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La lettre de Bagdad - roman - texte intégral

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 Article publié le 1er juillet 2013.

oOo

Mon cher Kateb.

As-tu déjà assisté à un supplice ? Oui, sans doute. Mais était-ce un supplice historique ? Je parie que non. Hier, ils ont tué Halladj. Fouetté. Mutilé. Pendu. Et enfin décapité. On a torturé son corps jusqu’à la mort. Il n’y avait plus rien d’autre à faire que de le tuer. Son âme est intacte. Œuvre de justice.

Et ce matin je suis allé au marché aux esclaves. Je ne suis pas riche, mais ça ne coûte rien de regarder. Je regarde les femmes bien sûr. Prisonnières, je les trouve plus belles. N’est-ce pas que c’est plus facile ? Mais je ne suis pas riche, et j’ai acheté la moins chère. Pas grande, pas grosse, de jolis yeux en amande, noirs, c’est vrai, des yeux noirs, mais je n’ai pas vu le reste. Je l’ai deviné. C’est une femme qui la vendait. Je n’ai pas discuté le prix qu’elle m’a soufflé à l’oreille. J’ai payé et j’ai lié son poignet à mon bras et je l’ai emmenée jusque chez B. où je loge comme tu sais.

— Une esclave ? me dit-il. Et pourquoi pas un cheval.

J’ai aussi songé à un cheval, mais c’est vraiment trop cher. Un cheval, il faut que ce soit beau, ce qui n’est le cas d’une esclave. Que demande-t-on à une esclave ? De laver, de ranger, de ne mettre aucun désordre où il existe déjà pour mon plaisir, de se taire, de manger en silence, de ne pas se plaindre. Si c’est une femme, on peut toujours lui faire l’amour. Je n’ai pas d’amoureuses et je vais voir les femmes. Tu sais ce que c’est. Et puis je ne suis pas riche. Mais je ne ferai pas l’amour avec celle-là. Elle m’a coûté si peu d’argent. Même si elle n’est pas trop laide, elle doit au moins cacher une maladie. Je suppose que ça explique son prix.

Voilà pour les nouvelles de Bagdad. Je comptais t’expédier cette lettre aujourd’hui même mais ce n’est pas possible pour je ne sais quelle raison que de toute façon je ne suis pas apte à comprendre. Est-ce que mon esclave te plaît ? Si c’est la mort d’Halladj qui te chagrine, prends bien soin de sa poésie, elle a toutes les chances de disparaître à jamais.

J’ai reçu la lettre où ton père me parle de ta maladie. Je ne sais pas ce que c’est qu’une maladie de l’esprit : je crois que ton père se trompe. Il n’y a pas de maladie de l’esprit. C’est le corps qui est toujours malade. Quelque chose se casse dans la chair et il semble que ce soit l’esprit qui est dérangé. Il l’est peut-être si l’on en juge par les manifestations de son trouble, mais ça n’explique rien, ça ne rend compte de rien, il n’est pas question de se fier à ce genre de phénomènes. Il paraît que tu cries, que tu t’emportes pour un rien, que tu menaces. Je fais la même chose avec tout le monde et personne ne pense que je suis malade. Si tu es malade, ce n’est pas de cette manière qu’on le verra. Il faudrait t’ouvrir la tête et bien mesurer ce qu’il y a dedans et se rendre compte des écarts de dimensions, des défauts de couleurs, des changements de consistance. Je plaisante. J’espère que tu ne m’en veux pas, mais je ne peux pas croire un mot de ce que dit ton père. Toi, tu me diras que c’est vrai. Je t’entends le dire comme si tu étais ici.

C’est vrai que je préfèrerais que ce soit toi qui m’en parles. Ecris-moi dés réception de la présente. Je veux savoir ce que tu penses de ta maladie, ou de sa supposition. Je n’écouterai que toi, je ne me fierai qu’à ta version des faits. Je ne crois pas un mot de ce que disent les autres parce que je ne les aime pas. Excuse-moi si je n’aime pas ton père. Je t’aime toi. Tu es un véritable ami. Ton père est d’un autre temps. En fait, je crois qu’il est d’un temps suspendu, un temps qui n’a pas vraiment eu lieu et dont il n’est pas possible de dire s’il aura lieu. Tu veux que je te parle de mon père ? Je n’en dirai pas la même chose, mais au fond, qu’est-ce qui change d’un père à l’autre ? Je suis loin de tout et de tout le monde ici. J’ai les moyens de laisser à ma pensée tout le champ qu’elle réclame depuis si longtemps. Mon hôte ne me casse plus les pieds. J’ai dit ce qu’il fallait dire. J’ai la clé de ma chambre et celle de la bibliothèque. Le problème maintenant, c’est de loger cette esclave, qu’elle puisse dormir, manger, se laver et peut-être aussi faire l’amour avec qui elle veut. Est-ce qu’elle veut faire l’amour avec quelqu’un ? Je n’en sais rien. Alors à la question de B., j’ai répondu qu’un cheval ne posait pas de problème vu qu’il y a de la place à l’écurie. Par contre, ai-je dit en ricanant un peu car j’aime le remettre à sa place et lui faire comprendre qu’il n’est pas seul à exister, ce qu’il ne discute pas longtemps, preuve qu’il n’est pas aussi dur qu’il veut paraître, par contre, disais-je, cette esclave ne peut pas coucher dans mon lit il faut lui trouver une paillasse c’est une femme disons un lit oui un lit bon pas trop douillet d’accord c’est une esclave etc.

— Elle couchera dans la chambre de Saïda, déclara le bonhomme. Saïda c’est la première de ses filles. Il a trois filles mais aucune n’habite ici. Elles vivent avec leur mère dans un autre quartier. Pour quelles raisons, je ne sais pas, ce n’est pas mon affaire, bien qu’au fond il m’intéresserait de voir leurs visages au-moins pour y mettre un nom. Donc je demande à l’esclave comment on la nomme d’habitude, elle me répond un nom que je n’écoute pas, je lui dis : tu t’appelleras Saïda, j’en ai décidé ainsi et le vieux ne bougea pas de l’écran de la fenêtre où il s’était immobilisé semble-t-il pour toujours. Le nom a l’air de lui plaire. Je plaisante c’est la chambre de Saïda et le vieux ne dit rien il reste là dans la fenêtre un géranium fait une tâche rouge près de lui.

Pendant que Saïda arrange les coussins sur le lit, je défais son maigre bagage et je répands les chiffons sur les coussins. Elle utilisera le coffre qui est sous la fenêtre.

C’est ainsi que ça s’est passé. J’ai installé Saïda dans la chambre de Saïda, il est parti sans dire un mot et j’ai dit à Saïda :

— Tu vas prendre un bain. Il me semble que tu sens mauvais. Ou alors c’est ton parfum qui me déplaît. Change de parfum. Change de vêtements.

Et j’ai refermé la porte derrière moi mais je suis resté là pour écouter. J’avais très envie de la voir nue mais pas de suite comme ça. Ca arriverait un jour de toute façon. Elle le savait. Ca arrive toujours.

Le cheval est une bonne idée. Je te jure que si j’avais de l’argent... mais je n’en ai pas. Il y un marché aux chevaux tous les matins. J’y vais quelquefois. Mais un cheval c’est un cheval. Je te l’ai déjà dit. Une esclave, on la couvre de tissus et le tour est joué ! Est-ce qu’elle a des bras, des yeux pour voir, est-ce qu’elle sait travailler ? Mais le cheval ? Est-il beau ? Ca se voit tout de suite. Il l’est ou pas. Il vaut son prix. Et puis je ne peux pas voler l’argent. A qui le volerais-je d’ailleurs ? Mon hôte possède huit chevaux et juments. Tous beaux. Egalement beaux. Je peux monter si je veux. Je ne sais pas. Je pourrais apprendre. Saïda dit qu’elle sait. Ca alors. Elle sait monter à cheval. On verra. Il faudra qu’elle le prouve. On verra plus tard. Elle est revenue du bain sous un voile plus opaque. Je vois ses mains et ses yeux. Elle a de belles mains et de beaux yeux. J’aime les femmes. C’est plus fort que moi. Il faudra que j’écrive quelque chose là-dessus. Elle prendra ses repas dans sa chambre. Elle dit qu’elle sait lire. Pour le prix, allons donc ! Et bien oui, elle sait. Elle lira à ma place. J’adore qu’on lise. J’écoute si bien. Elle lira après mes repas. Je boirai de l’alcool et elle lira elle se taira au sujet de l’alcool je n’en abuse pas ne dis rien toi-même est-ce que tu bois est-ce que tu fumes que fais-tu pour oublier est-ce que tu oublies ce qu’il faudrait oublier moi je n’y arrive pas je n’y arrive vraiment pas mais c’est vrai que toi tu es malade à ce qu’on dit. Qu’est-ce qu’on ne dit pas à ton sujet !

Pour en revenir au supplice, c’était hier. Saïda n’existait pas encore. Tu vois à quel point elle existe déjà. Ce n’est pas le sang ni les grimaces ni les cris je ne sais pas ce que c’est il y a autre chose qui n’a rien à voir avec le sang les grimaces les cris. J’y reviendrai puisque je le dis.

Le coffre contenait quelques vêtements ma foi assez beaux. Je les ai donnés à Saïda sans demander la permission à mon hôte aussi quand il a vu Saïda dans une robe de Saïda mon dieu quelle confusion. Il ne disait rien. Il ne lisait pas le livre.

— Jamais aucune esclave n’est entrée dans cette bibliothèque, me fit-il remarquer mais ce n’était pas un reproche il voulait dire que ce n’était plus le cas maintenant une esclave est entrée est-ce qu’elle va en sortir ?

— Elle me fera la lecture.

— Elle sait lire ?

— Elle sait. Pour le prix que je l’ai payée.

— C’est une bonne idée.

— Je ne savais pas qu’elle lisait quand je l’ai achetée. La marchande non plus je crois sinon elle m’aurait fait payer le prix. Tout s’explique, n’est-ce pas ?

— Je ne vois pas, non, si nous avons expliqué quelque chose.

Et il se plongea dans le livre. Il souriait. Il peut sourire. Il vit seul. Ne voit pas les femmes. Il pense à ses filles. Il a un fils. Un seul. Combien en aurai-je ? C’est nécessaire, bien que je préfère les filles.

Je pensais au cheval. Excuse-moi si cette lettre est complètement décousue mais je suis sans cesse dérangé par le jardinier qui chasse les chats et je ne peux pas fermer la fenêtre. Il fait tellement chaud. Où est Saïda ?

Elle était avec les autres femmes dans la cuisine. Elle sait aussi cuisiner. Ma foi, que de qualités ! Je reviens donc à ma lettre. Il faudra que je te l’expédie au plus vite mais j’ai tant de choses à te dire. Voyons.

Le cheval, tu sais ce qui est possible.

Le supplice, j’en reparlerai parce que j’y ai beaucoup pensé.

Saïda, on verra.

Mon hôte est sans intérêt, mais on dit qu’il recevra la visite de ses filles sous peu. Ca m’intéresse.

Ah oui ! le coffre. Il y avait quelques robes, et des coiffures. Et puis une lettre écrite dans une autre langue je crois que c’est du perse est-ce que je me trompe ? Elle n’a pas su la lire.

— Ca t’intéresserait de savoir ce qu’il y a d’écrit ? demandai-je à Saïda qui baissa les yeux.

— C’est une lettre d’amour n’est-ce pas ?

— Comment le savoir ?

— On ne peut pas le savoir.

— Est-ce que c’est dommage ?

— Ca pourrait l’être. Et peut-être que non. Ca ne nous regarde pas.

— Parle pour toi. Je me documente.

On ne saura jamais. A moins de la faire lire à un perse. Mais comment savoir s’il traduit ou s’il ment ? Moi je te dis qu’on ne saura jamais. Ou alors je demanderai à Saïda et elle me répondra que ça ne me regarde pas. Et elle aura raison.

A part la lettre, que je ne peux donc te traduire, il y avait un bouquet de fleurs séchées et un morceau de cuir qui à mon avis est un morceau d’armure. J’ai réussi à la faire rire en lui révélant les fruits que mon imagination élevait pour elle et elle seule.

Il y a longtemps, tu m’avais fait part de ta passion pour les chevaux. Il faudra que j’y repense. Est-ce que nous étions enfants ? Je ne me souviens plus. Etait-ce il y a si longtemps ? Maintenant il me semble que non. C’était peut-être hier, tandis que j’écoutais les râles de ce pauvre poète mais non c’était bien avant que je me mette à aimer les femmes pour ce qu’elles sont.

On a vidé tout le coffre et retenu ce qui plaisait à Saïda. J’ai conservé la lettre, le bouquet et le morceau d’armure. J’en parlerai à mon hôte. Il sait peut-être. Sait-il tout ce qu’il faut savoir au sujet de sa fille ? Il paraît que non mais qui sait ce qu’il est capable de deviner ? Je lui parlerai de la lettre et il saura me dire si c’est du perse ou autre chose. S’il sait le perse, il traduira. Sans doute fidèlement s’il ne sait pas de quoi il s’agit vraiment. Saïda a tenu à fermer le coffre à clé. A-t-elle le droit de cacher quelque chose ? Je n’en sais rien. J’ai laissé faire, parce qu’elle le demandait avec tant de douceur. Elle fait ma conquête je crois. Et moi je vais tomber amoureux. Encore une femme. Qui sera la prochaine ? J’ose me le demander. Mais je ferais mieux de penser à des choses plus sérieuses. Mes études par exemple. Je dois de l’argent à ma famille. Je ne dois pas l’oublier.

Ton père dit que ce sont les femmes qui te rendent fou. C’est ce que font les femmes en général : elles rendent fou. C’est leur côté divin. N’écoute pas ton père sur ce sujet. Que connaît-il des femmes, à part la folie qu’elles inspirent ? N’écoute que ton cœur et demande sa main à celle que tu préfères. C’est la meilleure de toutes. Ce n’est pas une folie que de vouloir se marier. Ton père délire ou alors je n’ai rien compris à ses tourments. Parle -moi de la femme qui occupe tes pensées. Un homme comme toi ne peut aimer qu’une femme qui te ressemble. Est-ce qu’elle te ressemble autant que tu veux ? Est-ce que tu veux que ça dure ? Sinon elle changera. Ah ! Ne me laisse pas dans l’expectative. Arrache une plume à son chapeau et écris-moi ce qu’elle t’inspire !

— Elle était dans le coffre. Comment se fait-il...

— J’ai ouvert le coffre. Je croyais que c’était permis.

— Il fallait demander. Enfin, puisque c’est fait. Donnez-la moi.

— Voulez-vous le bouquet et le morceau d’armure ?

— Le morceau d’armure ? Que me racontez-vous ? Ah ! c’est un morceau de cuir en effet, mais rien à voir avec une armure. Il n’y a pas d’armure dans cette histoire. Vous êtes curieux comme une femme.

Il riait. Pas moi. Je ne saurais jamais ce qu’elle disait cette lettre. J’ai gardé le bouquet et un morceau d’armure qui n’est pas un morceau d’armure. C’est un morceau de cuir sans signification et les fleurs séchées ne me disent rien non plus. J’ai tout abandonné derrière une colonne comme si de rien n’était. C’est fini pour cette histoire.

— Il vous a repris la lettre ? s’étonna Saïda.

— Et ça l’a fait rire. Vous auriez ri, vous, si vous aviez vu ma tête à ce moment ?

— Est-ce que c’était la tête que vous avez maintenant ?

— Oui.

— Alors j’aurais ri !

C’est qu’elle l’aurait fait, la diablesse ! Mais je ne lui permets pas de rire de moi. Enfin pas encore. Elle rira bien assez quand je la chatouillerai. Tiens, tu vois que j’y pense. Est-ce que j’expédie cette lettre aujourd’hui ?

On me dit que non.

Bon. Je continue. J’ai tellement de choses à te dire. A propos des chats dans le jardin, il en reste deux. Un mâle, qui est noir, et une femelle, qui est blanche. Le jardinier trouve cela très amusant et il exhibe huit cadavres de chats et de chattes de différents pelages. J’ai voulu le frapper, mais mon hôte m’a appris qu’il n’avait jamais frappé un fou et qu’on ne frapperait jamais un fou dans sa maison. Ah ! bon. Alors vois-tu, si tu crains d’être battu, viens loger ici, tu ne risques rien. A moins que mon hôte décide que tu n’es pas fou du tout.

Le chat noir s’appelle Eblis, et la chatte blanche Gabrielle. Ce sont les noms que je leur ai donnés. Je l’ai dit à Saïda qui a rougi mais elle n’a pas fait de commentaires. En fait, le jardinier leur a donné d’autres noms. Il dit que le chat noir c’est la droite et que la chatte blanche c’est la gauche et que quand ça leur prend c’est le juste milieu. Pas si fou que ça, le bêcheur ! Et il est parti en riant. Je l’aurais bastonné avec plaisir si ça avait été permis par le règlement intérieur.

Et bien sûr la gamine qui s’appelle... comment s’appelle-t-elle ? Je ne sais plus. Elle m’a ramené le bouquet de fleurs séchées et le morceau d’armure. Elle les a trouvés derrière la colonne et comme elle les restituait à mon hôte celui-ci m’a désigné comme seul et unique propriétaire de ces reliques dont je ne sais quoi faire. Est-ce que tu saurais quoi en faire toi ? Si oui, je te les envoie par la prochaine caravane.

Saïda voudrait rire quand je lui raconte ce genre de choses, mais elle s’en garde bien. Je lève la main pour la menacer et elle cache son visage dans le creux de son bras. Je pourrais la frapper pour lui apprendre à rire même si je le lui interdis. Mais je ne peux pas. Il faudra que je m’y force si je veux me faire respecter. C’est surtout l’histoire de la lettre qui l’amuse. Alors je lui parle des chats et si l’un d’eux vient à passer, car on ne les voit jamais ensemble, je l’appelle doucement et généralement il vient se frotter entre nous en ronronnant. Si c’est le chat, je lui parle de la chatte en termes très érotiques et Saïda se bouche les oreilles pour ne pas entendre. Mais si c’est la chatte, je demande à Saïda de lui parler d’amour, et elle le fait d’une manière si délicate que je sais bien que ces mots me sont destinés. Saïda n’est pas une esclave ordinaire. Je dirais même qu’elle n’est pas une femme ordinaire. Je voudrais le lui dire mais cela m’engagerait à lui faire une déclaration d’amour. Je ne l’ai encore jamais frappée. Il faut qu’elle connaisse ma force et qu’elle en souffre avant d’entendre les douces choses que je veux lui dire pour qu’elle m’aime. Crois-tu qu’elle m’aimera de la même manière si je ne lui montre pas de quoi je suis capable ? Est-ce que tu sais parler aux femmes, toi, mon vieux Kateb ?

Ton père dit que tu leur racontes de drôles de choses mais il ne dit pas en quoi elles sont drôles ces choses mystérieuses qu’elles entendent de ta bouche amoureuse. Ecris-moi quelque chose là-dessus, je brûle de savoir où tu en es. Est-ce que tu te sers de chats pour faire ta cour ? Crois-moi mon vieux les chats c’est très utile en la matière. Tu peux en mélanger les ondulations aux mots que ta passion voudrait déchaîner pour les rendre plus vrais et donc plus compétents. Ce qu’il faut de compétence pour faire tomber la belle ! On n’est pas toujours à la hauteur et tous les chats ne sont pas gris.

J’ai donc cloué le morceau de cuir sur le mur et j’y ai suspendu le bouquet de fleurs séchées. Chaque fois que Saïda regarde cet assemblage, elle a envie de rire et moi, j’ai envie de la frapper. Elle ne rit pas et je ne la frappe pas, sans que l’une et l’autre choses soient vraiment liées. Je pourrais la frapper sans raison juste pour lui dire que je peux frapper pour de bonnes raisons comme pour de mauvaises. Je me suis promis de la frapper demain. Pas trop fort, mais ce qu’il faut. Il faut que je sente sa chair de cette manière, son dos, ses bras, son ventre si j’arrive à l’atteindre ce qui est peu probable car elle se recroquevillera comme une bête et je frapperai son dos courbé et tendu et derrière la tête dans les cheveux. C’est de cette manière que ça se passera mais elle ne se décide pas à rire de ma bêtise.

Elle occupe ma chambre de plus en plus souvent. Nous avons déserté la bibliothèque trop souvent occupée par mon hôte qui s’est mis à lire à haute voix ce qui tu t’en doutes n’est pas de mon goût. J’ai compris que la lecture de Saïda lui déplaisait et désormais je m’allonge dans mille coussins et Saïda pose sa belle personne sur la fenêtre et elle lit ce que j’ai envie d’écouter. Il lui arrive de choisir les pages dans le livre mais je ne lui laisse pas le choix du livre. Qui sait quel livre elle choisirait si je le lui demandais. Je ne l’ai pas encore frappée, malgré la promesse que je me suis faite et donc elle ne sait pas que je l’aime faute pour moi de le lui avoir dit. Les jours ont passé combien je ne sais pas. Je t’écris de temps en temps pour te faire savoir où j’en suis mais tu n’en sais rien puisque la lettre est toujours entre mes mains. Je veux parler de cette lettre-ci parce que pour ce qui est de l’autre il a dû la cacher dans sa chambre j’ai imaginé d’y envoyer Saïda il la fera fouetter et peut-être mettre à mort je n’aime pas les supplices mais ce n’est ni le sang ni les grimaces ni même les cris je ne sais pas ce que c’est. As-tu vécu ce genre de chose, toi ?

Aurait-elle le droit de refuser si je le lui demandais ? Si j’étais sûr qu’elle refuse, je lui demanderais et devant son refus je me verrais dans l’obligation de la battre. Mais j’ai trop peur qu’elle accepte et que ça finisse comme je le redoute ici on lapide les femmes c’est horrible mais ce n’est ni le sang ni la grimace ni même le cri le râle c’est quelque chose qui n’a rien à voir avec cette mort.

Ce matin... combien de jours ont passé ? Je ne sais pas... ce matin elle est entrée dans ma chambre alors que je n’y étais pas. J’ai vu sa robe disparaître dans l’ombre de la porte et je me suis approché doucement sans faire de bruit. Elle était près de la fenêtre et elle caressait le chat noir et la chatte blanche était couchée sur les coussins où je dors. Je suis entré, la chatte a levé la tête, le chat est venu vers moi, elle avait l’air effrayé, je l’ai frappé au visage, elle est tombée mais elle s’est relevée et je l’ai frappée de nouveau et elle s’est accrochée au rebord de la fenêtre. Les chats ont disparu d’un coup. Je l’ai saisie par l’épaule et je l’ai frappée de nouveau sur la tête. Elle ne pleurait pas.

J’ai oublié de te parler d’une chose importante à propos des chevaux. Tu en connais le prix et tu sais ce que j’en pense. Mais moi je possède la moitié du prix, juste la moitié. Qui crois-tu qui possède l’autre moitié ?

Je plaisante parce que je crois que je n’aurais pas dû la frapper. Rien ne justifiait cette violence. D’autant que je l’ai frappée très fort. Je l’ai blessée. Il y avait du sang sur son voile. Sans doute la bouche ou le nez. Mais j’ai aimé ça. Elle n’a rien dit. Je l’ai achetée, je l’aime, je la bats, et elle ne dit rien. Que pourrait-elle dire ? Je lui montre le bouquet de fleurs séchées et le morceau d’armure. Elle n’a plus envie de rire. Elle en aurait envie si elle ne m’aimait pas. Mais elle m’aime.

Et hier soir je lui ai demandé d’aller chercher la lettre dans la chambre de mon hôte. Elle a hésité. Moi je ne savais plus ce que je voulais. Qu’elle y aille et qu’elle risque le supplice ou bien qu’elle refuse de le faire et que je la frappe de toute mon âme ? Elle ne savait rien de mes propres questions. Elle n’ignorait pas le risque. Elle devait penser qu’elle avait toutes les chances de se faire prendre mais qu’il y avait un espoir de réussir et de me satisfaire. Ainsi, je ne la battrai pas. Je lui dirai peut-être mon amour. Que diable pouvait-elle penser à ce moment ? Et elle y est allée. Elle est sortie de ma chambre sans rien dire, sans dire qu’elle y allait, et je me suis couché pour l’attendre. Bien sûr, elle est revenue avec la lettre, et j’ai eu envie de l’embrasser mais je m’en suis bien gardé.

La lettre, je l’ai. Je ne peux pas la lire, faute d’en connaître la langue. Il demandera qui la lui a volée. Je dirai que c’est elle. Ou je ne le dirai pas. Si je le dis, je rendrai la lettre et ils l’emmèneront au supplice. Si je ne dis rien, peut-être que le jardinier sera frappé pour la première fois de sa vie, peut-être qu’on dérogera à la règle qui veut qu’ici on ne frappe jamais les fous. Si elle était folle, je n’aurais pas le droit de la frapper, malgré l’envie que j’en ai et chaque jour cette envie grandit en moi comme un poison. Je frapperais le jardinier si c’était permis. Que risqué-je à le faire ? Une réprimande. On n’osera pas me mettre au supplice. Quel supplice ? Mon sang, ma grimace pour seule expression de ma douleur, parce que mon cri, ils ne l’entendront pas, je ne leur donnerai pas le plaisir d’entendre le cri qui meurt avec moi.

[…]

Ma lettre ne partira pas aujourd’hui. Ma lettre, c’est à dire la tienne. Il faut que je te raconte tout en détail. Saïda a été lapidée il y a deux jours. Mais non ! rien à voir avec la lettre. Le temps a passé et beaucoup de choses ont changé. Tout a changé. Moi aussi j’ai changé je ne sais plus si tout le monde est mort. Pour moi, tout s’achève il y a deux jours. Ils l’ont lapidée devant le mur de la maison. Il a fallu entendre ses cris. Je n’ai rien vu. Je ne sais pas ce qu’ils ont fait de son cadavre. Peut-être jeté dans le Tigre. J’ai fui. Je suis sur la rive gauche ou droite, dans une cabane qui ne m’appartient pas. La table ne m’appartient pas non plus. J’écris pour que tu me comprennes. On ne changera pas de sujet.

En fait il s’agissait d’une simple lettre d’amour, très ordinaire même, avec des mots dont on dit qu’ils sont d’amour dits, tu parles ! Ce qu’on dit parce qu’on a envie de monter très haut, ensemble si possible, mais si ce n’est pas possible il faut se raccrocher à son propre plaisir et en abuser. C’est à peu près ce que voulait dire le persan amoureux car c’était bien du perse je connais un commerçant perse il a traduit bon c’était ordinaire. Enfin je le croyais. L’auteur de la lettre s’appelait Tarek, qui est un nom arabe, mais il ne disait rien sur sa nationalité, il disait tout sur son amour, il le disait dans sa langue maternelle ou dans celle de dieu, peu importe ce qu’il disait, c’est son nom qui importe. Encore fallait-il savoir que c’était ça l’important. J’ai cru qu’il n’y avait rien d’important et j’ai dit à mon hôte : je sais tout de Tarek et il m’a regardé avec des yeux terribles, on aurait dit qu’il était prêt à m’assassiner. Qui est Tarek ? autre énigme. Tarek et Saïda. Saïda et Tarek. Quelle histoire est à raconter, qui prend de l’importance quand on ne sait pas mais qu’on voudrait savoir.

Voilà pour la lettre. Je t’en dirai plus long sans doute un peu plus tard. J’ai encore quelque chose à découvrir.

Il y a la maladie dans l’eau du Tigre. Des cadavres s’arrêtent sur la berge. On n’y lave plus le linge. Que s’est-il passé ?

Je ne sais pas si ma lettre te parviendra. Je t’écris d’une cabane qui a les pieds dans l’eau. L’humidité me rend fou. Je n’ai pas pu dormir cette nuit. Le vieil homme qui possède cette cabane mais ne l’habite pas connait bien le jardinier et sa haine des chats. On a parlé tard dans la nuit, du jardinier et de ses chats et je lui ai raconté comment j’avais eu l’idée de les baptiser mais l’idée ne lui a pas plu et il n’a plus rien dit. Il est cependant resté, je n’osai pas dormir, je n’ai pas dormi, et quand il est parti sans rien dire, j’ai continué de ne pas dormir. Il m’aurait fallu une femme, non pas pour la conversation, car les femmes n’en ont pas, ni même pour le plaisir qui m’a quitté il y a deux jours, mais simplement pour la présence, pour la chaleur, pour la proximité. Je ne sais pas si ma lettre te parviendra. Je ne sais pas si je veux qu’elle te parvienne.

Il y avait ses cris mélangés à ceux de ses bourreaux. Quel dialogue ! Impossible de l’écrire. C’est un sujet de peintre ou de musicien, ou alors il faut décrire, ce qui n’est pas mon fort. J’ai tenté de ne pas entendre, mais c’est difficile. Je n’ai pas vu le sang ni la grimace sur son visage mais c’étaient bien les cris que je ne voulais pas entendre. Puis elle a cessé de crier et elle a dû mourir en même temps. Ils ont continué de crier et on pouvait entendre le choc des pierres contre le mur. C’était tout. C’était comme ça qu’il fallait qu’elle meure. Elle ne le savait pas bien sûr. Et moi qui l’imaginait vieille et noueuse comme un olivier. J’ai couru sans m’arrêter jusqu’à la tombée de la nuit et je suis arrivé près de la cabane où le vieux fumait.

Mais le temps a bien passé maintenant. Je ne sais pas qui est mort et qui continue de vivre. Qui a peur, qui a gagné des pouvoirs, qui s’est enrichi, qui a renoncé. Je ne sais rien de ce qui est arrivé après la dernière pierre jetée sur son corps déchiré. Je n’en sais rien.

Le lendemain, les trois filles de B. sont arrivées. Une voiture les a déposées devant la porte. Elles se sont précipitées à l’intérieur en tenant leur voile contre le visage et elles ont traversé l’allée d’orangers qui mène à l’autre bout de la cour et là il y a un salon très noir et frais le seul rayon de soleil traverse la pièce oblique et droit d’un mur à l’angle et on a l’impression que c’est le seul endroit où la lumière peut exister alors on s’enfonce dans les coussins et on regarde trois magnifiques filles laquelle est la plus belle l’hôte est rayonnant de bonheur. Il les regarde tour à tour et elles lui parlent et il ne répond pas. Il hoche la tête, il dit oui tout le temps, il aime ses filles comme on aime ce qu’on a créé, on ne crée jamais tout seul mais c’est seul qu’on s’épuise à en être l’auteur. C’était il y a longtemps maintenant. Je venais de la frapper pour la première fois. Je n’avais pas pu dormir de la nuit et au matin, elles sont arrivées dans leurs habits de soie et d’or et l’une d’elle portait un foulard bleu autour du bras et j’ai su que c’était Saïda. Il fallait que Saïda soit différente des autres.

Il y a un autre salon, très luxueux, dont les murs sont tendus de peau d’éléphant et chaque mur est percé d’une porte dont l’une est la porte d’entrée, qui donne sur une cour fleurie, et les trois autres sur trois chambres qui sont celles des filles de mon hôte son fils est arrivé l’après-midi même. Et Saïda n’a pas trouvé désagréable que sa chambre fut occupée par une esclave d’ailleurs elle n’avait pas l’intention d’y coucher que s’est-il donc passé dans cette chambre ? Saïda m’a regardé, elle aussi se posait la même question, Saïda est sortie du salon, elle a traversé la cour entre les myrtes elle savait où elle allait tout le monde le savait sauf moi je ne savais rien de ce que tout le monde savait qui est Tarek ?

Il faut que je te raconte tout ça dans l’ordre, sinon tu ne vas rien comprendre du tout. Mais quel ordre ? Moi j’ai reçu ces informations dans un ordre qui est le mien désormais, du jour où j’ai acheté une esclave sur le marché pour un prix qui aurait dû éveiller ma curiosité au jour où Saïda fut lapidée pour le crime qu’elle avait commis. Entre ces deux événements, qui marquent le début et la fin de mon histoire, enfin — de l’histoire que je voudrais te raconter, il n’y a un ordre qui n’appartient qu’à moi et j’ai peur qu’il n’apparaisse à tes yeux comme le plus grand des désordres romanesques. Mais soit. Si je m’échine à créer un ordre apparemment plus ordonné, ce ne sera peut-être toujours pas l’ordre que tu attends d’un récit digne de ce nom. Les choses se sont passées dans un certain ordre, je les ai vécues dans un autre, et elles me reviennent maintenant dans un ordre dont je ne peux rien te dire tant que je n’ai pas écrit le dernier mot. Je ne sais vraiment pas si cette lettre te parviendra par l’effet de ma seule volonté. Mettons.

Leur séjour durerait tout l’été, ce qui compliquait mes rapports avec Saïda, je veux parler de mon esclave. Il m’était difficile de la rejoindre dans sa chambre sans éveiller la curiosité des deux sœurs voisines. Et si elle venait dans ma propre chambre, qui est à l’autre bout du palais, après les salles officielles, cela ne manquerait pas d’apparaître très clair. Je la baisais donc sauvagement pendant les heures de ménage, entre un coup de balai sur les vitres et le rangement d’un tiroir par exemple. Et quand elle traversait le patio pour se rendre dans les autres appartements, je la battais un peu, pour le spectacle que je donnais à qui voulait s’y repaître. L’été se terminerait avec le départ des trois sœurs et peut-être aussi mon propre départ pour Damas, que j’avais projeté depuis peu. Il me semblait donc vivre les deniers moments d’une histoire inventée exprès pour moi, afin que mon éducation fût parfaite.

Je t’ai parlé d’un fils. Je l’ai à peine vu. Beau sans doute. En principe, je mangeais seul avec mon hôte, mais il arrivait que ce fils mangeât avec nous. Il parlait sans arrêt de ses études, de ses femmes, de la fortune qu’il aurait (il avait de bonnes bases tout de même) etc. Je l’écoutai sans jamais rien répondre car il ne me posa jamais aucune question ni ne me demanda mon avis sur le sujet qu’il développait pour la plus grande joie de son père. Celui-ci l’écoutait avec attention, modifiait l’expression là où elle lui semblait insuffisante ou exagérée et le fils ne discutait pas les corrections. Il poursuivait son récit ou son discours, revenait immanquablement aux mêmes erreurs, ce qui faisait sourciller son père, et le repas se terminait par un concert de : tu as raison mon fils par quoi le vieux comptait mettre fin au débat s’il n’était pas clos ou bien à l’histoire que son jeune fils réinventait pour le besoin de la cause, laquelle ne manquait jamais d’être la sienne et uniquement la sienne.

Je déteste les bavards. J’aime les hommes qui parlent. Les bavards ne parlent pas, ils ajoutent et rien n’est plus détestable au bon développement du discours que d’ajouter pour à la fin obtenir quelle somme puisque l’addition n’est pas possible ? Au lieu que l’homme d’esprit parle. Il donne le résultat à l’annonce de son discours. Il dessine, colore, arrondit, creuse, déchaîne mais jamais n’ajoute. Il agit pour parler. C’est un maître des mots. Le bavard ne maîtrise rien. Ce sont les mots, par leur existence incantatoire, qui lui imposent sa médiocrité. Le fils de mon hôte était un bavard et il s’appelait Tarek. J’ai tout de suite supposé que la langue perse n’avait aucun secret pour lui.

Quand je dis que je baisais Saïda, et vu la suite de mon récit, il faut que je précise que cela était toujours très vite fait et qu’elle avait le total contrôle de ma jouissance. Je dis cela bien nettement afin que rien ne soit absurde dans mon récit. Récit auquel je tiens de plus en plus maintenant que j’ai commencé de l’écrire, pour qui, je ne sais plus, peut-être pour Kateb, mais peut-être pas. J’ai tellement envie que tout le monde sache.

Eblis a pris Gabrielle avec une fureur qui m’a découragé. Elle lui a rendu coup pour coup et c’est avec un museau saignant qu’il est venu se pelotonner sur ma table de travail. Maintenant il y a plein de petites tâches de sang sur mon papier, toutes égales, je veux dire de la même forme, mais dont l’intensité change avec la lumière ou les reflets de la fenêtre. Je me suis absorbé dans la contemplation de cet univers de blanc et de rouge (je m’en souviens très bien) en attendant que Saïda vienne le débarrasser pour sans doute me faire hurler de plaisir. J’aime cette jouissance. Je ne sais pas comment elle s’y prend. Quand je lui demande si elle a déjà travaillé dans un bordel, elle répond que non et si je lui dis que sa mère était une prostituée, au lieu de se mettre en colère et de me griffer le visage, elle me dit que c’est possible, qu’elle ne sait pas, qu’on le lui a dit, mais que les gens disent n’importe quoi. Elle fait de moi ce qu’elle veut. Ses mains m’investissent totalement. Je ne sais plus où j’en suis. Je m’aperçois que je ne l’ai jamais touchée et le faisant, je sens sa chair se crisper et elle m’échappe. Je la rejoins dans le patio, et je la frappe, ce qui amuse follement le jardinier. Elle ne me fait pas saigner, c’est mon cœur qui saigne. Je ne suis pas son maître parce que je l’aime.

J’ai essayé de parler avec le jardinier. Il est noir et il a les cheveux crépus. Ses mains sont puissantes mais son dos est fragile. Il se tient comme un singe. Au fond de ses yeux, qu’il a petits et presque entièrement noirs, ce qui est étrange, il y a une détresse que je sais lire même si je ne la connais pas. Je voudrais qu’il me parle de sa détresse et au lieu de ça, il m’exhibe le cadavre d’un chat roux et blanc qu’il vient de tuer avec le manche de son outil. Le chat a un œil éclaté et un morceau de mâchoire manque. Le jardinier rit de toutes ses dents et il secoue le cadavre qu’il tient par la peau du cou. C’est un fou. Totalement fou. Un merveilleux jardinier qui sait ce qu’il fait. Il possède une science rare en la matière. Mais il est fou. Et il tue des chats sauf Eblis et Gabrielle qui lui fournissent régulièrement de quoi satisfaire son vice. Je ne comprends pas grand chose à sa folie. Est-ce que je peux comprendre quelque chose à la tienne ? Il loge dans une pièce très belle, très luxueuse et remplie de lumière et qu’il entretient avec un soin extrême. Il y reçoit des femmes ou de jeunes hommes selon ce que lui réclame son désir au moment qu’il est nécessaire de le satisfaire. Les femmes sont plantureuses, je dirais même grosses et elles rient tout le temps, tandis que les jeunes hommes sont très jeunes, presque des enfants et qu’ils ont l’air rêveur et lointain et qu’il semble que les caresses ne les ramènent pas parmi nous. Comme il n’y a pas de fermeture aux fenêtres de son appartement, le jardinier ne cache rien de sa vie sexuelle. Les grosses femmes se dénudent sans pudeur tandis qu’il lui faut déshabiller lentement ces jeunes amoureux qui ne bronchent pas. Il faut fermer les yeux. C’est le conseil de mon hôte qui a pris soin de loger ses filles loin du théâtre de ces jouissances étranges et merveilleuses.

Saïda rit de ces agapes. Elle dit que le jardinier est un prince de l’Afrique et elle a peut-être raison. Mon hôte refuse de dire quoi que ce soit au sujet de cet étrange nègre qui jardine si bien.

Le vieux m’a apporté un poisson mal cuit et sans épices. Je refuse de le manger. Il me dit que le Tigre n’est pas malade. C’est la tête de l’homme qui est malade. Dieu est fou aussi. Qu’il se garde de l’annoncer. Le Tigre charrie des cadavres de poètes. Je ne mangerai pas cet infect poisson.

— Il faudra bien que tu manges quelque chose, dit le vieux.

— Je mangerai ma main.

Il rit. On ne mange pas sa main. Ni même la main gauche. On ne se nourrit pas de soi-même. Il faut manger les autres. Ou inventer les choses qui se mangent. Il fait froid. Il a plu cette nuit. Le ciel est complètement gris. Le vieux ne m’en veut pas. Il a un chat lui aussi. Il ne sait plus si c’est un mâle ou une femelle. Il s’en moque. Il voit le chat de loin, un peu comme je voyais Saïda. Il regarde le chat, le chat demande à manger. Le chat regarde le vieux, le vieux demande qu’il revienne tous les jours comme ça. Alors forcément il ne sait si c’est un mâle ou une femelle mais ça n’a pas d’importance puisque le chat mange à sa faim et que le vieux n’est jamais totalement seul comme il risque de l’être à cause de son âge et de sa condition sociale. Tu ne mangeras pas ta main, me dit-il en riant. Le chat ne mange pas sa patte et toi ne mange pas autre chose que ce qui te fait plaisir de manger. Mange le poisson. Il est bon. C’est la tête des hommes qui est malade. Pas l’eau du fleuve. Je lui ai demandé de ne pas me parler de Dieu. Pas en ces termes en tout cas. Seule la folie des hommes est un bon sujet de littérature. On n’écrira jamais rien sur la folie de Dieu. Il faudrait mieux le connaître. Et qu’en savons-nous ? Peu de choses. Sa parole est notre seul guide. Qu’elle soit notre seul souci. Le reste ne concerne pas les hommes. S’il y a un autre univers, que Dieu se charge de nous le faire savoir. On fera sans doute des comparaisons intéressantes.

Un jour je te raconterai l’histoire du jardinier. J’ai fini par la connaître. Je finis toujours par savoir. Je suis comme ça. J’ai tout su du jardinier comme j’ai tout appris de Tarek ou de mon hôte ou de Saïda. Je croyais que l’important c’était de tout savoir des autres. Mais pendant que je cherchais, je ne savais pas qu’il m’arrivait quelque chose et que ma vie allait en être totalement changée. Je ne voulais pas qu’on changeât ma vie. Je voulais simplement écrire celle des autres. C’était ça ma vie. Et bien non, je me trompais. Je vivais ma vie malgré celle des autres. Et tout a changé. Je te la raconterai cette histoire, et aussi celle de Tarek et de Saïda, et ce qui s’est passé dans la tête du vieux quand j’ai jeté le poisson au chat et qu’il n’a pas voulu le manger :

— Il ne le mange pas parce qu’il sait qu’il est malade de la maladie du fleuve, expliquai-je au vieux mais il n’en croyait rien et il dit que ce chat était aussi fou que les hommes qui lui avait permis de vivre pour peut-être un jour crever de faim comme ça arrive à ceux qui n’ont pas la chance d’être nés au moment où Dieu est bien inspiré d’exister. Bah ! dit le vieux, tu mangeras n’importe quoi demain. Tu mangeras la chat si je te laisse faire.

Un jour Tarek a amené des amis à lui, des comédiens et des musiciens et ils ont voulu que Saïda danse et elle n’a pas voulu et le nègre regardait je pouvais le voir nous regarder derrière un rosier il se tenait debout les roses maculaient son visage noir pourquoi cet homme a-t-il les yeux presque complètement noirs mais Saïda finit par accepter et elle montra sa jambe ce qui provoqua une bousculade dans les instruments je ne sais pas lequel d’entre eux a eu ses faveurs ce soir-là je n’ai pas pu le savoir ce n’est pas que j’ai tout tenté Saïda me retenait elle me disait : ça ne te regarde pas pourquoi l’ai-je appelée Saïda pourquoi pas Zora ou Fatima ou Claire ou

Un jour Tarek a voulu que Saïda danse et il a amené des musiciens et Saïda ne voulait pas danser mais elle a fini par danser et je voulais me glisser le long de sa jambe parce que je savais ce que je voulais mais elle ne voulait pas elle voulait ce qu’elle a eu c’est pour ça qu’ils l’ont suppliciée contre le mur de la maison où elle a crié tous les cris de son corps je n’ai rien vu je ne savais pas qu’une femme pouvait souffrir autant pourquoi tuer ce qui est sans solution ?

Ce que Tarek a voulu est arrivé. Elle a dansé et un des musiciens lui a demandé et elle a dit oui et Tarek n’a rien pu faire et je l’ai empêché de la tuer.

Un jour je te raconterai l’histoire de Tarek. Je la connais par cœur. C’est lui qui me l’a racontée. Il ne ment pas. C’est vraiment arrivé. Mais qui m’a raconté l’histoire de B. ? Je n’en sais rien. Le lendemain du soir où Saïda a dansé presque nue devant des hommes dont l’un a eu droit à ses faveurs, ils ont joué une pièce amusante et l’hôte leur a offert un beau repas. Ce qu’il ne fallait pas raconter, c’est l’histoire du nègre, mais ce soir-là, j’ai eu confirmation qu’il s’agissait bien d’un prince de la terre d’Afrique, là où se trouve l’Egypte. J’avançais petit à petit dans la connaissance du monde qui me nourrissait je ne savais pas tout, mais j’en savais assez pour espérer tout savoir un jour. Ce qui arriva.

Et puis finalement j’ai tenté de manger le chat. Le vieux en a ri de toute son âme. Il m’avait bien dit que ça arriverait. Et c’est arrivé. Mais le chat ne s’est pas résolu à mourir. Je le croyais bien mort pourtant. Je lui avais asséné un coup de bâton sur le crâne et il était mort d’un coup. J’avais donc commencé à lui enlever la peau, qui est inconsommable, et la vie lui est revenue. Il a fait des bonds incroyables sans que je puisse l’arrêter. Puis il est mort de nouveau. Je l’ai posé sur la table et tandis que j’entreprenais de lui vider le ventre de ses entrailles il est encore redevenu vivant, m’a mordu au bras et il est allé mourir sous un buffet. Je l’ai remis sur la table n’osant plus trop y toucher, et au bout d’un moment d’intense observation, je lui ai crevé le cœur d’un incroyable coup de couteau qui lui a coupé net les os de sa poitrine. Certain qu’il était mort mais totalement impropre à la consommation, je l’ai jeté dans l’eau du fleuve où des poissons ma foi bien portants sont venus le picorer doucement. Je me suis excusé. Le vieux m’a dit que j’étais un chat bien plus intéressant que celui que je venais de tuer. Je lui ai fait part de mon projet de me rendre à Damas et il a trouvé cette idée tellement chouette que je lui ai proposé de faire le voyage avec moi. Nous avons aussitôt quitté les bords du Tigre.

C’est donc sur la route de Damas que je t’écris cette lettre de Bagdad. La recevras-tu comme c’est mon souhait à présent d’une manière définitive ? Je n’en sais rien, mais je l’écris pour que tu la lises et que ta folie, si elle existe, s’en trouve réconciliée avec la vie ordinaire qu’il te faudra supporter si tu renonces aux avantages évidents de la folie. Sauf bien sûr si tu es fou d’une manière maladive comme le prétend ton père qui s’y connaît en matière de maladie si on en croit le ton de ses lettres. Lettres qui ont cessé de m’arriver, tu penses bien, depuis que j’ai quitté Bagdad. Je ne t’ai pas dit pourquoi j’allais à Damas. C’est que j’y connais un fou dans ton genre, mais riche et propriétaire de magnifiques chevaux dont quelques uns ont participé à de féroces batailles. Si je deviens riche, comme je le suppose, j’achèterai un de ces chevaux et je m’arrêterai en Andalousie pour que tu te rendes compte de mon bonheur. Est-ce que ton père acceptera l’idée que je continue mon voyage en ta compagnie jusqu’à Cordoue où je compte enseigner la philosophie dont je suis l’inventeur et pour l’instant le seul disciple ?

Tu as compris que l’histoire du chat que je n’ai pas mangé est purement allégorique mais c’est vrai que j’ai eu très faim. Je souhaite seulement que le fleuve ne soit pas malade parce que j’ai mangé beaucoup de poissons. Me voilà donc sur la route de Damas. Enfin je l’espère. Je quitte Bagdad sans regret. Qu’est-ce que j’y laisse ? Un peu de mon temps. Et peu d’amour. En fait, pas d’amour. Sinon je le saurais. Entre deux supplices, j’ai élucidé le mystère de ma profondeur. Mais personne n’est mort pour y satisfaire. Ce sont les bornes de mon expérience. Rien de plus.

Mais je n’en suis qu’au début de mon récit. J’ai acheté une esclave ravissante. Les trois filles de mon hôte se sont installées pour l’été. Mon hôte rayonne de bonheur. Il n’y a que Tarek qui me pose un problème, celui de sa vraie personnalité. Est-il un bavard comme je le supposais au-début, un fêtard impénitent comme le laisse supposer la danse érotique de Saïda, ou un ami sincère dont le seul souci est de ne pas m’inoculer ses mensonges ? Rien de tout cela. Tarek n’est ni un bavard, ni un fêtard, ni un ami. Qu’on ne me dise pas qu’il écrit des poésies dans le but de devenir poète, je ne le croirais pas. En tout cas, il ne s’échinera pas pour acheter un cheval. Il le possède déjà. Ce qui me rend d’une jalousie extrême.

Est-ce que l’histoire de la danse érotique de Saïda est une allégorie de plus ? Je te laisse deviner. Si tu es fou, tu comprendras. Sinon tu en riras comme j’en ai ri.

C’est loin Damas et le vieux est très vieux mais c’est plus près que l’Egypte où il faudra bien que je mette les pieds un jour si je veux parfaire mon éducation sur les chemins de Cordoue où les travaux de la grande mosquée avancent clairement à ce qu’on dit. Toi tu es plus près de ce cœur de l’humanité. L’entends-tu battre le soir quand tu regardes par dessus la mer ? Je t’envie de créer ce que tu crées au cœur de l’Andalousie. Gloire à toi, Kateb.

Le vieux marche pieds nus. C’est une habitude. Moi je porte des chaussures héritées de la Grèce. Ca fait moins mal. Nous avons croisé un troupeau de femmes qui revenaient du lavoir et le vieux m’a montré qu’il n’avait rien perdu de sa vigueur. Bien sûr, il n’a rien tenté, mais un bref échange de paroles lui a suffi. Si elle avait voulu, il lui aurait fait un enfant sur le champ.

— J’ai fait beaucoup d’enfants, dit le vieux, mais ils m’ont tous abandonné. Si j’en fais un maintenant, c’est moi qui l’abandonnerai. Si je fais ça avec une femme, ce qui ne m’est pas arrivé depuis longtemps, je le ferai uniquement pour le plaisir. Mais je ne sais pas si ça lui conviendra.

— Tu connais cette femme ? demandai-je au vieux.

— Je ne la connais pas. Peut-être dans une maison. Peut-être sur la route, une de celles-là, moins farouche que les autres. Je ne sais pas. Je mourrai peut-être avant. Qui sait ?

Moi je ne pensais plus à l’amour et je me fichais pas mal de savoir ce que Priape en penserait s’il avait été à ma place.

Je ne sais plus à quel moment Tarek m’a raconté son histoire qui est aussi celle de Saïda. Je ne sais plus. Je lui ai remis la lettre et il m’avoua que c’était du bien mauvais persan ce que m’avait déjà dit le traducteur rencontré sur le marché quelque temps auparavant. Il ne conserva pas la lettre. Les fleurs étaient des lys. Mais le morceau de cuir ne lui rappelait rien. Rien qui le concerne. Ce morceau de cuir ne se rattachait pas à cette histoire. Il s’agissait donc d’une autre histoire. On ne conserve pas un objet s’il n’est pas porteur d’une histoire. Et Saïda avait conservé celui-là. Je brûlais de savoir ce qu’il me révélerait tôt ou tard si je savais m’y prendre, ce dont je ne doutais pas.

Une femme voulait qu’on lui coupe les seins avant de la mettre à mort et elle brandissait une épée que tout le monde regarda avec terreur. Aucune pierre ne l’avait encore frappée. Elle était debout contre le mur, l’air effaré et elle tenait ses mains à plat contre le mur. Elle attendait, elle ne savait pas si c’était la douleur, mais elle était sûre de mourir. Aucune pensée ne la tourmentait. Seule la peur occupait son esprit. La femme à l’épée lui arracha sa chemise et elle frappa sur le sein qui s’ouvrit comme un fruit et qui se mit à saigner abondamment. Elle se recroquevilla sur sa douleur et la femme tenta de glisser son épée contre son sein et elle sentit le cisaillement dans sa chair. Elle cria de toutes ses forces et puis elle sentit le choc des premières pierres qui l’atteignaient dans le dos et sur les bras. Bientôt, elle comprit que tout son être devenait cri, et elle écouta le cri qui sortait de son corps. Qu’est-ce que mourir ? J’invente sa mort parce que je ne l’ai pas vécue. Qu’aurais-je pu vivre d’une pareille mort ? Je ne voudrais rien savoir de sa mort, mais c’est plus fort que moi. Si quelque chose existe mieux que son amour, qui était peut-être véritable mais dont il est permis de douter, alors c’est sa mort, sa mort inattendue en tout cas de cette manière. Kateb, c’étaient des gens du peuple. On l’a jetée dehors et on a fermé la porte. Elle s’est retrouvée dans la rue face à cette poignée d’assassins et il était debout sur le bord de la terrasse et il leur demandait de la tuer parce que c’était la seule chose à faire maintenant. Et il a assisté à sa mort. J’imagine son regard et ce que ses yeux éternisent. Je me mets à sa place parce que ça aurait pu être ma place. Mais je ne l’ai pas tuée. Je n’ai pas voulu qu’elle meure. Moi je vivais ma vie en copiant celle des autres. C’est sa vie qui s’est cassée contre la mienne. Elle a toujours eu cette fragilité.

[…]

Sur les bords de l’Euphrate. Vingt jours après. Le vieux pêche dans cette eau qui est peut-être malade. On mange ce poisson. J’ai acheté des fruits à une femme qui les cueillait. A ce train là, nous n’arriverons pas à Damas sans quelque maladie pour nous compliquer la vie. Là-bas, j’aurai la belle vie. Mon hôte est un riche marchand qui s’associe quelquefois aux affaires de mon père. Sa femme est volage. Il ne la fait pas fouetter. Il doit l’aimer sans doute. Moi je l’écorcherais vive. En attendant (en attendant quoi ?) il m’arrive de partager son lit quand la caravane est assez loin. Elle s’y connaît en matière d’amour. Il me tarde de rejoindre Damas et ce n’est pas la seule raison. Il y en a d’autres. J’ai tellement de raisons de quitter Bagdad. Mais ce n’est pas possible de tout oublier. Cette mémoire me persécutera autant de temps qu’il faut pour me tuer.

Je dis au vieux que notre mort est peut-être toute proche, à cause des poissons qui sont certainement malades, et parce que mon argent attirera forcément des assassins. Le vieux rit, il n’a pas peur de la mort et il trouve amusant que j’en ai aussi peur. Je lui demande s’il a déjà vu la mort de près, est-ce que c’était la sienne ou celle de quelqu’un de très proche ou bien est-ce que c’était un étranger qui lui demandait de mourir à sa place ? C’est toujours ce qui arrive : meurs à ma place. Je mourrai un autre jour. J’ai tant de choses à faire.

Le vieux me raconte toutes ses guerres, ses blessures, celles des autres, mais il ne croit pas à la mort. Il croit que la douleur est un avertissement. Si tu souffres dans ta chair ou dans ton esprit, c’est que la mort est peut-être vraie. Je ne comprends pas. Mais c’est exactement ce qu’il m’a dit.

Je suis descendu le long de la berge, nu, pour me baigner parce que j’ai l’odeur d’un berger jusque dans mes os. Je lave mes os. La maladie s’est-elle infiltrée dans ma chair ? Je le saurai tôt ou tard. Mais je ne veux pas mourir de cette façon. J’ai vu une femme agoniser sur le bord de la route. Elle ne pensait plus. Elle vomissait. Ils ont attendu qu’elle meure et quand elle a cessé de bouger, quelqu’un l’a poussée avec un bâton dans le trou creusé dans la terre et elle s’y est engouffrée avec un bruit de sac de pois chiches. Il a jeté le bâton dans le trou et ils ont poussé les pierres avec leurs mains et une fois que le travail a été terminé ils se sont mis à pleurer tous en même temps. Tandis que l’eau baignait mon corps crasseux de la crasse du voyage, j’ai pensé à lui en ces termes, vomissement, pensée, trou, sac, pois chiches, bâton, pierres, mais il n’y avait personne pour me pleurer simplement d’autres voyageurs que ma mort avait effrayés et ils avaient poursuivi leur chemin en évitant de parler de moi. C’est ainsi qu’on meurt totalement. Ainsi que tout le monde meurt.

Peu importe la manière dont je mourrai, d’un coup d’épée, ou pendu par le cou pour des raisons judiciaires, exhibant mes poignets coupés à la foule incrédule, ou bien perclus de rhumatismes et demandant l’aumône d’une prière, il y a tant de façons de mourir. C’est chaque fois une histoire. Mon père est mort en apprenant la mort de son principal débiteur. J’ai un frère qui est mort à la guerre, écrasé par le plafond d’une maison de tempérance. De quoi mourras-tu, mon pauvre Kateb ? As-tu songé à cela ? Peut-être par toi-même, parce que c’est dans ta nature de faire les questions et les réponses. Moi je n’aurai pas ce courage-là. Il faudra qu’on le fasse à ma place et mes moignons sanglants chercheront vainement à desserrer le nœud qui m’étouffe. C’est peut-être à Damas que ça se passera, s’y j’arrive à Damas, si je ne meurs pas avant, ou si quelque pèlerin bien intentionné ne me montre pas d’un doigt vengeur le chemin de Saint-Jean, où je suis né et où je devrais mourir si cette terre est la mienne.

Le vieux n’arrête pas de contempler sa mécanique sexuelle. Il est épouvanté à l’idée que c’est par là qu’il commencera à mourir et il ne comprend pas que plus rien ne fonctionne chez moi. Il veut m’entraîner dans un bordel, mais je sais que ça ne servira à rien, et puis je me tue à lui expliquer que c’est le dernier de mes soucis. Si le désir me revient, je ferai ce qu’il faut, seul ou avec une femme. Pour ce que ça coûte. Il y a trop de choses dans ma tête, et plus rien dans mon sexe. C’est comme ça que ça se passe, je n’y peux rien. Ca ne l’empêche pas de se satisfaire d’à peu près n’importe quoi. Un jeune berger a bien voulu moyennant une pièce qui a sa valeur. Il n’y avait pas de jeune bergère. Une vieille femme a ri en disant que ça ne lui était pas arrivé depuis des siècles mais il a eu peur qu’elle le morde et il a renoncé. Du coup, elle l’a couvert d’injures jusqu’à ce que le son de sa voix ne nous parvienne plus. Le vieux sait bien ce qu’il fait.

Mais revenons à nos moutons. Ce voyage ne mérite aucune longueur. Je voulais te parler de ce morceau de mon existence que bornent la mort d’un poète et celle d’une jeune femme qui était innocente du crime dont on l’accusait. Il aurait fallu que je mette de l’ordre dans mon récit, te présenter les lieux, non pas pour la couleur locale, mais pour la topographie toujours utile en cas de mouvement , de l’amant qui se glisse entre les myrtes au voleur qui fuit la potence. Te faire le portrait de chaque personnage, afin que tu te rendes compte que son caractère explique celui de chacun des autres personnages , si ce sont bien des personnages et non pas de simples reliques utiles à l’explication de mon propre personnage. Et enfin te présenter les faits un par un , du premier au dernier, du premier qui explique tout au dernier qui le confirme point par point. Mais je ne sais pas faire cela. Cet art n’est pas le mien. Il est vrai que je n’ai pas tout compris. Cela serait que je ne serais pas là à te parler de ce qui ne t’intéresse d’ailleurs peut-être pas. Il y a tant de choses beaucoup plus importantes.

Le jardinier noir devait jouer un rôle important dans cette sordide histoire. Tiens, maintenant tu sais qu’elle est sordide, bien que tu ne saches pas pourquoi. C’est peut-être suffisant, mais laisse-moi te raconter l’histoire du jardinier. Je te l’avais promise si ma mémoire est bonne.

Son appartement occupait un angle d’un des plus beaux jardins du palais. Aucune porte ni aucune fenêtre aux ouvertures, si bien que de dehors on voyait tout ce qui se passait dedans, je l’ai déjà dit à propos des orgies auxquelles ce savant prince d’Afrique se livrait régulièrement. L’intérieur était richement meublé, d’un ameublement qui n’est pas le nôtre donc le sien. J’avais compris que ce jardinier n’était pas ordinaire, qu’il bénéficiait de toute l’attention de son hôte, qui honorait sans doute le prince et que le jardinage était pour lui non pas une obligation de travailler pour être nourri et logé mais une activité de première importance dont il n’est pas exagéré de dire qu’elle était un art.

Un soir donc, tandis que je prenais le frais, déambulant le long du bassin où des nénuphars absorbaient la lumière de la lune, je vis le jardinier prince d’Afrique entrer nu dans son appartement et se mettre à fouiller nerveusement dans un coffre dont le contenu l’irritait au fur et à mesure qu’il le vidait, répandant autour de lui les objets les plus différents qui pouvaient coexister dans un volume aussi fermé. Je vis des tissus aux couleurs plus soyeuses les unes que les autres, des épées aux éclats linéaires, des bijoux dont les rondeurs bleutées me laissaient deviner la nature, des parchemins illustrés d’enluminures sans doute des plus précieuses, une croix de bois d’ébène qu’il avait peut-être héritée de son ancienne religion, un livre relié de cuir et de bois qui était je le savais un grimoire ensorceleur emprunté à un juif de ses relations, etc. Et rien qui arrêtât ses recherches fébriles. Je m’approchai d’une fenêtre où s’épanouissaient des fleurs qu’il appelait pensées et, m’annonçant par un claquement de mon rubis préféré sur le stuc arabesque, ce qui le détourna de l’objet de son irritation, je lui demandai ce qu’il jardinait là, si c’était un chat qui se fourrait où c’était interdit ou quelque chose de ce genre, qui ne manquait pas d’avoir trait aux chats. Je plaisantais bien-sûr et le moment était mal choisi. Il se leva d’un bond, comme s’il allait fermer la fenêtre pour me soustraire au spectacle qu’il se donnait seulement à lui-même, mais il n’y avait rien pour la fermer et je reçus son poing de pierre quelque part entre mon âme et mon esprit. J’en profitai pour perdre connaissance, écrabouillant sans le savoir un par-terre de pensées toutes plus sensées les unes que les autres. Quand je sortis de mon involontaire inconscience, le nègre me baisait la bouche avec passion, ce qui me déplut. Je hurlai quelque chose de sonore, et il cessa soudain de me lécher les dents. Il n’avait pas l’air désolé et il m’expliqua en termes très solennels qu’il ne se livrait pas à autre chose qu’à une tentative, réussie ma foi, de me ranimer, car je semblais en avoir besoin. Je me remis donc sur mon séant, arrangeai les coussins autour de moi, et m’excusai auprès de mon hôte, car j’étais son hôte maintenant, de m’être laissé aller d’une manière aussi peu explicable. Il s’excusa à son tour, n’ayant nul besoin d’expliquer ce que j’avais compris de moi-même. Je saignais un peu et comme je ne comptais pas me nourrir de mon sang, il m’offrit un alcool puissant que les femmes de son peuple élaborent à partir de leurs urines. C’était une explication fantaisiste, je n’en doutais pas, et j’en ris tandis que mon esprit s’embuait de nouveau, cette fois me maintenant au bord de l’évanouissement. C’est dans ces dispositions que je consentis à écouter le récit de son aventure. Tu n’en croiras pas un mot, parce que c’est incroyable, mais dis-toi que ça se passe à une autre époque dans une contrée où la civilisation n’a pas encore mesuré toute la distance qui la sépare de la barbarie.

Tout un pan de la montagne s’est écroulé sur à peu près tout le village dans lequel nous venions de nous restaurer chez de charmantes personnes qui ne sont plus de ce monde. J’avais interrompu la rédaction de ma lettre à cause de la faim qui tiraillait mes entrailles et le vieux fut d’accord avec moi pour marcher jusqu’au village où la première maison rencontrée s’ouvrit de la manière la plus amicale qui soit . Nous avons déjeuné essentiellement de lait, d’olives et de pain. Ayant payé notre dû, nous avons repris la route, c’est à dire rejoint les bords de l’Euphrate car nous avons l’espoir d’arriver à Ramadi avant quatre jours. Et soudain, nous entendîmes un vacarme épouvantable, et nous retournant pour nous rendre compte, nous vîmes la montagne s’écrouler littéralement sur le village qui nous avait accueillis de si gentille façon. Saisis par l’horreur bien légitime de la mort et surtout du spectacle qu’elle donne en écrasant les chairs de notre pauvre humanité, nous avons couru dans la direction opposée, redoutant par ailleurs que la montagne continuât son chemin jusqu’à nous écraser à notre tour, nous qui n’y étions pour rien. Mais le remords nous a saisi à la rencontre du premier palmier dont l’érection nous indiquait notre stupidité et nous sommes retournés au village où plus rien ne bougeait. La première maison était toujours la première, et ses habitants gisaient en morceaux sanglants dans la poussière blanche et noire que la montagne continuait de verser sur cette mort. Il n’y avait rien à faire, sinon prier, ce que nous fîmes sans nous forcer car dans ces moments de lutte avec l’étrange nature qui nous entoure, la crainte de Dieu est la plus forte des raisons d’exister selon sa loi. Nous priâmes si j’ose dire, sans nous faire prier, malgré les plaintes qui nous arrivaient de toute part pour nous demander de ramener la vie dans ces lieux désolés si soudainement.

Ceux qui avaient survécu à la catastrophe surgirent comme des fantômes de la poussière et des gravas. Ils étaient silencieux, attentifs à constater l’horreur de l’évènement. Il n’y avait rien à faire pour les aider. Le sang se répandait, maculant la poussière, changeant la couleur qui était celle de la poussière et qui semblait éternelle. Mais sous la poussière, la chair existait toujours, morte ou vivante, et elle revenait à la vie, à ce qui était à nos yeux la plus chère des vies.

La poussière est retombée. La montagne exhibe une gigantesque plaie de roche et de métal. Le sang s’est arrêté de couler. L’odeur de la mort devient insupportable. Nous avons quitté le village une seconde fois, nous n’y reviendrons plus. Je ne sais plus où j’en étais de l’histoire du jardinier. En fait je m’aperçois que je n’ai pas encore commencé de te la raconter. C’est vrai que ce meurtre a occupé tout mon esprit. Maintenant, il faut que je dorme. J’écrirai demain matin. Demain matin, mon bon Kateb, il fera jour. Maintenant c’est la nuit qui s’installe et je n’ose rien demander au sommeil tant j’ai peur que ses rêves ne me rappellent ce que je viens de vivre. J’ai oublié de te dire que j’ai vomi le lait, les olives et le pain. Le vieux en a fait autant. Il ne pense plus à l’amour, ni moi non plus. Mon esprit est envahi par la mort.

[…]

Nous sommes retournés à Ramadi. Jean est malade. C’est la maladie du fleuve. Je l’ai emmené chez une vieille qui soigne mais elle ne sait rien contre cette maladie alors Jean va mourir c’est pour ça que j’écris à sa place pourquoi a-t-il donc fallu que le fleuve soit malade les deux fleuves sont malades que faire ?

Il ne mange plus. Il va mourir peut-être cette nuit. Il me dit écris écris mais je ne sais pas écrire ce qu’il me dit pourquoi veut-il qu’on écrive ces choses-là ? N’est-ce pas assez de les avoir vécues ? Je ne sais pas ce qu’il faut en penser. Aussi je ne pense rien. Moi j’ai envie d’aimer les femmes jusqu’à ce que la mort m’en empêche. Mais la mort est peut-être une femme. Qui sait ? On dit quelquefois que c’est une femme mais qu’elle est si laide qu’on a aucune envie de lui faire l’amour moi je ferai l’amour tant que je serai vivant même si la mort est aussi laide qu’on le dit je ne veux pas mourir écrasé par une montagne.

Que veut-il que j’écrive, maintenant qu’il va mourir, qu’il va disparaître de la surface de la terre, à jamais enseveli dans l’oubli qui est le bien commun de toute l’humanité ? Il n’y a pas d’histoire pour ceux qui ne savent pas écrire. Y en a-t-il une pour qui se confie ?

La seule chose qui nous reste à faire est de prier. Jean ne sait plus ce qu’il dit. Il ne mange plus. Il vomit ses tripes. Il est devenu comme son squelette. On ne le reconnaît plus. Il a l’air plus vieux que moi. Pauvre garçon. Il m’a donné sa bourse et ce livre où j’écris parce qu’il me l’a demandé. Mais quoi écrire ? Ce qui me passe par la tête ? Il faut savoir écrire ce genre de choses. Ce n’est pas donné à tout le monde. Encore moins à moi-même qui ne suis rien sur cette terre. Jean ne m’a pas raconté toute l’histoire qui empoisonne sa vie. Avant qu’elle commence, il était le fils d’un riche marchand mort de désespoir et, faute d’argent, il avait des relations qui lui permettraient tôt ou tard de figurer en bonne place parmi les vivants. Maintenant que cette histoire est finie et bien finie, il va mourir comme tout le monde meurt. Il sait qu’il va mourir. Il regarde ses mains il voit les os la chair qui s’en va la peau qui se flétrit il sait que la mort est déjà dans son cœur et dans sa tête. Il ne peut plus rien écrire de cette histoire alors il me demande de l’écrire mais je ne sais pas tout.

Je ne sais rien par exemple de l’histoire de Tahar le jardinier nègre prince d’Afrique je ne sais même pas l’importance qu’il a pour comprendre ce que Jean voulait dire en écrivant cette histoire à son ami Kateb. Je ne sais même pas qui est Kateb sinon que c’est un fou comme est fou le jardinier comme Jean serait devenu fou si la maladie du fleuve ne le faisait pas mourir avant que ça lui arrive ça ne lui arrivera pas il ne dit plus rien il me regarde écrire.

Qu’y avait-il dans ce coffre que le nègre Tahar vidait avec tant de rage ? Je le demande à Jean et il me répond que ce n’est pas important pour la mort qui lui suce la sang par le trou qu’il a dans la tête. Il n’y a aucun trou dans sa tête mais il en est persuadé alors je pose le morceau de feuille de palmier sur ce que j’imagine être un trou. Moi aussi je dois imaginer un trou dans la tête de Jean sinon il va me rendre fou.

Une femme est passée et j’en ai eu envie j’ai laissé Jean avec sa mort prochaine et je me suis vidé dans l’eau malade du fleuve ce n’est pas comme ça qu’on fait les enfants.

Pourquoi cette montagne s’est-elle brisée de cette manière ? Certains disent que la terre a bougé que c’est le signe annonciateur d’une terrible catastrophe qu’est-ce qui se passe dans la tête de Dieu l’eau est malade la terre est malade seuls les oiseaux savent voler et personne ne rêve d’aller faire un tour en enfer.

Ils ont emmené le corps de Jean. Où ? Je ne sais pas. Je dormais. A mon réveil, j’ai cru qu’il était guéri et j’ai couru sur les bords du fleuve en l’appelant mais des gens m’ont dit qu’on l’avait emmené avec les autres mourants. Il ne fallait plus mourir sur les bords du fleuve. Mais où donc veulent-ils qu’on meure ? J’ai demandé à tout le monde puis les soldats ont menacé de nous tuer tous si on ne se tenait pas tranquille. J’ai fermé ma bouche comme tout le monde. Et j’ai continué de chercher sans rien demander. J’avais la bourse de Jean et le livre sur lequel j’écris ces mots comme Jean me l’a demandé.

Il faut que je raconte sa mort. Je suis chargé de raconter sa mort. C’est lui qui me l’a demandé. Raconte ma mort pour terminer ma lettre à Kateb et fais-la lui parvenir pour qu’il sache qui j’étais. Mais avant raconte ce que je t’ai raconté. Il faut que le meilleur de mes amis sache tout ce qui m’est arrivé. C’est ce que Jean m’a dit avant de disparaître pendant mon sommeil. Je ne le cherche plus. Il est peut-être mort. Quelle importance maintenant, ce qu’il faut écrire ?

Je suis retourné à Bagdad. Seul. Jean est mort. Il n’est pas possible qu’il continue de mourir après tant de temps qui a passé sans changer le cours des choses. J’ai le livre sur lequel j’écris mais la bourse m’a été volée. J’ai eu si peur de perdre la vie que je me la suis laissée voler sans me défendre. Mais j’ai le livre. Il faudra que j’arrache ces quelques pages et je les enverrai à Kateb quelque part en Andalousie. Qui sait si Kateb est vivant lui-même ? Peut-être mort et enterré. Auquel cas je n’ai plus rien à écrire de bon.

Jean m’avait dit que l’histoire de Tahar était sans importance. La même chose pour l’histoire de Tarek et de Saïda. Ce qui importait c’est de raconter ce qu’il avait vécu lui. Mais je ne sais pas tout. Pour moi, ça commence le jour où Jean aperçoit Saïda qui entre dans le bain. Il s’approche sans faire de bruit, parce que soudain il est très excité à l’idée de voir les détails de cette nudité qu’il a caressée avec tant de plaisir. Mais Saïda est toute entière plongée dans l’eau et il n’est pas possible de voir ce qu’elle continue de cacher. Soit, se dit Jean, elle sortira bien tôt ou tard et je verrai ses petits seins de jeune fille et le triangle de poils qui orne son ventre entre les cuisses. C’est ce qu’il allait voir. Car Saïda avait bel et bien une petite poitrine, mais c’était la poitrine d’un homme. Et au milieu du triangle de poils, se dressait un membre que l’eau du bain avait farouchement excité. Jean poussa un cri d’horreur, et Saïda fut comme paralysée, ne pouvant cacher sa véritable nature tant celle-ci était évidente. Jean ne pouvait pas le croire. Il ne pouvait pas croire qu’il avait fait l’amour à un homme. Il ne pouvait pas croire qu’il s’était laissé berner de cette manière. Comment cela avait-il été possible ? Il savait que ce genre d’histoire se produisait chaque fois de la même manière, à cause de la pudeur excessive qui limite l’amour parce que le plaisir doit être accepté mais pas recherché de façon systématique. Mais ce n’était pas là le plus grave. Elle lui avait menti, il croyait faire l’amour à une femme et elle jouissait de son erreur. Et maintenant qu’elle était nue et qu’elle ne pouvait rien cacher de sa nudité, elle l’implorait doucement, car le châtiment lui apparaissait comme s’il existait déjà et elle ne pouvait rien faire pour empêcher son sexe de se gonfler de son désir démasqué. Elle s’attendait aux pires douleurs, il ferait d’elle exactement ce qu’il voudrait, lui arrachant la langue, lui coupant les poignets, offrant ses testicules aux chiens qui s’en régaleraient pendant que le sang jaillirait de la plaie ouverte à jamais. Et elle sentait la morsure des bêtes affamées maintenant s’acharnant sur son corps mutilé. C’est ce qui se passait dans sa tête et elle n’arrivait pas à contenir son trouble désir et son sexe était parcouru d’un impossible plaisir.

Jean ne la tortura pas. Il la regarda simplement remettre sur sa peau mouillée les vêtements de femme qu’elle n’oserait plus porter maintenant qu’elle n’existait plus. Elle avait l’air plus calme. Elle savait ce qui l’attendait. Il ne servait à rien de refuser la douleur ni la mutilation. Elle acheva de s’habiller sans frémir un instant à l’idée de son supplice. Mais Jean ne la torturait pas. Il n’avait pas pensé une seule seconde au supplice ni à la mort. Il se sentait trompé sans que cela lui inspire vengeance. Il regarda ses yeux et il vit qu’elle ne mentait pas. Elle continuait d’être ce qu’elle avait toujours été. Il sentit le désir monter en lui. Et elle s’en aperçut. Il aurait voulu lui dire quelque chose pour excuser son silence et elle ne répondit rien à son absence. Elle s’éloigna doucement et disparut entre les colonnes. Il resta seul près du bain. Il la voyait encore. Elle était nue et elle ressemblait à une femme. Il ne pouvait s’agir que de cela.

[…]

J’ai trouvé ce livre dans une ruelle du souk. Il se trouve que je sais lire. Mais je ne sais pas qui est Jean qui est Kateb je ne sais donc pas à qui rendre ce bien qui a l’air si précieux si j’en juge par ce qu’il contient. Tout cela ne me regarde pas. J’aime bien la fin de cette histoire. Cette femme qui n’en est pas une ou cet homme qui est une femme je n’ai pas très bien compris. Il ne s’agit peut-être pas de la fin je n’en sais rien. Il l’a donc finalement fait mettre à mort, si j’ai bien compris. Ce sont des choses qui arrivent, à ce qu’on dit. Je ne sais pas si je dois en parler. Ce livre contient tant de choses qui me troublent, à part cette lettre écrite sur des pages restées curieusement blanches sur quoi Jean a entrepris d’écrire son histoire. A part cette lettre à Kateb qui ne la lira donc pas, il y a des poèmes, des versets sacrés , de belles géométries qui honorent la belle nature. Je garde le tout et je n’en dis rien à personne. Ce n’est pourtant pas l’envie qui me manque, d’en parler. Ecoutez mes amis ce que Jean écrit à Kateb qui est Jean ?

Je ne sais pas qui est Jean. Il est mort de la maladie du fleuve et le vieil homme qui l’accompagnait a disparu d’un coup. Il ne reste que ce livre. Il va falloir comprendre tout avec si peu de choses ? C’est exactement ce qu’il faut faire. Et si j’égare ce livre à mon tour, qu’arrivera-t-il ? Sans doute la même chose, car je n’aurais rien éclairci de ce mystère qui n’en est peut-être pas un au fond. L’idée est bonne, sauf si le livre n’intéresse personne et finit en bouillie au fond du fleuve. Ce serait dommage pour ce bel Adab qui est aussi un peu mon œuvre.

J’aurais bien aimé connaître l’histoire de Tahar , le prince de l’Afrique , noir jardinier s’il en est. Dommage pour ma curiosité. Elle ne sera pas satisfaite. A moins que mon imagination n’y mette du sien, comme c’est possible désormais. Qu’a-t-il bien pu arriver à Tahar ? Voyons.

Il y a dix jours, quand j’ai trouvé ce livre, j’aurais dû me méfier. Mais pouvais-je deviner ? Il y avait la maladie dedans la maladie qui a tué Jean, la même qui a sans doute tué le vieil homme qui aurait mieux fait de jeter ce livre dans le fleuve pour y cultiver la maladie qui tue tant d’êtres humains ces temps-ci. Me voilà malade comme les deux précédents auteurs qui savaient à qui ils s’adressaient. Moi j’ai moins de connaissance du monde : j’écris parce que je vais mourir. C’est une bonne raison.

Comme je suis très malade et que cela se voit, je me suis éloigné de la ville mais pas du fleuve où je compte bien me noyer quand la douleur sera trop forte, ayant bien rempli mes poches de cailloux. Je ne tiens pas à voyager au-delà de Bagdad. Mon cadavre pourrira ici même où je suis né. Dans combien de jours cela se passera t-il ? Qui sait ? J’ai tout le temps de réinventer cette histoire depuis la mort d’Halladj, dont le cadavre nous aura précédé dans ces eaux, jusqu’à la mort de cette Saïda dont je ne me fais aucune idée de la beauté. Je remplirai assez de pages pour mourir sans trop en vouloir aux singes nos semblables.

Je m’approche de la mort. Je n’ai pas eu le temps de penser à la lettre de Kateb. J’ai pensé à la colique qui souille mon entrejambes. Je n’ai même plus de quoi faire l’amour. La mort ne m’aura rien épargné. Mais je ne lui en veux pas. Je pourrais croire qu’elle existe mais ce n’est pas le cas. Je meurs d’une autre mort. Aurai-je le temps de mener à bien mon souriant projet ? Je ne sais pas. Je me demandais si Jean avait beaucoup souffert avant de rendre l’âme à son peu charitable propriétaire. Oh ! j’oubliais de vous dire. Je suis un infidèle. Je ne crois pas à la fidélité. Ce que je vais écrire, je l’écrirai sans le secours de Dieu, si Dieu me prête vie, moi qui ne crois déjà plus à la vie. A l’amour encore moins. Je regarde les autres s’en aller dans leur linceul d’excréments et de vomissures. C’est la terre qui est indigeste. Il ne manquait plus que l’eau du fleuve soit imbuvable. Hier soir, c’est un jeune enfant qui s’est éteint, mais pas doucement, je vous prie de le croire. La douleur lui aura tout arraché, jusqu’à la vie dont la mort s’est nourrie une fois de plus. La mère s’est crevé les yeux pour ne plus voir. Elle n’était pas malade et elle voulait le devenir à la place de son fils. Ce n’était pas possible. Elle a eu beau faire, la maladie n’a pas quitté le ventre de son fils et elle s’est arraché les yeux avec les ongles. J’ai regardé sans oser y croire. Elle ne voulait pas souffrir de cette blessure. Et elle n’en a pas souffert.

Mais maintenant que la mort est toute proche, il faut que je me dépêche de continuer le travail de Jean interrompu de si triste manière. Le vieil homme a fait ce qu’il a pu. Moi, dont je tais le triste nom, je ferai ce que la mort ne m’empêchera pas de faire. Mais que pourrait-elle devant tant de détermination ?

Il parait que la terre a tremblé encore une fois. Tiens, je ne mourrai peut-être pas de cette triste et abominable maladie, je vais peut-être disparaître sous une montagne de roches furieuses qui n’aura la peine que d’écraser ma chair malade. C’est peu de chose.

Je continue la lettre de Jean à Kateb. Liberté !

 

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