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La langue maternelle et les sources de la création Assia Djebar, Julia Kristeva, Joseph Conrad, Joseph Brodsky, Samuel Beckett, Vladimir Nabokov...
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 Article publié le 3 décembre 2005.

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 Version espagnole

« On écrit pour échapper à l’origine. »
Assia Djebar

 

« Le Poète n’est vrai que lorsqu’il écrit en sa langue maternelle. » C’est là une affirmation qui a été faite par plusieurs grands poètes, entre autres par ceux qui furent peut-être les plus grands poètes du XXème siècle, Czeslaw Milosz et Paul Celan. Et ceux pour qui écrire est une tâche sérieuse savent que c’est vrai.

Cependant, dès que nous avons fait cette affirmation, il suffit de prendre un peu de recul pour pouvoir apporter des contre-exemples. Et Conrad ? Et Nabokov ? Et Beckett ? (Je prends, évidemment, le mot « poète » en un sens large, le sens donné par Maurice Blanchot à l’expression « écrivain par excellence. »)

Pour résoudre le mystère de la langue maternelle il faut d’abord poser la question : qu’est-ce que c’est que la « langue maternelle » pour le Poète ? La langue maternelle est, comme son nom l’indique, la langue de l’origine : de la mère, de la terre d’où nous venons, de notre enfance. La langue de notre appartenance la plus profonde. Or, le paradoxe du Poète est qu’il n’appartient pas. Il est celui qui n’est jamais chez lui, mais qui, par les détours de la création, ne cherche qu’une chose : appartenir à la Terre idéale. Pour cette raison, la langue maternelle n’est pas pour lui simplement la langue de la mère ou de la terre-mère ; elle est plutôt la langue qu’il parle en tant que Poète.

Le paradoxe de l’appartenance du Poète et de son rapport à l’origine a suscité chez un Blanchot, par exemple, une pensée où la figure du Poète colle à celle du Juif errant. Comme celui-ci, le Poète, dépourvu d’un chez-soi, erre éternellement en quête d’un espace à lui. Personne n’a réussi à exprimer mieux que Kafka cette errance vers la Terre Maternelle qui se dérobe toujours et à laquelle ses personnages ne cessent d’aspirer, comme si toute leur raison d’être était d’arriver à une origine intangible.

La citation du début de cet essai est donc vraie, mais elle devrait être amendée : le Poète n’est vrai que s’il écrit en sa langue maternelle, mais la langue maternelle ne veut pas nécessairement dire la langue de l’appartenance. Encore moins de l’appartenance territoriale. Pour un Poète, la langue maternelle se définit peut-être comme le rapport le plus profond, le plus essentiel qu’il a avec l’origine. Dans ce sens, on peut dire qu’il n’y a pas de vraie poésie, pas de vraie littérature qui ne soit pas le résultat d’un rapport problématique avec l’origine. Et on peut également dire que pour certains une langue « étrangère » peut tenir lieu de langue maternelle pour autant que le rapport à celle-là exprime la vérité profonde de leur rapport avec l’origine.

La situation du monde où nous vivons aujourd’hui, un monde où les écrivains vivent très souvent dans un pays qui n’est pas la « terre-mère », où ils sont parfois forcés par des conjectures politiques à abandonner leur « langue maternelle », mérite d’être analysée. Il y a aujourd’hui des milliers d’écrivains qui ont abandonné leur langue pour adopter une autre, soit parce que les voies intriquées du destin les ont amenés là, soit parce qu’ils voulaient tout simplement écrire en une langue qui leur assurait un plus grand nombre de lecteurs (l’anglais, le français). Certains de ces écrivains arrivent à maîtriser d’une manière exceptionnelle la langue d’adoption, parfois même d’en être de grands stylistes. Mais lorsque l’abandon de la langue maternelle n’est rien de plus qu’une question de circonstance, si maîtrisée que la langue d’adoption soit-elle, l’écrivain n’est pas plus qu’un rhapsode doté de plus ou moins de talent. L’écrivain n’est vraiment authentique, il n’est vraiment Poète que si l’abandon de la langue se fait pour des raisons autres que des raisons de circonstance. Émil Cioran abandonne le roumain pour le français parce qu’il veut appartenir à une « grande culture », parce qu’il ne supporte pas l’idée de rester confiné à une « petite culture. » C’est là une raison qui n’est pas tant le signe d’une relation problématique avec le pays d’origine que celui d’un grand ego, raison qui fera du français la circonstance favorable à un prestidigitateur du style.

De l’autre côté, il y a Beckett : Beckett aussi abandonne sa terre natale et sa langue maternelle, et commence à écrire en une langue qui est celle de la terre adoptée comme demeure. Dans le cas de Beckett cependant, l’adoption du français n’était pas du tout nécessaire, vu le fait que l’anglais était même à l’époque où il a émigré en France une langue qui pouvait lui assurer une popularité au moins aussi grande que le français. Beckett abandonne l’anglais non pas pour des raisons de circonstance, mais pour des raisons intérieures, raisons visibles dans la manière même dont il écrit. L’aliénation profonde qui ressort de ses écrits, l’errance de l’être seul sur cette terre, sont celles d’un Poète qui ne peut appartenir. Avec la langue maternelle, Beckett rejette le douloureux passé historique de la terre où il a vu le jour et une origine qui lui est toujours trop proche. Une demeure qu’il ne peut avoir. L’abandon de l’anglais pour une langue « étrangère » fait partie du mode d’être en tant que Poète de Beckett.

Dans un texte autobiographique, Bulgarie ma souffrance, Julia Kristeva avoue : « Je n’ai pas oublié ma langue maternelle. » Cette langue, dit-elle, lui revient surtout en rêves, lorsqu’elle parle avec sa mère ou lorsqu’elle parle une langue étrangère et n’arrive pas à se rappeler tel ou tel mot. Dans ces moments, les moments où la langue lui fait défaut, ce n’est pas le français qui lui vient au secours, mais la langue de ses origines, le bulgare. Et pourtant, dit-elle, le bulgare est pour elle une langue presque morte, morte avec une partie de son corps à l’époque où elle s’était mise à apprendre le français à l’« Alliance Française » en Bulgarie, et finalement, en exil, quand son corps fut entièrement remplacé par un autre.

Cette métaphore du corps qui meurt pour ressusciter en tant qu’autre dans un autre espace (géographique et linguistique) est plus qu’une simple figure de style, car elle recouvre une expérience personnelle dans laquelle beaucoup d’autres écrivains peuvent se reconnaître. Se réinventer en une autre langue, de même que refaire ses repères spatio-temporels implique un changement radical et par conséquent très douloureux, car il s’agit des dimensions les plus intimes de notre être : langue, temps, espace. Le mot « exil » employé par Kristeva n’est pas sans importance non plus ; l’exil n’est pas, comme tant de voyageurs « postmodernes » s’imaginent, un simple déménagement où je fais mes valises et m’en vais à l’étranger pour faire « l’expérience » d’une autre culture. Dans exil résonne en premier lieu le mot « abandon », c’est-à-dire mort. Partir en exil veut dire laisser tout derrière-biens matériels, famille, amis, passé, langue.

Mais l’être humain est un être qui peut se refaire, et même ce qui semble être son noyau le plus irremplaçable-la langue-peut être refaçonné sous une nouvelle forme. Je vis corps et âme en français, dit Kristeva, et c’est une demeure où je vis et qui vit en moi, mais au-dessous de cette demeure, le bulgare est resté comme dans une crypte souterraine. Cette « crypte souterraine » elle la compare deux pages plus loin au cadavre encore chaud du corps maternel, car il y a un élément de matricide, dit-elle, dans l’abandon de la langue maternelle. Et également, me semble-t-il, dans son remplacement par une autre, qui pour un écrivain équivaut justement à la mise à mort de la langue maternelle.

Ce matricide est surtout évident dans le cas de Beckett, si on veut faire une interprétation psychanalytique de sa relation avec la mère et la langue maternelle. Il était si lié à sa mère que le cordon ombilical semblait ne jamais avoir été coupé, disait l’une de ses amies dans une interview. C’est peut-être ce cordon ombilical qu’il ne cesse de couper et c’est peut-être le corps et la langue de la mère qu’il foule aux pieds lorsqu’il écrit en français.

Mais ce que dit Kristeva à propos de la langue maternelle est doublement révélateur : révélateur, d’un côté, pour l’expérience de l’exil, et révélateur d’un autre côté, pour l’expérience de l’écriture. Dès qu’il s’agit d’une narration, dès qu’être est en question-être, dit-elle, se présente toujours en tant que récit, histoire-ce qui fait surface n’est plus la « clarté » du français, mais la musique byzantine de l’espace bulgare. Non pas les mots bulgares tels quels. C’est le rythme d’une musique ancienne-celle encore cachée et pas tout à fait morte de la crypte souterraine et du cadavre maternel-qui surgit et qui se fait création. Autrement dit : dès qu’il s’agit de créer, l’origine revient. Et le langage de la création se trouve au croisement de deux langues et de deux dimensions temporelles (clarté française et byzantinisme bulgare ; icône Orthodoxe brillant à travers la langue polie du corpus français).

Dans la collection d’essais Less Than One, après avoir tenté une explication des raisons qui peuvent pousser quelqu’un à écrire en une autre langue que la langue maternelle - et ses diagnostics, bien que laconiques, sont assez justes : Conrad le fait par nécessité, Nabokov, par ambition, Beckett, par désir de mettre encore plus de distance entre lui et la langue (« for the sake of greater{} estrangement »)-, Joseph Brodsky, qui avait quitté l’Union Soviétique pour émigrer aux Etats-Unis en 1972, nous donne sa raison à lui : « pour plaire à une ombre » (« to please a shadow »). L’ombre est celle de Wystan Hugh Auden, l’être que Brodsky considère comme « l’esprit le plus grand du XXème siècle » (357). C’est pour avoir accès au même « code de conscience » que le poète qu’il admire tant et pour être à même de continuer son travail spirituel dans la même veine, que Brodsky écrit en anglais. Du moins le dit-il. Et même si nous avons des réserves là-dessus-car, après tout, il s’agit pour lui d’une nécessité aussi : après avoir été salué comme un grand poète russe, Brodsky, arrivé en terre étrangère, se trouve dépourvu de la matière même qui le constitue en tant que poète et n’a d’autre choix que soit laisser le poète mourir, soit changer de langue-, on peut accepter que la raison essentielle de ce choix est non pas la nécessité de circonstance, mais le désir de se former à l’image de son idole littéraire. Car il s’agit plus que d’admiration, il s’agit carrément de vénération, et plus d’une fois, Brodsky avoue que telle ou telle inflexion de sa voix vient de celle de Auden.

A une époque où les livres venus de l’étranger étaient rares en Russie, cette rareté engendrait une projection très intense et très personnelle de ceux qui les lisaient. De plus, dans les prisons qu’étaient les sociétés communistes, les prisonniers échappaient au réel en s’investissant presque à part entière dans l’univers imaginaire. Quatre-vingt-dix pour cent de nos discussions tournaient autour de la littérature qui était pour nous plus réelle que le réel même, dit Brodsky. Ainsi, lorsqu’il voit une photo d’Auden, il se met à imaginer, sans avoir à proprement parler aucune « information » sur les circonstances réelles de sa vie, l’homme et la vie derrière l’image. Ce n’est pas d’« idéalisation » qu’il s’agit-l’apparence de l’homme de la photo est plutôt neutre-mais d’une vue exemplaire de poète qui essaie de voir, à travers la surface d’une image, l’essence créatrice qui est à la base du mécanisme poétique. En poésie, l’essence précède l’existence, dit Brodsky. Si l’existence l’intéresse, c’est dans la mesure où elle reflète l’essence de la poésie. Ainsi, par une singulière herméneutique, il voit dans les traits même du visage d’Auden, des correspondants de sa voix poétique. Dans ses sourcils élevés comme s’ils exprimaient un grand étonnement, et dans sa vue perçante, Brodsky voit l’aspect formel de ses vers (« deux sourcils élevés=deux rimes ») et la « précision aveuglante de leur contenu. » Son visage était « l’équivalent facial d’un couplet » (371-ma traduction). Autrement dit : l’homme était l’expression vivante même de sa poésie.

Il faudrait peut-être aller à l’origine de cette grande admiration pour pouvoir essayer de l’expliquer. Brodsky a lu Auden pour la première fois en traduction, et même si ce fut une mauvaise traduction, un vers lui est resté imprimé en mémoire : « Will neither go nor send his son. » C’est ce vers, sa précision et son économie qui lui venaient à l’esprit chaque fois qu’il essayait lui-même d’écrire quelque chose. La deuxième rencontre avec Auden s’est passé lorsqu’il exécutait sa sentence politique près du cercle polaire. Condamné à vingt mois de travaux forcés dans un endroit éloigné de toute civilisation, Brodsky découvre Auden en anglais, dans un livre envoyé par un ami. L’admiration que le poète suscite en lui est telle qu’elle ressemble à un choc. Je crois qu’il s’agit d’une rencontre avec un alter ego, avec l’image idéale de la Poésie que chaque poète porte en soi. L’identification avec cette image fut si forte pour Brodsky qu’on pourrait la considérer comme l’origine de sa venue à être en tant que poète. En écrivant en anglais, c’est peut-être à cette origine que Brodsky touche.

Il faut dire cependant que, même si Brodsky réussit à créer l’apparence qu’il maîtrise l’anglais comme si celui-ci était sa langue maternelle, on peut sentir que l’anglais n’est pas sa langue. Ceci dans le sens que l’anglais reste pour lui un instrument technique qu’il manipule parfaitement, mais qui ne le touche pas dans son for intérieur. Et d’ailleurs, il ne le cache pas : il déplore souvent l’aspect analytique de l’anglais, incapable de se mouler parfaitement à la pensée synthétique russe (Kristeva déplorait la clarté et l’aspect trop poli, trop maniéré du français par rapport au bulgare). Mais peut-être que si Brodsky réussit si habilement à être non seulement un grand poète russe, mais aussi un grand écrivain de langue anglaise, c’est parce que les poètes, tout en étant, comme il le dit, des mélanges d’instruments et d’êtres humains, lorsqu’ils sont grands, sont d’abord des instruments, et ensuite, des êtres humains.

Parmi tous les testaments poétiques et toutes les rationalisations de l’acte créateur que je connaisse, l’explication donnée par Assia Djebar est celle qui me semble la plus vraie. « On écrit pour échapper à l’origine, » on écrit par révolte par rapport à son propre pays, dit-elle. Cette distance vis-à-vis de l’origine est possible pour elle grâce au français. « Le français me permet de maîtriser ce premier jet qui est informe. » Quel est « ce premier jet » ? C’est la pulsion créatrice dans son état magmatique, irrationnel, « informe », le fondement même de la littérature si par « fondement » on comprend quelque chose qui n’a pas d’être, mais sans lequel la littérature serait impossible.

Or, comme tout grand écrivain le sait, si le « premier jet » n’était pas « maîtrisé », l’œuvre ne serait pas possible non plus. Le fondement irrationnel, plus proche de l’informulé et de l’état de gestation que de l’écrit, est lié, pour la plupart d’entre nous, à quelque chose de primordial. Le visage de cet état primordial est le plus souvent-pas toujours, mais le plus souvent-l’enfance. Djebar : « C’est l’enfance qui me revient à travers la langue ». Ce n’est pas par accident qu’immédiatement après avoir dit « On écrit pour échapper à l’origine », Assia Djebar ajoute : « Mais l’étincelle est peut-être cette zone obscure qu’est pour moi la langue berbère » (je souligne). Car le berbère, et non pas l’arabe, est la première langue, la langue d’origine d’Assia Djebar.

La dialectique entre le désir d’échapper à l’origine par sa maîtrise, et le fondement irrationnel qui se laisse entrevu à travers, et dans le moment même de la négation, est la définition même de l’acte créateur. « Le français est pour moi la langue du dehors », continue Djebar, qui emploie ici le mot « dehors » aussi bien au sens littéral-elle aime écrire dans des cafés et regarder les gens-que dans le sens donné par Blanchot à ce vocable. On pourrait écrire tout un livre juste en énumérant les noms de ceux qui aujourd’hui reconnaissent dans l’espace littéraire l’espace appartenant au dehors, tourné vers l’autre, et même en la langue de l’autre. Il est important cependant de noter la différence entre écrire comme mouvement d’affirmation du dehors et écrire comme mouvement de négation, comme mouvement dirigé en premier lieu contre l’origine, et seulement dans un deuxième temps, vers le dehors. Assia Djebar fait partie de cette deuxième « espèce », de ceux pour qui le dehors ne peut briller que grâce à l’étincelle cachée dans les couches les plus profondes, les plus originaires de l’être. Point d’écriture brillante qui ne marie l’étrangeté à la vérité intime de l’être.

 

TEXTES CITES

Kristeva, Julia. “Bulgaria, my suffering.” ARTES. An International Reader of Literature, Art and Music. Trad. du français par Barbara Bray. San Francisco, Mercury House, 1996. Vol. III. 122-131.

Brodsky, Joseph. Less Than One. New York, Farrar Straus Giroux, c1986.

Djebar, Assia. Conférence prononcée au 27ème Colloque Annuel de la American Literary Translators Association, le 28 Octobre 2004 (Las Vegas).

 

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