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L’enfant d’Idumée - [in "Coq à l’âne Cocaïne"]
Chapitre VI - Un journal sans visage

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 Article publié le 7 février 2016.

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Dans la vie de Bernard, tout est réel, ce qui ne veut pas dire que Bernard est réel, il est inventé, il n'a même jamais existé. Isabelle a vécu. C'est un souvenir. Je n'ai pas connu Bernard. Comment imaginer ce qui va lui arriver ? L'histoire commence peu après l'inauguration de l'exposition de peinture organisée par Raoul, ce que Bernard ignore, au profit de Richard qui ne s'était jamais attendu à faire l'objet de tant d'intérêts divergents. Mais il a observé attentivement les visiteurs et il a patiemment répondu à toutes les questions. Il mesure cette satisfaction.

Raoul s'est cloîtré dans son appartement. Il l'a vu plus d'une fois traverser l'exposition pour sortir dans la rue ou rentrer dans son appartement. Ceux qui le connaissent n'ont pas demandé d'explications à ceux qui étaient susceptibles de savoir. On regarde Richard dans l'espoir d'y deviner les raisons de Raoul qui n'agit jamais sur un coup de tête. Mais Richard n'a d'yeux que pour Isabelle qui ne veut pas comprendre qu'elle est bel et bien captive du tableau. C'est ce que pense Bernard. Et Bernard veut acheter le tableau.

— Il n'est pas à vendre, dit Isabelle. Mais Raoul consentira peut-être à te le céder.

— Je ne le crois pas, dit Richard.

Qui est Raoul ? Bernard écoute l'histoire sans broncher une seule fois. Isabelle est devant le portrait.

— C'est toi qui ne lui ressemble pas, dit Bernard pour se libérer d'un doute.

Richard est en train de terminer l'histoire de Raoul. Il n'a pas tout dit. Il a honte de ce qui reste à dire pour être vrai. Une fois l'exposition terminée, Richard ramène tous les tableaux dans son atelier. Il les retourne contre le mur, sauf ceux que Raoul pense avoir vendus.

— Non, pas celui-là, dit Richard.

— Le portrait d'Isabelle ? dit Raoul. J'aimerais bien la connaître, ajoute-t-il en posant la toile sur un chevalet qui n'est peut-être qu'une chaise.

Le portrait resplendit. Bernard n'est pas là pour le critiquer. Pourquoi remplacer ce portrait s'il me manque maintenant que j'en connais l'existence ? Isabelle a un amant. C'était peut-être Richard. Comment se sont-ils rencontrés ? pense Bernard. Il entre dans la galerie. Il salue un visiteur, enfin : il se rend compte de son existence au moment de s'approcher de la porte.

— Vous êtes Raoul ?

— Ah ! Enchanté ! Je suis Bernard... le mari d'Isabelle. Je...

Raoul s'avance. Il tend sa main gauche. Bernard l'effleure du bout des doigts puis renonce à la serrer. Raoul était en train de regarder un paysage champêtre.

— Trop de ciel, finit-il par dire. Richard vous a vendu le portrait ?

Il prétend qu'Isabelle n'en veut pas, même comme cadeau.

— Vous avez une idée du prix ?

Bernard n'a aucune idée du prix qu'il faut payer chaque fois qu'un artiste s'est mis une idée dans la tête et que cette idée n'est qu'une manière de déclarer son amour à une femme.

— Ou à un homme, dit Bernard en riant.

Raoul allume une cigarette.

— Je ne reçois jamais chez moi, dit-il en ouvrant la porte, mais pourquoi pas ?

Bernard voit l'escalier et une autre porte en haut de l'escalier. L'ampoule pend à un fil. Il monte. Il ouvre la porte, se retourne pour dire qu'il n'a pas beaucoup de temps à cause d'un travail qu'il néglige depuis quelques jours. Combien de jours ont passé depuis l'inauguration ?

— Je ne cherche jamais à comprendre les motivations des clients, dit Raoul mais je compatis toujours.

Ils entrent dans un salon étroit, presque noir, sans fenêtre. Au moment de continuer cette description, les personnages se sont volatilisés. Comment le dire ? Il est tellement important de tout dire à propos de cette première rencontre entre Raoul et Bernard. Bernard est obsédé par le portrait au point de vouloir l'acheter (pour le détruire ? se demande Raoul) et Raoul est toujours en quête d'une aventure sentimentale. Rien ne s'est passé avec Richard. Rien qu'une petite colère à propos d'un rien. Mais surtout, ce qu'on ne peut pas savoir à ce moment du récit, c'est que le portrait d'Isabelle n'est plus dans l'atelier de Richard. Isabelle l'a emporté dans sa chambre. Pour le regarder. Regarder l'étrangère et deviner l'intruse.

La pie grattait le mur derrière la fenêtre. Le fil du récit était rompu. Je savais où je voulais en venir. Les romans sont des chefs d'œuvre d'analyse ou des allégories définitives. Mais je n'écrivais pas un roman. Il n'y avait pas de personnages à disséquer, faute d'anatomie textuelle. Je ne reconnaissais pas les lieux, bien que je me souvins d'y avoir vécu moi aussi le temps d'une aventure sentimentale. Le temps passait enfin, mais il n'y avait personne dans le texte pour le compter. Richard et Isabelle. Raoul et Richard. Bernard et Isabelle. Raoul et Bernard. Des relations évidentes. Facilement reproduites par les moyens du récit. Chapitres empruntés. Mais Raoul et Isabelle ? Comment le dire ? Sans dire pourquoi ? Pourquoi Richard et Isabelle ? Pourquoi Raoul et Richard ? Pourquoi...

Que d'efforts pour camoufler une rhétorique qui finit par avoir raison du texte ! La pie frappait au carreau. L'objet de sa convoitise était un bibelot d'étain. Une tête de cheval. Le soleil s'y jouait de la patience de l'oiseau. Le bec martelait cette mesure. Petite musique du matin. Je n'avais pas ouvert la fenêtre à cause de la brume. Mais le ciel était apparu au-dessus de la brume qui s'éloignait maintenant vers l'horizon. La pie s'envola. Elle ne renonçait pas. Elle se percha dans le tilleul. Je ne peux pas l'atteindre. La fenêtre ouverte lui inspire l'attente. Je m'y prélasse doucement, l'abandonnant à ses rites.

Pendant ce temps, le récit se continue. Sans moi, simplement parce que je l'ai commencé. Je pourrais revenir sur le même chemin et remplacer l'imagination par des mots. Ce serait le pont nécessaire entre ce que j'ai déjà écrit et ce qui va l'être. Tout est réel. Il n'y a pas de solutions au bout du texte. Il n'y avait d'ailleurs aucun problème quand je l'ai commencé. C'était la fin de l'hiver et le printemps était pluvieux. Une pie m'enviait mon cheval d'étain dont il ne reste plus que la tête. C'est triste, cette fenêtre ouverte. Un lilas dérisoire y prend racine. L'air n'est pas tranquille. On devine la pluie. Le temps s'y retrouve. Si c'est le moment de ne plus y penser. Je m'attends à des insectes. Ils n'arrivent pas. L'oiseau est immobile. Seul personnage vivant. Immobile et muet. Jusqu'à l'intranquillité relative de l'air qui bouge. Transparent couloir. Les âmes devenaient des personnages, les lieux des intrigues, hors du temps et malgré l'écriture. J'écris pour ne pas avoir à lire. Suprême expression de l'angoisse. A un moment donné de mon aventure, une fois les personnages mis en relation, l'invention consiste à faire écrire un des personnages, afin que sa « parole »" soit interprétée dans le sens du roman. Le portrait d'Isabelle devient l'objet de cette écriture qui ne peut pas être celle de Richard, qui a peint le tableau une bonne fois pour toutes ni celle d'Isabelle qui ne trouvera jamais la force d'y entrer pour ne plus jamais en sortir. Il y a Constance. Mais je n'y pense pas. Je lui réserve ce plaisir. Le « texte » sera achevé. Elle sera la première lectrice. La seule peut-être. Véritable milieu du roman circulaire.

Qui donc écrit ? Raoul ? Bernard ? Raoul écrit depuis toujours. Il écrit des articles, mais surtout des lettres. Ces écrits existent bel et bien. Ils existent comme le portrait d'Isabelle : on sait qu'ils existent. Mais ne voudrait-on pas plutôt savoir comment Bernard continue d'exister si le texte ne parle plus de lui parce que le désir s'est déplacé ? Ici commencerait le journal de Bernard. J'écrirais alors ce qu'il écrit. D'abord, on finirait par tout savoir de la trajectoire du portrait enfin accroché dans le salon de Bernard qui ne manquerait pas de revoir son texte dans un souci de cohérence bien légitime au moment d'en finir avec un thème tellement obsédant. Il n'y serait question que de cette recherche. Rien sur l'amour de Raoul pour Bernard et rien non plus sur ce qu'Isabelle inspire à Richard. Rien parce que tout ce qui compte est ce voyage que Bernard entreprend, du corps d'Isabelle, naguère tant aimé, à la présence du portrait dans la même intimité, menace de remplacement de la femme par son interprétation gestuelle.

Bernard, dans les premières pages de son journal, se régale de n'y trouver que des raisons de ne plus aimer Isabelle. Profondeurs insondables, mais visitées en rêveur. Surface reproductible à la surface de l'écriture. Bernard ne néglige pas les moyens. C'est un imitateur tranquille. Et quand il invente le texte, il est toujours sur le point de l'anéantir. Je guette ces tremblements. C'est le moment de les traduire du silence de cette destruction lente, avant l'anéantissement de cette région de la mémoire qui me hante.

J'ai donc passé la journée à proximité du journal de Bernard. La pie a disparu, l'ai-je dit ? La fenêtre est restée ouverte. Il y avait d'autres oiseaux moins bavards. Je n'ai pas mangé. J'ai attendu la nuit. Je voulais dormir. Je désirais cet autre jour. Celui où je commencerais le journal de Bernard. Un journal sans date, faussement intemporel, avec des différences d'encre et de densité graphique. Sans blancs exagérés pour achever des impressions. J'imaginais des pages compactes et noires. Mais cette journée était étrangement longue. Rien n'arrivait. Je voulais la supprimer. L'oublier, même. Il n'y aurait pas d'interruption entre ce que je venais de conclure ce matin et ce que j'avais l'intention de commencer demain.

Cette nuit détruirait le souvenir de l'attente. En l'absence de Constance qui n'osait pas me déranger. Elle surveillait peut-être ma fenêtre. Ou le toit de ma maison. La lampe sous le porche resta allumée toute la nuit. Les insectes s'y rassemblent.

Au matin, un nombre inimaginable est éparpillé sur le grès. Le verre de la lampe est maculé de traces que je n'efface pas. Des fourmis ont repéré depuis longtemps ces lieux de mort.

À midi, il ne reste plus rien par terre. Les fourmis n'existent plus. Elles attendent.

J'ai raconté cette histoire à Constance. Elle n'a pas voulu en comprendre l'allégorie. Elle pense qu'on écrit rien métaphoriquement. Ce sont ses mots. Elle préfère les jugements. Ce qui la rend nerveuse à mon avis. Elle regardait le globe souillé dans la nuit. L'idée était bonne. Elle dormait avec la fenêtre ouverte, même au plus profond de l'hiver. Et elle n'aimait pas l'idée d'avoir à partager le sommeil avec des insectes. Elle allumerait une lampe sous le porche elle aussi. Il y aurait des fourmis du matin. Elle y penserait en nettoyant le verre. Elle penserait à des fourmis utiles et discrètes. Bernard lui ressemblerait peut-être. Je le voudrais différent de moi sur ces points particuliers du caractère. Sa ressemblance avec Constance le ferait exister. Je comprendrais mieux alors le désarroi d'Isabelle. Je haïrais Richard, qui ne m'a jamais aimée pour des raisons qui ne regardent que Raoul. Mais la vie est trop compliquée. Je ne peux pas la laisser envahir mes récits. On n'y comprendrait plus rien. On s'imaginerait un mélodrame là où j'ai l'intention de ne plus exister. Bernard est moulé dans cette irréalité. Il est informe par nature. Je n'y peux rien. On comprend mal que dans ces conditions il puisse écrire un journal. Un journal sans visage. Un journal inventé à la place de la réalité qui est une véritable intrigue et un mystère pour tout le monde. On n'a pas fini d'écrire. Le silence est un concept. Bernard introduit le silence. Je ne sais rien de son écriture, sinon mon journal finirait par faire surface. Je peux seulement imaginer cette surface dérangée disons par un bouillonnement ici et là. Ou bien c'est Isabelle qui dérange la surface de l'eau inexplicable. Le personnage de Richard n'est pas décrit au-delà de son désir d'aimer. Raoul ne s'explique pas, ni dans ses lettres ni dans ses actes de la vie quotidienne. Constance ferme le portail de l'école à cinq heures.

Je suis quelquefois témoin de cette parenthèse, cachée dans un verger que je ne traverse jamais sans cette peur immense de la rencontrer au bout de l'allée, imprévisible cette fois ou prétextant un jour de congé. Les enfants disparaissent aux angles de la place. Constance se signe en passant devant le crucifix. Je reviens toujours sur mes pas avec ce sentiment d'intense frustration. Que peut écrire un personnage inspiré de la vie ordinaire ? Analyse, métaphore, révolte. Cercle parfait. La dose d'inspiration est une drogue. Rien de plus.

 

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