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La chair, l'idée, le verbe Bref essai d'autoscannographie
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 Article publié le 27 mars 2005.

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Valérie CONSTANTIN - Corps 2


Nous n’avons que notre corps, mais son monde - le nôtre - ne s’arrête pas à la surface de l’épiderme. Nous n’y sommes pas enfermés comme en une outre chaude et molle ou en une cuirasse bardée de muscles. Sans cesse nous rayonnons et recevons les impulsions de tout le dehors, proche et lointain, dans toutes les gammes sensibles, conscientes, inconscientes, préconscientes comme si notre peau était tambour et tamis, interface diaphane et protecteur à la fois. Nos sens sont des émetteurs, des vecteurs et des récepteurs ; notre esprit un convecteur, ordonnateur et disséminateur. De fait un halo nous entoure et forme notre avant-corps, une aura qui nous rend sensibles à ce qui est et à autrui. Ainsi nous pouvons appréhender le monde en ses qualités propres, les autres en leur singularité sans avoir à toucher ni à être touchés. En avant des corps, les avant-corps se connaissent et s’éprouvent ; si ces derniers ne se conviennent pas, les choses et les êtres, les corps et les esprits ne communieront jamais et iront même jusqu’au rejet. Socialement et culturellement, certaines lois dites de « proxémique » règlent une bonne part de ces rapports (possibles et souhaitables) et les tolérances sont variables selon les latitudes, les cultures et les groupes sociaux. Plus intimement l’on parlera d’aimantations et de « tropismes » : des polarisations, parfois infinitésimales et affectant tous les sens à la fois, nous situent par rapport à tel ou tel autre, telle ou telle réalité plus ou moins prochaine. Et si nous ne pouvons pas « les sentir » c’est que quelques-unes des particules sensibles et olfactives émises en leurs avant-corps nous répugnent particulièrement.

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Telle est la chair, corps et avant-corps, et ce rayonnement centré sur notre présence corporelle nous est résidence et royaume car il se marie à la chair du monde où il pénètre et se meut en osmose. Toutefois cette osmose n’est pas une harmonie préétablie et elle se joue en un ajustement perpétuel qui exige une vigilance généralement insue mais opérante. Car il y a des cas d’échec qui sont des défauts de présence au monde et aux autres et que la psychiatrie s’efforce de classer et de traiter. Certaines déficiences ne vont pas jusqu’au pathologique, mais rendent la vie plus difficile à vivre. De fait la plénitude n’est pas atteinte excepté en de courts moments où elle est littéralement mimée et rejouée par le corps-esprit qui la promeut activement puis la délaisse. De fait une brèche, agissante et mobile, est consubstantielle au mouvement d’ouverture et d’allant. Elle fait partie intégrante du risque pris à vivre : ni l’enveloppe corporelle ni le halo qui la prolonge et projette au-delà d’elle-même ne peuvent être clos et parfaits, complets en eux-mêmes. Ce serait leur interdire de communiquer, de donner comme de recevoir bien que l’ouverture - qui doit être tenue en dépit de tout - fasse courir les risques adverses de l’hémorragie d’être et/ou de l’invasion par l’étranger ou par l’étrange. Nous vivons - cœur battant, chair parfois pantelante - à corps ouvert et devons en accepter l’enjeu et parier sur la rencontre.

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La rencontre, elle se fait avec un lieu et un moment du monde soudain portés à superlative présence et elle s’épanouit en l’extase propre au Sublime qui nous laisse pantois, sans image et sans concept, sur la plus haute cime du cœur. Elle nous place alors en la position d’un appel éperdu et en même temps - sur le champ - comblé. Elle peut avoir lieu également avec « un état de choses » : configuration hasardeuse d’objets parfaitement triviaux s’imposant comme immuable et nécessaire, événement parfois infime, parfois décisif, qui tranche soudain dans le vif, s’affiche et s’affirme hors tout et nous étonne. Nous avons à faire ici à une autre variété de Sublime (celui que Tristan Corbière dénommait : « Sublime Bête »). Et c’est tout simplement la manifestation hyperbolique de la stupeur qui nous saisit devant ce qui est, devant le « sans pourquoi » de ce qui apparaît et, bêtement, s’impose. Une certaine sagesse consiste à s’accoutumer à ce flux quotidien, capable parfois de s’émanciper en point de vue métaphysique, et à prendre ce qui vient « comme ça vient » et à même hauteur : exercice d’humilité qui nous associe humblement à la terre. La rencontre entre les êtres s’établit sur les jeux et glissements, de surface d’abord, entre corps et avant-corps. La sympathie naît entre des avant-corps qui, pour un oui pour un non, pour un détail ou un brimborion, se plaisent et s’attirent et elle se joue en ces miroitements réciproques qui accrochent et décrochent des qualités agiles et éphémères : elle ne survit pas toujours à l’instant de ces entrechats ! Dans l’amitié, les avant-corps littéralement s’aiment et se font l’amour en se satisfaisant d’une présence réciproque, mais en une proximité qui reste mesurée à l’aune de la pudeur et du quant-à-soi. La rencontre érotique, elle, va jusqu’au corps et plus loin que lui car son but est d’associer toute la chair à l’union et de n’en pas laisser hors une seule parcelle ! Souvent elle s’exténue en ce désir effréné de totalité qui en oublie la brèche nécessaire et toujours patente, qui en renie l’incomplétude, elle aussi patente et nécessaire. La sagesse en la matière serait d’aller trop loin tout en sachant que c’est impossible. Mais la conscience n’est pas en mesure d’influer vraiment sur les aimantations, polarisations et tropismes des corps et avant-corps en acte surtout quand ils sont pris dans la dynamique à corps perdu du désir tentant de « se réaliser ».

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Ces diverses modalités de la rencontre et leur application à la vie de tous les jours le prouvent : il est possible, en rendant compte au mieux de notre présence réelle, de faire l’économie de tout dualisme. Ne dirait-on pas que l’avant-corps qui nous enveloppe et projette, qui proprement nous anime, tient le rôle traditionnellement dévolu à « l’âme » ou à « l’esprit » ? Corps et avant-corps, pris ensemble en une seule et même chair, ne composent-ils pas un unique « corps et âme » ou un seul « corps-esprit », sans que l’on ait à supposer deux entités séparables et de portée inégale (l’une immortelle et/ou rationnelle, par exemple et l’autre pas) ? Nous sommes prêts à parier que l’âme, bien qu’elle ne s’y arrête pas, ne se détache en rien de l’épiderme comme une émanation volatile voire abstraite, que l’intellect a plus à voir avec la viscosité ou la chaleur lisse de nos muqueuses que la philosophie ne le voudrait. Dans ces conditions, ce que l’on appelle l’idée (ou Idée) ne saurait naître, armée et casquée, comme un concept guerrier, tranchant et tranché. Nous sommes partisans d’un réalisme des idées (ou Idées) mais, à l’opposé de Platon, nous ne situerons pas leur séjour en un arrière-monde. Nous les plaçons en notre monde, à la lisière mouvante et dansante de notre contact avec ce qui est. Pour tout dire, les idées nous collent à la peau et elles commencent toujours par nous chatouiller - ou nous gratouiller, c’est selon ! - avant que de nous saisir et porter.

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L’Idée - souvent unique - qui régit l’entièreté d’une œuvre ou d’un système, d’une vie, est toujours injustifiable en raison. Revenant sur l’intuition première qui a entraîné sa quête, l’auteur - écrivain, philosophe, artiste - scrute vainement la source ou l’origine de son élan sans pouvoir la réduire à une entité sans reste, à une formule univoque et transparente qui donnerait la clef en quelques mots ou signes, en un logo ou un « logos ». Au mieux, il réussit à se souvenir des circonstances vitales et émotionnelles qui ont motivé son essor, à reconstituer l’atmosphère de ce moment singulier où son corps et son avant-corps se sont trouvé soudain orientés, polarisés d’une certaine manière devenue avec beaucoup de travail et d’acharnement sa manière propre. Pour Kant, il n’y a pas de concept de « la Raison » non plus que de « l’Esprit absolu » pour Hegel, et ce malgré toutes les pages écrites pour justifier l’intuition initiale et finale. Il faut à Proust les trois mille pages de la Recherche pour cerner son Idée du temps et de la mémoire ; à Heidegger une bonne centaine de volumes pour ne pas épuiser l’approche des relations entre temps et être ; à Cézanne une multitude d’esquisses, de lavis, de tableaux pour commencer à déployer l’espace propre à la Sainte-Victoire. Et tout cela sans victoire assurée, sans aucun triomphalisme possible, car l’Idée, oscillant entre l’élan productif qu’elle ne cesse d’impulser elle-même et le produit toujours encore instable qu’elle devient, reste éternellement en tension, en incomplétude, en devenir, en déprise... Elle ne tient pas plus qu’on - qu’homme - ne la tient : faille « à l’œuvre se mouvant » (Jacques Garelli), à même la peau et formant horizon.

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Quelle matière, quel matériau conférer à la réalisation de l’Idée ? Ceux qui composent avec nos fibres, ceux où nos sens s’investissent sans réticence ni reliquat : langage, sons et harmonies, lignes et couleurs, terre à pétrir et modeler, pierre à fendre et ciseler. Les mots, en particulier, sont pleinement lieutenants de l’être - car nous tenant, très souvent et en toute confiance, lieu des choses comme de ce qui est -, et non pas des signes arbitraires qui s’épuiseraient à désigner de l’extérieur ce qui les excède (comme veulent le croire encore une certaine linguistique et une vaine rhétorique). Ils sont des entités mixtes où s’enveloppent réciproquement un sentir (à la fois agir et pâtir) et une matière ductile porteuse de qualités subtiles mais actives. Les phonèmes et les diverses modalités propres à l’articulation verbale suscitent, avant même toute expressivité volontaire, des tensions, des aimantations, des motions et des (re)présentations propres et typées porteuses de sens et d’effets de monde. Il n’y a jusqu’aux lettres qui ne dessinent à leur manière des gammes et des portées pour les choses, les êtres, les états de choses qu’elles supportent et soulèvent. Un cratylisme bien tempéré nous semble être adapté à une approche à la fois créatrice et résolument moderne du rapport entre les mots et les choses : des auteurs comme Francis Ponge en ont fait le cœur même de leur pensée et de leur pratique. Dans cette perspective, qui sous-tend une part considérable de la poésie actuelle comme de la littérature au sens large, le verbe n’a plus à devenir chair  : il est déjà chair. Sa matière phonique, graphique, tout autant qu’étymologique, a du corps et s’ouvre, en la prolongeant tout de suite, une véritable lignée ; de plus, opérant à fleur de peau, dans la motion et l’émotion de l’avant-corps, il contribue au lien charnel entre corps et avant-corps en même temps qu’entre cette chair-ci et toutes les autres chairs possibles. Le verbe parce qu’il est chair est ainsi le plus universel entremetteur qui soit.

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 J’ai moi aussi - en tant qu’auteur, écrivain et/ou poète - envie de m’entremettre et même de me compromettre, par l’écrire, entre la chair et l’idée (ou Idée) ! Et il me semble que la littérature, jusqu’ici, n’a pas assez travaillé la matière de notre présence au monde. En particulier en ce qui concerne les jeux du corps avec l’avant-corps ou plutôt avec tous les avant-corps puisque nous avons à faire avec tous les halos émis et irradiant partout et toujours... Il y aurait à écrire et à tenir compte - à tenir journal, peut-être - des états et métamorphoses de la chair affleurant en telle ou telle situation, en décrivant au mieux tropismes, polarisations, irisations... Bien sûr les modalités de la rencontre, rapidement parcourues plus haut, seraient à approfondir une par une la plume à la main. Cerner un peu mieux la double postulation de « l’extase » devant ce qui est : celle qui relève traditionnellement du « plus haut » ou le Sublime au sens traditionnel ; celle qui semble tourner vers la trivialité d’un « être-là » sans qualité autre que d’être là ! La seconde voie nous est ouverte par Hofmannsthal dans sa fameuse Lettre de lord Chandos et par Joyce en ses « épiphanies ». Et situer l’humaine rencontre - ou « l’humaine encontre » - de la sympathie fugitive qui offre parfois de séduisants lacis à l’empathie érotique, qu’elle soit claire ou sombre. Il est dommage de laisser la parole en la matière aux seuls érotomanes anonymes - je songe autant à l’Anglais de My secret life qu’au Russe de la Confession sexuelle - car l’évocation sexuelle d’une personnalité engageant un destin sensuel devrait porter un nom et entrer à même hauteur que tout le reste dans l’œuvre si œuvre il y a ! Quitte à lever la pudeur pour mieux toucher le vrai, quitte à frôler l’impudence qui est aussi l’un des charmes de la vie !

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Et l’Idée dans tout ça ? Nous l’avons suggéré : elle ne naît - elle n’est - pas loin des muqueuses ni de l’épiderme, elle surgit dans et par cette aura qui travaille le corps, qui travaille au corps... Elle est alors ce qui, à fleur de peau, à même les cinq ou six sens qui sont les nôtres, devient sens, à la fois signification et direction. Je la définirais au mieux en suivant l’intuition de Mallarmé qui voulait que l’Idée fût avant tout (et après tout !) un « rythme entre des rapports ». Je la dirais alors « rythme » et « prise de rythme » : ce qui dynamiquement fait entrer puis maintient dans une scansion mesurée et mesurable dont les décrochages et les retours, les diverses modulations possibles sont anticipés par la conscience et littéralement pressentis. Il s’agit aussi d’un ordre dans le mouvement qui nous relie à un certain « ordre naturel » cheminant toujours déjà « en amont, en aval de notre humanité » (Pierre Oster). Et c’est notre « conscience rythmisante » qui dessine alors - par les mots, les sons, les lignes et les couleurs, par les formes sortant des mains - la figure que l’Idée devient, figure sensée qui prouve, éprouve et approuve le mouvement en se mouvant. Produit et principe de production, mouvance et ordre du mouvement, l’Idée-rythme nous mène et nous la menons sans que nous la possédions jamais, sans qu’elle nous réduise non plus. Car, dans ce processus interminable, incessant, ruptures, raptus et chutes, décrochages et arrêts, staccato et point d’orgue doivent être interprétés non comme une fin ou un échec, une perte ou un renoncement, une lacune mais comme le prélude à une reprise, à une mise à neuf. Je suis tenté de définir l’Idée comme une forme perpétuellement à l’état naissant et, néanmoins, incessamment « formée », formatrice et « formante ».

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Alors ! être le scribe de l’Idée, qu’est-ce que cela implique ? Il ne s’agit pas bien sûr - on l’a compris - de se faire le froid géomètre de ses émotions, d’imposer l’abstraction à ce qui est vivant, de réduire le vécu ou le ressenti à des épures ou à des courbes statistiques. Ce sera, pour celui qui veut capter « l’extase », la haute ou la basse, d’ériger un moment en stèle ou de le ramasser en un bref cursus intégré, substituant la temporalité de la page poétique, indépendante de la syntaxe comme du récit, à l’instant labile déjà engouffré dans la mémoire. Ainsi le poème se fonde à son tour comme un temps-&-lieu soutenu par un départ rythmique qui est sa véritable cellule génératrice. Les poèmes, qui sont chaque fois un point-source unique et capital, ont ainsi beaucoup à nous dire et redire sans cesse de la naissance de ce qui est et de notre lien à cette naissance. L’approche de la rencontre quand elle ouvre un temps et un champ spécifiquement humains - elle est alors travail de la matière humaine par l’homme même et dans tous les sens possibles - exige souvent un plus long développement. Et il lui faut retrouver, pour les assouplir et ajuster, les grandes règles et mouvances de la syntaxe comme du récit, de la symétrie ou du contrepoint, de la fugue comme de la sonate ou de la variation, de la perspective et du vol d’oiseau. Nous entrons là, littérairement parlant, dans la prose, dans la grande marée des mots et des phrases qui brasse à part égale le donné et le construit, le fictif et le réel brut, l’allégorique et le vif car c’est le rythme qui fait loi. Le « rythme entre des rapports » est l’unique lune marémotrice de cette mouvance marine orientée. Et je rêve d’un vaste roman - peut-être l’unique - qui serait cette grande marée faite de longues vagues - les phrases, les plages, les larges scansions de temps - universelles et intimes à la fois, susceptibles de promouvoir un destin comme direction et signification selon « une pulsation fondamentale, un point de référence rythmique immuable » (Glenn Gould). Un livre susceptible aussi de faire régner une unité d’atmosphère qui ferait sens... Un sens toujours vécu, toujours habité, toujours inconnu pour la raison raisonnante.

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L’œuvre du verbe serait ainsi chair et Idée et il faudrait réussir à dire leur osmose quand la chair innervée par l’idée devient fruit à empaumer et à mordre (bien que nulle main, nulle dent n’y puisse laisser sa trace...). Pour mieux dire encore, pensons à la voix, à celle de Glenn Gould par exemple qui accompagne, accomplit et parfait la « pulsation fondamentale » qu’elle contribue d’ailleurs à révéler : cette voix, qui naît de la chair et qui est pleinement chair, enveloppe et lève avec elle - abolit et sauve - l’interprétation de la main qui cadence l’Idée pour nous donner à goûter en même temps le fruit et sa fruition... Je rêve d’un texte de prose qui agirait sur nous comme la voix de Gould accomplissant et transcendant le jeu du sens.

12-24 mars 2005

 

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