle de ma guérison, de mon retour à la vie, de ma métamorphose, je t’ai parlé de tout sauf de l’histoire du nègre qu’on nomme ici Tahar. Je ne sais pas si ta mort l’entendra. Mort de Kateb, si je te raconte l’histoire du nègre qui fut prince d’Afrique, est-ce que tu voudras me faire une place dans ton cœur ? Je savais bien que tu m’aimais. Comme je te l’ai déjà raconté, Tahar avait été chassé de sa propre tribu par son père qui en était le roi et ce par souci de pure justice. Il avait été condamné à mort mais la mort n’avait pas voulu de lui et il avait quitté la tribu sans armes ni bagages, nu comme un singe, et il avait dû traverser la forêt pour atteindre la mer dont il savait l’existence. Mais pourquoi l’avait-on chassé ? Pourquoi avait-il tué cet enfant ? Que s’était-il passé avant que la folie de tuer ne s’emparât de lui ? Tahar avait tué un lion pour devenir l’homme qu’il devait être, car nul homme ne pouvait exister en dehors de la coutume, sinon il était mangé par les femmes et les enfants au cours d’une cruelle cérémonie où, attaché au poteau de torture, il devait subir les mille morsures de son peuple mécontent. Tahar, comme la plupart des hommes de la tribu, avait échappé à cette mort atroce comme il avait évité d’être mangé par le lion qu’il chassait. Le lion ne l’avait pas mangé, il avait tué le lion d’un coup de javelot en travers de son existence musclée, et il était revenu au village avec la dépouille du lion qu’il traînait sur un brancard. Il exhiba la preuve de sa victoire à son peuple, mais tandis que tout le monde s’extasiait, quelqu’un poussa un cri d’horreur en voyant les trois jeunes lionceaux qui gisaient gorge tranchée entre les pattes de leur père. — Mais pourquoi avoir tué ses enfants ? — J’ai tué le lion. Je n’ai pas pensé que je faisais mal les choses en tuant ses maudits enfants dont l’un d’eux aurait peut-être mangé un homme un jour ou l’autre. J’ai fait ce que j’ai cru bon de faire. Tahar, qui était encore très jeune et qui avait évité d’être mangé pas seulement pour le nom mais aussi pour les femmes et les enfants du village, Tahar se douta qu’il avait mal agi. Un villageois lui donna l’explication et toutes les têtes opinaient pour ponctuer ses dires. — Tuer un enfant n’est pas l’affaire d’un homme. Un lion peut tuer un enfant si c’est ce qui lui plaît de faire et il peut le manger sans que personne n’ait à le lui reprocher. Le lion fait ce qu’il veut. S’il veut fuir parce qu’un enfant le menace avec un javelot, personne ne le reprochera au lion. Comprends-tu cela ? — Je comprends que le lion n’est pas un homme. — Tu vois juste. Mais c’est l’homme qui n’est pas le lion. Si l’homme tue un lion, il gagne le droit de vivre parce que s’il ne le tue pas, il meurt lamentablement et les chiens du village se partagent ses os. Mais si l’homme tue un enfant, c’est comme s’il fuyait devant le lion que cet enfant aurait pu devenir pour lui un jour, qui arriverait de toute façon. Car l’enfant devient lion et il mange l’homme qui le craint ou bien ce sont les femmes et les enfants qui s’en chargent. En tuant les trois enfants de ce lion, tu as tué son avenir. Tu l’as totalement tué, car tu as craint l’avenir de ce lion. C’est la crainte qui a guidé ton geste. Ce lion que tu as tué n’est qu’une partie du lion qui menaçait ta vie. Mais maintenant que ses enfants sont morts, ta vie est devenue celle d’une femme qui n’a rien à craindre des lions. Tahar est une femme et le village le reconnaît pour telle. Voilà ce qu’il fallait dire à Tahar qui ne sera jamais notre prince. Le roi son père ne dit rien. Il approuvait donc. Les gens du village s’assemblèrent en cercle autour de Tahar qui leva son javelot au-dessus de sa tête, prêt à le lancer sur le premier de ses agresseurs. — Personne ne me mangera, dit Tahar. — Personne ne veut te manger, dit le même villageois. Ce n’est pas ce que prévoit la coutume. Les femmes mangent comme les enfants, et les enfants comme les femmes, elles mangent le lâche qui a fui devant le lion parce que sa nature d’homme n’est pas achevée, et les enfants le mangent aussi parce que c’est la coutume. Toi, tu as tué le lion, démontrant ainsi que ta nature d’homme est intacte. Personne ne te mangera parce que tu es un homme. Mais tu as violé la loi d’une autre manière, en protégeant lâchement ton avenir. —Que va-t-il m’arriver si personne ne me mange ? Que ferez-vous de mon cadavre ? — Personne ne te tuera. La loi l’interdit. — Ce n’est donc qu’un jugement sans conséquence. Ceci ne vous concerne plus, dit Tahar soulagé. — Ceci ne nous concerne plus, dit le villageois. Tu as raison. — Alors laissez-moi ! cria Tahar en traversant la foule. Et maudits soient ceux qui mangeront mon lion. — C’est toi qui es maudit, Tahar, dit soudain le roi son père. Tahar le regarda avec étonnement. Puis il se ressaisit : il y a d’autres lions dans la brousse. Il n’est pas difficile d’aller à leur rencontre. La coutume est stupide. Je tuerai d’autres lions. — La lionne t’en empêchera, dit le roi son père. — La lionne ? Les lionnes sont plus féroces que les lions. Je les combattrai aussi pour montrer ma bravoure à ce peuple stupide qui s’invente des lois quand le courage lui manque. — La veuve du lion est plus terrible encore, dit le roi son père. Elle hantera ton sommeil et elle te dévorera en dedans, car elle est en toi maintenant. Elle te mange de l’intérieur. Tu vas devenir fou. C’est toujours ce qui arrive à ceux qui tuent les enfants du lion, car ils étaient leur avenir, leur nourriture éternelle, et tu leur a enlevé tout espoir d’exister encore quand ce seront tes enfants qui voudront les tuer pour prouver leur nature d’homme sincère. La veuve du lion n’a plus rien à espérer de la vie. Elle est dans ton ventre, et elle te rendra fou. Voilà ce qui t’attends. Tahar éclata de rire : je ne serai donc jamais le prince de ce peuple. Il n’y a plus de règne pour les fous. Mais je vous prouverai que je vaux mieux que votre stupide coutume. Tout le monde se tut alors et ils demeurèrent immobiles à le regarder avec des yeux à la fois étonnés et effrayés. Tahar se moqua d’eux tout en gonflant sa poitrine nue et en leur montrant sa puissante musculature. Tout le monde savait ce que ça voulait dire. Le roi, qui avait été jusque là imperturbable et froid, se mit soudain à suer abondamment. Il ouvrit la bouche pour dire quelque chose à son fils et le peuple était prêt à l’écouter. — Tu veux me dire quelque chose, ô roi mon père, fit Tahar avec orgueil maintenant, car c’est l’orgueil et l’orgueil seul qui l’animait. Si tu parles à ton fils maintenant, ajouta-t-il en accentuant toutes les syllabes de ses paroles, alors fais-le sans exposer ta terreur, car le peuple n’aime pas les rois qui meurent de peur. Le roi ne répondit pas à cette offense et personne ne broncha parmi les gens du peuple. L’aristocratie était assise près de la case royale, et elle ne prononça pas un seul reproche pour interdire l’attitude menaçante de Tahar. Etait-ce la lionne qui parlait en lui ? Ou bien avait-il vraiment décidé d’aller au pays des Mangeuses d’Hommes pour en ramener les reliques du premier de leur roi qui s’aventura un jour, il y a très longtemps, parmi ces femmes cannibales qui n’inspiraient que l’amour et la peur ? — J’irai, dit Tahar avec orgueil. J’irai, et je reviendrai. La veuve du lion n’y pourra rien. Et ces femmes non plus. Je leur ferai des enfants si je suis un homme. Voilà ce que je ferai. Le roi s’approcha de lui malgré le javelot que Tahar pointait sur lui. — Tu veux échapper à la folie d’une bien étrange manière, dit-il à son fils devenu fou d’orgueil. Personne ne revient du pays des Mangeuses d’Hommes. Il n’est pas nécessaire d’y aller pour prouver qu’on est un homme. Seule la folie pousse les hommes à s’y rendre. Ne va pas croire que tu échapperas ainsi à la vengeance de la veuve du lion. C’est elle qui te conduira et c’est elle qui te livrera à la folie meurtrière de ces femmes sans nom. Car elles n’ont pas de nom. Elles se nourrissent de leur propre chair ou de la folie de ceux qui cherchent à les rencontrer. C’est toujours la folie qui pousse les hommes dans ce pays effroyable. C’est la veuve du lion et toutes les autres folies qui nous condamnent à la sagesse. Mais la sagesse n’est plus dans ton cœur. Il fallait que la folie t’inspirât un tel projet. Fuis plutôt vers d’autres pays où la coutume est moins sévère que la nôtre. C’est toujours ce que font les fous de ton espèce, non pas pour fuir la folie, car elle les accompagne sans jamais leur manquer, crois-moi. Ne va pas dans ce pays où la folie ne rencontrera que le mal et la douleur. — Je sais, je sais. Et maintenant vous allez me raconter ce que vous n’avez jamais vu et qui vous a été raconté par d’autres qui n’ont rien vu de plus, c’est à dire rien, et aussi loin qu’on remonte dans le témoignage, il n’y a jamais personne qui ait vraiment vu car ceux qui ont vu n’ont pas témoigné faute de pouvoir le faire. Ils étaient chair de femme et excrément avant de pouvoir vous parler de ce qui leur arrivait à cause d’une folie qu’ils regrettaient amèrement. Tout ceci n’est que mensonge et parfaite stupidité ! Je suis un homme et je l’ai prouvé. Et si la lionne ne craint pas la mort, je lui arracherai le cœur avec mes propres dents. Voilà ce que je ferai si la folie me menace. Et je ferai la même chose à quiconque menacera mon existence. Tout le monde comprit que personne n’empêcherait Tahar d’aller au pays des Mangeuses d’Hommes, là où sa folie serait consommée. La lionne l’avait vaincu. Et Tahar se mit en marche. Il emporta avec lui deux javelots. Après avoir défié son père d’un regard que celui-ci ne put supporter sans larmes, il quitta le village, traversa la forêt et, avant de prendre le chemin des montagnes où se trouvait le pays qu’il cherchait désormais, il se rendit dans la vallée où la lionne se demandait encore ce qui était arrivé à sa famille. Il s’approcha de l’arbre sous lequel elle était assise, attentive au moindre bruit que le vent lui amenait. Il avait levé les deux javelots au-dessus de sa tête, et elle le regarda s’approcher d’elle. Il la défiait. Il marchait en levant les genoux à la hauteur de ses épaules. Il avait l’air grotesque mais il voulait l’inquiéter par cette posture étrange. Elle ne bougea pas et il continuait de progresser vers elle, secouant les javelots et maintenant poussant de petits cris aigus qui paraissaient ceux d’un oiseau. Il était devenu un oiseau, et il voulait la tuer. Si elle s’approchait de lui pour le mordre à mort, il s’envolerait et du haut du ciel il la transpercerait de part en part, la clouant définitivement sur la terre qui serait sa dernière demeure. Il n’avait aucune crainte. Les oiseaux ne craignent pas les lions. Je m’élèverai hors de portée de tes griffes, ma lionne, et tu ne pourras rien contre la mort que je te donnerai pour qu’ils cessent tous de jaser comme ils font dans le seul but de me rendre fou. Car ce sont eux qui me rendent fou. Toi, ma lionne, tu n’es qu’une lionne et tu pleures tes petits et le maître qui ne sera plus le tien. Pleure, veuve du lion, ce n’est pas toi qui me condamne. Si je te tue, c’est pour braver la loi, car tu n’es pas en moi. En tous cas, ce sont d’autres oiseaux qui mangeront ton cadavre pourrissant. Et pensant cela, Tahar s’éleva dans les airs, mais le vent tourna, augmenta, et il s’éleva encore, et encore, et quand il eut atteint la hauteur des montagnes, la lionne avait l’air d’une souris et il fendit l’air dans l’intention de la crever d’un simple coup de bec. Mais le vent tourna de nouveau. La forêt défila sous lui à une vitesse vertigineuse. Il ne savait pas s’il avait la lionne en lui ou si rien ne s’était passé. Il vit arriver les montagnes comme si c’étaient elles qui se déplaçaient. Une fumée montait vers le ciel. Elle indiquait son point de chute. Le village des Mangeuses d’Hommes. Il ne fit pas long feu et se trouva lié au poteau de torture qu’elles avaient planté au milieu du village pour que tout le monde profitât des douleurs qui s’y déployaient comme les branches d’un arbre dont la réalité n’est qu’une tête d’homme qui endure le supplice. Mais aucune douleur ne parvenait à sa tête à peine éveillée. Il s’était pris pour un oiseau, il avait peut-être dévoré la lionne devenue souris et dans ce cas elle habitait maintenant dans son ventre, prête à toutes les folies. Le village était désert autour de lui. Il n’était pas oiseau, et ne l’avait jamais été. Il allait être mangé à cause de sa folie. Il avait très peur de sa propre folie maintenant qu’elle existait vraiment. Veuve du lion, épargne-moi s’il te plaît. Je serai ton mari si tu veux. Je te ferai des enfants mi-hommes mi-lions et nous les aimerons ensemble. A quoi bon me rendre fou et pourquoi veux-tu mourir avec moi ? Aide-moi à leur échapper, je veux pas mourir mangé par des femmes qui me vomiront parce que ma chair rend fou. Je ne veux pas subir cette douleur, ces mâchoires se refermant dans ma chair et toi, ma lionne, me dévorant le cœur pour que je souffre plus encore. Ce n’est pas possible que tout s’achève de cette manière. Il n’y a pas de vérité. Les hommes se racontent des histoires. Et ce sont des femmes qui les mangent pour que ça ait l’air encore plus vrai. Tahar n’en croyait pas ses yeux. Il cherchait à défaire ses liens mais il avait beau serrer les dents pour oublier la douleur de la corde dans sa chair, rien n’y fit. Il demeura attaché au poteau de torture, dans l’attente de son terrible destin. Il ne bougeait plus maintenant. Il avait glissé le long du poteau humide et froid et il se reposait sur ses genoux. La lionne s’agitait dans son ventre, comme un enfant dans le ventre de la mère, car il était la mère de sa propre folie et il allait enfanter la plus terrible des morts. Il ne fallait pas s’endormir. Il ne voulait pas être subitement réveillé par la douleur d’une morsure dans sa chair et par l’arrachement de cette chair et par l’explosion de sang qui maculerait la bouche d’une femme qui avait faim de lui. Mais il n’est pas facile de lutter contre le sommeil. C’était le premier acte de son supplice. Ni la peur ni la faim ne l’empêcherait de dormir. Et il était assez fou pour ne pas mourir comme cela arrivait à certain qu’on finissait par manger sans plaisir. Mais celui-là avait la folie bien ancrée sur son visage. Ses yeux le démontraient et elles ne se trompaient pas. Il repoussa la mort qui l’invitait à le suivre avant le véritable supplice qui arriverait immanquablement pour lui arracher des cris de douleur qui effrayaient même les oiseaux mangeurs de cadavres. Il était vraiment fou, fou comme il fallait l’être, c’est la lionne qui parlait en lui, la lionne qui luttait contre la mort pour qu’il vive tout le supplice jusqu’à ce que la vie n’en puisse plus de douleur et de sang. Et il s’endormirait dans un rêve peuplé d’oiseaux hurleurs des terreurs de l’homme qu’aucun dieu n’a inspiré. Car personne ne lui avait indiqué le chemin de la plus grande souffrance et de la pire des morts. C’était une souffrance qui durerait jusqu’à ce que la mort remplaçât la vie, et alors la souffrance devenait éternelle parce que la folie ne meurt pas si c’est elle qui détruit l’homme. C’est là tout l’héritage de la veuve du lion dont parlait la coutume. Personne n’avait menti, et Tahar, avant de s’endormir, comprit toute l’ampleur de son erreur. Il dormait maintenant et la lionne veillait sur son sommeil. Elle s’était couché près de lui, la tête posée sur ses pattes croisées, et elle gardait les yeux ouverts en direction des cases qui semblaient vides tant le silence ressemblait à la nuit qui l’enfantait. Elle grognait de temps en temps, montrant ses impressionnantes canines à la nuit incrédule, mais ses pattes ne bougeaient pas, posées l’une sur l’autre comme deux lourdes mains qui auraient appartenues à un homme. La tête de Tahar pendait comme un objet inutile sur sa poitrine à peine secouée par le rêve qui l’attachait au sommeil aussi solidement que la corde le tenait solidaire du poteau de torture. Sa tête noire disait non au sommeil, cela se voyait à la chair crispée qui frémissait autour des yeux et de la bouche. Les yeux roulaient derrière les paupières désespérément closes, la langue s’agitait pour ne rien formuler qu’un clapotis de salive. Les femmes s’approchèrent. Il n’y avait aucune crainte sur leurs visages, mais c’était peut-être un effet de la nuit. La lionne avait déjà vécu cela. Elle se souleva pour leur faire face. Il y avait trente femmes. Elle n’en viendrait jamais à bout. Elle en tuerait dix, mais les vingt autres l’achèveraient sans difficulté. Il n’y avait pas la mort dans leurs yeux. La lionne recula. Dans son rêve, Tahar vit tout cela. Il vit les femmes nues et terribles, les muscles bandés de leurs bras, la respiration régulière au niveau de leur ventre, et il comprit que la lionne l’abandonnerait. La lionne ne choisirait pas la mort. Et pas une femme ne la poursuivrait dans la brousse. C’est lui qu’elles décharneraient pour abandonner ses os aux fourmis et les regarder se repaître de sa moelle, ayant vidé des cruches rouges et mangé toute la récolte d’herbes à rêves. La lionne ne reculait plus. Les femmes s’arrêtèrent. Tahar s’enivra de la profusion de triangles et sa nature d’homme se révéla à toutes les femmes qui le menaçaient, n’osant toutefois braver la lionne. — Cette lionne est ta femme ! lança la plus grande des femmes. Elle portait un collier de dents humaines qui s’entrechoquaient au rythme de sa respiration. Cette femme est une lionne, ajouta-t-elle en riant, et toutes les femmes rirent avec elle. — Elle vous tuera toutes, cria Tahar aussi fort qu’il le put, mais son cri était si faible que la lionne recula de nouveau. — Ce n’est pas toi qui nous tuera, dit la femme. — Je n’ai pas cette force, dit Tahar. Mais cette lionne te brisera les os si tu t’approches. — Elle te défendra, je le crois, dit la femme dont la voix trahissait un peu la crainte que la lionne lui inspirait. Il faudra donc qu’elle meure. Nous n’avons pas peur de la mort. Si cette lionne me tue, mes compagnes se régaleront de mon cadavre, et je revivrai dans leurs corps merveilleux. Cette lionne n’est qu’un animal apeuré. Tahar le savait bien mais il n’était plus question de retourner à la raison. Sa mort était proche. — Tue-moi, dit-il à la lionne. Laisse ces femmes. Elles te tueront si tu les braves. Il n’y a plus rien à faire maintenant. Je vais mourir de toute façon. Brise-moi le cou. C’est comme ça que je veux mourir. Lionne, n’écoute pas ta raison d’animal sauvage. Je suis un homme et je sais ce que je dis. La lionne ne bougeait pas. Ses muscles frémissaient dangereusement. Elle était sur le point d’attaquer. Elle allait mourir dans les mains de ces femmes hideuses et lui aussi mourrait de la mort qu’elles lui réservaient. En effet, la traditionnelle petite fille se mit en marche devant ses aînées, portant un javelot au bout duquel était planté la tête d’un écureuil. La lionne regarda la petite tête sanglante et ses yeux étonnamment fixes. C’était l’image de la mort. Il n’y avait plus rien à faire pour échapper à la mort et l’homme la suppliait de mettre fin à ses jours pour lui éviter l’effroyable supplice qui succèderait à sa propre mort. La petite fille s’arrêta tout près d’elle. Elle rugit mais l’enfant ne broncha pas. Stupéfaite, la lionne regarda le javelot s’enfoncer dans son cou et la petite fille s’arc-bouter pour le faire pénétrer jusqu’au cœur. Elle ne ressentit aucune douleur, pas même quand la pointe d’acier lui ouvrit le cœur. Le sang lui arriva à la bouche. Elle ne trouva pas la force de tuer l’enfant et elle se coucha au pied de l’homme pour mourir. Celui-ci regarda l’enfant avec terreur. C’était son tour maintenant. L’enfant s’approcha de lui. Il poussa un cri effroyable. C’est elle qui inaugurait le repas. Il ferma les yeux quand il sentit son sexe dans la petite main. Elle allait le lui dévorer sous le regard amusé de ses sœurs. Il s’évanouit. Quand il se réveilla, la lionne respirait encore. La nuit les envahissait en silence, les femmes ayant disparu de nouveau. Il ne ressentait aucune douleur mais il ne doutait pas que sa chair était ouverte de tous les côtés de son corps. Pourtant, quand il osa enfin se regarder, il ne vit aucune blessure. Sa peau luisait dans la lumière de la lune. La lionne souleva sa tête grise pour le regarder. — Ma lionne, lui dit-il doucement. Je t’en prie, tue-moi. Ne me laisse pas dévorer par ces folles. Elles veulent ma semence d’homme pour leur fertilité, mais elles me tueront de la manière la plus atroce qui soit. Lève-toi, laisse-moi mettre ma tête d’homme dans ta gueule de fauve, et mords de toutes tes forces, sens ma tête broyée dans la blancheur de tes dents, ma tête éclater au fond de ta gorge, et puis mange-moi. Ne leur laisse rien. Je ne veux pas finir dans leur chair sacrilège et dans leurs infects excréments. Ma lionne, je t’en prie comme je n’ai jamais prié aucun Dieu. Il ne reste que toi dans ma vie et ma vie doit finir. Aide-moi à mourir doucement, sauve-moi de leur appétit délirant, je t’en prie. Tue-moi et mange-moi. Mais la lionne n’avait plus de force, pas la force en tout cas de briser la tête de l’homme pour le faire mourir d’un coup, pas la force de le manger tout entier ni même le courage d’avaler le premier morceau. Elle secoua la tête tandis que le sang tentait de s’échapper de sa gueule désespérément close. L’homme était sur le point de pleurer. Elle se leva, tenant à peine sur ses pattes et, d’un coup de dent qui l’étonna, car son cœur inondait sa poitrine trouée, elle coupa net le lien qui attachait l’homme au poteau de torture. Il ne comprit pas tout de suite. Il avait cru mourir à l’écoute de ce claquement terrible de mâchoires. Il leva les mains et les croisa sur sa tête en regardant le ciel. Il pleurait. Il ne croyait pas que c’était arrivé. Puis il se ressaisit et il s’écarta du poteau. La lionne se coucha et elle ouvrit sa gueule. Le sang se répandit rapidement autour de sa tête immobile. Lionne, dit l’homme qui revivait, lionne mon amour, dépêchons-nous de fuir ces lieux maudits. C’est la chance qui nous sourit. Nous sommes sauvés. Et puis je serai celui qui est revenu de ce pays où tant d’âmes errent encore. Tu seras le témoignage vivant de ma prouesse ! Mais la lionne était morte. Le sang avait cessé de couler. L’homme cessa de parler. Il parlait pour rien. Peu importe le témoignage d’une lionne, se dit-il. Je serais fou si je m’y fiais. Et abandonnant le cadavre de l’animal au pied du poteau de torture, il se glissa jusqu’à l’orée du village et disparut d’un coup dans la nuit. Je suis sauvé, se disait-il. Je ne suis pas fou. J’ai échappé à la torture, à la mort, à la folie. Il n’y a plus de lionne dans ma tête. J’ai tué le lion de sa vie, elle s’est sacrifiée pour moi. Personne ne me croira. Il faut pourtant que je témoigne. Il arriva au village alors que le soleil était encore haut dans le ciel. La place était vide, à part les chiens qui se disputaient les restes du repas. Ils se mirent à aboyer quand ils l’aperçurent entrant dans le village mais comme la lionne lui avait donné son odeur de fauve, ils ne s’approchèrent pas de lui pour le mordre. Quelqu’un avertit les autres, courant de case en case pour annoncer l’incroyable nouvelle : Tahar est revenu du pays dont on ne revient jamais ! — Est-ce possible ? dit le roi son père qui doutait car Tahar ne ramenait aucune preuve de sa loyauté. — J’ai vécu ce que j’ai vécu, grogna Tahar que la colère envahissait. Je ne sais pas si cela vous regarde. Je vais dormir et réfléchir. Car je n’aime plus mon père qui me condamne et m’accuse de mensonge. Et il n’y a pas une femme ici qui me croira si je lui dis que je l’aime. — Tahar est fou, dit un des sages de la tribu. Tahar doit se reposer et boire la médecine qui rend les fous inoffensifs. Tahar la boira s’il lui reste un peu d’esprit et de fierté. S’il ne boit pas, il subira l’épreuve de l’eau et sa folie retournera dans sa tête, l’abandonnant ainsi pour toute la vie. Tahar ne verra pas la mort lui ôter la vie. Tahar ne sera pas aimé par les femmes et il n’y aura aucun enfant pour raconter sa mémoire aux enfants de ses enfants. On apporta la boisson que la coutume réservait aux fous. Il y avait déjà deux fous dans le village et aucun d’eux n’avait subi la terrible épreuve de l’eau. Tahar considéra le bol qu’on lui tendait avec ce sourire asymétrique qui n’appartient qu’aux fous. Tout le monde eut un frisson en observant son hésitation. — Je ne suis pas fou, dit Tahar. Rien ne prouve que je le suis. Vous n’avez pas le droit de décider de mon sort. Ma destinée m’appartient à moi seul. Votre justice devrait subir l’épreuve de l’eau. Elle se tairait pour longtemps dans la case des fous où personne ne rit. — Si moi je dis que tu es fou, dit le roi son père, alors tout le monde dit que tu es fou, parce que je sais ce que je dis. Tu n’es pas le fils où ma mémoire commence. Qu’elle s’achève tout de suite, ou qu’on l’éprouve par l’eau ainsi qu’il est prévu par la loi de notre peuple. Tahar bouscula soudain un guerrier et lui arracha son javelot. Les autres guerriers le menacèrent sans bouger car le roi avait levé la main. — Tu es mon fils, et tu le resteras, dit-il. Et tu ne tueras personne pour venger ton orgueil bafoué. Je comprends que la folie te déshonore mais rends-toi à l’évidence. L’orgueil ne te va plus, il ne sert plus ta bravoure. Tu es fou. Tu dois rejoindre les fous dans la case où on ne rit plus et où les femmes ne vont jamais. C’est ainsi que ça s’est passé, Kateb. Maintenant je suis riche et toutes les bonnes histoires me font passer le temps agréablement. Je bois des boissons vertigineuses qui m’inspirent le plaisir et peut-être aussi l’amour. Est-ce que tu as bu le vin qu’on te proposait tandis que je te racontais l’histoire de Tahar ? Mais Tahar n’est pas allé dans la case des fous. Il a levé le javelot sur la tête de son père et c’est alors qu’une petite fille s’est approché de lui avec le bol qu’il fallait boire ou devenir fou. Et il est devenu complètement fou. Il s’est mis soudain à cracher sa salive comme font les singes en fureur et sans que personne ne puisse rien empêcher, il s’est emparé de la petite fille et il l’a clouée nue avec son javelot à l’entrée de la case des fous. L’enfant a hurlé, gesticulant comme un écureuil mais ses mains n’ont rien pu faire et elle a cessé de vivre, clouée comme un fétiche à l’entrée de la case des fous. Les fous sont sortis pour regarder et ils avaient envie de rire mais ils s’en empêchèrent en se mettant une main sur la bouche parce que chaque fois qu’ils riaient on les amenait derrière le village et ils subissaient l’épreuve de l’eau et ils avaient alors l’impression de devenir complètement fous, ce qu’ils n’étaient pas parce qu’alors ils n’auraient jamais eu envie de rire. Mais Tahar lui riait, il riait en faisant tourner le cadavre de l’enfant autour du javelot et tout le monde pouvait voir que ce n’était pas un rêve. Il avait assassiné une jeune enfant pour prouver sa bonne santé mentale. Tahar n’était pas fou. C’était un assassin. Il venait de le prouver. Il n’y avait pas d’erreur. C’est bien ainsi que ça s’est passé. Tu connais la suite. Et quand le nègre Tahar atteignit la mer, il ne se doutait pas qu’un jour il reviendrait sur sa terre natale. Ici j’arrête d’écrire. Je ne sais pas si j’ai menti. Mais je n’ai fait que trouver la lettre inachevée de Jean à Kateb. J’ai raconté ce qui m’est venu à l’esprit. Je suis sûr que c’est exactement ce qui s’est passé. Ou alors toute mon existence est une erreur. Cher Kateb, tu recevras cette lettre s’ils ne l’enterrent pas avec mon cadavre qui les menace de sa terrifiante contagion. Je ne crois pas que la maladie est dans ces pages. S’ils ne le croient pas non plus, ils obéiront alors à ma dernière volonté qui est de souhaiter que tu lises la lettre de Jean comme j’ai fini de l’écrire pour toi. Quant à son compagnon, à qui je dois cette trouvaille magnifique, il laisse un écrit qui n’est pas la véritable fin mais qui risque de le devenir si tel est ton désir. Je joins donc ses feuillets pour terminer ce que j’ai commencé. Si tu vis encore Kateb, fou ou en bonne santé, n’oublie pas que c’est à moi que tu dois cette lettre. Personne ne m’usurpera ce bonheur, pas même le vieil homme à qui je laisse la parole pour terminer ce qui n’est peut-être au fond que le véritable commencement. Ouvrez les guillemets — […] La terre a tremblé. Tout est mort. Le fleuve charrie des milliers de cadavres. La maladie se nourrit de ce désastre. C’était peu de temps après l’exécution de Halladj sur la place publique. Ce n’était pas un effet de la justice divine. La maladie avait déjà empoisonné le fleuve, bien avant que la terre tremblât, et Jean était mort sans que je pusse rien pour lui. Et maintenant, c’est moi qui allais mourir. La terre ne s’était pas ouverte sous mes pieds pour m’engloutir dans ses entrailles fumantes et aucun vestige du temps passé ne s’était écroulé pour m’écraser de sa vertigineuse mémoire de pierre et de poussière. Je n’ai pas eu à souffrir de ces effondrements et de ces plaies qui grondaient sous les pieds des hommes et de leurs maisons. J’étais en train de mourir quand c’est arrivé. Le mur qui me servait d’ombre toute la journée grâce à une orientation parfaite, ce mur s’écroula dans le jardin qu’il isolait de la rue où je me trouvais, triste et couché comme un chien. Ce mur avait écrasé le citronnier dont j’avais pu voir la branche lumineuse de vert et de jaune traverser le ciel au-dessus de ma triste agonie. Il avait écrasé le banc et la femme qui y dormait. Il avait écrasé les jouets de l’enfant et l’enfant était couvert de la poussière blanche du mortier. Il regardait la mort sans rien dire, la mort du citronnier, la mort de la femme et du banc qui soutenait son corps sommeillant toujours du même sommeil, la mort de ses jouets, la mort du mur blanc et du ciel bleu qui se partageait le vert et le jaune du citronnier où la femme éparpillait des rouges baisers quand elle était amoureuse. J’ai regardé l’enfant sans éprouver aucune pitié. Le mur était tombé de son côté et ne lui avait pas épargné le chagrin. Le mur n’était pas tombé de mon côté. La mort m’attendait pour que je mourusse comme elle le voulait. Je n’avais pas la force de bouger, sinon je me serais éloigné, j’aurais rejoint le fleuve pour abreuver ma soif de silence et de mort. Mais ma chair cultivait déjà la pourriture qui l’achèverait. Je refusais tout secours, avertissant de ma sinistre maladie toute personne qui s’approchait de moi pour m’aider à survivre. Je provoquais ainsi d’étranges fuites. On me croyait sur parole. Je n’avais qu’à ouvrir la bouche pour en montrer la décomposition et l’oiseau s’envolait vers d’autres cieux, ayant sans doute renoncé au salut de ses semblables, car ma bouche est un souvenir qui ne lâchera pas ce qui l’ont vue. Je ne sais plus de quoi je meurs. Je ne ressemble à personne. J’accumule des maladies pour approcher de la mort dans la plus intense des douleurs. Ce qui m’arrive ne changera rien cependant à ce qui est arrivé. Il avait atteint le haut plateau qui domine la ville. Le soleil était une brûlure sauvage qui alimentait le pourrissement de la pierre et des chairs qui s’y accrochaient pour y vivre encore de la même vie. Il haletait doucement, regardant le fleuve et la ville se rencontrer atrocement sous ses yeux étrangers. Il s’enveloppa soigneusement dans le linceul blanc. La route était longue. Il retournait dans son pays d’arbres et de cascades. Il n’avait plus rien à faire ici. Cette époque de sa vie se terminait dans un grand bruit de terre fracassée dans la chair bouillante des hommes et l’eau impure du fleuve qui les avait fait naître. Il regarda l’autre bout du plateau. Des chevaux s’éloignaient dans une galopade qui soulevait la poussière du désert. Il atteindrait le lieu de cette course, et puis la mer, et puis l’Afrique, et le fleuve, la rivière, enfin la rivière qui s’interrompait en tumultueuse cascade pour décrire la limite de son village. C’est par-là qu’il arriverait, dans une pirogue remplie de souvenirs, et ils interrogeraient en riant ses mains chargées de présents étonnants et étranges. A la femme qu’il aimerait au premier regard échangé, à peine après avoir touché la terre natale, à cette femme qui n’existait pas encore il offrirait un coquillage de sable et de nacre, et elle accepterait de n’exister que pour lui. Il aimerait ses rondeurs et y trouverait le plaisir avec elle. Plus tard, alors qu’il achevait d’escalader une pente difficile, il aperçut la mer qui sortait comme une langue bleue de la bouche opaque du ciel. Il s’assit pour récupérer ses forces. Au pied de la montagne, il y avait un village, et il semblait désert. Une dizaine de barques cependant roulaient près d’un quai que personne n’occupait. Il pensa que les habitants de ce village étaient en train de dormir dans leurs maisons dans l’attente de la fraîcheur qui les inviterait au travail. Il descendit, croisa un chemin et en suivit l’étroite sinuosité jusqu’à atteindre le village. Il n’y avait personne pour l’accueillir. Il avisa une fontaine dont le jet était suspendu. Un nain affreusement laid l’en empêcha, le menaçant d’une arme qui pouvait être un couteau ou un morceau de bois. — Tu n’iras pas plus loin, dit le nain en agitant son arme qui jetait de brefs éclairs métalliques. Tu es un nègre malade et vieux et sale. Tu ne boiras pas de cette eau. Va-t-en sans discuter. Tahar ne bougea pas. Il ajusta son voile blanc sur sa tête. Personne ne venait. Il n’y avait qu’un nain ridicule sur son chemin et il s’arrêtait pour se poser d’inutiles questions. — Tu es bien petit pour menacer un aussi grand nègre que moi. — Je ne veux pas que tu boives cette eau. Va-t-en plus loin. Va au diable si c’est ton destin. — Il n’y a donc personne d’autre que toi dans ce village ? A qui appartiennent ces barques ? Je veux traverser la mer. J’ai besoin d’une barque. Je ne veux pas la voler. — Il y a neuf barques parce que j’ai neuf oncles, c’est tout ce que je peux te dire. Si tu veux aller de l’autre côté de la mer, il te faudra payer très cher. C’est beaucoup trop d’argent pour toi. Va-t-en. — Je paierai le prix. Mais tu es si petit que j’ai honte de te le demander. Le nain recula jusqu’à la porte d’une maison. — Va-t-en, dit-il encore. Sinon je te ferai mourir. Et il disparut d’un coup dans l’ombre. Tahar entendit la porte s’ouvrir puis se refermer. Le silence n’était troublé que par le jet d’eau dont l’éclat métallique excitait sa soif. Ne craignant rien de la part du nabot et encore moins de ses oncles qui devaient sacrément manquer de courage, il s’approcha de la fontaine pour apaiser sa soif. Mais il entendit alors la porte s’ouvrir et le nain réapparut dans le soleil qui décrivait toute sa laideur sans concession. — Je t’ai dit de foutre le camp, dit le nain qui tenait toujours son arme dans la main. Fous le camp. Je ne crois pas un mot de ce que tu me dis. Tu es un sale nègre qui n’a jamais vu l’Afrique. — Tu peux croire ce que tu veux. Ca m’est égal. Je suis exactement le nègre que tu veux que je sois. Toi, tu es le nabot qui m’empêche de boire non pas parce que je crains ta force mais parce que tu es laid de la manière la plus dégoûtante qui soit. Si tu ne veux pas avoir des ennuis, fais venir un de tes oncles, et je lui achèterai sa barque. Fais ce que je te dis ou bien je résiste à l’horreur de poser la main sur toi. — Sale nègre ! fit le nain et il disparut de nouveau dans l’ombre, claquant la porte. Tahar but comme il voulait. Puis il observa les barques une à une. Il y en avait neuf, toutes pareilles et sans doute du même âge. Il descendit sur le quai et sauta dans la première des barques. Il calculait déjà les détails de son équipement. Mais le nain arriva sur lui, agitant son couteau et poussant un cri qui dérangea le silence. Cependant, il s’arrêta sur le quai, continuant de crier mais n’avançant plus. Tahar regarda les maisons d’où personne ne sortit. Il songea à la maladie. — Sale nègre ! disait le nain entre deux cris qui n’ameutaient personne. — Continue de crier, dit Tahar. Ils viendront pour demander des explications et j’achèterai la barque de mon choix. Mais personne ne vient parce que tu es seul. Le nain cessa de crier. Il regarda derrière lui, comme pour vérifier que le nègre avait bien raison. Il était seul. — J’ai neuf oncles, dit-il. Neuf maisons et neuf barques et ils n’ont pas de fils, pas de filles, pas de femmes. — Et où sont-ils donc, tes oncles. Il faut que je leur parle. Tu es trop petit et trop bête pour comprendre ce que je veux. Le nain voulut dire quelque chose, mais sa voix s’éteignit dans un gargouillement qui sembla lui faire mal. — Tu es malade ? demanda Tahar qui comprenait maintenant ce qui se passait. Veux-tu que je t’aide ? Où sont tes oncles ? Le nain se mit à vomir. Il avait l’air d’un sac d’olives et un jet de matière infecte sortait de sa bouche qui ressemblait à un trou dans un sac d’olives. Tahar sentit l’odeur rance des olives qui se répandait autour du nain pour former une flaque dégoûtante. — As-tu mangé trop d’olives ? Ou bien es-tu malade de la maladie qui tue les hommes de l’autre côté du désert ? Réponds-moi, espèce de sale nabot ? Qu’est-il arrivé à tes oncles ? Le nain s’écroula dans la flaque. Il cessa de vomir, secoué par de sonores hoquets qui semblaient le déchirer comme un simple sac d’olives qu’il était peut-être. Tahar n’osait pas s’approcher. A distance, il continuait d’interroger le nain, mais celui-ci ne répondait à aucune de ses questions, rotant, crachant, s’extrayant une épaisse salive du fond de la bouche qu’il fouillait avec ses doigts. Tahar détacha la barque et l’éloigna du quai. Le nain le regarda sans rien dire. — Je prends ta barque, lança Tahar de loin. Je ne crois pas à l’existence de tes oncles, ou alors ils sont morts de la maladie. Si tu es seul au monde, que t’importe de perdre une barque que ta petitesse t’empêche de toute façon de manœuvrer. Je vais nager à la voile jusqu’à l’Afrique qui est de l’autre côté. Continue de vivre si c’est ce que tu veux. Le nain regarda la barque s’éloigner. Il s’essuya la bouche du revers de la main, ne quittant pas des yeux la barque où Tahar était occupé à arriser la voile. — Tu peux crever, sale nègre, dit-il en riant amèrement. Il n’y a pas l’Afrique de l’autre côté. Tu te trompes de mer. Ce n’est pas l’Afrique qui dira le contraire. Tu vas crever comme un chien. Mais Tahar voguait dans le vent favorable. Il était content de s’en être tiré à si bon compte. Il s’en était toujours tiré à très bon compte. Jamais personne ne l’avait empêché de faire ce qu’il voulait. Il n’avait rencontré que des nains et tous avaient cédé pour lui livrer passage. Il rencontrerait peut-être un jour un géant. C’était possible. Et après ? Il aviserait. Qu’est-ce qu’un géant si on n’est pas vraiment un nain ? Il ne fallait pas se poser ce genre de questions maintenant. La seule question importante, c’était d’aller dans la bonne direction. Il ne savait rien ni du vent ni des étoiles. Il pouvait revenir au village du nain la nuit même si la mer le décidait. Il n’y avait rien d’autre à faire que d’aimer la mer et de lui faire confiance jusqu’au bout. Tout ce qu’il pouvait faire si elle le trompait, c’était l’insulter, ce qu’elle n’entendrait peut-être pas. En attendant, le vent le poussait et la mer contrôlait la situation. Il pouvait rester éveillé ou bien dormir, cela ne changeait rien aux motivations de la mer si secrète et de son compagnon le vent. Il choisit de dormir. Quand il se réveilla et qu’il regarda autour de lui, c’est à dire décrivant un cercle autour de la barque qui s’était peut-être arrêtée au centre de la mer pour qu’il y mourût de solitude, il comprit que le voyage serait long et pénible, et que peut-être il ne s’achèverait qu’avec sa propre mort. C’était le deuxième jour du voyage, et il sentit la peur lui travailler l’estomac. Ce serait le plus long des jours de sa vie si c’était le dernier, sinon chaque jour serait plus long que le précédent, l’approchant de la mort qui devait être la sienne. Il se demandait maintenant à quoi ressemblait sa mort. Il avait failli mourir plusieurs fois et chaque fois des mains d’une femme. Il n’y avait pas de femme pour le faire mourir. Il était seul et la mer et le vent étaient des mots comme les autres. Ma mort est peut-être un oiseau qui se nourrit de ma chair, mais si cet oiseau existe, pourquoi je ne sais rien de lui ? Et si la mort ressemble à une fente dans la mer où je m’enfonce pour étouffer, pourquoi ne pas me le dire tout de suite, mot " mer ". Si c’est le vent qui me tue, de me rendre fou à force de sifflements et de froid, pourquoi " vent " ne signifie rien pour moi. Je sais ce que c’est la mort, mais la mienne est la source de mon mystère tandis que celle des autres n’est qu’une histoire dont les mots me rassurent. Est-ce que c’était l’Afrique ? Est-ce que c’était la même terre ? Y avait-il une terre dont il ignorait l’existence ? En tout cas la barque finit par s’arrêter sur un rocher, entre une plage et une montagne. Tahar avait bu tout le soleil et la mer n’avait pas manqué d’envahir sa tête fatiguée. Il regarda la montagne qui ne cachait pas sa nature d’obstacle infranchissable. Pas d’arbres, pas de maisons, pas le moindre signe de vie, rien que la roche, la poussière et le sable, et le soleil inondant un ciel blanc dont la profondeur s’était perdue maintenant. Si c’est le bout du monde, pensa Tahar, alors je n’ai plus qu’à mourir. Je n’irai pas voir ce qu’il y a derrière cette montagne dont le sommet disparaît dans ce qui est peut-être le ciel ou peut-être un immense nuage. Je vais mourir ici, dans ma barque secouée par les vagues, et il n’y a même pas un oiseau pour m’enchanter. Qu’est-ce qui m’enchantera désormais ? Moi qui pense à la place de Jean, moi qui écris à la place de Tahar, ou le contraire, je ne sais plus. Ce sont les mots qui nourrissent mon délire. Fermez les guillemets - Le soleil le tuait. Il n’avait pas pensé au soleil, mais c’était bien le soleil qui le tuait. L’écume murmurait à son oreille et le soleil s’enfonçait dans sa tête et dans son ventre comme le fer d’une arme forgée exprès pour en finir avec sa vie de nègre. Il mourrait peut-être loin de l’Afrique, si cette terre n’était pas l’Afrique, et il s’en désolait. Mais il n’y pouvait rien. Sa mort était entrée dans le soleil à la place de l’âme du soleil en qui il n’avait pas vu la mort. Il ne pouvait pas savoir. On ne sait jamais d’avance ce genre de choses. Celui qui va mourir sait que sa tête va être tranchée ou que son cou sera étranglé. Il sait comment il va mourir, mais sa mort n’est pas la hache ou la corde. Sa mort est quelque part dans la foule qui attend ou dans le ciel qui s’immobilise. Il ne sait rien avant que ça arrive. Et c’était arrivé. Rien n’avait plus d’importance maintenant. Ce qui arrivait portait le nom de mort. C’est comme ça que ça s’appelait et pas autrement. Il avait vu la mort de près quand la petite fille s’était approchée de lui. Il l’avait vue d’encore plus près quand les mains glacées de la mère s’étaient resserrées autour de son cou. Mais à aucun moment la mort ne lui était apparue comme elle lui apparaissait maintenant, molle et nue et brûlante comme le soleil qu’elle captivait. Il n’y avait vraiment plus rien à faire pour vivre. La mer était devenue un impossible voyage, s’il fallait retourner d’où il venait, mais il n’avait peut-être pas bougé et en face, immuable et gigantesque, la montagne traversait d’insondables brumes où la vie devait être impossible. Ce qui était possible, c’était de rester au fond de la barque et écouter les vagues et l’écume et le bois la roche écouter sans bouger de la barque et sentir la mort se recroqueviller en soi obligeant soi à se recroqueviller, à ressembler à un morceau de bois calciné, à ne plus exister noir et brillant et exigeant de la vie qu’elle donnât du plaisir. Et il se recroquevillait sous la voile blanche qui lui servait de linceul, n’espérant pas atténuer la morsure mortelle du soleil. Des oiseaux assistaient à son agonie. C’était donc dans leur ventre qu’il finirait. Il faut être mangé de toutes façons, par des femmes dont c’est le destin, ou par des vers si tout se passe selon la coutume, ou par des oiseaux si la solitude a tout absorbé de la vie qui reste à vivre. Puis le soleil déclina. Il pensa à la nuit, à ses blessures où le feu déclinerait aussi. Il pensa à la braise dans sa chair et au matin qui rallumerait son enfer. Mais c’était bon, cette soudaine fraîcheur. C’était comme s’il cessait de mourir. La nuit le raviverait et sa mort serait plus terrible encore dans la perspective d’une autre nuit plus cruelle que la précédente. Peu importait la mort, la douleur, le soleil, le feu. Il se tranquillisait et soulevant un coin de la voile, il fit peur aux oiseaux qui se mirent à tourner en rond autour du mât. Il sourit en songeant au partage qu’ils feraient de sa chair. — Je ne suis pas encore mort, oiseaux ! Vous ne mangerez rien qui me ressemble aujourd’hui. Vous pouvez baver, je ne ferai rien pour vous plaire. Vos becs ne goûteront que l’air frais de la nuit. Ce sera tout votre repas. Moi non plus je ne mangerai pas. Sauf si l’un d’entre vous me tombe sous la main. Méfiez-vous, oiseaux, de ne pas me rejoindre dans le dernier repas. Et ils virevoltaient en piaillant autour du mât. Tahar plia la voile et la rangea sous la banquette. Avec la nuit qui ne tarderait pas, les forces de la vie lui revenaient. S’il voulait vivre encore, c’était cette nuit qu’il devait en trouver la force. C’est alors qu’il entendit le rugissement de la lionne. Il leva la tête, et la vit qui marchait vers lui sur la plage. Il se redressa, s’accrochant au mât vibrant et les oiseaux épouvantés partirent d’un coup en direction des rochers qu’ils survolèrent sans cesser de piailler. Ma lionne, dit Tahar, ma lionne ! Il se sentait heureux soudain. Il vit la mort reculer tandis que la vie laissait la trace terrible de ses griffes dans le sable. Ma lionne, je n’en crois pas mes yeux. C’est donc bien la terre d’Afrique, la terre où je suis prince. Je ne suis plus esclave de la mort. La lionne s’arrêta près des vagues qui mouraient près d’elle et elle se coucha. Elle était blessée elle aussi. Il y avait un grand trou dans son cou et il s’en échappait un sang lourd et noir. Elle allait mourir elle aussi. Tahar sentit sa mort revenir pour lui traverser le cœur et la tête. Ce n’est pas possible, dit-il en regardant la lionne. Nous allons mourir tous les deux. Est-ce bien la terre d’Afrique si tu meurs avec moi ? Il trouva la force de la rejoindre et il se coucha près d’elle tandis que la mer se glissait sous leurs corps blessés. Lionne mon amour, est-ce que nous allons mourir tous les deux ? Je ne veux pas croire que c’est arrivé sur la terre d’Afrique. La lionne regardait l’écume entre ses pattes et il n’était pas possible de croire que c’était arrivé. Tahar ferma les yeux pour pleurer. Maintenant il faisait nuit. Les oiseaux avaient cessé de voler et de piailler. A la place de la montagne, il y avait une ombre gigantesque qui ne finissait pas. Tahar eut envie de l’atteindre, une envie folle qui le fit sourire parce que son corps n’en pouvait plus de douleur, mais il se leva et marcha vers l’ombre qui ne pouvait être que celle de la montagne. La lionne le suivit et il en fut heureux. Ils escaladèrent un premier rocher. De là, ils virent une crevasse qui montait en serpentant dans l’ombre. Ils s’y engagèrent l’un derrière l’autre et puis tout devint plus noir, plus froid, plus silencieux. Ils s’élevaient dans le ventre de la montagne comme des aveugles. La roche les blessait au passage puis ils sentaient l’air lisse qui leur indiquait le vide et ils cherchaient d’autres appuis pour y crever la surface de leur chair. Le froid devint plus intense. Tahar était nu. Le premier il sentit la neige se clouer sur sa peau. Il faillit perdre l’équilibre et entraîner la lionne dans sa chute. Il neigeait. L’air, de noir qu’il était, devint opaque et lumineux. La vie revenait dans la tête de Tahar et il lui sembla que la lionne survivait aussi avec lui. Le froid et l’humidité pénétrèrent ses brûlures et il hurla de douleur. Son cri se répercuta à l’infini. La lumière approchait. Ils s’agrippèrent à la roche glissante que la neige couvrait d’une mince couche de froid et de paralysie. Il y avait une lumière intense derrière cette opacité dans laquelle ils creusaient et quand ils traversèrent ce plafond aveugle, le soleil les arrêta dans leur inutile nudité d’homme et de bête. Ils s’écroulèrent l’un près de l’autre, le visage contre terre, la gueule grande ouverte, les bras croisés devant les yeux, griffes tendues dans l’humidité qui coulait. Il leur semblait avoir atteint quelque chose d’important. Tahar ouvrit les yeux malgré la douleur que le soleil lui causait et se mit debout, souffrant du froid et de l’humidité, et ce qu’il vit l’enchanta. Il poussa un cri de joie qui s’éparpilla dans la nuée. La lionne regarda dans la même direction et elle grogna doucement, sans doute pour exprimer le même sentiment. — C’est l’Afrique, exulta Tahar en secouant la tête de la lionne qui fermait les yeux. C’est l’Afrique ma mère et mon enfant. J’ai vraiment quitté la terre d’Arabie où je n’étais qu’un esclave. Voici la terre d’Afrique où je suis prince. Suis-moi, ma lionne, descendons de ce côté de la vie. Il faut nous dépêcher de revivre. Le fleuve qui coule au pied de ces montagnes n’est pas malade. C’est le fleuve qui nourrit la vie. Regarde l’oiseau. Et ils virent l’oiseau magnifique se poser sur la pointe d’un rocher. — Oiseau d’Afrique, dit Tahar, tu es ma seconde vie. Tu seras mon éternité si je ne me trompe pas. Ce n’était plus le même soleil. Ce n’était plus la même nudité. Il retrouvait l’amour perdu. Ma lionne, mon oiseau, ne m’abandonnez plus. Gardez-moi la terre d’Afrique. C’est elle que j’aime. Je retourne à mes premières amours. Ma lionne, si tu parlais comme parlent les femmes, tu dirais que tu m’aimes et je t’épouserais comme on épouse une femme. Tu seras ma femme si la nature le veut. Et toi oiseau, le plus beau des oiseaux de la terre, oiseau africain, tu es noir et blanc comme mes yeux et ton bec est rouge comme mon cœur. Ne parle pas si c’est pour me dire que tu ne sais pas ce que tu veux. Moi je veux que tu existes pour moi, je veux que tu voles comme j’aimerais voler, je veux que tu aimes toutes celles que je vais aimer comme un fou pour épuiser la vie. C’est comme ça que la vie devrait se terminer. C’est comme ça que je la terminerais si je mourrais sur la terre d’Afrique. Mais c’est l’Arabie qui me couche sur sa terre avec les autres morts que le fleuve n’a pas épargnés. Adieu, Tahar. J’ai aimé ton histoire. Je savais qu’elle existait pour me plaire. Il fallait que je la raconte à Kateb parce qu’elle est exemplaire. Que sa terre de lumière se rejoigne de chaque côté de la mer ! Qu’il en soit ainsi ! Et que le temps ne change plus rien si ça arrive !
Jean à Kateb. Envoi :Dans une de ses nouvelles intitulée La Chambre d’Amour, dont l’action devrait se situer quelque part dans le paléolithique supérieur, Jean a donné la définition du décor littéraire. L’anecdote qui fait le fil d’Ariane de cette nouvelle est simple : une jeune fille est amenée par son père dans une autre tribu dont elle doit épouser un des membres les plus notoires. Cette tribu est la gardienne d’une grotte sacrée dans laquelle on célèbre régulièrement une cérémonie au cours de laquelle on s’étonne de l’avancement des travaux de peinture qu’un artiste est chargé d’exécuter. Chaque jour, on dépose la nourriture qui lui est destinée à la dernière limite connue de son œuvre. On s’interdit bien sûr de jeter un coup d’œil sur l’œuvre en marche sous peine de mort d’ailleurs. L’artiste est entré un jour dans la grotte pour y peindre son œuvre et depuis, on ne l’a plus revu. Il a même renoncé aux femmes, ce qui en étonne plusieurs. Il mange copieusement tous les jours et chaque année sans doute, à la même époque, la tribu gardienne reçoit les autres tribus du même peuple et tout ce monde entre dans la grotte pour y admirer les œuvres nouvelles. L’artiste ne se montre pas. La jeune fille qui est venue pour se faire épouser est la seule à se poser la question : comment devient-on artiste ? Autrement dit, qui va succéder à celui-ci qui mourra bien un jour. Elle va vite comprendre comment est assurée l’éternité de l’artiste unique. Le soir même des noces, son homme disparaît. Elle le cherche chez les autres femmes, se querelle, les pères en viennent presque aux mains. Elle a alors l’idée d’aller jeter un coup d’œil à la grotte. En effet, son jeune époux lui a beaucoup parlé de peinture, d’art, de pensée, etc. C’est peut-être d’ailleurs tout l’amour qu’il lui a donné. Elle entre dans la grotte avec le sentiment que son époux cherche à violer le secret des nouvelles peintures. Elle se trompe un peu. Arrivée à la limite autorisée, elle rencontre le cadavre de l’artiste dont le cœur est traversé par un couteau à l’aspect rituel. Elle revient dans la tribu, informe tout le monde, et on se tait. Le moment venu, on entre dans la grotte ; quelqu’un s’arrête devant le cadavre de l’artiste et prend le couteau qu’il donne à une espèce de sorcier ; dans le couloir qui s’ouvre devant eux, ils découvrent la continuation des peintures. La jeune épousée est félicitée : son jeune époux fait du bon travail. En contrepoint, la jeune fille se livre à une débauche de sexe. Le couteau rituel est dans chacune de ses paroles. En fait, cette nouvelle n’a pas été écrite et ne le sera sans doute jamais. Elle n’a pas besoin de l’être. Elle n’est qu’un refrain que Jean sifflote entre deux travaux d’approche. Elle n’est que l’interruption d’une autre histoire qui commence dans un temps très postérieur au paléolithique supérieur et qu’il n’est pas utile de situer avec exactitude. Cette histoire se passe en Afrique, dans l’Afrique immobile que rejoint le nègre à la fin du dernier récit de Fleur. C’est avec une lionne, compagne de voyage, qu’il revient dans son village. Il en est parti tout jeune homme suite à un défi lancé à son père et à l’autorité, surtout judiciaire, qu’il représentait. Il est alors allé, comme c’est la coutume, provoquer les femmes du pays des Mangeuses d’Hommes. Il ne s’est pas fait manger, a vécu mille aventures racontées dans le détail dans Fleur et les Cannibales, est devenu esclave-jardinier au pays des arabes, s’est enfin enfui, et le voilà de retour dans son village. Les années ont passé, le père a beaucoup vieilli. Mais voilà, il a épousé la jeune fille du village qui, dans une tradition que personne n’explique et qui est obligatoire, se livre à la prostitution jusqu’à ce qu’une autre jeune fille lui succède. Cette tradition, on en connaît l’origine décrite dans l’épisode de la grotte qu’interrompt justement celui-ci, et pas seulement pour fournir une explication à cette étrange prostitution coutumière. Le père, donc, a épousé la jeune prostituée qui en a juste fini avec son magistère. Le fils arrive sur ces entrefaites. La lionne est le témoignage de sa réussite. Les gens du village le fêtent respectueusement. Le fils est l’homme le plus puissant du village. Il fait dévorer quelques personnes par la lionne, histoire de montrer à quel point il peut être cruel si c’est nécessaire. Son père seul, qui demeure le chef, ne se résout pas à se jeter comme les autres aux pieds de son fils. La tension monte, le village connaît un certain désordre dû à la rébellion secrète de quelques uns de ses membres ; la lionne veille, chaleureusement couchée près de son maître. Tandis que la lionne veille jalousement, l’auteur plonge verticalement dans la présence d’un des personnages : la jeune fille que son mariage avec le chef de la tribu tire de la prostitution, y jetant sa propre sœur à peine plus jeune. L’auteur plonge verticalement dans ce passage de la prostitution, par le moyen d’une interruption qui situe la lecture ailleurs, dans un autre temps. La jeune fille est la même. Elle suit son père, cherche du regard l’élu qui va prendre son cœur, contre sa raison peut-être, elle le craint. Ayant perdu pour toujours l’époux qu’elle avait pourtant accepté pour toute la vie, la jeune épousée a remplacé ce qui aurait dû être une attente par une incroyable frénésie de sexe, devenant ainsi une des possibilités que le sexe offre à l’imagination. Il n’est pas dit qu’elle est l’inventeur de la prostitution. Au niveau de ce deuxième récit, il n’est pas question de prostitution. Elle vit ce qu’elle vit, un point c’est tout. On pourrait s’attarder sur la jalousie qu’elle cultive savamment dans la tête des autres femmes de la tribu qui sont réduites au rôle de génitrices . Ce qui importe à leur niveau, c’est que la race humaine continue d’exister. Par contre, la jeune fille fait partie de l’imaginaire. Non pas seulement celui des hommes qu’elle excite, mais aussi celui des femmes qui peuvent chercher à lui ressembler par d’autres moyens dont le moindre serait justement la prostitution. On pourrait aussi dire un mot de l’imaginaire des jeunes filles qui, si l’histoire est vraie, pourraient bien chacune leur tour prendre la place et à sa place le même plaisir ou la même intention de ne rien attendre. Leur attente consisterait alors à trouver le cadavre du jeune épousé devenu artiste par le meurtre de l’artiste. Ce serait leur homme qui tenterait cette impensable aventure de l’esprit, se faisant héritière du plaisir qui remplace l’attente. Le texte peut aller où il veut. Avec les mots choisis pour en rendre toute la saveur. Peu importe. A la fin de cette interruption originelle, la jeune fille n’attend rien. Elle prend plaisir. Ce qui est décrit, c’est une durée. Et cette durée est indépendante du temps dont dispose l’artiste lui-même dans la grotte. Cette action, parallèlement à la description d’un décor somme toute sans importance sinon par rapport à notre culture qui peut accepter le fait sans recherche de l’invraisemblable à lui opposer, - cette action consiste dans la description, ou du moins dans le signal des durées parallèles — celle du plaisir et celle de l’art — qui n’ont aucune influence l’une sur l’autre. Du moins la durée de l’action artistique entreprise par le jeune marié n’a-t-elle aucune influence sur celle de la débauche de sa jeune femme au soleil. S’il est tué, rien n’indique que la jeune femme cessera du coup d’exister et avec elle la débauche qui la fait durer. La nouvelle jeune épousée, s’il y en a une, choisira peut-être un autre genre de vie. La débauchée peut d’ailleurs y perdre son intérêt. Par contre, n’est-ce pas parce qu’elle existe toujours avec la même force qu’elle peut provoquer le meurtre de son époux ? C’est l’existence parallèle de cette débauche qui provoque le désir de prendre la place de l’artiste ; c’est le plaisir éprouvé dans la débauche qui peut pousser n’importe quelle jeune fille à encourager son futur époux au meurtre de l’artiste. C’est la continuation de l’art et du plaisir que cette histoire assure à l’histoire. Même si, plus tard, la légende n’a pas survécu au temps qu’elle était censée arrêter de temps en temps par l’action de l’imaginaire sur les sens. Mais de la débauche à la prostitution, que s’est-il passé ? Pourquoi la prostitution a-t-elle remplacé la débauche ? Est-ce parce que la débauche est incontrôlable, ce qui n’est pas le cas de la prostitution qui, dans la perspective d’une institutionnalisation des effets de la légende, la remplace avantageusement ? Qu’est-ce qui s’est perdu entre-temps ? Est-ce l’art qui finalement n’y trouve pas son compte ? La débauche était le plaisir de la femme qui n’avait pas eu accès , du fait des lois instituées avant elle, à la création artistique. Il n’était pas question à ce moment-là du plaisir de ceux qu’elle excitait. Leur plaisir à eux n’était que l’instrument de son propre plaisir qui était le seul à compter face à la plénitude spirituelle rencontrée par son mari. Au fond, il n’y avait que deux existences au-dessus des autres : la sienne et celle de son mari. La débauche était le contrepoint de l’art. Dans le fond de sa grotte, l’artiste devait y penser quelquefois. Il est impossible d’ailleurs que son propre sexe ne se signalât jamais par l’érection. Sa propre débauche était peut-être purement masturbatoire. Parallèlement, il n’y avait aucune création de la part de la débauchée qui, de temps en temps, devenait sans doute productrice de bâtards dont il n’est pas dit si la société en voulait ou non. Le deuxième récit de La Chambre d’Amour s’achevait sur ce genre de supputations, prêt à recevoir, pour pallier l’attente qui finirait par épuiser les possibilités de l’imagination, l’interruption maintenant attendue comme moyen technique de dimensionner l’objet que commence à devenir cette nouvelle d’un autre genre. Une autre attente a remplacé l’attente qui servait d’abord à mesurer le temps. Dans le village où le fils revenait sans prévenir, on attendait la rébellion des gens du village ou du moins d’une partie d’entre eux auxquels les autres se rallieraient ou non en fonction du succès de la guerre ou du discours peut-être. L’ex-prostituée, on en voyait alors le sexe magnifique s’ouvrir à la tragédie d’une confrontation entre le père qu’elle venait d’épouser et le fils qui y trouvait à redire. La troisième interruption n’interrompt pas vraiment la tentative de description d’un tableau de peinture qui était beaucoup mieux interrompue par la scène finale du nu qui s’interpose et prend toute l’image pour que ça n’est plus l’air de parler de sexe. La troisième interruption se substitue à cette scène pornographique. Le fils est étroitement lié nu au poteau de torture. Il est déjà entré dans la souffrance, comme cela se voit sur son visage grimaçant. Ses testicules et son pénis sont noués dans le cordon magique dans l’attente de la castration. Non loin, le père est assis, nu lui aussi, à même le sol dans lequel est planté un couteau rituel dont la description correspond au couteau qui a tué l’artiste dans l’histoire de la grotte préhistorique. Derrière le vieux, le cadavre de la jeune épousée repose sur un catafalque aux allures de bûcher. Plus loin, assis en cercle autour d’un feu très pâle, le reste de la tribu murmure un chant approprié. Une bête, qui a pu être une chèvre, gît écorchée et sans tête sur un autel de branches encore vertes. Le sang est noir. L’attente n’est plus le moyen de mesurer le temps. La jalousie et la révolte étaient des sentiments propres à en exagérer la durée ou à la contenir dans les limites d’un récit. Cette fois, c’est un acte qui est en attente, assez terrible pour inspirer les plus forts sentiments sans doute et par conséquent mesurer, avec cette terreur, le temps qui est celui qui sépare le fils de l’amputation qui en fera un infirme sexuel. C’est l’être qui est en jeu ou c’est l’être qui est remplacé par la substance romanesque appropriée, le personnage. En fait, la castration n’aura peut-être pas lieu. Le Vieux peut choisir d’enfoncer le couteau dans le cœur de son fils, ou de lui crever les yeux ou d’inscrire l’infamie dans sa peau d’assassin. Ce qui est sûr, c’est que le fils va être châtié. Le châtiment le plus probable est celui de la castration. Sinon pourquoi aurait-on noué ses testicules et son pénis dans le cordon sacré réservé à cet usage ? Le vieux peut-il oublier la mort de sa femme au point de ne pas sacrifier son fils à sa douleur ? Le père, le fils, la femme du père, c’est le triangle du nous qui se forme à la place de la toujours sainte mais peu probable trinité d’où la femme est exclue tant elle n’est qu’un passage. Ici, elle a son histoire de femme, de la virginité à la débauche et de la débauche à l’union sacrée que la mort annule d’un coup. Elle n’enfante rien, le père est exclu de la branche qui s’annonçait, et le fils est condamné à la sécheresse. Cette structure, que cette partie de La Chambre d’Amour commence par schématiser, contient toute la signification de ce « nous », ici représenté par la tribu à la recherche d’une transe commune, qui est l’aboutissement de l’aliénation du personnage […] |
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