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Daniel
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 Article publié le 20 octobre 2010.

oOo

-Allez, Petite, attrape tes genoux et quand tu sens une contraction, tu pousses ! Allez, vas-y ! Là ! Pas trop fort… C’est bien, allez maintenant tu respires. On reprend à la prochaine contraction. La voilà ? Allez, pousse ! Bravo ! Ca y est, voilà, la tête est sortie. Allez encore un petit effort…

Mon enfant est là, il a glissé hors de moi. Plus de douleur, mais le faible vagissement d’un nouveau-né.

La sage-femme dépose sur mon ventre un tout petit corps chaud. Je suis fascinée par cette chair de ma chair. Je l’examine. Mon Dieu qu’il est petit ! Mais il est entier, bien conformé. J’entends la sage-femme qui babille au loin, de très loin.

- Ah ben des accouchements comme ça, ma jolie, j’en ferais bien tous les jours ! Ah c’est beau, la jeunesse ! Ils viennent tout seuls ! N’est-ce pas, madame Rollet ? Les vôtres ne sont pas venus si facilement, dites donc ! Il est beau votre petit fils. Comment est-ce que vous allez l’appeler ?

Elle répète en me parlant à moi cette fois : Comment tu vas l’appeler, Petite ?

- Daniel ! Je vais l’appeler Daniel.

- Très bien ! Voila, encore quelques petites secondes que je coupe le cordon…

Madame Travaglini est experte, c’est l’évidence. Elle a été appelée de toute urgence, quand un accouchement-surprise s’est déclaré alors que j’étais en week-end chez mes beaux-parents. La sage-femme écarte mes mains qui pressent mon petit contre moi pour nouer deux cordelettes et puis elle sectionne le cordon ombilical. Mon fils n’est plus attaché à moi. Je ne le quitte pas des yeux, fascinée par ses petits doigts que je déplie doucement dans les miens.

Deux mains maigres et veineuses se saisissent du nouveau-né et me l’arrachent. Je lève les yeux de surprise et rencontre ceux de ma belle-mère que je ne reconnais pas. Une ombre, une folie, traversent son regard, un regard de louve. Est-ce la même femme qui quelques minutes plus tôt épongeait mon front avec sollicitude ? Je me redresse. Je pousse un cri d’angoisse :

- Mon bébé ! Mais où est-ce que vous l’emmenez ?

- Ah ben dis donc, Gisèle, tu le laisserais mourir de froid, on dirait ! C’est pas le tout, de l’admirer et de le regarder sous toutes les coutures. Faut aussi s’en occuper !

Ma belle-mère disparaît avec mon enfant dans les bras. Le monde se vide soudain. Je veux courir voir ce qu’on fait à mon bébé.

-Allons, allons, ne t’inquiète pas, ma fille, s’interpose la sage-femme goguenarde, en me retenant par le bras. Il faut bien l’habiller, ton petit Daniel. Tu ne voudrais tout de même pas qu’il attrape froid, si ? C’est qu’il est petit, et il ne fait pas chaud dans cette chambre. On sent bien qu’elle n’est pas souvent chauffée. Elle va simplement lui faire prendre un bain chaud et l’habiller. Tu verras, tu l’auras près de toi dans quelques minutes. De toute façon, toi et moi, on n’a pas tout à fait fini, tu sais ! Il me reste à te délivrer tout à fait. Allons, comme tout à l’heure, quand je tire sur le cordon, tu pousses doucement pour expulser le placenta.

Elle a à peine fini les soins que mon beau-père entre pour me féliciter.

-Eh bien dis donc, quand j’ai vu Alphonsine sortir de la chambre avec le petit, je n’en suis pas revenu ! Tu n’as même pas crié, et ça s’est fait en trois coups de cuillère à pot ! Il est beau mon petit fils. Alphonsine finit de l’arranger. Elle est toute à son article. Faut dire que ça fait pas si longtemps que ça qu’elle a dételé. Notre Jean-Luc n’a pas quinze ans.

Mais qu’est-ce qu’ils ont tous à bavarder comme ça ? Ils me saoulent ! Je ne pense qu’à une chose, récupérer mon enfant, à peine entrevu quelques maigres secondes. Je suis folle d’inquiétude. Le regard de ma belle-mère au moment où elle s’est saisie de Daniel m’obnubile. Dès qu’elle a eu le bébé dans les bras, elle m’a toisée avec mépris. Ca, j’en suis sure. Courbée, elle s’est sauvée comme avec un trésor.

- Alors, tu ne m’as pas répondu… Je le mets où, le petit lit ? Je viens d’aller le récupérer au grenier, fait un rapide nettoyage vitesse grand V et le voilà, tout beau tout neuf. Il te plaît ?

-Pardon, merci, oui, mettez-le entre le lit et la fenêtre, je ne vois pas d’autre endroit. Je demanderai à Raoul de me laisser ce côté-ci du lit, pour être à côte du bébé.

Ma belle-mère réapparaît dans l’encadrement de la porte, le bébé emmailloté dans ses langes. Elle y reste quelques instants, alors que je tends les bras. Il ne pleure plus.

- Vous me l’apportez, s’il vous plaît ?

Elle ne bouge toujours pas, figée, elle ne quitte pas l’enfant du regard.

La sage-femme, qui vient de ranger ses instruments, se tourne vers la porte :

- Il est réveillé le petit bonhomme, tant mieux, on va le mettre au sein. Donnez-le moi, madame Rollet.

Et se tournant vers moi.

-Je te préviens, ce n’est pas toujours évident, on va essayer, mais il faudra sûrement s’y prendre à plusieurs reprises.

La sage-femme tient la tête du petit fermement entre ses mains et tente de guider sa bouche. L’enfant sent ma peau, sa bouche furette, à la recherche de quelque chose qu’il ne trouve pas. Ma poitrine est menue, mes bouts de seins de même. Je n’ai que dix-sept ans, c’est sans doute la raison.

A la porte, ma belle-mère s’impatiente. Mais c’est pas possible, vous allez finir par y arriver ? On aurait meilleur temps avec un biberon !

Elle a à peine fini sa phrase que la tête de l’enfant s’immobilise. Il tête, voracement, gloutonnement, avec le sérieux des nourrissons qui s’adonnent à la tétée.

Moi je ris, heureuse, victorieuse. Je tiens mon enfant dans mes bras et je le nourris. Sa tête est minuscule au creux de ma main. Elle ne pèse pas plus qu’une plume, elle est chaude et palpite au rythme de la succion, il me semble. Le petit corps semble rigide, engoncé qu’il est dans le molleton. Mon autre main joue avec ses doigts à lui, si frêles et si fins, mains marbrées. Il a eu froid, je le serre contre moi pour lui donner ma chaleur.

- Ca suffit pour la première fois, dit ma belle-mère, il faut le remettre au chaud. Ce qu’il lui faut, c’est un bon édredon. Allez, passe-le moi maintenant, je vais le mettre dans son lit.

Elle attrape le nouveau-né, qui par réflexe, serre les mâchoires et écrase ma pointe de seins entre ses gencives. Je pousse un léger cri. Je ne sais si ce cri vient de la petite douleur physique ou du crève-cœur qui vient de m’être infligé. Oui, je dois me rendre à la raison, il ne faut pas qu’il prenne froid, après tout, il est venu un mois trop tôt. Faut être raisonnable.

2 avril…

- Si toutes les nuits c’est le même cinéma, moi je retourne chez nous ! Explose Raoul au bout de quelques jours. Non mais ! Il ne va pas brailler comme ça toutes les nuits ! Je ne tiendrai pas, moi ! Tu ne peux pas t’en occuper mieux que ça ?

- Si seulement tu voulais bien me donner ton côté du lit, je pourrais attraper le bébé plus vite quand il se met à pleurer et puis, je pourrais aussi poser ma main sur lui pour le calmer…

- Pas question, je ne pourrais pas dormir de l’autre côté. Tu vas m’enquiquiner combien de temps avec tes pleurnicheries ? On n’a pas assez d’un gosse qui piaille ?

- Allons, ne vous énervez pas. J’ai une idée. Gisèle, c’est vrai, ton mari reprend le travail dans deux jours, il est à plat. Si vous voulez, laissez votre porte ouverte et quand j’entends le petit remuer, je viens vite le prendre. Un peu d’eau sucrée devrait le calmer.

- Mais la sage-femme a dit qu’il fallait qu’il tète toutes les trois heures, c’est un prématuré ! Et puis, c’est normal que les bébés pleurent la nuit… Encore une fois, si tu me laissais de son côté…

- Non mais, ce n’est pas croyable ! Ma mère a la bonté de nous proposer de nous enlever une belle épine du pied et toi, tu as le toupet de faire la difficile ? Je te signale que ma mère a élevé quatre enfants, elle en connaît un rayon. C’est décidé, on va enfin passer des nuits convenables.

10 avril…

- Dites, je ne sais pas ce qui se passe, Daniel refuse le sein, il n’a pas d’appétit. On ferait peut-être bien de l’emmener chez le docteur, qu’est-ce que vous en pensez ?

- Mais non, il est en pleine forme, tu vois bien ! Il se remplit bien comme il faut. Pour ton lait, c’est normal qu’il se tarisse et que le bébé n’en veuille plus. L’eau sucrée ne suffisait pas, alors tout naturellement, je suis passée au lait de vache coupé d’eau.

- Quoi ?! Et sans me le dire ? Mais la sage-femme a bien recommandé…

- Ah ben dis donc, faudrait savoir si tu veux que ton mari dorme tranquille la nuit ou pas ! Et puis, tu ne dois pas reprendre ton travail dans cinq semaines ? C’est plus facile de sevrer un enfant au début.

- Comment est-ce que vous avez pu faire une chose pareille ? Sans m’en parler ?

- Dis donc, j’espère que tu ne vas pas remettre en cause mon expérience en la matière ! Tiens, bois plutôt cette huile de ricin, ce sera bien plus utile que de ronchonner et ça te fera passer ton lait en douceur.

- Fais ce que ma mère te dit, rouspète Raoul. T’en fais des histoires pour rien du tout ! D’ailleurs je retourne chez nous demain, j’espère que tu ne vas pas chercher des noises à ma mère quand j’aurai le dos tourné.

- Quoi ? Tu rentres demain ? Et nous alors ?

- Toi, tu restes là. C’est mieux pour tout le monde.

- Mais je veux rentrer à la maison avec toi et Daniel !

- Tu commences à me chauffer les oreilles. Je ne te demande pas ton avis, d’ailleurs le climat est bien meilleur pour le petit ici. Tu ne vas tout de même pas te plaindre de rester ici en vacances !

Machinalement, j’avale l’huile de ricin que ma belle-mère me tend, quelques secondes plus tard, je suis prise de nausées. Je me précipite à la salle de bain. Ma belle-mère va prendre Daniel dans son petit lit et lui donne le biberon.

Tout la journée, je ne fais qu’entendre « tu es trop jeune » par-ci, « tu es trop jeune » par-là. Je suis pourtant bien assez bonne pour faire la vaisselle, laver les couches et récurer le plancher. C’est ma belle-sœur Monique qui a l’honneur de sortir Daniel pour des promenades, moi on m’envoie dans ma chambre dès que j’ai fini les corvées, toujours quand Daniel n’y est pas.

Fin avril…

- Tu es toujours dans nos pattes. Va donc plutôt dans ta chambre !

- C’est que j’ai reçu un courrier de mes parents. Mon père est très malade. Il réclame son petit-fils.

- Non mais ça va pas ? Un prématuré dehors par un temps pareil ?

- Jean m’a dit qu’il allait en ville la semaine prochaine. On peut faire l’aller et retour dans la journée ensemble. Il me déposerait en arrivant chez mes parents et me reprendrait après avoir fait ses courses.

- Tu es folle ! Toute cette fatigue pour passer une heure chez tes parents ? Il n’en est pas question.

- Si vous préférez, je peux rester quelques jours chez eux.

- De mieux en mieux ! Un bébé, ça ne se transbahute pas comme ça ! Les bébés aiment les routines, faut pas changer leur train-train. Je suis sure que ton mari désapprouverait. En son absence, c’est moi qui décide. C’est tout vu, tu restes ici. Et vous, Jean, à l’avenir, mêlez-vous de ce qui vous regarde, c’est compris ?

Début mai…

- J’aimerais faire la toilette de Daniel ce matin, je vous ai vue faire, j’aimerais bien essayer moi aussi.

- Ah ben ça, si ce n’était pas si dangereux, j’aimerais bien voir ça ! Tu n’aurais pas cassé une assiette hier, si je me souviens bien ? Tu vas nous le faire tomber, c’est tout ce qui risque de se passer. Non, va plutôt rincer les couches si tu veux te rendre utile.

- Non, il faut bien que je m’y mette, d’ailleurs je reprends le travail lundi, on va sûrement s’en aller demain, vous pourriez en profiter pour me regarder faire.

- Tu ne lui as pas dit, Raoul ? Non ? Eh bien, j’ai proposé, pour vous soulager tous les deux, de garder Daniel, pour que tu puisses reprendre le travail tranquillement. Non mais tu en fais une tête ! Tu ne vas pas encore me dire que ça ne te va pas ? On fait tout pour toi !

- Raoul, on rentre tous les trois demain. Dis-lui qu’on rentre demain ?

- Si on m’avait dit que ma femme me les casserait un jour pareillement, je ne l’aurais jamais cru ! Ecoute, on aurait donné Daniel à une gardienne, ça nous aurait coûté cher et on n’aurait pas été sûrs qu’elle s’en occupe bien.

- Oui et je vous signale en passant que je ne vous demande pas de pension pour le petit. Et puis il m’est attaché et je m’en occupe mieux que personne. Ta gardienne, qui te dit qu’elle va bien le nourrir ? Si ça se trouve, elle le mettra dans un coin…

- Ca, ce n’est, je connais bien notre voisine, je suis sure qu’elle s’occupera bien de Daniel. Elle a un enfant d’un an, elle est à ses petits soins. Et puis, on profitera de Daniel les soirées et les week-ends !

-Ah parce que toi, tu appelles un gosse qui n’arrête pas de brailler « profiter des week-ends » ? Moi tu vois, ce serait plutôt une grasse matinée. Mais enfin, pour faire plaisir à madame, on viendra le voir tous les samedis. Ca te va ? Te voilà satisfaite ?

6 mois plus tard…

- On va trop souvent chez ma mère, elle me barbe. Et puis franchement, j’aimerais bien dormir le matin. C’est décidé, on ira toutes les deux semaines seulement.

- Tu n’es pas sérieux Raoul ? Moi je veux y aller. C’est notre gamin. Si ça t’ennuie de faire les trajets, on reprend Daniel avec nous ! D’ailleurs j’en profite pour t’annoncer que je suis enceinte. On avait dit que quand j’aurais un deuxième, j’arrêterais de travailler et on reprendrait Daniel…

- Non, « tu » avais dit. Et t’es sure que t’es enceinte ? T’aurais pas pu faire attention ? Tu crois que nos finances supporteront le choc ? Non mais je rêve, comme si on avait besoin d’un gosse ! Daniel, il est habitué à ma mère. Il ne se laisse approcher que par elle. On ne va pas s’amuser à le changer.

- Tu m’avais promis !

- J’ai rien promis du tout, mais puisqu’il n’y a pas moyen de te faire taire, oui, tu arrêteras de travailler pour t’occuper de celui qui arrive. J’espère que ça te calmera et qu’on n’entendra plus parler de ma mère et de Daniel. Pas question de reprendre le mioche, enfonce-toi bien ça dans la tête !

Les années passent et voient la naissance de trois autres enfants. Raoul ne supporte plus les suppliques incessantes et ses colères deviennent plus spectaculaires au point que Gisèle n’ose plus réclamer son fils, malgré son chagrin. D’ailleurs celui-ci la fuit quand ils viennent en visite chez la mère de Raoul. Quand elle insiste, il hurle. A deux ans, Daniel ne marche toujours pas. Il est toujours porté. A trois ans, il ne parle toujours pas et réclame ce qu’il veut en grognant en direction de ce qu’il convoite.

Daniel a 6 ans…

C’est décidé, à notre prochaine visite je ne me laisserai pas faire.

J’en parle encore à Roger :

– On essaie de revenir avec Daniel cette fois ?

– Encore ! Il est bien chez mes parents.

– Je le voudrais avec nous, et puis, il faut bien qu’il aille à l’école un jour ?

– Il a le temps, il n’a que six ans et arrête, tu m’ennuies à la fin !

Nous allons sortir de table, ma belle-sœur se penche pour retirer les assiettes. Je me lève pour l’aider. Aussitôt, un ordre arrive de ma belle-mère !

– Monique, tu vas habiller Daniel et aller lui faire prendre l’air pendant qu’il fait bon, Gisèle va se mettre à la vaisselle.

– Mais j’aimerais l’accompagner, qu’elle attende quelques instants, je n’en ai pas pour longtemps, je supplie.

Elle s’appuie sur la table, ses yeux hostiles me foudroient, puis elle se campe devant moi.

– Ça suffit, on fait comme j’ai dit !

Les hommes sont encore là, mais personne ne bronche. Du coup je m’emporte avec une violence inouïe.

– Monique va rester ici, et vous, c’est la dernière fois que vous me donnez des ordres. Ça fait six ans que j’endure vos méchancetés. Ca suffit ! J’en ai assez de vous tous, tous autant que vous êtes. Vos regards par en dessous et vos sous-entendus, c’est terminé. On emmène Daniel à la maison aujourd’hui.

– Non mais, t’es malade ? Menace Raoul violemment. Qu’est-ce qui te prend ?

– Que tu le veuilles ou non, on emmène notre fils aujourd’hui ! Je dis bien « notre » fils. C’est bien toi et moi qui l’avons fait ? Ce n’est ni ton père ni ta mère ni ta sœur ! Bien qu’en y pensant, on pourrait le croire. Tu ne me feras pas changer d’idée cette fois.

Je tremble intérieurement de mon audace et m’adressant à ma belle-mère.

– Faites sa valise immédiatement, il y a trop longtemps que vous vous moquez de moi. Vos manigances, c’est terminé.

Ils me dévisagent, perplexes. Je vois dans le regard de ma belle-mère une peur affreuse, ses bras se raidissent, ses mains tremblent. Elle se rend compte que cette fois, je ne changerai pas d’avis. J’éprouve un peu de pitié pour elle, et ça ne lui échappe pas.

Alors elle reprend de l’assurance, elle se tourne vers son fils, cherchant un appui :

– Dis quelque chose, toi !

Raoul se tait. Ne voyant aucun soutien de sa part, elle continue en me regardant droit dans les yeux.

– Tu t’imagines que je vais te le laisser, non mais tu rigoles ? Sache que tu ne l’auras jamais, il est à moi ! A moi, je te dis ! C’est moi qui me suis toujours occupée de lui. Qui c’est qui s’est levé la nuit, hein ? Pas toi ! D’ailleurs, il ne voudra pas aller avec toi. C’est moi qui commande ici !

Je n’en reviens pas de sa mauvaise foi ; et les autres autour qui ne disent rien !

Tout à coup, Raoul se lève de sa chaise, l’envoie promener et dit à sa mère.

– Fais ce qu’elle te dit. Ça fait des années que j’entends ses jérémiades, j’en ai assez ! Allez, on s’en va ! Et que ça ne traîne pas, j’en ai assez de vous deux.

Elle reste ébahie par cette attaque à laquelle elle ne s’attendait pas.

Je suis stupéfaite de la riposte de mon mari, j’ai peine à le croire, mais il me soutient. C’est un sauve qui peut et je ne suis pas fière des moyens employés. Les uns et les autres restent médusés mais ma belle-mère tente encore une ultime bataille pour de me faire revenir sur ma décision.

– Laisse notre Daniel ici, c’est à moi, hurle-t-elle en l’attrapant violemment par le bras.

Je l’empêche de terminer son geste et je saisis mon fils par la taille. Il pleure, épouvanté. Elle, hystérique, tire Daniel à elle.

- Vous lui faites mal ! Mais lâchez-le. Quelques brefs instants, nous nous affrontons du regard, puis soudain, elle capitule et court dans sa chambre en pleurant.

Le petit veut la suivre mais je le maintiens fermement contre moi. Il hurle en se débattant et en criant :

– Mémère, Mémère !

Nous montons dans la voiture, personne ne nous accompagne sur le perron. Julie, Christine et Hervé ne bronchent pas. Raoul quant à lui, tempête tout en chargeant le coffre de la voiture.

– Tu crois qu’on n’en avait pas assez de trois ? Qu’est-ce qui t’a pris ? T’es complètement folle !

– C’est notre fils, sa place, c’est avec nous. On n’a que trop attendu. Ca fait des années que je te demande qu’on le ramène à la maison.

Daniel, à l’arrière de la voiture, se retourne encore et encore, cherchant à apercevoir sa grand-mère, mais il n’y a personne sur le trottoir, des larmes mouillent ses joues et il fait des efforts désespérés pour arrêter de pleurer.

– Ne pleure pas, Daniel, tu vas voir, on va bien s’amuser tous ensemble. Et puis, tu reviendras pour les vacances vers ta mémère, je te le promets !

Je ne sais quoi lui dire pour le calmer. Heureusement, le bavardage de son frère et de ses sœurs le distrait. Il commence à sourire. Ils se font chaleureux.

– Daniel, z’ai une belle brom brom rouze, dit Hervé.

– C’est quoi une brom brom ? Répond Daniel en s’essuyant les yeux avec sa manche.

– Une tite auto, tu vas voi comme elle va vite !

– Et moi, je te prêterai mon tricycle, ajoute Julie, on peut faire tout le tour du bâtiment à toute vitesse

– C’est quoi, un bâtiment ?

– Une grande maison où il y a plein de gens !

Christine lui sourit, et un brin maternelle :

– On a aussi plein de copains qui jouent avec nous, on va bien s’amuser, tu verras. Ton lit est prêt depuis longtemps, tu sais, il nous tardait que tu viennes !

– Moi, je couche dans la même chambre que Christine, dit Julie.

– Daniel, tu seras dans la mienne, reprend Hervé. Ton lit est rolement gand !

Julie continue.

– On pourra lire le soir avant de s’endormir, si tu veux et on pourra parler, hein maman ?

Les années suivantes…

- Dis maman, quand est-ce que vous m’emmenez chez Mémère ?

- On pourrait peut-être attendre le mois d’août, je me disais que tu aurais peut-être envie de venir en vacances au bord de la mer avec nous pour une fois.

- Laisse-le aller, si ça lui fait plaisir, je ne vois pas pourquoi on l’obligerait à venir avec nous en vacances.

- Ecoute, elle l’a tout le temps. Il n’est jamais avec nous pour les vacances. Ca lui ferait du bien d’être avec son frère et ses sœurs au bord de la mer, tu ne crois pas ? Et puis il n’y a que Daniel qui compte ! Les autres, ta mère ne les a même jamais regardés !

- La voila qui remet ça, c’est pas Dieu possible. Tu vas nous fiche la paix avec tes conneries ?

Divorce d’avec Raoul, Daniel a 11 ans…

Mariage de Daniel…

- Maman, je me marie dans deux mois, mais je ne peux pas t’inviter, la grand-mère vient au mariage. Tu comprends, j’espère.

Divorce de Daniel, et re-mariage…

- Maman, j’aurais bien aimé t’inviter, mais la grand-mère tient à venir. C’est qu’elle n’est plus toute jeune. Tant qu’elle est la, je veux lui faire plaisir. J’ai tout le temps de m’occuper de toi, quand elle ne sera plus là. Tu comprends ?

Décès de la grand-mère, à l’âge de 90 ans…

Daniel, 45 ans, au téléphone…

- Dis maman, quand j’étais petit, tu m’aimais ?

- Mais bien sûr voyons, comment tu peux en douter ?

- Je ne sais pas, mais vous ne me preniez jamais en vacances avec vous…

- Quoi ? Mais c’est toi qui réclamais…

- Je sais, mais j’aurais tellement voulu que tu dises non !

Arrosage du départ en retraite de Gisèle… Enfants, petits-enfants et amis sont présents pour une belle fête. Daniel a fait un long trajet pour participer…

Maman, Hervé et moi, on va sur la tombe de la grand-mère. On se dépêche, ok ?

- Quoi ? Mais c’est ma fête ! Et puis c’est loin… Cinquante kilomètres !

- Je te promets, on ne sera pas long.

- Je vois, même morte, elle est toujours là !

…..

- Je suis désolée, Daniel, allez, filez et soyez prudents sur la route, on vous attend pour le dîner…

 

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