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Entretien avec Patrick Cintas
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 Article publié le 14 novembre 2011.

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 La rose
ne cherchait pas l’aurore :
comme éternelle sur sa tige
elle cherchait autre chose.
 La rose,
ne cherchait ni science ni secret :
entre chair et songe,
elle cherchait autre chose.
 La rose,
ne cherchait pas la rose.
Immobile en plein ciel
elle cherchait autre chose.

Traduction de Françoise Hán

 La rosa
no buscaba la aurora :
casi eterna en su ramo,
buscaba otra cosa.
 La rosa,
no buscaba ni ciencia ni sombra :
confín de carne y sueño,

buscaba otra cosa.
 La rosa,
no buscaba la rosa.
Inmóvil por el cielo

buscaba otra cosa.

A Angel Lázaro
Casida de la rosa
F. García Lorca - Diván del Tamarit.

 

Il est facile aujourd’hui de publier de la poésie. Le réseau Internet offre de multiples possibilités de diffuser les œuvres et les moyens numériques mettent l’impression à la portée de tout le monde. Pourtant, une sorte de chaos s’est installé à la place de l’exercice du choix si nécessaire en matière de littérature. Comment le poète véritable, ou qui se croit tel, peut-il aujourd’hui signaler sa différence ?

Françoise Hán — Si je résume votre propos, auparavant le poète ne pouvait pas se faire connaître parce qu’il était difficile de se faire éditer, aujourd’hui il ne peut pas se faire reconnaître parce qu’il est trop facile de se publier soi-même.

Ce qui me surprend un peu, c’est que, selon votre formulation, le poète apparaît comme responsable de sa propre notoriété. Celle-ci est du rôle de l’éditeur et c’est une des raisons pour lesquelles il vaut quand même mieux ne pas se publier tout seul. Au surplus, qu’est-ce que cela apporte ?

Publier des poèmes sur internet n’implique pas, sauf hasard heureux, de toucher un autre public que celui qui s’intéresse à la poésie, ramené aux lecteurs de poésie internautes. Parmi eux, certains, dont je suis, ne lisent pas sur écran ; beaucoup lisent en diagonale. Quant à s’auto-publier sur papier, ça ne veut pas dire simplement faire des sorties d’imprimante. Il faut préparer une couverture, brocher. Et diffuser…

Au passage, je voudrais signaler qu’il existe une véritable poésie électronique, qui utilise les ressources de l’informatique pour ses créations et constitue un domaine à part. Je ne la pratique pas, car elle exige des connaissances techniques que je ne possède pas et qui supposent un sérieux apprentissage. De toute façon, c’est une forme nouvelle, qui ne fait pas disparaître les autres. Il y a aussi la poésie orale, elle compte des représentants remarquables – et remarqués.

Le poète authentique (l’autre, celui « qui se croit tel », est précisément celui qui nous encombre) ne se défait pas d’un doute sur ses capacités d’expression. C’est l’écriture qui lui fait souci. Bien sûr, il a besoin, comme tout créateur, du contact avec autrui, de l’échange. Mais pour obtenir ce contact, « signaler sa différence », je ne vois pas bien. La différence est dans le poème. Dans tous les domaines, internet offre un déballage qui exige du discernement de la part de l’internaute.

S’y retrouvait-on mieux, il y a une soixantaine d’années, quand il n’y avait pas, non seulement internet, mais tous ces « petits » éditeurs, toutes ces revues, enragés de poésie, chez qui les grandes maisons peu enclines à prendre des risques vont pêcher les bons auteurs ? Nous le savons bien, c’est l’avenir qui fait le tri. En attendant : la critique, l’attribution de prix ? Dans la mesure où elles n’obéissent pas à d’autres impératifs, elles donnent de premières indications.

En conclusion, je préfère la situation d’aujourd’hui à celle d’avant-hier. Peut-être moins qu’à celle de demain ?

Doute chez le poète, discernement chez le lecteur, dites-vous. Comment s’organise votre œuvre ?

L’œuvre s’organise après avoir été écrite. Tenter d’organiser avant est le plus sûr moyen de rester en panne. Dans le meilleur des cas, l’écriture part dans une autre direction. Pourquoi ? Parce que c’est ce que j’écris, au moment où je l’écris, qui suggère la suite.

Un exemple de construction a posteriori : L’évolution des paysages (Cadex éditions, 2000). Les premières pages ont été écrites sans idée préconçue, mais je me suis aperçue que les derniers mots d’un poème engendraient le poème suivant, et j’ai décidé de continuer dans cette voie. Toutefois, des embranchements surviennent, provenant de bribes prélevées dans le corps du texte. Ils suspendent la suite première, qui fait plus loin résurgence, dessinant une cohésion en réseaux. L’ensemble terminé (si l’on peut dire qu’un poème est jamais terminé – disons : quand je n’ai plus été capable d’aller plus loin), il m’est venu à l’idée de prendre l’extrémité de chaque « branche » et d’assembler ainsi l’avant-poème qui figure en début d’ouvrage :

sur la scène élargie
où se joue notre vie
le rideau se sera relevé
de l’autre côté
le lointain
le tremblement des feuilles
dans le vent

(En fait, les deux derniers vers proviennent d’une scission, effectuée par l’éditeur, d’une expression unique, « le tremblement des feuilles dans le vent », qui débordait un peu trop la longueur des autres vers).

Je ne suis pas systématiquement de contraintes, surtout pas celles de la poésie classique (dans mon adolescence, je m’efforçais au sonnet), mais il arrive que je m’en impose : faire un poème en tercets, par exemple, ou d’autres moins visibles au premier regard. J’évite autant que possible les rimes et l’alexandrin, qui a une tendance à se faufiler partout.

Victor Hugo faisait quelquefois des vers faufilants sans le vouloir. Sublime contamination de la tradition… Vos poèmes donnent beaucoup à la prosodie de la langue française qui vous le rend bien. Qu’ajoutez-vous à la métrique telle qu’elle se conçoit dans les temps modernes ? Parlez-nous de liberté.

Comme je vous le disais précédemment à propos de sonnets, dans mon adolescence, je respectais strictement la prosodie classique. Je l’ai quittée, non pour me débarrasser des contraintes, avec lesquelles je me débrouillais techniquement plutôt bien – à 13 ou 14 ans, il m’a été décerné un prix pour un sonnet composé à l’occasion de la fête des mères – mais parce qu’elle ne me paraissait plus correspondre à l’expression d’aujourd’hui. Ce n’est pas une question de liberté. Il n’est pas surprenant que cette prosodie modèle par moments mon écriture, sans que j’y prenne garde. Je ne me livre pas à des travaux d’analyse universitaire pour élaborer un poème

J’écris tant en vers qu’en prose. Pour cette dernière, je vous renvoie en particulier à Profondeur du champ de vol (Cadex, 1994) et à L’évolution des paysages (Cadex, 2000), ainsi qu’à une partie de Nous ne dormirons plus jamais au mitan du monde (éditions Saint-Germain des Prés, 1987). Il m’arrive de constater a posteriori que mes vers sont de la prose découpée en fragments : j’en ai donné un exemple dans un petit livre, Mises à jour (éditions en Forêt, 1999), avec les deux versions d’un poème intitulé « Haute époque ». Voici la première strophe :

Je me retire auprès
d’un lac de montagne
encastré dans les fenêtres
du bâtiment d’en face
on a placé sur les toits
des tireurs d’élite
on a entamé
la pièce d’argent à l’effigie
de la déesse vierge
le firmament se reflète en désordre
dans le cœur troublé des hommes

et sa mise en prose :

Je me retire auprès d’un lac de montagne encastré dans les fenêtres du bâtiment d’en face. On a placé sur les toits des tireurs d’élite. On a entamé la pièce d’argent à l’effigie de la déesse vierge. Le firmament se reflète en désordre dans le cœur troublé des hommes.

Honnêtement, je trouve que ça se tient mieux ainsi.

À quel moment intervient le doute : en cours de composition ou dès qu’il apparaît que vous n’avez pas été « capable d’aller plus loin » ?

Le doute est un compagnon fidèle. Pendant la composition, il conduit à des ratures. Peu après, à des feuillets jetés à la corbeille. Longtemps après, si je me vois amenée comme aujourd’hui à relire des ouvrages publiés, à m’interroger parfois sur ce que je pouvais bien avoir dans la tête. Ou, au contraire, à constater que j’ai des marottes, que les mêmes thèmes me tournent dans la cervelle.

L’esprit critique qui vous anime (aussi dans le sens espagnol, encourager, décider) n’est-il pas l’expression de cette joie que le doute vous inspire au fond ? J’ai cette sensation, à vous lire, d’un esprit alerte et en alerte.

Je ne dirai pas qu’il apporte la joie. Mais, selon votre expression, qu’il anime. Il incite à poursuivre, à reprendre l’inachevé pour le déployer dans une autre direction. Poésie et science fondamentale ont ceci de commun, aujourd’hui, qu’elles ne s’accordent pas le repos. (La physique a cru un instant, au 19e siècle, être parvenue au bout de ce qu’il y avait à découvrir, le 20e siècle a très largement démenti cette illusion). Lorsque des chercheurs parviennent à établir une belle équation qui semble répondre à tout, ils savent que demain ou après-demain, une découverte la remettra en cause. Le poète sait qu’il ne pose jamais le point final,

le droit à l’erreur
le report des silences
ébauchent des réseaux

(L’unité ou la déchirure - éditions Jacques Brémond, 1999)

Ceux qui « s’accordent le repos », de quoi se reposent-ils ? Michel Houellebecq n’est certes pas à mes yeux un poète de premier plan, mais, malgré les insuffisances de son artisanat, il est révélateur, plus que tout autre écrivain, du malaise qui empoisonne sciemment la poésie contemporaine. Il écrit ceci : « Je ne me situe ni pour ni contre aucune avant-garde, mais je me rends compte que je me singularise par le simple fait que je m’intéresse moins au langage qu’au monde. Je suis fasciné par les phénomènes inédits du monde dans lesquels nous vivons et je ne comprends pas comment les autres poètes arrivent à s’y soustraire : vivent-ils tous à la campagne ? Tout le monde va au supermarché, lit des magazines, tout le monde a une télévision, un répondeur... Je n’arrive pas à dépasser cet aspect des choses, à échapper à cette réalité ; je suis effroyablement perméable au monde qui m’entoure. » Que pensez-vous de cette posture ?

Je vous accorde bien volontiers que Michel Houellebecq n’est pas un poète de premier plan. Mais quand il dit se singulariser en s’intéressant moins au langage qu’au monde, se croit-il vraiment seul ? N’a-t-il jamais lu Bernard Noël, Edouard Glissant – pour ne citer que deux grands contemporains, sans parler de jeunes ou moins jeunes poètes dont le nom ne lui dirait rien, car ils n’ont pas comme M. Houellebecq l’art de faire parler d’eux. Vous me demandez ce que je pense de sa posture. Je la tiens pour nulle puisqu’elle ignore sciemment (ça arrange son ego) les vrais poètes et ne prend en compte que les écrivailleurs de vers sur la campagne.

Les certitudes d’Edgar Poe dans son poème Eureka, très dix-neuvième siècle, relèvent toutefois d’une certaine malice. Cette « belle équation qui semble répondre à tout » représente déjà le lendemain des illusions. Est-ce d’ailleurs par hasard que la prose s’empare de la poésie à un moment où les arts et les sciences commencent à faire bon ménage ? Et qu’en est-il aujourd’hui, au moment où les sciences nous sont présentées, en tout cas de ce côté de l’Atlantique, comme l’antipode des jeux et des passions de la poésie qui relève plutôt, dans cet esprit, de la prière et du délassement ?

Une première remarque : avant le 19e siècle, science et poésie faisaient bon ménage. Il est vrai qu’à l’époque, ce que l’on entendait par « poésie » était bien différent de ce que les poètes lui demandent aujourd’hui. Pourtant, même au début du 19e, Gérard de Nerval a fait dans un sonnet des Chimères une description d’un trou noir, peut-être inspirée du savant Laplace, qui nous semble prémonitoire.

Vous dites que « les sciences nous sont présentées… comme l’antipode des jeux et des passions de la poésie ». Qui donc nous les présente ainsi ? Pas les scientifiques eux-mêmes. Sans doute des gens que je n’écoute et ne lis pas, qui ne sont ni scientifiques ni poètes.

Que reste-t-il de la poésie au moment où vous décidez d’en écrire un premier livre qui « ne pose pas le point final » ? Je suis né exactement à ce moment-là. Vous faites partie de la génération d’Andy Warhol. Et vous avez agi sur le terrain de la littérature. La qualité incontestable de votre œuvre vous y a placée d’emblée. Peut-on retracer ici cette histoire de poète et en profiter pour évoquer celles des autres « peigneurs de comètes » qui marquent le même temps ?

« L’art, la poésie et une certaine réflexion philosophique sondent le monde à une profondeur que nul télescope, nulle équation ne peuvent atteindre ».

Jean-Pierre LUMINET, Le destin de l’Univers (Fayard, 2006)

Cette citation illustre le deuxième paragraphe de ma réponse précédente. Elle émane d’un astrophysicien de premier plan, également poète et romancier. Elle me permet d’insister sur ce que je demande à la poésie : dire la condition humaine, tant à notre époque et sur notre Terre, que dans la suite des temps et dans l’espace en expansion. Ce n’est évidemment pas le but de ceux qui nous la proposent comme divertissement ou défoulement, participant ainsi à la grande entreprise de décervelage des masses.

Il est vrai que la poésie a été longtemps considérée – au moins jusqu’au romantisme – comme une façon agréable de dire les choses. Peut-être même est-ce encore cette définition qu’avait en tête Adorno lorsqu’il déclara qu’après Auschwitz, il était barbare d’écrire de la poésie. Fort heureusement, cet axiome n’a pas été suivi. Des poèmes comme ceux de Paul Celan comptent parmi les plus grands du dernier demi-siècle.

Quand j’ai dit « poésie et science fondamentale ne s’accordent pas le repos », je n’ai pas dit « les poètes et les scientifiques ne se reposent pas ». Ce sont des travailleurs, ils ont besoin de se reposer, comme tout le monde. Pas en faisant de mauvais poèmes ou de fausses équations. Comme tout le monde, en allant dormir ou en changeant d’activité. J’ai voulu indiquer que ni la poésie ni la science ne se jugeaient, aujourd’hui, parvenues à la fin de leur recherche. Aux dernières années du 19e siècle, les scientifiques se sont cru arrivés au bout, tandis que les poètes se découvraient au début d’une quête de connaissance.

Dans les années cinquante, à la suite de sa participation à la Résistance sous l’Occupation, la poésie engagée était de mise. Cité des hommes, mon premier recueil, publié en 1956 (Seghers) participe de ce projet honorable. Il a été estimé des amis convaincus d’avance, il n’a agi sur personne d’autre. Il a été mis au pilon sans avoir changé le monde.

La guerre, l’exode, l’occupation, ce que j’ai appris après l’armistice sur les camps nazis, ont évidemment marqué mon expérience vécue. On en trouve trace explicitement dans certains de mes poèmes – un lecteur de L’unité ou la déchirure, trop jeune pour les avoir connus, m’a dit avoir apprécié la façon dont j’en parlais. Mais peut-on dire que cette expérience soit sans implications sur des poèmes qui traitent d’autres sujets ? Elle est en tout cas incluse dans mon admiration pour René Char, particulièrement pour Fureur et mystère et Feuillets d’Hypnos.

Dire que j’ai agi sur le plan de la littérature est bien exagéré. Quels moyens aurais-je eu de le faire ? J’ai commencé à « gagner ma vie » à 17 ans et demi comme sténo-dactylo, 48 heures par semaine et deux semaines de congés annuels, dans une entreprise de commerce avec les colonies – nous n’en étions même pas encore à l’Union française. Le milieu familial où j’ai grandi ignorait tout de la poésie contemporaine. J’avais un abonnement de lecture à la libraire Au Sans Pareil, j’ignorais totalement qu’elle avait été dans les années 20 la maison d’édition de l’avant-garde. Je fréquentais d’autres librairies et les bouquinistes des quais. La publication fin 1952 du Panorama critique des nouveaux poètes français, par Jean Rousselot, a été pour moi une révélation.

J’ai continué à vendre ma force de travail jusqu’à l’âge de 60 ans et demi, dérobant des heures au sommeil pour écrire. Mon parcours littéraire est dans ma bibliographie, je ne vais pas me mettre à me relire pour le décrire !

Quant à ceux que vous appelez « les peigneurs de comètes », je pense que vous voulez dire les poètes que j’admire, c’est un chapitre qui demanderait tout un volume.

Mes admirations, mes alliés

Une remarque préliminaire : parmi les poètes que j’admire, ou qui m’apportent d’autres angles de vision du monde, il y a des poètes étrangers, mais je ne les ai lus qu’en traduction. Je ne pratique suffisamment bien aucune autre langue que le français pour les lire dans leur langue originale.

J’ai déjà parlé de René Char, particulièrement Fureur et mystère et Feuillets d’Hypnos. C’est aussi un grand poète d’amour, celui qui a écrit « Chacun de nous peut recevoir / la part de mystère de l’autre / sans en répandre le secret ». Il a été longtemps pour moi à la première place. Aujourd’hui, je donne plutôt celle-ci à Henri Michaux, en dépit de son pessimisme foncier, avec une préférence pour Au pays de la magie. Parmi les aînés encore vivants, c’est Lorand Gaspar que je considère comme le plus grand, sans me détourner pour autant des autres. Bernard Noël est une source inépuisable de réflexion. Parmi ceux trop tôt disparus, je regrette vivement Claude Esteban, parti alors qu’il était en pleine activité créatrice. En remontant dans le temps, sans être en connivence avec Blaise Cendrars, je le trouve magnifique, je sais par cœur la Prose du transsibérien et de la petite Jeanne de France. Une mention spéciale pour Victor Segalen, que j’ai découvert grâce à une libraire de la rue de l’Odéon avant qu’il ne soit sorti de l’oubli. Equipée est pour moi un véritable art poétique. Inutile de citer les incontournables de la fin du XIXe et du début du XXe, ils ont leur importance historique. Chez les romantiques, c’est Gérard de Nerval que je regarde comme un frère ; il n’était pas fait pour être compris à son époque.

A l’étranger, j’ai beaucoup de lacunes. Dans mes grandes admirations, je citerai ceux dont j’ai en bibliothèque à peu près toutes les œuvres poétiques, dans des traductions diverses : Rainer Maria Rilke, Paul Celan, Roberto Juarroz, Octavio Paz, Cesar Vallejo, pas mal de Pablo Neruda, de Vladimir Holan, Nazim Hikmet, Tomas Tranströmer, José Carlos Becerra décédé accidentellement à 34 ans, Mahmoud Darwich. Je m’intéresse aux poètes chinois classiques, en particulier de l’époque Tang (8e siècle) et je lis aussi des contemporains, généralement de la diaspora : Bei Dao traduit par Chantal Chen-Andro, de même que Yang Lian.

J’en viens aux poètes moins universellement connus et aux générations plus jeunes que la mienne. Alain Lambert (1931-2008) laisse une œuvre à laquelle je suis très attachée. Thierry Metz avait publié en 1990 un chef-d’œuvre, l’étonnant Journal d’un manœuvre. Inguérissable de la mort d’un de ses fils, il s’est suicidé à 41 ans. Chez les vivants, voici en désordre les premiers noms qui me viennent : Lionel Bourg, Valérie Rouzeau, André Velter pour une partie de son œuvre, Antoine Emaz, Jong N. Woo (d’origine coréenne, elle écrit en français), Michaël Glück, Claude Adelen, Gérard Cartier, Zéno Bianu, Abdellatif Laâbi, il y en aurait tant d’autres… la poésie contemporaine est riche, variée dans ses sujets comme dans ses formes d’écriture.

Dans ses excellents, mais incomplets Sentiers de la poésie (chez Melis) Bernard Mazo écrit ceci : « … ce qui lie ces poètes est plus essentiel que ce qui peut parfois les séparer, car tous se retrouvent dans le même refus de l’illisibilité textuelle, de la déstructuration et de la déconstruction du langage qui tiennent encore trop souvent aujourd’hui le haut du pavé au nom d’une postmodernité dont personne n’a encore défini les contours. Tous démontrent ici souverainement que, tout au contraire, il est beau, hasardeux, risqué de persister à choisir les mots les plus simples, voire les plus usités pour les faire chanter comme au premier jour où les dieux les ont déposés sur les lèvres des poètes. Tous savent entretenir miraculeusement une sorte d’innocence, de fraîcheur et de justesse d’expression dans la voix qui est la leur et qui font oublier que tout, au fond, a déjà été célébré, chanté, loué par toutes celles qui les ont précédés en persistant à éveiller en nous un mystérieux, obscur et très fragile accord avec le monde. »

Je n’ai pas lu les Sentiers de la poésie de Bernard Mazo – c’est ainsi, j’ai beaucoup de lacunes – je n’en connais que votre citation. Je dirais presque que je la réfute de la première à la dernière ligne.

« Illisibilité textuelle » pour qui ? Aucun poète ne tient vraiment à être illisible pour tout le monde, même, je le soupçonne, Mallarmé avec ses « fermoirs d’or des vieux missels », il n’empêche que, nos contemporains ayant des cultures, des modes de pensée très divers – heureusement ! – nous sommes toujours illisibles pour certains d’entre eux. Je ne pratique pas la déstructuration et la déconstruction du langage – j’ai essayé et j’ai constaté que je ne parvenais pas ainsi à déconstruire le sens commun, ce qui est plutôt mon objectif – mais cela ne m’empêche pas d’être illisible pour plus d’une personne, je le sais, alors que d’autres me trouvent limpides. Ma mère, de qui j’ai tenu, en ma prime adolescence, un volume de poésies complètes d’Alfred de Musset, est arrivée assez vite à me dire qu’elle ne comprenait pas mes livres.

Pourquoi les mots peu usités n’auraient-ils pas le droit d’entrer dans un poème, s’ils correspondent exactement à ce que le poète a en tête, ou à ce que les autres mots appellent ? J’en rencontre dans mes lectures – ils peuvent être d’usage régional, particuliers à un métier, etc. – ils me font consulter le dictionnaire et je ne peux accuser que ma propre ignorance.

Il y a, bien sûr, des auteurs qui croient arriver à leurs fins en appliquant des recettes. Ils ne produisent ainsi que de l’artificiel et cela se détecte assez rapidement.

Faire chanter les mots « comme au premier jour où les dieux les ont déposés sur les lèvres des poètes », alors là, c’est moi qui ne comprends pas. Qu’est-ce que les dieux viennent faire ici ? Les poètes seraient choisis par les dieux ? Ce serait bien, pour le coup, le moyen de les rendre illisibles, de leur ôter leur humanité.

« Tout, au fond, a déjà été chanté, célébré, loué » par nos prédécesseurs. Peut-être, dans les circonstances de la vie qui était la leur, encore que. De toute façon, nous sommes entrés dans une nouvelle ère – j’ai coutume de dire que les gens de ma génération ont vécu les derniers temps du néolithique – et ce passage nous pose bien des questions. Nous avons plus que jamais besoin de la poésie, non pour « éveiller en nous un mystérieux, obscur et très fragile accord avec le monde », mais pour tenter d’y voir clair et de créer notre nouveau rapport au monde.

Voici ce qu’en dit Jacques Roubaud : « Quand on est poète, aujourd’hui, le monde étant ce qu’il est, plusieurs questions se posent à vous, vous sont posées, et vous ne savez trop comment y répondre. Par exemple : — La poésie est-elle encore possible ? — La poésie n’est-elle pas ailleurs ? — La poésie contemporaine, pourquoi si difficile ? — La poésie, c’est quoi ? et cetera. Sur quelques-unes de ces questions, je fais le ménage dans ma tête, je réponds ce que je réponds, ou ne réponds pas, c’est selon. Je ne réponds pas au nom de la poésie. Je réponds pour moi qui — suis poète — me revendique comme tel — pense que la poésie peut continuer à s’exercer à continuer — qu’il n’est pas exclu qu’il y ait encore de la poésie, etcetera. » (Poésie, etcetera : ménage) Est-ce de cette manière qu’on peut (enfin) voir clair et créer notre nouveau rapport au monde ?

Je répondrais volontiers comme Jacques Roubaud.

L’ironie aide beaucoup à y voir clair, à faire le ménage dans les préjugés, les idées reçues, les expressions toutes faites – il en cite quelques-unes – tout ce qui constitue le sens commun, à savoir : ce qui est généralement accepté sans examen, qui étouffe la vérité et se fait passer pour elle.

Assez souvent, l’ironie et la poésie vont bien ensemble.

Je souhaite m’en tenir là, avec en conclusion cette autre citation de Poésie, etcetera : ménage,

« Le plus qu’on peut dire d’un poème est qu’il touche à la poésie ».

 

 


La rosa... la rose... ne cherchait pas l’aurore — 
----------------------------on peut dire qu’éternelle,
elle cherchait autre chose. La rose...
ne cherchait pas la science ni le contraire — 
----------------------------à fleur de la chair et du rêve,
elle cherchait autre chose. La rose ne cherchait pas la rose. 
----------------------------Immobile à contrejour
elle cherchait otra cosa, autre chose...

Traduction de Patrick Cintas

 

 

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