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 Article publié le 25 octobre 2010.

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[L’action de cette nouvelle se situe dans l’île de La Réunion et la plupart des traits référentiels sont empruntés au contexte réel.]

 

Il découvrit avec surprise et inquiétude sa propre petite annonce dans Le Gratuit, le supplément hebdomadaire d’un des grands quotidiens de l’île, distribué par la poste dans 160 050 boîtes-aux-lettres, sous la rubrique “Messages” : “Voudr. faire votre connaissance, JF en jean blanc, haut noir, vue au glacier du Colosse le 21/02 à 15 h 50, moi JH brun face à vs”. C’était la première fois qu’il osait et cet étalage inédit de son désir lui parut tout à coup indécent : il était exposé nu sur la place publique à des milliers de regards… Il se rassura vite en pensant que son annonce ne s’adressait qu’à une seule personne et que, tout compte fait, il y avait peu de chances (peu de risques ?) qu’elle la lise, qu’elle se reconnaisse et comprenne, qu’elle réponde…

Quand, quinze jours après, il reçut une lettre — enveloppe toilée saumon et parfumée bien que l’écriture grossière de l’adresse ne fût pas féminine (celle bien sûr de l’employé du journal qui assurait la transmission) —, il revécut toute la rencontre. Assis sur l’une des chaises métalliques, si inconfortables, du glacier du Colosse à Saint-P., un complexe commercial associé à plusieurs salles de cinéma, en ce milieu d’après-midi d’été, juste après un film (lequel ? il a déjà oublié !), il s’ennuyait devant une glace plus grosse que son appétit. Il était seul, à son habitude, et passait machinalement d’une fesse sur l’autre lorsqu’il la vit et fut tétanisé. Elle s’assit à quelques mètres de lui sur l’une de ces horribles chaises malcommodes et grinçantes mais son allure, la tournure déliée et souple de ses gestes, son parfum même qu’il pressentait donnaient à son mouvement une aura de légèreté et de rêve. Il ne put détacher son regard de cette présence, d’elle seule présente à cette heure dans ce monde banal et dégradé, animé de fantoches. Sans chercher le contact, sans risquer sur place la rencontre (elle n’était pas seule, elle !), il la dévora de toute sa puissance et se gava de son image mouvante égale, supérieure à son désir : il se grava dans les yeux, l’esprit et le cœur, le jean blanc qui moulait une ferme croupe plutôt carrée, le haut noir gonflé d’une poitrine un peu flottante mais généreuse et légère à la fois, respirante… Il ne vit pas le groupe de filles efflanquées et un peu fofolles qui l’accompagnaient et minaudaient assez sottement, il ne la regarda pas non plus vraiment au visage, notant seulement sans y prêter une attention soutenue qu’elle avait la peau blanche, trop blanche même, et des cheveux blonds qui laissaient l’impression d’être teints…

C’est en ouvrant la lettre qu’il se rendit compte avec terreur qu’il n’avait pas mémorisé ses traits, son allure seulement, prise et comme sculptée dans cet ensemble noir et blanc qui scandait sa silhouette, et il se dit douloureusement qu’habillée autrement, il ne la reconnaîtrait même pas. La lettre, écrite en une cursive moulée et affectée, était d’une prudente banalité : la belle se présentait à peine, elle avait vingt-quatre ans, habitait l’est de l’île et avouait qu’elle n’avait pas vraiment remarqué son adorateur muet mais suggérait qu’un rendez-vous était possible à condition que le jeune homme brun se présente, lui, plus intimement et qu’il joigne une photo. Une adresse était indiquée, celle d’une certaine Jo, à Saint-A. Se présenter ? Il entra dans une perplexité inquiète, car que dire qui pût l’être sans se disqualifier ? Il était né, le jeune homme “brun” c’est-à-dire “noir de peau” dans l’idiome local, à Madagascar d’un père réunionnais et d’une mère malgache, il y a déjà vingt-huit ans ! Conduit ici, dans cette île où il ne connaissait personne, à l’âge de dix ans et placé d’office, par un père qui ne tenait pas plus que ça à s’occuper de lui, à l’École militaire du Tampon où il resta huit ans, jusqu’au bac. Puis les classes préparatoires à la formation des pilotes de chasse à Salon de Provence, puis l’inscription en licence d’allemand à Montpellier et en études d’économie. Mais il a tout raté, tout entrepris, rien terminé… Il n’est devenu ni pilote, ni prof, ni cadre… Revenu dans l’île, il fut accablé plus de trois années entières par une maladie psychosomatique d’un type rhumatismal qui l’empêcha même longtemps de se tenir debout. Il va mieux depuis bientôt deux ans grâce aux médicaments d’un marabout. En attendant, érémiste, vivant dans une solitude à couper au couteau en un petit appartement propret où il reste le plus souvent comme l’oiseau en cage mais un oiseau sans ailes qui ne peut pas même s’envoler quand la porte s’ouvre, quand la porte est ouverte car elle l’est… Il ne cesse, de fait, de former des projets ni démesurés ni inaccessibles, pour un avenir apparemment tout proche, mais chaque matin, au lever, il remet, il diffère le geste, l’action ou le mouvement relativement simples à accomplir et qui enclencheraient le processus… Comment dire, avouer tout cela ?

Une photo ? Était-il seulement encore le beau garçon qu’il avait été à dix-huit ans quand tous se tournaient en souriant vers le svelte métis au teint foncé mais aux traits délicats et aux cheveux lisses, pas trop musclé mais finement et fermement architecturé ? Il avait alors été poursuivi d’assiduités féminines mais y avait peu répondu, en raison de la claustration du pensionnat militaire, de sa timidité et de la rigueur de son éducation. Il avait été élevé dans les rites et les devoirs d’un catholicisme formel qui faisait du péché un crime légalement poursuivi et du pécheur un inculpé toujours voué à l’indignité même après repentir et pénitence. La plus grave des fautes était la tentation de la chair et la parole, la pensée, l’image mentale tournées vers le sexe (on disait le vice) étaient pires que l’acte car on voulait y lire la marque d’une perversité intrinsèque qui rongeait l’être au plus profond… Aussi le jeune garçon, l’adolescent puis le jeune homme s’était-il au maximum abstenu de penser aux filles, de parler d’elles, de leur parler… Il est vrai qu’un labeur scolaire acharné remplissait ses heures et usait ses forces vives, incitant à l’oubli et au sommeil des sens. Pourtant ses propres pensées le faisaient parfois blêmir même quand il était seul ; et l’enchaînement presque mécanique de ses actes l’effrayait quand la nature parlait et qu’il se soulageait maladroitement, sans éprouver de plaisir. Il y eut bien, un temps, la bouche toujours accueillante, humide et profonde d’un camarade qui aimait à rendre service à nombre de ses copains, bouclés comme lui à l’internat, et qui les entraînaient dans les toilettes ou les champs de canne lors de leurs sorties et escapades. Mais la honte et le remords annihilaient tout de suite la jouissance et il s’enfuyait chaque fois littéralement paniqué. D’ailleurs, même avec le recul du temps, il n’y pensait jamais sans une grimace de dégoût. Son expérience des femmes était donc très limitée : il avait eu à Montpellier une amie de cœur mais leurs relations étaient restées platoniques, à son grand soulagement. Les quelques fois où il avait répondu à des avances précises et circonstanciées, il s’était laissé aller, laissé faire par des filles plus expertes que lui mais n’en avait gardé qu’une vague impression d’écœurement : le contact des chairs nues et suantes, les poils, les remugles corporels, les écoulements physiologiques, l’allure, la forme et la couleur, le comportement souvent déconcertant des parties intimes exposées à la vue, offertes au toucher de l’autre, et tous les problèmes liés à la friction de deux épidermes comme à la pénétration le désarmaient presque jusqu’à l’impuissance. Depuis son retour en l’île, après ses études ratées, à cause de sa maladie, il avait vécu dans l’abstinence, hors de toute présence féminine et, bien qu’il ne cessât de proclamer à qui voulait bien l’écouter que c’était horrible de vivre ainsi sans femme, il se savait aussi velléitaire en cette matière que dans les autres…

Et quelle photo ? Il n’en avait pas sous la main ou seulement des anciennes. Il voulait être honnête et ne pas offrir de lui une image menteuse. Il se prit donc à s’examiner au miroir et, pour la première fois depuis longtemps, il constata ce qu’il était devenu. Certes il n’avait plus l’élégante sveltesse de ses dix-huit ans mais il avait tout de même perdu les kilos disgracieux accumulés pendant sa maladie et son visage comme son corps, redevenus fins, restaient agréables à voir. Il se déshabilla même pour se regarder sous toutes les coutures et fut surpris de cette soudaine indécence envers lui-même qui, cette fois, le stimulait. Il pensa (en blêmissant, une fois encore) se faire photographier (mais par qui ?) en maillot de bain et s’imagina ainsi (presque) nu devant elle. Il pensa à un portrait en pied mais habillé (simplement et avec goût), ou à mi corps en légère contre-plongée, et opta pour la solution neutre, sobre de la photo d’identité. Il ne voulait ni choquer ni excessivement surprendre celle qu’il voulait plus que tout connaître. Il se présenta donc en soulignant ses avantages : son niveau d’études, son sérieux et sa tempérance ; en estompant ses carences : il expliqua qu’il cherchait un emploi enfin à la hauteur de sa qualification et, s’il ne conduisait pas, c’était pour des raisons de santé. Il fixa un rendez-vous à Saint-D., en un lieu public et plutôt passant qui ne compromettrait personne, un jardin public en bord de mer et en ville, près d’un parking (ce qui, en cette île placée sous le diktat absolu de la circulation automobile, était d’une fort appréciable commodité).

Il se prépara pour cette rencontre avec autant d’émoi qu’un adolescent à peine pubère qui se rend pour la première fois avec une fille à une soirée. Il s’aperçut d’ailleurs que c’était vraiment la première fois qu’il donnait un tel rendez-vous et allait s’y rendre. Il veilla à s’habiller sobrement, à faire tenir sur sa personne les signes d’une modeste décence et les promesses avenantes d’un tempérament calme et réfléchi. Pendant qu’il attendait, largement à l’avance, à l’endroit qu’il avait lui-même déterminé, il eut par deux fois un impérieux besoin qui le contraignit à s’écarter avec la peur vibrante de manquer son but. L’heure arriva et il commença, le cœur battant, le ventre lourd à nouveau, à compter les minutes, à guetter tous les véhicules en tentant d’y discerner celle qu’il attendait. Ce n’est qu’au bout d’un gros quart d’heure qu’il vit s’avancer presque jusqu’à lui une petite 205 rouge, pleine à craquer de formes féminines criardes (dans son émotion, il n’arrivait même plus à distinguer les individualités), et en sortir d’une façon bizarre, comme un diable sort de sa boîte, une jeune fille en jean blanc et haut noir. La voiture fit marche arrière en vrombissant et s’éloigna avec sa cargaison agitée et roucoulante. C’était elle et ce n’était pas elle : il en resta cloué. Elle s’approcha et s’adressa à lui, disant qu’elle le reconnaissait, et c’est ainsi qu’il la reconnut à son tour, malgré la voix un peu éraillée et discorde, et surtout une allure qui lui parut moins souple, moins légère que dans son souvenir. Mais il entra alors dans l’orbe magique de son parfum, dans le monde de son odeur, un bouquet impérieux d’émanations charnelles retenues et amplifiées par les étoffes et orchestrées par la senteur sur tout son corps largement répandue. Il entrait dans le halo de cette féminité avec le désir de n’en plus sortir jamais, de se laisser bercer à l’infini comme un enfant insouciant. Et il ne put retenir vraiment tout ce qu’elle lui dit, ce que lui-même dit, tant il était subjugué par cette aura quasi palpable. Il ne fixait pas non plus son regard sur le visage mais ses yeux étaient fascinés par les mouvements onduleux d’une poitrine aérienne et mobile qui paraissait sans cesse sur le point de s’envoler et ses mains ballantes et frustrées en rêvaient déjà. Cette présence patente l’éblouissait, l’arrachait à lui-même, l’anéantissait. Ils échangèrent, de fait, quelques banalités, quelques points de repères assez évasifs mais avouèrent l’un l’autre se convenir assez pour envisager un autre rendez-vous, plus intime celui-là. Car la belle était pressée, ses amies devaient revenir la chercher… La demi-heure passa en un éclair, telle une unique seconde arrachée au cours du temps, et elle repartit comme elle était venue, laissant tout de même des coordonnées téléphoniques et la promesse d’un proche revoir. Une fois que la 205 fut partie, secouée par un rire général, penaud, dérouté, vaguement inquiet, il crut longtemps avoir rêvé.

Au retour en son petit nid vide, il tenta de faire le bilan de cette entrevue et il lui revint des bribes d’informations, des impressions, des fragments d’images et comme des plans fixes. Il se rappela qu’elle lui avait dit travailler au téléphone en tant que standardiste et qu’hôtesse, que ses horaires étaient assez excentriques puisqu’elle exerçait ses fonctions plutôt en soirée et le week-end. Elle lui avait fait part de ses goûts culinaires et esthétiques : elle restait dans la moyenne de sa génération et il se sentait un peu supérieur en raison de sa culture et d’un esprit critique qu’il estimait mieux informé donc plus solide. Il se rappelait des intonations qui lui avaient semblé curieuses, des gestes brusques et apparemment incontrôlés, des mouvements des membres qui avaient quelque chose de brutal, de non apprêté et qui allaient contre l’idée même de coquetterie alors que les propos s’efforçaient de polir une image doucereuse et sans aucune âpreté. Il la voyait encore se gratter l’aile droite du nez ou l’oreille avec une application maniaque et une détermination sans arrière-pensée. Il n’avait pas trop apprécié non plus la brièveté de l’entretien et l’attitude désinvolte, pour ne pas dire grossière, des amies qui l’avaient accompagnée : de ce côté, il éprouvait un malaise comme devant une équivoque qu’il ne s’éclaircissait pas. Mais le souvenir de son enlèvement sur les vagues moelleuses d’un parfum lourd comme une chair de femme, corsé comme une épice aphrodisiaque, sombre et éclatant comme son désir ne cessait d’opérer son miracle et il eut, ce qui ne lui était pas arrivé depuis bien longtemps, une rêverie érotique dont elle fut l’unique objet. Descendant en un jardin tropical, à la fois ombreux et clair, chaud et rafraîchi, il découvrait sur un sofa couvert de coussins colorés une odalisque qui était elle, nue, offerte, les deux bras repliés derrière la tête, mais, comme dans un tableau de Picasso, en une posture étrange (qu’il ne s’expliquait pas) puisqu’elle montrait à la fois sa poitrine dont les deux mamelons étaient étoilés chacun d’un point lumineux irradiant qui aspirait ses seins vers le ciel et sa croupe large, arrondie, ouverte où vrillait un point noir. Cette scène l’excita tellement qu’il atteignit plusieurs fois la jouissance coup sur coup et il eut l’impression de renaître dans une pureté et une insouciance d’avant la faute.

Ce rêve haut en couleurs l’empêcha de retomber dans son ornière velléitaire car il voulait, pour la première fois depuis des siècles, depuis toujours peut-être, donner carrière à un élan qui le saisissait enfin aux racines et s’affirmait comme instinct et plus que tel puisqu’approuvé par la totalité du corps, du cœur, de l’esprit et …du songe. Il résolut dès le lendemain matin de tout mettre en œuvre pour brusquer le prochain rendez-vous. Il composa le numéro qu’elle lui avait laissé, celui d’un poste fixe (pas de portable ? ou précaution supplémentaire ? choix de la distance ?). Une jeune voix virile lui répondit et elle lui plut car elle avait un timbre analogue à celui de Jo : c’était son frère qui l’appela et la lui passa. Elle s’offusqua un peu, mais pas trop, de cette impatience. Elle invoqua ses horaires spéciaux, des obligations familiales, amicales, sportives et associatives… Bref, elle n’était pas libre avant dix jours. Ils décidèrent qu’ils iraient au restaurant en début de soirée, car elle devait travailler à partir de 23 h 30 ! Ils convinrent d’éviter les amies, cette fois, ces fofolles patentées et vulgaires ! Elle conduirait elle-même sa petite voiture un peu vieillotte et sans aucun standing, mais ce serait mieux ainsi, plus simple et plus intime… Dès ce moment, lui qui n’avait pas grand chose d’autre à faire, ne vécut plus que pour l’instant de cette nouvelle rencontre. Il s’imagina point par point les modalités et tournures de ce moment à passer ensemble, se jurant de mieux regarder, de mieux écouter, de toucher enfin pour ne rien perdre de ces instants précieux et uniques. Il voulait découvrir et tenir son visage, ses bras, ses mains et déjà l’envelopper, la caresser, poser ses lèvres sur sa peau à l’orée de sa chevelure, à côté de son oreille. Il s’en construisit de nouveaux fantasmes, ayant peur d’user trop vite le rêve oriental de l’odalisque qui continuait à l’obséder. Pendant tous les jours de cette attente, il ne perdit rien, au contraire, de sa nouvelle puissance éruptive et il se stimulait souvent, en plus des si belles images qu’il déroulait, en reniflant ardemment sa propre aisselle en sueur, geste coutumier sous les tropiques, y trouvant un écho troublant au parfum de sa belle.

Le jour vint. Il se prépara avec plus de minutie, de maniaquerie encore que la première fois. Sa panique était immense et, dans les moments d’anxiété qui précédèrent l’heure fixée, il fut dix fois tenté de laisser tomber et de fuir… Mais quelque chose de puissant le gouvernait et conduisait d’une main de fer et il parvint au lieu convenu à l’heure exacte tout comme la belle en sa petite voiture : cela commençait au mieux, ce soir-là ! Ils avaient choisi un restaurant qui permettait de manger en plein air dans un jardin dont les verdures nocturnes tempéraient l’éclat des lampes et ils s’étaient assis face à face dans une pénombre qui brouillait les traits, Jo ayant pris le parti de tourner le dos à la source lumineuse la plus proche. Pleinement présente, elle maintenait toutefois la distance ! Mieux habillée que la première fois, grâce à une robe ample et fermée, grâce à des manches longues, elle dérobait ses formes, son corps et sa carnation. Et, dans la réalité brute de ce tête-à-tête, plus rien ne ressemblait aux images ressassées dans ses rêves mais il en éprouva plutôt un soulagement que de la déception. Il examina son visage cette fois et, malgré la faible luminosité, il déchiffra une figure un peu ingrate car dissymétrique et trouva la coloration et l’implantation de la chevelure trop artificielle ; cette blondeur affadissait un teint déjà excessivement pâle malgré le rouge et le fard. Il en fit la remarque et Jo roucoula sans gêne aucune tout en proposant des transformations prochaines. Ils atteignaient déjà une complicité qui les mettaient à l’aise et, lui aussi, fit quelques confidences sur sa situation intime, soulagé par sa propre franchise, consolé par l’accueil sympathique que recevaient ses propos. Ils mangèrent sans vraiment s’en rendre compte comme il arrive en ces cas-là. À table il lui prit la main, serrant avec un peu plus d’ardeur qu’il n’en faudrait ces doigts longs et raides aux longs ongles colorés dont le bouquet refermé avait une assez large carrure : il aima cette solidité qui s’abandonnait à son étreinte. Il eut, dans la suite de leurs échanges, l’occasion de vérifier que la fermeté et l’exactitude caractérisaient bien le tempérament de Jo. Juste avant l’heure dite, celle où elle devait rejoindre son poste de travail, elle le raccompagna jusqu’au pied de son immeuble. Au moment de la séparation, il la pressa sur sa poitrine, éprouvant à même son thorax la grâce moelleuse de ses seins mouvants, déposant deux gros baisers sur ses joues à l’orée de sa bouche ou plutôt aux confins de son rouge-à-lèvres, inhalant une longue bouffée de son odeur pour sa fin de soirée ! Il remarqua, à ce moment, que son absence de coquetterie, déjà sensible en plus d’un point, prenait une tournure délibérée dont la brusquerie sans apprêt évoquait familiarité et camaraderie, un franc compagnonnage à venir… Ils se quittèrent ravis l’un de l’autre et décidés à se revoir assez vite.

Toute appréhension l’avait quitté et il attendit le rendez-vous suivant avec le plus grand calme malgré des défoulements et des dérives nocturnes où les images reprirent leur rôle moteur. Il commença à établir des plans pour sa vie future qu’il voulait désormais soumettre à un but, à des règles, à une activité régulière. Il fit le bilan de ses biens, de ses liens, de ses acquis, de ses manques et entreprit des démarches pour reprendre des études à l’université et se mettre en quête d’une occupation rémunérée qui pût lui permettre d’étudier en même temps. Se levant le matin, il savait désormais que faire de sa journée. Il n’attendit pas trop longtemps avant un nouveau contact : les tourtereaux convinrent de s’accorder cette fois une soirée entière et peut-être même la nuit… La veille de cette troisième rencontre, revivant la scène préférée, élue par sa fantaisie et indéfiniment reprise, il vit et sentit l’odalisque bouger : curieusement, les seins étoilés perdirent de leur éclat et de leur renflement aérien, le point noir au milieu de la croupe s’approfondit et une voix prononça lentement et distinctement par deux fois : “Maintenant, elle va se retourner ! Tu vas voir !”. Il se réveilla en sursaut, au bord de l’éruption, et crut comprendre.

Pour leur première grande soirée, ils avaient décidé de jouer la carte de la décontraction : tenue légère et sans recherche (il faisait encore si chaud en cet fin d’été tropical), repas dans un camion-bar (sympathique institution locale mais sans aucune classe), escapade au bord de la mer… Ils mangèrent quasiment debout et dans la rue, perchés sur ces hauts sièges de bar qui laissent à peine les pieds toucher le sol et contre lesquels on s’adosse plus qu’on ne s’y assoit… Elle avait repris une tenue en noir et blanc, bien cintrée pour souligner ses avantages, mais en inversant les teintes : haut blanc, bas noir… Elle avait aussi changé de coloration et ses cheveux raccourcis flottaient en un mouvement ample et soyeux de tonalité châtain clair désormais. Cela lui allait bien, durcissant moins l’opposition entre le teint de la peau (sobrement maquillée) et la couleur de la chevelure. Elle se tenait de façon assez désinvolte, bombait la poitrine, cambrait les reins, affichant une évidente insouciance et déployant un dynamisme jusque là contenu, riait et parlait assez haut sans excessif souci de l’entourage (qui réagissait tout de même en aparté, avec parfois des sourires en coin et des rictus, de quasi signes de reconnaissance auxquels elle n’accordait aucune attention apparente) : elle veillait toutefois, en public, à ce que son visage reste toujours dans une ombre à demi protectrice. Lui, devant ce phénomène qui actualisait à ses yeux et aux yeux de tous (lui semblait-il) la révélation ambiguë d’une sorte de reine de la nuit, il se tenait comme en retrait : il parlait peu, écoutait et regardait, gêné par moments mais se disant intérieurement que c’était là pour lui une occasion inespérée, une façon de rentrer (ou d’entrer ?) dans la vie qu’il n’eût pas même rêvée il y a un peu plus d’un mois ! Il s’avançait en territoire étranger, dans un monde tout à fait inconnu de lui mais il le faisait sciemment et en en assumant les risques : il se sentait prêt à être le servant amoureux et zélé et, pourquoi pas, le roi (ou le roitelet) de cette reine ! Ils mangèrent des pizzas réchauffées tout en buvant de la bière au goulot même des canettes : rien de bien distingué pour un couple royal qui s’en fut ensuite vers la mer dans sa petite voiture vieillotte !

Le bord de mer de cette île presque ronde, en ses endroits non bâtis (pour ne pas dire “sauvages”, ce qu’ils ne sont guère), est, dans les nuits des week-end surtout, le lieu de rendez-vous attitré des couples (le plus souvent illégitimes) soucieux de s’assurer un petit moment d’intimité dans leur automobile ou sur un frêle gazon inégalement répandu sous les filaos. L’observateur désintéressé qui, en ces soirées tièdes et heureuses, parcourt le front de mer s’amuse à trouver, disséminés et espacés dans le noir le plus profond, des véhicules tous feux éteints mais tout de même habités, parfois animés d’un significatif roulis ! C’est vers un lieu de ce type que se dirigèrent nos deux tourtereaux sans qu’ils eussent même eu le besoin d’énoncer ce projet. Le trajet fut silencieux : elle conduisait avec une application de myope, il se tenait bien sage à côté ne risquant ni un souffle ni une main, dans l’attente du moment décisif, gagné maintenant par une légère écume de crainte, submergé par une mixture d’appréhension, de trouble et de désir. Ils s’arrêtèrent comme les autres en ayant soin de respecter les distances… Deux ou trois mots pour s’enquérir gentiment, tendrement déjà, de l’impression exacte de l’autre et leurs mains se cherchèrent puis leurs bras, leurs bouches, raidement d’abord, gauchement. Et ils s’embrassèrent longtemps, jouant des lèvres et de la langue, quêtant, trouvant l’accord, le diapason. Elle avait la tête renversée très en arrière contre le dossier de son siège et l’appui-tête et il avait la sensation de peser lourdement, de l’écraser, de l’étouffer même : par un reste instinctif de délicatesse et de sens des convenances, il le regrettait et atténuait son poids mais il le désirait en même temps pour mieux la faire sienne, lui son roi ! Elle proposa d’incliner les sièges, ce qui leur permit de s’allonger presque entièrement, flanc à flanc. Il s’accola alors étroitement à elle, éprouvant sa chaleur, entrant à nouveau dans le monde de son odeur, sentant monter l’attrait irrépressible, s’appuyant sur elle pour la saisir enfin à bras le corps. Il palpait sa poitrine, voulait dégraffer le petit haut blanc mais elle se déroba, se redressa et le plaça soudain sous elle. Il se laissa aller comme cela lui était déjà arrivé autrefois, avec d’autres. Elle déboutonna sa chemise, lui caressa doucement et longuement la poitrine d’une main légère, embrassa, lécha sa peau, prit son téton droit entre les dents, serra, il gémit sans se débattre encore mais il glissa résolument la main sous l’étoffe du corsage, sentit une masse spongieuse échapper à sa prise et comme se détacher… Un sursaut de surprise le raidit et faillit l’arracher à sa position d’abandon mais elle le retint de toute sa force, le plaquant au siège. Et sa bouche alors brilla, chaude, humide, profonde, entamant une lente, irrésistible et saliveuse descente à partir du sternum tout le long de son ventre dénudé… Il reconnut cette bouche : oui, c’était et ce n’était pas la même… Sans hésiter une seconde, il porta sa main à l’entrecuisse de la belle en une prise impérieuse et brutale.

Il se rappela, en un éclair, certains contes malgaches de son enfance. L’héroïne de ces petits récits fabuleux proclamait hautement sa peur et son dégoût envers l’ogre ou le dragon. Elle disait à qui voulait bien l’entendre qu’elle s’évanouirait dès qu’elle le rencontrerait. Or elle rencontrait la bête sans d’abord la connaître comme telle et quand, enfin, elle la reconnaissait, elle ne s’évanouissait pas du tout, réagissant et agissant au contraire. Les Malgaches en ont tiré un proverbe : “Évanouis-toi, maintenant !” pour signifier à leur interlocuteur qu’il n’a pas l’attitude qu’il avait annoncée, qu’il réagit autrement (et peut-être mieux) qu’il ne l’avait prévu. Et lui qui avait longtemps grimacé de dégoût, censuré son souvenir, il comprenait maintenant et ne s’évanouirait pas ! Il saisit le monstre à la tête et ne le lâcha plus : roi de cette reine, ou reine de cette reine, ou reine de ce nouveau roi, peu lui importait désormais, il était prêt !

Serge MEITINGER

Chez Le chasseur abstrait :

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