"Sitôt né, le mortel se trouve inscrit dans les
intervalles du Monde,
de soi à soi-même, à autrui, aux choses ; et du Monde à soi."
Philippe Forget
Dans l’état qui est l’état actuel
de nos civilisations, pour aborder dignement la question de notre rapport au
Monde en tant qu’hommes, intellectuels, artistes et citoyens, il ne faudrait
plus nous laisser piéger par le va-et-vient, vite consternant, trop facilement
établi entre des particularismes plus ou moins identitaires revendiqués comme
tels, et une universalité souvent plus théorique ou rhétorique qu’incarnée.
De fait le relativisme comme l’universalisme sont tous deux intenables en leur
position extrême et il faut les travailler ensemble et séparément à partir
de ce qui les fonde, traverse, excède et contraint à une manière de sursaut
vital : la béance même de l’origine, créatrice et prédatrice, la faille
originelle qui ne nous déchire que pour nous inviter à nous dépasser en nous
réalisant, à nous quitter pour nous (re)trouver même et autre. Trois
termes que nous tenterons de mieux cerner seront nos viatiques : mondialisation,
mondanéisation, mondialité ; le premier est tellement dans l’air du temps
qu’il ne saurait générer le plus souvent d’usage rigoureux (nous essaierons de
le rendre plus précis), le second est emprunté à la phénoménologie, le
troisième a été avancé par Édouard Glissant, poète et écrivain antillais
qui sait de quoi il parle.
Comme la langue d’Ésope, la mondialisation semble bien la meilleure et la pire
des choses. Le concept résulte d’un constat de nature géopolitique portant sur
les pratiques économiques et sociales, tout comme sur les modes de vie. Il désigne
surtout une normalisation et une uniformisation à l’échelle planétaire, fondées
sur la culture et l’économie dominantes. Trois grands véhicules se sont ainsi
assuré la suprématie parce qu’ils sont d’abord des véhicules vides qui ne
colportent pas de systèmes de valeurs clos ou a priori mais qu’à terme
ils ouvrent et défont tous les systèmes leur préexistant. Le premier de ces
vecteurs est l’argent et sa capacité de rapporter toute chose au statut
qualitatif et quantitatif d’une marchandise : il désacralise et libère la
puissance propre de tous les objets disponibles, induisant libre production et
intense circulation ; en contrepartie, il risque de réifier et de réduire ou
de quantifier des données vitales, spirituelles, théoriquement immatérielles.
Le second est l’homme du contrat et des droits de l’homme, principal
pilier de nos démocraties (comme du capitalisme) : tout se passe avec lui selon
la fiction vraie du contrat où chacun est censé s’engager à la mesure de ses
désirs, besoins et moyens. Ici encore rien de préétabli ni de dogmatique : le
libre engagement des contractants a seul valeur normative. Mais la qualité
propre du contrat doit être périodiquement vérifiée ou revivifiée sinon la
mémoire s’en perd et les règles apparaissent comme arbitraires ou abusives. Il
y a aussi, comme il y a de l’inquantifiable, du non contractualisable dont il
faudrait pouvoir tenir compte... Enfin le troisième moteur est la technique
dont l’agent est l’homme du contrat et les principaux adjuvants la fluidité du
capital et l’expansion des marchandises : elle assure une emprise sans préjugé,
souple car sans cesse adaptable sur les choses et les êtres qui n’est jugée
qu’à l’aune de l’action, efficacité et effet, réussite et rentabilité. Elle
tend, elle aussi, à réduire tout ce qu’elle touche à sa pure fonctionnalité
et à son exigence de résultats. L’on voit l’immense portée libératrice de
ces trois vecteurs, facteurs centraux de ce que l’on a pu appeler progrès, développement,
essor démocratique ; l’on découvre en même temps tout ce que laisse, lèse ou
blesse une pratique humaine uniquement animée par ces grands mobiles. Les trois
principaux moteurs de la mondialisation ne cessent en particulier de déterritorialiser
l’homme de toutes les manières possibles et ils risquent de lui dérober bientôt
jusqu’au sol qui le porte !
En effet la mondialisation qui nous fait désormais toucher les limites de notre
planète et de nos possibles en tant qu’espèce ne nous assure pas le Monde, pas
même en une version simplifiée. Parce qu’elle néglige et ne peut que négliger,
vu son essence et son "fonctionnement", ce qui est en mesure de nous
ouvrir le Monde, ce qui fait chaque jour, même à notre insu, notre être-au-monde.
C’est la phénoménologie qui, au début du XXe siècle, avec Husserl puis
Heidegger, nous a restitué l’épaisseur vivante et vraiment charnelle des
dimensions propres au temps et à l’espace. Ces dernières ne sont plus
seulement pour l’analyste les grandes données a priori de toute expérience
possible mais il se révèle au regard d’une approche plus fine et déliée de
nos rapports perceptifs et intellectifs avec ce qui nous entoure que nous ne
cessons de construire ces dimensions, que nous devons à chaque instant les réassurer
et prolonger dans et par notre essor de conscience, dans et par notre projet
("pro-jet"= projection, bond en avant). De la sorte nous ne disposons
jamais ni d’un temps ni d’un monde déjà établis, homogènes et disposés
comme les réceptacles dociles et préformés (prénormés) de nos perceptions
et de nos actions. Il nous faut, à tout moment, surmonter la faille du
maintenant, assumer l’aventure de l’instant sans date et du lieu hors cadre, de
l’ici abrupt et absolu pour qu’ils deviennent nos temps et monde. Notre
temporalité n’est pas le temps astronomique et indifférencié, indifférent également,
des calculs scientifiques ; notre mondanéité n’est pas réductible à l’espace
étendu et mesurable, maîtrisable et descriptible, qui nous environne. Le terme
de mondanéisation désigne le mouvement de constitution permanent qui nous fait
à chaque instant renouer avec le mystère de notre origine (lignée, tradition,
évolution personnelle) et subsumer ce hiatus originel, cette étrangeté si
familière qui exige décision et élan, bond sur le vide, engagement toujours
nouveau... Prêter attention au Monde c’est s’interroger sur ce processus
essentiel, en discriminer les articulations, se rendre sensible à son dynamisme
propre pour en respecter aussi, - en même temps que circule et travaille
l’argent, qu’agit et consomme l’homme du contrat, que fonctionnent technique et
techniciens -, la vitalité charnelle, complexe, ramifiée et toujours
activement différenciante, toujours pleinement différenciée.
Ainsi le Monde, surmontant ses intervalles dont il franchit l’abîme, ne cesse,
pour tous et d’abord pour chacun, de se "mondifier". Le terme de
mondialité pourrait alors désigner la capacité qu’a l’homme, en tout
temps-et-lieu, d’être "mondial" c’est-à-dire de "venir au
monde", de (se) faire monde (mundus : univers ordonné, prenant
forme et sens, scandé selon un rythme). Toutefois la béance originaire,
l’intervalle qu’il faut assumer et dépasser, et qui reste toujours-encore-à-dépasser,
rappellent que ce devenir-monde ne saurait jamais offrir une figure figée, fermée
ou statique, conceptualisable en quelques termes particuliers et définitifs
mais bien une figure ouverte, mieux même : ouvrante. Ce devenir-monde
demeure tension dynamique, force qui s’ouvre en présence et en accueil. Cette
mondialité réconcilie aussi l’universel et le relatif en ce qu’elle désigne
quelque chose de commun à l’espèce humaine (la caractérisant même en
essence) et qui n’en exige pas moins, en chacune de ses occurrences, la
singularité du lieu et du moment pour s’épanouir. De plus ce quelque chose crée
du commun, de la communauté entre les hommes plus ou moins unis - ne serait-ce
qu’une fois, au coup par coup, acte par acte, œuvre par œuvre - par une même
façon de franchir le gué, d’enjamber l’ornière ou l’intervalle (qui
continuent à béer). Cette mondialité territorialise ou reterritorialise donc,
mais sans tracer de frontières, sans cadenasser des différences dites
culturelles, sans cultiver de tabous, sans poser d’interdits, sans imposer une
identité prétendument univoque. Elle nous rapprend l’origine et nous rend à
notre sol tout en nous montrant que nous ne les possédons pas plus que
nous ne nous possédons nous-mêmes, travaillés que nous sommes, comme la
nature et notre terre et l’univers sans doute, par une "autreté",
constitutive (en nous et hors de nous) en raison de la déconnexion qu’elle
induit autant que par le bond qu’elle exige.
Compenser les méfaits de la mondialisation par une conscience plus nue et plus
active - volontariste - de la mondanéisation préservant et promouvant notre
mondialité, c’est un pari intellectuel, moral et métaphysique portant sur le
qualitatif non quantifiable, l’incontractualisable et le non fonctionnel, sur
des valeurs apparemment immatérielles mais aussi capitales, aussi efficaces que
l’amour, l’étonnement, l’admiration, la compassion et la beauté.
Serge MEITINGER
1-4 septembre 2004