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 Article publié le 22 octobre 2010.

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J’ai un fils. Il s’appelle Philippe Faveur. Il est instituteur dans le Loiret, non loin d’un village qu’il se plaît à nommer « le trou du cul de la France ». Cette vulgarité, dont j’ai horreur d’habitude, me permet de marcher au plus près d’une réalité qui me tient à cœur. Je dois raconter cette histoire maintenant tant je me sens fatiguée. Il faut que la vérité soit rédigée, comme un testament de bonne foi, avant que je ne parte.

J’avais déménagé depuis plusieurs années à Pithiviers afin d’être plus proche du petit. Non que je fasse partie de ces insupportables mères protectrices mais il pouvait venir me parler quand il le désirait. Je ne téléphonais que rarement. J’avais même rencontré quelqu’un, un vieux beau comme dirait mon fils. D’origine plus ou moins basque : Roland A. Fixeren, il me renvoyait à mes racines. Certes, il était parfois ridicule avec ses manières d’un autre âge dont j’étais la première à me moquer. Ce refus à donner en entier son second prénom par exemple. Mais il avait de la prestance. Nous nous voyions de temps en temps. Il avait proposé que nous gardions notre indépendance, notre « chacun chez soi ». Ainsi le danger de la lassitude serait-il évité. Je ne m’y étais pas opposée. Nous unissions par intermittence nos dernières belles années et c’était souvent bien agréable.

Avec l’âge, ma périarthrite me faisait souffrir plus fréquemment qu’à Hendaye où Philippe avait grandi. Mon divorce m’avait fait perdre les amis que nous y avions et qui se résumaient aux connaissances de mon ex-époux. De plus, j’avais repris mon nom de jeune fille. J’avais changé d’identité, anonyme dans une ville où j’avais vécu plus de vingt-cinq ans. Plus rien ne me retenait là-bas. J’avais choisi de ne pas demeurer loin de mon fils et c’était l’essentiel. Du moins je le croyais.

 

Dès l’adolescence, Philippe noircissait des cahiers pour le plaisir d’écrire. Cette habitude ne l’a jamais quitté. Elle donnait à sa solitude une raison d’être, je veux bien dire une raison d’exister. Les enfants des autres ne comblent pas une vie. Il faut supporter leurs parents qui demandent régulièrement des comptes sur le comment de telle pratique pédagogique ou le pourquoi de telle réprimande. Je me souviens de cet incident : une chère petite qui n’avait fait que se défendre en traitant sa voisine de « sale pute » alors que la voisine en question venait de lui emprunter sa gomme. Un imbroglio qui était remonté jusqu’à l’Inspection Académique. Ce genre de relation n’apporte rien de très gratifiant et laisse un grand vide côté affectif. Il avait dû, à trois reprises dans sa carrière, rédiger une lettre d’excuse auprès de son inspecteur parce qu’il s’était mal conduit, selon ces fichus parents de gamins trop gâtés. Il appartenait à la grande institution enseignante depuis quinze ans et depuis environ cinq ans que j’avais décidé de le rejoindre, j’avais constaté qu’il commençait à revenir de tout, à être blasé au point d’aller travailler à reculons. Je le comprends : j’ai exercé le beau métier d’institutrice à une époque où il inspirait encore un peu le respect.

 

Alors oui, j’en suis témoin, il écrivait pour s’inventer des aventures féminines, des fonctions pour lesquelles sa compétence n’était pas sans cesse remise en cause par d’insupportables fâcheux. Je me répète, j’ai conscience de ne pas mâcher mes mots mais je ne vois pas comment m’exprimer autrement. Se mêlait-il lui, de dire à son boucher de parent d’élève que sa viande était filandreuse ? Critiquait-il la réfection de sa toiture par tel autre artisan parent d’élève également ? Chacun son métier après tout. Ce qui le révoltait au début le faisait beaucoup moins réagir désormais. Il parlait peu et ne me fit cette confidence qu’assez tard : lui qui maudissait l’injustice sentait monter dans son esprit la laide intolérance dont les cœurs sensibles se laissent pénétrer lorsque lutter leur est devenu insupportable.

Philippe passait pour aigri, surtout auprès des adultes, beaucoup moins auprès de ses élèves, les moins coupables dans cette aventure médiocre. Il gardait encore en lui suffisamment d’humanité pour en être conscient et faisait de son mieux pour les conduire vers une autonomie de l’esprit qui commence par le savoir lire et le savoir écrire. D’ailleurs, pas une fin d’année scolaire ne passait sans que les parents, par définition versatiles, ne se regroupent pour lui offrir un cadeau en remerciement pour ces mois au cours desquels il avait su donner aux enfants le goût de la lecture. Petit mot aussi vite écrit qu’oublié mais qui fait plaisir. En dépit de ces gentillesses, après le différend entre les deux gamines, jamais plus il n’évoqua son travail.

 

Ce samedi soir là, me conta-t-il alors qu’il me rendait une gentille visite à l’improviste, il venait de terminer une sinistre histoire de vampire qui, de nos jours, terrorisait un village du Loiret (tiens donc). Je savais qu’environ trente cahiers, petit ou grand format, contenaient ses textes « en prose ou en vers », comme dit la chanson, imaginés au fil des ans, chaque soir ou presque, seul dans sa maison, sans femme et sans enfant - à mon grand désespoir -. Cette histoire fantastique (un peu puérile à mon goût) à peine rédigée, il allait se coucher lorsque lui prit l’envie de relire tous ses cahiers. La fatigue lui avait fermé les yeux avant même qu’il ait pu parcourir les textes écrits dans les années 1995 et au-delà. On approchait de la fin de l’année scolaire et l’épuisement nerveux commençait à se faire sentir.

Les semaines passant, son désir de redécouvrir ses cahiers augmentait. Il s’étonnait de ses propres écrits, les reprenait, les raturait, réécrivait quelques lignes dans la marge et en rouge (vieille habitude d’instit). Il réévaluait ses textes et songeait, en même temps, qu’il aurait pu tenter l’aventure de l’édition. Se faire connaître dans quelque revue régionale. Comme je lui faisais remarquer que je l’y avais poussé voilà bien des années, il m’avoua avoir été publié environ huit ans auparavant, par les éditions La Corne d’abondance qui lui avaient demandé de l’argent pour que son manuscrit, une sorte de roman sur lequel il s’étendit peu malgré mes pressantes questions, devienne un vrai livre. Certes, il n’avait pas obtenu la reconnaissance d’un quelconque milieu artistique mais son « bouquin » avait pris vie. Tenir dans ses mains son ouvrage avait été une expérience d’une grande intensité ; une forme d’aboutissement intellectuel qui, bien que financé par ses deniers propres, lui avait permis de rencontrer des gens intéressants, de recevoir quelques critiques positives et de se savoir lu par une bonne centaine de personnes environ, dont certaines, via mail ou lettres manuscrites, avaient déclaré avoir apprécié son histoire et sa plume. Bien qu’affreusement vexée de n’apprendre ceci que si tard, je me gardai bien de le lui faire remarquer. Il poursuivit sans avoir remarqué mon indifférence feinte…

Fin juin, il s’était mis en tête de classer ses nouvelles en fonction de leur qualité stylistiques. Il rassembla rapidement une bonne dizaine d’histoires qui lui plaisaient et lui semblaient susceptibles de retenir l’attention d’un éditeur en quête de nouveauté à défaut de réel talent. Depuis le compte d’auteur, il  n’avait jamais considéré ses griffonnages comme dignes d’intérêt. Pourtant, au fil des semaines, il avait changé d’avis. « Pourquoi pas moi ? » s’était-il dit au fur et à mesure que son tri s’affinait. Je souris, heureuse de voir que mon Philou, pour une fois, ne se dépréciait pas. Il ne s’aperçut de rien, comme concentré sur ses dernières semaines et décidé à n’en rien omettre. Je n’allais pas m’en plaindre.

Un soir, alors qu’il relisait les titres déjà choisis, un petit cahier à spirales retint son attention. Le titre lui sembla énigmatique : « Le Manuscrit huguenot ». Il n’avait que de très vagues souvenirs de ce cahier. S’étant mis à lire à haute voix, les mots, qu’il déchiffrait tant ils étaient loin de sa mémoire, l’avaient d’abord fait bafouiller mais très vite, l’histoire avait accroché ses souvenirs. Comme il l’avait apporté à la maison, il sortit le cahier à spirales de sa sacoche de cuir. Je lui demandai de me faire la lecture et, après s’être fait prier, il s’exécuta, fort de son art consommé de conteur que j’avais remarqué et encouragé depuis l’enfance :

« Il était une fois un jeune médecin qui écrivait les anecdotes contées par ses malades. Il ne faisait que raconter innocemment et pour lui-même ce que ses clients du jour lui avaient appris de leur intimité. Ce que les uns disaient des autres en toute franchise passait au scalpel de son Waterman. Lors d’une consultation, il se rendit compte qu’avec ce qu’une jeune femme venait de lui raconter, il tenait un sujet original dans lequel pourraient habilement s’entrecroiser les secrets de familles, la jalousie, l’amour, la mort, et un brin de fantastique pour les esprits réceptifs à ce genre littéraire – ce qui n’était pas son cas évidemment. Avec quelques recherches sur Internet, il pourrait même transposer son aventure dans une période troublée historiquement, le Moyen-Age par exemple, comme il l’avait appris au lycée. Le jeune médecin prit le temps de mettre le soir-même par écrit tous les événements contés par la cliente comme ils affluaient à sa mémoire. La matière de sa nouvelle serait ainsi prise au piège. L’idée qui lui vint dans la nuit fut de choisir le massacre de la Saint-Barthélemy. On dépassait quelque peu le Moyen-Age mais peu importait. Dans son lit, plus excité qu’une puce sur le dos d’un chien galeux, il répéta la même phrase des heures durant :

 “Dans la nuit du 24 août 1572, vers quatre heures du matin, dans le quartier Saint-Germain l’Auxerrois, un jeune garçon frappait à la porte de Maître Desmoulins, son précepteur.”

Il mit son projet à exécution dès le lendemain soir, après avoir signé des ordonnances avec un certain détachement toute la journée. Il recopia enfin dans son cahier noir à spirales format A4, qui contenait quelques écrits savoureux sur les habitants de son village, la phrase qu’il n’avait pu s’empêcher de griffonner sur une revue médicale dès le petit déjeuner :

“Dans la nuit du 24 août 1572, vers quatre heures du matin, dans le quartier Saint-Germain l’Auxerrois, un jeune garçon frappait à la porte de Maître Desmoulins, son précepteur. Comme personne ne répondait, le jeune garçon parla à travers le bois : il n’y avait rien à craindre, c’était Jacques de Marovie, il était seul, il avait par chance évité tous les groupes de catholiques enfiévrés qui tuaient sans sommation et il avait apporté… La porte s’ouvrit, Jacques de Marovie fut happé vers l’intérieur de la maison et le fracas du chambranle qui recevait le vantail fut masqué par des cris effroyables qui semblaient venir de tous côtés.

Le quartier du Louvre commençait à puer la mort.

« Je t’avais dit de ne pas sortir de chez toi, je te l’ai dit hier.

- Mon Maître, pardonnez-moi, je vous savais en grand danger. Les Huguenots qui séjournent au Palais Royal sont connus et recherchés. Vous n’êtes pas ici en position de me donner des leçons. Pour le moment, c’est moi qui vous guide.

- Que veux-tu que je fasse Jacques ? Ils sont partout et cette maudite église qui les a appelés depuis une heure les rend fous ; ils sont avides de sang et viennent croquer de l’hérétique à s’en ouvrir la panse, ils ne me lâcheront pas. Toi tu as encore une chance ; quitte cette maison et retourne auprès de ta famille. 

- Jamais, je vous ai rapporté le…

- Je sais, je te l’avais donné pour qu’il soit à l’abri et tu le rapportes dans la souricière. Ne t’ai-je donc rien enseigné qui te serve de viatique en ce qui concerne la folie des hommes ?

- Si mon Maître, mais j’ai fait une découverte qui va vous surprendre et je devais vous en faire part, surtout au moment où la main de Dieu nous a abandonnés… ».

 

Philippe lut pendant plus d’une demi-heure, variant le ton à point nommé pour donner vie à ses personnages. Je l’avais trouvé aussi passionnant qu’Alain Decaux à l’époque où il sévissait sur le petit écran pour son émission dont le titre m’échappe. Je me rendis compte que j’avais la bouche ouverte lorsqu’il termina sa dernière phrase sur le véritable secret de ce sacré manuscrit. Ses mots sonnaient juste et m’avaient entraînée dans un périple historique qui tenait la route. Ses références à Luther ou Calvin, sans être didactiques, intervenaient de façon opportune. Sa syntaxe était simple et concise, ses termes me semblaient judicieusement choisis. Pendant quelques minutes, j’éprouvai le désir de rester en compagnie de Jacques de Marovie et de son précepteur. Je regardais le cahier à la dérobée. Le titre, à l’encre noire, se devinait en haut à droite et de biais sur la première feuille. Plusieurs pages avaient sans doute été arrachées : des dentelles de papier restées dans la reliure en fer le laissaient supposer.

Revenue de cette écriture avec une fierté de maman, je remarquai qu’une espèce de tristesse diffuse refermait le visage de Philippe, si animé lors de la lecture. Comme si se replonger dans son texte l’avait ôté d’un poids revenu s’imposer malgré lui après sa prestation orale. Ce texte historique, pour lequel il avait mené de sérieuses recherches « à la Balzac » lui avait semblé publiable. Je m’étais empressée d’acquiescer. Passée la vexation de ne pas avoir été mise dans la confidence à l’époque de son premier essai, je fis observer que maintenant s’offrait à lui la prise en compte de son talent d’écrivain. Publiable, le mot avait surgi de son esprit comme un génie sort de sa lampe, en provoquant stupeur et joie. Il croyait en sa chance ; j’y croyais aussi ; ce n’était pas si mal.

La chaleur estivale envahissait le salon. Je lui proposai d’aller derrière, sur ma terrasse construite dans le plus pur style hispanique : un genre de patio avec azulejos achetés à Manices et entrelacements de canisses. Des lauriers-roses, au milieu d’un assortiment de plantes du sud sur lesquelles je veillais afin que le climat de la région Centre ne les expédie ad patres, renvoyaient à ces décors méridionaux et naturels où la tonnelle prolonge la maison. L’Espagne m’a toujours attirée et, davantage qu’à Hendaye, c’est ici, à Pithiviers, que j’ai fini par laisser libre cours à ma passion.

Il haussa les épaules en signe d’indifférence. Dans ce salon d’extérieur frais et fleuri, un système de bassins, installé par un artisan du coin, rappelait en miniature les jardins de l’Alcazar de Séville. Je m’attarde sans doute un peu trop sur ce décor, mais c’était mon jardin secret, au propre comme au figuré. J’y recevais rarement. En un mot, seuls deux hommes sont entrés là : Roland et mon fils. Attention : jamais en même temps. J’ai toujours été pudique et discrète sur ma vie privée. Phil prit son sac et nous nous installâmes sur de larges fauteuils en teck que j’avais décorés de coussins aux motifs mauresques. L’aventure du « Manuscrit huguenot » prenait corps. J’étais heureuse pour mon fils mais son comportement m’intriguait. Il semblait témoigner plus que raconter. Aucune excitation ne se lisait dans son regard. 

Après avoir passé quelques semaines à remanier l’ensemble du texte, une virgule à la place de cette conjonction ; un point pour alléger telle phrase ; un ou deux termes plus appropriés à l’idée véhiculée par tel paragraphe, il avait envoyé une dizaine de manuscrits-tapuscrits à une dizaine d’éditeurs, des plus nationalement prestigieux aux plus petits des régionaux. Le Seuil, Le Dilettante, Grasset, Gallimard, Fayard, Elytis, L’Harmattan, répondirent très vite par courrier qu’au vu de la quantité incroyable de manuscrits reçus, le retour pourrait prendre plusieurs mois. Rien que de très habituel m’étais-je hasardée. Il fut d’accord avec moi. Les éditions du Pont Battant, pas plus que Romillat ne s’étaient manifestées. Attitude classique également. Le seul encouragement était venu des éditions Demeter qui l’avaient rapidement informé qu’elles portaient le manuscrit à la connaissance d’un confrère susceptible d’être intéressé par son travail. Comme je souriais, imaginant déjà mon fils faire les gros titres de la presse régionale, il me demanda de modérer mon enthousiasme et continua.

Quelques jours après, un message électronique lui apprenait que le directeur de Véra Editions, joint par Demeter, souhaitait avoir quelques renseignements personnels avant de soumettre la nouvelle à son comité de lecture. Ce fut le début d’un échange assez cordial entre les deux hommes. A la question qui demandait quels étaient les derniers livres parcourus dans le mois, Philippe avait parlé de Sartre dont il venait de relire « Les mains sales », s’était enthousiasmé pour la poésie de René Char, citant « Seuls demeurent », avait rendu un hommage admiratif à Virginia Woolf qui l’avait entraîné dans « La Promenade au phare », qu’il ne connaissait pas et avait terminé, sens du contrepoint que je connaissais bien, par Pierre Desproges dont il avait avoué posséder un portrait dans son bureau et dont l’humour corrosif lui permettait de se défouler intellectuellement après des journées éprouvantes où se faire respecter avait pris le pas sur les activités d’enseignement. Le lendemain, il vit se détacher sur le fond d’écran de son ordinateur la mention « message en attente ». Son cœur avait battu comme celui d’un collégien amoureux épiant sa belle sans oser l’aborder.

« Cher Monsieur, j’ai, d’une part, attentivement parcouru votre manuscrit et d’autre part, repris succinctement la liste de vos lectures. J’apprécie également René Char et j’ai moi-même écrit quelques articles sur lui dans la page culture et loisir de L’Epicentre, journal que vous connaissez peut-être. Pour Desproges, je suis moins enthousiaste, je n’apprécie guère cet humour qui ne respecte rien. Nous aurons l’occasion d’en reparler. Je me permets ce mail car, afin d’être le plus précis possible pour mes lecteurs, qui sont en vacances en cette période de l’année, je souhaiterais savoir si vous habitez Orléans et si vous avez déjà été publié. Cordialement ; Alexandre Férion ».

Philippe connaissait parfaitement les mots de l’éditeur, ce qui me sidéra. Il les avait lus et relus tant de fois qu’ils s’étaient imprimés dans sa mémoire aussi vivement que s’il avait voulu les apprendre. Les jours avaient succédé aux jours après la réponse immédiate dans laquelle il avait donné son adresse exacte et son petit C.V littéraire. Trois semaines passèrent. Vers la fin juillet, il reçut un autre message de Véra Editions qu’il me récita à nouveau, le regard dans le vide.

« Cher Monsieur Faveur, je reviens vers vous ainsi que je l’avais dit dans mon précédent envoi. J’ai relu en détail votre nouvelle. Le style en est alerte, l’écriture agréable, parfois même originale. Les personnages sont bien ancrés dans l’histoire et dans l’Histoire. Les Mains sales est une œuvre qui s’inscrit également dans des événements plus proches que ceux dont vous vous inspirez mais on peut faire certains parallèles entre les deux textes, notamment le « dosage » entre la vie individuelle et le souffle de ce qui fait notre Histoire. Je pense pouvoir vous donner une réponse quant à la publication de votre « Manuscrit huguenot », que j’ai beaucoup apprécié, pour la fin du mois d’août, lorsque tous mes lecteurs seront rentrés. Il faut bien respecter la procédure. Bien à vous. Alexandre Férion. » 

Alors que je manifestais mon impatience, Philippe leva un index réprobateur comme s’il se fût trouvé devant un élève dissipé à qui il signifiait une écoute attentive de son cours jusqu’à la fin. Je me tus, amusée de retrouver un geste que j’avais souvent répété lorsque, tout jeune, il était sur le point de me couper la parole. Après avoir rempli nos verres d’un petit vin du terroir – qui ne  valait pas un bon Bordeaux –ritournelle entendue depuis des années mais qu’il garda pour lui ce jour là, il reprit.

Il avait passé chaque matinée à regarder ces deux messages et à en espérer un troisième. Il avait vu entre les lignes l’assentiment de l’éditeur. Plus les jours avançaient, plus il parcourait chaque mail comme des psaumes à prendre avec la considération due à ce genre de texte et plus il se persuadait que le comité de lecture ne serait qu’une formalité au vu des déclarations presque dithyrambiques de Férion. Ce dernier l’avait invité à consulter le site de Véra Editions. Il y promettait de nouvelles productions pour la rentrée et une extension de son domaine de prédilection. La maison passerait des auteurs régionaux, évoquant des événements ayant trait au patrimoine culturel propres à l’Orléanais, à une littérature plus générale ; l’annonce laissait entrevoir des surprises qui feraient plaisir aux lecteurs... Mon fils n’avait pu concevoir qu’il pourrait ne pas être une des surprises en question ; l’inaction des vacances l’avait fait glisser dans une seule pensée et enfermé dans la rêverie la plus douce, celle qu’il n’aurait jamais imaginée : l’idée d’une publication par une véritable maison d’édition prenant soin de ses auteurs. Si Véra courait le risque de parier sur lui, ce n’était pas pour rien. L’exultation s’en trouvait amplifiée par les mots flattant son travail et je vis des larmes dans les yeux mon Philippe alors qu’il racontait son été.

La fin du mois d’août approchait. En parcourant La République du Centre, il apprit qu’un salon régional du livre aurait lieu à Nemours au mois d’octobre. Mon grand se voyait derrière le stand des éditions Véra. Après mainte hésitation, après avoir pesé le pour et le contre, après avoir connu les affres de l’incertitude et la sérénité de celui qui n’a plus de doute, Philippe envoyait un courriel à Monsieur Férion pour savoir s’il était l’élu et s’il pourrait représenter la ligne éditoriale de Véra courant octobre. Son message avait été envoyé juste avant midi. Peu après quatorze heures, l’écran affichait : « Message en attente ».

« Bonjour Monsieur. J’ai rencontré mon dernier lecteur ce matin. Après synthèse, il apparaît que votre titre ne peut pas rentrer dans notre collection. Vous avez traité un sujet difficile avec beaucoup de soin, vous avez su le mettre en valeur par un style vif et enlevé mais les références historiques dans lesquelles vous vous enfoncez nous semblent nuire à la spontanéité de votre écriture. De plus, votre nouvelle est un peu courte pour entrer dans nos formats habituels. Ne prenez surtout pas cet avis comme critiques négatives, ce n’est absolument pas mon propos. Je souhaite sincèrement que vous rencontriez un éditeur qui puisse accéder rapidement à vos souhaits de publication. Cordialement. Alexandre Férion, directeur de Véra éditions ».

La stupeur devait se lire sur mon visage.

« Mais cette ordure t’a mené en bateau avec ses roucoulements de vierge effarouchée. N’importe qui à ta place serait tombé dans le panneau. Tu n’as pas à t’en vouloir mon fils. Ton texte est très bien. Ce type ne comprend rien.

- Apparemment, soit les éditeurs te répondent pour te bercer d’illusions, soit ils ne te répondent rien. Ne t’inquiète pas, ça n’arrivera plus.

- Pourquoi dis-tu ça ? Pour quelle raison ça n’arriverait plus ? Tu ne veux plus tenter ta chance, pour un petit refus ?

Ma question resta sans réponse. Je sentis une sorte de moiteur envahir mon havre de paix ou alors c’était ma tension qui montait au point de me donner des bouffées de chaleur. Philippe poursuivit d’un ton de plus en plus monocorde.

Il avait répondu dès le lendemain, torturé par un sentiment d’injustice. Prenant la posture de celui qui se remémore les mots employés au cours d’une discussion, visage légèrement en biais, les yeux accrochés au bougainvillier fuschia, cadeau de mon basque préféré, il s’enfonça dans un triste monologue :

 « Monsieur, je conçois que mon texte ne convienne pas à votre maison d’éditions. Toutefois, je me permets de vous adresser quelques remarques. D’abord, que vous l’ayez voulu ou non, en partageant vos goûts de lecteur avec les miens, vous avez créé une sorte de connivence entre nous, si minime soit-elle. Ensuite, vous m’avez complimenté en comparant mon travail d’écriture à celui de Sartre : qui ne serait pas touché ? Enfin, votre statut de directeur vous accordant des privilèges de choix, vous m’avez laissé plus ou moins entendre que l’avis de votre comité de lecture ne serait qu’une formalité par laquelle vous deviez passer. En un mot, vous m’avez donné de l’espoir. Vous vous seriez cantonné à un rôle vous rendant moins sympathique, ma déception face à votre refus s’en serait trouvée bien plus facile à accepter. Je vous suggère de garder une certaine distance envers les pauvres plumitifs qui vous envoient leurs écrits, suspendus à votre réponse. Vous ignorez votre pouvoir et une correspondance plus martiale du genre : “Nous avons pris en compte votre envoi et il sera examiné en comité de lecture” ou bien : “Je ne peux rien vous dire avant que le comité de lecture n’ait lu votre livre” ou encore, à la rigueur : “Même si votre texte ne me laisse pas indifférent, je ne suis pas décisionnaire et il est bien entendu que seul l’avis du comité de lecture est celui qui prime.” serait bien plus honnête que cette fausse espérance que vous distillez dans vos trop cordiaux messages. Philippe Faveur. » Dans la même journée, l’autre avait réagi, apparemment piqué au vif. Après avoir fouillé dans la petite sacoche de cuir qu’il avait à ses pieds, Phil me tendit tous les échanges qu’il avait imprimés et, cependant qu’il avait le nez dans son verre de vin de Loire, je retrouvai la bonne page et commençai à haute voix :

 « Encore un auteur incompris ? Sachez, Monsieur, que j’ai l’habitude : j’en côtoie par mail, par lettre ou pire, de visu, et plusieurs fois par semaine. Pour ce qui est des leçons de communication, je ne laisse à personne le droit de m’en donner. Je suis le directeur d’une entreprise et je ne parlerai pas à un petit instituteur de ce que représente le marché du livre. Je vous ai encouragé, un point c’est tout. Jamais je ne vous ai assuré d’une quelconque publication. Vous êtes tellement enfermé dans votre ego, tellement persuadé d’avoir écrit le chef-d’œuvre du siècle que vous ne vous rendez pas compte que je dirige avant tout une affaire de business. Si l’argent ne rentre pas je peux fermer boutique. Je ne suis pas un fonctionnaire payé par l’Etat quoi qu’il fasse, bien ou mal. Alexandre Férion. »

Je fulminais. Ce type n’avait même pas entendu le message de mon petit. Têtu et toujours sous le coup de l’émotion, Philippe avait répondu dans la foulée :

« Monsieur, je constate avec une certaine déception que je ne me suis pas trompé. Vous avez effectivement besoin de travailler votre communication. A ce point que vous n’avez même pas saisi mes propos. Peu m’importe de n’être pas publié ; je vous reproche une attitude qui fait que vous pouvez plonger celui qui vous confie son manuscrit dans une certitude qu’il ne faut pas lui donner. Je n’ai pas la prétention d’avoir écrit une histoire géniale mais un récit qui se tient, qui n’est pas empreint de vulgarité et dont la syntaxe me semble irréprochable. Quant aux velléités du marché, je n’y ai jamais songé. Si j’étais une vedette du PAF, je présume que vous me trouveriez des qualités que je ne possède sans doute pas. Si un texte doit rapporter de l’argent avant tout, il est certain que les confessions d’une prostituée qui aurait reconnu un homme politique en vue parmi ses clients seraient plus à-même de vous satisfaire que mes modestes phrases. Je vous souhaite de trouver cette perle rare. Cordialement. Philippe Faveur. » Le retour fut cinglant. Je poursuivis d’une voix enrouée par la colère. Phil restait immobile ; il semblait ne plus m’écouter.

« Mais pour qui donc vous prenez-vous ? Je vous demanderais d’aller déverser votre bile ailleurs que sur ma boîte à mails. Passez donc par un prestataire de service. Vous connaissez déjà et êtes suffisamment payé pour vous l’offrir à nouveau. Si vous êtes tous aussi amers dans l’Education Nationale, je comprends mieux pourquoi les jeunes que l’Etat vous confie deviennent des voyous. Apprenez-leur la haine, je vous en sens capable. Et pour tout dire, on regrette, à vous lire, que nos enfants aient été envoyés dans ces écoles que l’on dit républicaines et où des gens tels que vous peuvent se venger sur leurs élèves des injustices dont ils se croient victimes ; déchargez-vous donc de cette acrimonie en toute impunité face à vos classes et laissez-moi travailler comme je l’entends. Ceci est mon dernier avertissement. »

Et la guerre à distance reprenait :

« Monsieur, si je m’étais conduit avec mes classes comme vous avez procédé avec moi, je vous certifie que plus d’un parent m’aurait depuis belle lurette collé un procès là où je pense. Imaginer que je puisse dire à chacun de mes élèves que la copie  qu’il me rend est un bon travail et lui attribuer en retour une note n’atteignant jamais la moyenne est inconcevable. C’est pourtant de cette façon que vous faites fonctionner votre entreprise. Je conçois que vous ne travailliez pas par philanthropie ; je regrette simplement que vous placiez l’objectif du profit au-dessus de la qualité des écrits que vous recevez. Nos métiers n’ont rien de comparable et en voulant m’humilier, vous démasquez votre vraie personnalité. Vous êtes hypocrite, méprisant, arriviste, condescendant et prétentieux. Vous travaillez pour l’argent, moi pour l’humain. A bien y réfléchir, vous devriez écrire un livre et le proposer à un éditeur. Vous avez de grandes chances de rencontrer le succès. Vous possédez plusieurs qualités du parfait homme de lettres. A ne plus vous lire. Philippe Faveur. »

Le dernier mail de l’éditeur était lapidaire : « Je t’avais prévenu, tu vas comprendre pauvre minable ».

Après quelques secondes de silence, je demandai ce qu’il aurait dû comprendre.

« Tu leur diras que je regrette. Il est venu chez moi hier soir. Ça a mal tourné. » Comme je blêmissais, il mit un coup de talon dans son sac qu’il désigna par un hochement de tête. Je le pris, l’ouvris précautionneusement pour en sortir un épais torchon roulé en boule. Il contenait un couteau à pain, visqueux et rougi, ainsi qu’une carte de visite froissée et maculée de sang coagulé. On pouvait encore y lire : « Alexandre Férion, Véra Editions, Orléans ». Au dos, quelques mots griffonnés à la main, à peine déchiffrables : Faveur, 12 impasse du Loing, Ferriè…

 

« Tu l’as tué ?

- Je voulais que tu saches tout avant d’aller me livrer. Je me suis seulement défendu, il était armé ce vieux con.

- Armé ?

- Oui. Surprenant pour un éditeur proche de la soixantaine non ?

- Allez, prends ta voiture et allons chez toi. » Je ne sais pourquoi j’avais dit cela ; nécessité de le voir pour le croire ? Désir de protéger mon fils ? Volonté d’effacer les traces d’un meurtre ?

Moins d’une heure plus tard, nous pénétrions comme des voleurs dans la maison de Philippe. Je fus éberluée : des yeux ouverts et sans expression me fixaient étrangement. Un visage livide, une bouche béante donnaient au cadavre la physionomie d’un fantôme, de ceux qui font crier d’effroi certaines nuits, alors que, même réveillé, le cauchemar ne nous quitte pas. Dans les secondes qui suivirent, avec une sidérante lucidité, c’est moi que je vis sur le banc des accusés. Mon avocat plaiderait la folie passagère. Les preuves m’accableraient. Je reconnaîtrais les faits sans sourciller ni fanfaronner. Mes empreintes se trouvaient déjà sur le couteau. Je prétexterais une rencontre entre mon fils et cet homme, ce qui justifierait la présence du cadavre à cette adresse. Même sa carte de visite parlerait contre moi… ou pour moi. Le mobile de la légitime défense, avec ce révolver qu’il avait encore dans une main toute crispée, devrait convaincre tout le monde. Avec mon âge et le talent de l’avocat que je me choisirais, je serais condamnée à quelques années de détention, guère plus.

Le procès s’est effectivement déroulé comme je l’avais envisagé. Je purge sept ans pour homicide involontaire avec circonstances atténuantes dues au mobile, mon âge et ma santé chancelante, dont mon défenseur a largement usé. Le petit vient me voir régulièrement à la maison d’arrêt d’Orléans.

Sa nouvelle a été publiée depuis. Les personnes qui ont assisté au procès et auxquelles j’ai pu parler de son talent avaient suffisamment de relations pour le mettre en avant. Sur le « marché du livre », la prose du fils de la meurtrière, c’est tout de suite plus vendeur que la nouvelle de l’instituteur. Je n’ai rien dit à Philippe de mes modestes tractations.

 

En me penchant, plusieurs années après, sur tous ces événements, je pense que ce vieux beau ne l’a pas volé. Je préfère que ce soit lui plutôt que mon gosse. En un éclair ce soir-là, face à ce pantin déjà raidi, tout m’était revenu. La première rencontre dans une galerie de peinture, des absences aussi inattendues que régulières, toujours voilées de mystères alors qu’il se disait à la retraite. Cette volonté de préserver secret tout un pan de sa vie. Les petites remarques sur les derniers romans parus dans la rubrique des livres du Nouvel Obs. Le mépris des enfants qui criaient un peu trop fort aux tables voisines, quand nous étions au restaurant, et qu’il trouvait toujours mal élevés, « que ce soit par les parents ou par les profs. ». Les pièces d’un puzzle mystérieux prenaient soudain leur place devant cet homme sans vie. J’avais, dès la découverte du cadavre, interdit à Philippe de se dénoncer mais ses bonnes résolutions d’honnêteté idiote m’avaient contrainte à tout lui révéler. L’inconcevable s’était produit : dans la cuisine de Philippe gisait mon Roland ; Roland A. Fixeren, le compagnon des derniers bons jours, revêtu de mon ultime cadeau, un complet-veston en flanelle grise qui avait viré par endroits au rouge carmin. Fixeren-Férion : le directeur des éditions Véra ! Je suis en prison pour crime passionnel sans volonté de tuer. Dieu que le monde est petit ! Jamais je n’aurais pu l’imaginer.

 

Que l’on ne soit pas trop prompt à nous juger mon fils et moi. Ma vie est finie, il commence la sienne. Son troisième roman est sur le point de paraître et je n’y suis pour rien. Son épouse est adorable et elle est enceinte.

 Les familles sont des étoffes aux entrelacs aussi invisibles qu’indéfectibles. Philippe Faveur est devenu un autre homme. Que demander de plus ?

 

© J-M Bollinger

 

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